Jazz live
Publié le 1 Déc 2018

Eric Le Lann et Paul Lay à Marseille au C2 dans Thanks a Million

JAZZ sur la Ville en est déjà à sa douzième édition, événement créé en 2005, qui, sur les 5 départements de la région SUD (nouvelle appellation des plus floues de l'ancienne PACA), propose cet automne 68 événements, 250 artistes sur 35 lieux, autant de formes de jazz, de formats très variés, chaque structure étant indépendante au sein du collectif. Un duo rare sur un sacré répertoire, encore affiné depuis la sortie de l'album bien nommé Thanks a million (Gazebo/ L'autre Distribution, sous la direction artistique de Laurent de Wilde). Remercions aussi les programmateurs qui ont eu de l'oreille depuis la soirée de lancement du CD au Bal Blomet (Paris 15ème) en octobre dernier.

ERIC LE LANN ET PAUL LAY
Mercredi 27 Novembre, 20h au C2 à MARSEILLE
JAZZ SUR LA VILLE

THANKS A MILLION

http://jazzsurlaville.fr/evenement/eric-le-lann-et-paul-lay/

Eric Le Lann a commencé à jouer de la trompette en se faisant les dents sur Armstrong avec son père trompettiste amateur, dont il écoutait la discothèque de 78 tours.  Et ça ne peut pas faire de mal. « Avant Armstrong, il n’y a rien » avoue-t-il tranquillement. Pas faux.
Pour le pianiste originaire du Béarn, Paul Lay, l’histoire est différente, il a revu ses classiques, Jelly Roll Morton et surtout Earl Hines, ce qui le conduisit naturellement à Louis, puisqu’à eux deux, ils inventèrent un style piano-trompette. Après Alcazar Memories et Billie, le pianiste revient à Marseille dans l’écrin subtil, aux entrées discrètes de l’hôtel C2, création des deux architectes Christian et Claire Lefevre, sur le cours Pierre Puget, au coeur du quartier de négociants du XIXème. Performance magnifiée par le cadre chic et jazz du salon de l’hôtel.

 
Comme l’indique le teaser, sur « Dinah », les deux musiciens, de génération différente, qui ont en commun le  Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz,  célèbrent à leur façon, Louis Armstrong, le premier soliste de l’histoire du jazz : une sonorité incomparable, identifiable dès les premières notes, des aigus ébouriffants, une articulation très insolite avec vibrato ( pas aussi accentué que Bechet, ceci dit), une apparente nonchalance qui arrive pourtant à venir à bout des pires ‘saucissons’. Une sonorité « dure et pure » avec des suspens, une mise en place très évidente à l’écoute. Et pourtant…

Dans ses Portraits légendaires du jazz, que je cite souvent, Pascal Anquetil en fait un « génie décisif », un « explorateur du son » alors qu’il classe Beiderbecke en « ange déchu du lyrisme », on ne saurait dire mieux! « A part Louis Armstrong, aucun cornettiste n’était parvenu à sortir des notes aussi nettes et précises, aussi parfaitement formées même dans des improvisations à vive allure », une tendresse bixienne qui a épaté aussi bien Miles que Chet! Ce qui n’est pas sans intérêt pour Le Lann puisque le trompettiste breton vient aussi de là.
Ouverts à tous les défis stylistiques, le duo s’est lancé sur les pas de Louis dont les albums de la fin des années vingt et de la décade suivante avec ses orchestres, ses diverses formations ( Hot Five, Hot Seven), forment la matrice du jazz à venir.
Sans prétendre révolutionner la chose, ils font un jazz vif dans la lignée des pères. La musique n’est pas figée dans le temps, on le sait depuis longtemps, elle se transforme en dépassant les limites fixées par les créateurs historiques.
On se régale donc avec leur relecture de tubes immortels où chacun peut retrouver ses titres préférés, « Dinah », « Mack the Knife », « St « James’ Infirmary », « I surrender dear »…

