Andy Emler et David Liebman autour du grand orgue de la Maison de la Radio
Empêché de se rendre ce 21 février à l’Auditorium de la Maison de la Radio où le saxophoniste David Liebman donnera la réplique à Andy Emler sur les œuvres de ce dernier composées pour le grand orgue de Gerhard Grenzing, Franck Bergerot s’est rendu à la deuxième des trois répétitions in situ pour tenter d’imaginer ce que serait ce concert prometteur.
30 tonnes accrochées au fond de scène, 5320 tuyaux, 87 jeux de 1 centimètres à 8 mètres, une console mobile et disposable à l’avant-scène (en plus d’une autre directe), dotée de 4 claviers et d’une transmission électrique permettant un toucher sensitif, plus un pédalier comme il se doit, toutes sortes d’automations et une gamme de registration inédite… On entendra Andy Emler passer du souffle du vent au mugissement des ramures dans la tempête, jusqu’aux grondements les plus inouïs auquel le ténor vigoureux de David Liebman devra tenir tête, tantôt grondant dans les registres graves, puis répliquant par de déchirants cris d’orfraie. Puis le saxophoniste abandonnant son principal instrument pour un petit flageolet de bois, l’organiste enverra à ses trousses une horde de flûtiaux échappée de quelque bal villageois. D’où les deux extrêmes d’un répertoire où l’on passera de l’héroïque tout chromatique à un diatonisme relatif et pastoral, du déversement de furieux réservoirs de notes au contrepoint le plus limpide, de lignes mélodiques claires comme des comptines à d’acrobatiques unissons avec le saxophone rendus tumultueux par la distance ente la console de scène et les tuyaux qui répondent avec un certain retard. Des extrêmes (et des timbres) qui m’évoquent les deux improvisations qu’Andy Emler avait enregistrées au synthétiseur en 1987 pour diffusion de part et d’autre de l’exposition du sculpteur animalier Jean-François Flamand au Jardin alpin du Muséum d’Histoire naturelle de Paris, nous faisant passer du champêtre au menaçant à mesure que l’on allait du plus domestique au plus sauvage de l’animalerie. J’y prenais pour la première fois conscience chez Emler de cet héritage de la tradition des grands organistes improvisateurs.
Elève de Marie-Louise Böellmann-Guigout, Andy Emler a découvert l’improvisation avec cette héritière d’une grande famille d’organistes, sans passer par la case “standards et anatoles”, partageant la suite de ses années d’apprentissage entre rock et études d’harmonie, contrepoint et orchestration au Conservatoire national supérieur de Paris, notamment avec Marius Constant. Il a renoué avec l’orgue en 2011 sur le magnifique “Pause”, album où, sur le Cavaillé-Coll de l’Abbaye de Royaumont, il dialoguait avec différents habitués de son MegaOctet. Et lorsqu’à l’issue de la répétition, le saxophoniste Jean-Charles Richard lui confiera avoir perçu l’influence harmonique du grand compositeur et organiste Maurice Duruflé, Emler avouera lui avoir emprunté dans l’une de ses pièces certains procédés. Depuis que lui a été passé commande de cette suite pour saxophone et orgue intitulée Commutations 2 par Radio France dans le cadre de sa saison d’orgue, Andy Emler a pu, à raison d’une séance par mois, s’accoutumer à l’énorme machinerie imaginée par Gerhard Grenzing, et j’assiste à la deuxième après-midi de répétition depuis l’arrivée de David Liebman la veille. Intensité de la présence, de l’écoute, de l’investissement, de ce samouraï de 71 ans dont ne semblent pouvoir venir à bout ni cumul des répertoires, ni celui des jetlags.
Les voici étudiant une pièce que je découvre par bribes inlassablement reprises, le temps de se mettre d’accord sur telle mise en place, telle nuance ou tout simplement sur l’organisation entre elles des parties écrites et des improvisations selon des frontières destinées à être aussi peu discernables que les coutures sur un costume de grand couturier. De ce que je peux comprendre de ce survol décousu, il ressort une élégie de ce soprano aux déchirantes fluidités ponctuées d’incisifs appels shorteriens, référence évidente qui suscitera quelques citations impromptues : David Liebman avouera Native Dancer à l’issue de la répétition tandis que la multiplication des quartes m’évoque le répertoire du second quintette de Miles Davis et tout particulièrement E.S.P. de Wayne Shorter. On sait Andy Emler friand de citations cachées et il confie avoir dissimulé dans sa suite celle dont il a fait une signature du MegaOctet, C’est la mère Michel… Il peine encore à la jouer sur le pédalier auquel sa partition l’a assignée, mais il espère bien la maîtriser d’ici le concert de mercredi dont la neuvième et dernière pièce comportera une “cerise sur le gâteau”, onirique reggae auquel les effets de retards signalés plus haut évoquent le temps distordu des montres molles de Salvador Dali.
Et tandis que je mûris ce compte rendu entre deux lectures de l’incontournable They All Played Ragtime de Rudi Blesh & Harriet Janis (pour un jazz critic de 64 ans, il était temps !), je retrouve l’évocation de cette blessure commune à bien des artistes noirs américains, causée par l’impossibilité de faire valoir leurs aspirations au répertoire classique. Bien au-delà du monde du ragtime et du stride, on la décèle tout au long de l’histoire du jazz, parfois jusqu’à la schizophrénie, de James P. Johnson à Nina Simone, en passant par Bud Powell… Blessure que Thomas Wright Waller, un temps titulaire de l’orgue du Lincoln Theater de Harlem, soigna au whisky et dissimula sous une bouffonnerie d’autant plus tragique qu’elle était géniale. En 1932, lorsque le surnommé “Fats” visita la France, il y trouva un baume d’une douceur à laquelle ne pouvaient prétendre les meilleurs ni les plus puissants bourbons du monde, lorsque Marcel Dupré l’invita à partager avec lui la console de l’orgue de Notre Dame de Paris. Il aurait aimé être invité à jouer à jouer l’orgue de Gerhard Grenzig. • Franck Bergerot