De Marseille à l’Alcazar en passant par le théâtre Graslin à Nantes et le Rocher de Palmer à Cenon (33)
L’image mise en avant, de qualité quelconque (prise par mes soins), dit bien des choses de la détermination avec laquelle Isabel Sörling s’engage dans le chant, les vocalises, la musique qui la traverse, en un mot l’habite. Lèvres fermées, le regard déterminé, elle adresse à ses partenaires la joie un peu furieuse qui l’anime à cet instant, après trois rappels et un quatrième qui pointait son nez et n’a du qu’à la perspective de boire un verre et d’acheter des disques de ne pas avoir lieu.
Paul Lay (p), Simon Tailleu(b), Isabel Sörling (voix) : Alcazar Memories
Le concert commence, comme le CD, par « Blue Roses », et donne la tonalité de ce qui va suivre, de la musique populaire transfigurée par l’interprétation, l’intelligence, le sens du risque assumé, le talent à revendre. Car « ils » ont ajouté, à la demande du responsable local de la « Mission du Centenaire » (Matthieu Jouan, directeur de la rédaction de Citizen Jazz, et en poste au théâtre Graslin à Nantes) des chansons américaines écrites entre la fin de la guerre de Sécession et le début de la WW1. De quoi faire un deuxième CD (voire un double) tant on sent qu’ils ont pris plaisir à faire ça. Et d’ajouter au passage « Le plus beau de tous les tangos du monde », quelques autres incunables de la chanson française, un « Meaple Leaf Rag » à décoiffer Willie Smith (Le Lion) sans déranger son auteur Scott Joplin. Et puis, et puis… on n’en finirait pas. Un voyage dans les souvenirs, dans les rêves.
Tout cela ne serait rien sans la manière. Le style. Appuyé solidement sur la technique pianistique de Paul Lay – tous les pianos du monde de Keith Jarrett à Paul Bley – la solidité précise et souriante de Simon Tailleu, Isabel Sörling n’ a plus qu’à laisser aller sa voix, son tempérament, son sens de la course éperdue vers l’aigu, la façon dont elle convoque aussi les graves, bref un ambitus (comme on dit) assez exceptionnel. Le timbre est reconnaissable dès la première minute, et c’est là que chaque auditeur a rendez-vous avec lui-même. C’est comme la texture d’un drap : vous adorez ça, ou vous n’aimez pas trop. Mais au moins vous éprouvez quelque chose, et non pas le sentiment d’être devant une voix quasiment neutre, indolore et sans saveur. Isabel vous tirera des larmes, et/ou des émotions diverses, il y a de la joie, une énergie d’autant plus précieuse qu’elle ne repose sur aucun excès, et puis si vous n’êtes pas conquis, nous n’y pouvons rien.
Nous on aime. Beaucoup. Et puis on aime encore plus ce genre de concerts où rien n’est gagné d’avance. Prévu dans le « Salon de Musique » (250 places), il a du être déplacé dans la salle de 650 places pour des raisons techniques. Avantage pour le public, bien installé, mais risque pour les musiciens de se trouver devant une salle clairsemée. Chance ! La rumeur a fait son effet, les réseaux sociaux, les « prescripteurs » aussi, et la salle est bien pleine de quelques centaines d’amoureux de la musique. De la musique avant « du jazz », de grâce. Et pas de « standing ovation » téléguidée par le battage médiatique, comme on a vu récemment. De l’écoute. Des enjeux. Jeunes gens, allez-y, chantez, jouez, on vous dira ce qu’on en pense. Message subliminal formidable. D’ailleurs les « amateurs de jazz » sont curieusement absents. Je n’en suis pas étonné. Comme disait Jankélévitch, l’amour de la musique est très rare « sous nos climats ». Pour comprendre et jouir du trio de Paul Lay, il faut (par exemple) avoir apprécié Jan Johansson en duo avec George Riedel (b), dans les années 60. Ils jouaient des chansons suédoises, russes, scandinaves. Et ça swinguait d’enfer. Ou alors il ne faut rien de tout ça, parfaitement superfétatoire si vous avez des oreilles. Simplement écouter, sans prévention. La leçon de Descartes, même en ce domaine, est essentielle. Surtout dans notre monde téléguidé.
J’attends avec impatience le prochain CD, toutes ces chansons qui restent à redécouvrir, ces allers-retours entre l’ancien et le vif. Nous sommes exactement où il faut être, pour notre âge et nos amours, là où la première blessure a fait cicatrice, et où quand ça revient dans l’actuel, c’est le frisson. « Adieu, Venise Provençale ». Mais à bientôt Isabel, Paul et Simon.
Philippe Méziat