Lignes mélodiques sans faiblesses, justesse du rythme, poésie de l’ improvisation pour un exercice plus que périlleux car, à chaque composition, revient en tête la version princeps! Un exercice plein de chausse-trappes dont ils se sortiront parfaitement, en incluant même le « Louison » d’Eric Le Lann, en parfaite continuité dans cet hommage à Satchmo, où la trompette, particulièrement chantante, glisse un petit motif enjoué que vous n’oublierez pas de sitôt! Une association de musiciens plus que talentueux, qui aiment se surprendre et recherchent le jeu, l’émotion et l’imprévu. Qui n’ont pas peur de prendre des risques, de se frotter aux racines du jazz. Pour s’en échapper à leur guise et y revenir à l’improviste.
Dès l’intro assez originale du pianiste, on dresse l’oreille avant que ne surgisse le thème bien connu de « Dinah » que dévoile le trompettiste avec des aigus un peu abrupts. On l’attend au tournant, appréhendant  le retour du fantôme qui incarnait si bien ses mélodies. Comment se rapprocher des aigus éblouissants du trompettiste de la Nouvelle Orleans, « oublier » cet héritage, quand on a été de plus, à l’école du bop, puis formé, voire « déformé » par Miles et Chet? Un sentiment fortement nostalgique pourrait troubler l’écoute d’autant que résonne subliminalement  la voix chaude et gouailleuse d’Armstrong. Mais il n’en est rien, avec ce tandem. Le chant de Louis va se déployer tout le long du concert mais autrement. Les affligés les plus endurcis, les gardiens du temple les plus transis y puiseraient quelque réconfort.
Après un « Dinah » plutôt leste, voilà une superbe version de « Mack the Knife », plus étirée, une ballade où la trompette bouchée, grésille langoureusement, à l’adresse du piano, traversé même de quelques effluves « urtregeriennes ». Les deux se regardent, jouent à se répondre, enchaînant pauses, brisures, reprises. Ils contrôlent.
Suit « Jubilee », titre de Hoagy Carmichael chanté par un Armstrong à la parade dans le film de 1938 Every day’s a holiday avec Mae West. Paul Lay, agile, bondissant même, attaque sur toute la longueur du clavier, percussif en diable.

Ses mains s’envolent, ça va swinguer jusqu’ à la coda où le trompettiste qui a connu les suites de gammes, le jeu horizontal du bebop, tente et réussit la verticale.
Le programme est construit de façon à ce que les pièces du puzzle reconstituent en filigrane un portrait intime, une image de leur Louis Armstrong. Un spectre musical assez large : de ritournelles entêtantes comme cet « Azalea » ( Duke et Louis) qui s’épanouit ici sous les traits d’une trompette avec sourdine, suave au point d’arrondir tous les angles, en recherches audacieuses sur « Tight like this » et « Thanks a million », deux titres peut être moins connus aujourd’hui que je mets quelque temps à reconnaître d’ailleurs. Car là commence vraiment, à mon sens, une appropriation décomplexée, loin de toute référence envahissante. Le premier morceau, au titre grivois (argot jazz qui fait référence aux rapports sexuels) date de 1928 : Don Redman est au sax alto, Zutty Singleton aux drums, au piano Earl Hines évidemment… Avec Le Lann et Lay, ça commence comme une marche funèbre façon « dirge » de la Nouvelle Orleans puis le pianiste casse le rythme de façon inopinée, multipliant les variations jusqu’au final qu’il conduit avec une fraîche ardeur, dépourvue de toute affectation, même quand il s’emballe, fait cascader les arpèges, avec ces envolées de notes propres aux pianistes au faîte de leur technique. Il peut passer, comme son complice d’ailleurs, d’un groove vraiment tendu à une retenue de bon aloi, légère mais assez solide pour soutenir le partenaire.Un accord de tous les instants pour ce duo complémentaire, à la répartition très équitable.

Avec la reprise de « Thanks a million » (Gus Kahn et Arthur Johnson, 1935), un foxtrot cher à l’époque des grands orchestres, on entend un lyrisme qui n’existe pas (autant) dans la version originale avec du sens et de la sensibilité. Intercalées entre ces deux pépites, ils ajoutent un complément d’âme, parfaitement intégré au programme, avec leur rendu intéressant de « The Man I love » et surtout de ce « Body and soul »où domine Le Lann, à l’articulation simplement précise, qui s’envole subtilement, sans forcer, avec un timbre rond, souple et charnel,  pour  ce joyau que je dédie évidemment à Pascal Anquetil qui collectionne les interprétations de ce thème depuis des lustres.

Ils ont définitivement trouvé leurs marques et construisent des solos architecturés de fulgurances et fines arabesques. Dans le poignant « St James’Infirmary » que reprirent après Armstrong tant de jazzmen, entre autres Cab Calloway, King Oliver, Jack Teagarden, la partie vocale, absente du duo, les contraint à resserrer la mélodie, à chercher un autre mode d’accompagnement. Sans approcher la brillance sombre d’Armstrong, ils arrivent à teinter d’un blues delicat leur jeu, à restituer différemment la mélancolie sous-jacente à nombre de compositions choisies.

Le public de plus en plus nombreux apprécie visiblement le concert, les jeunes de sortie, les anciens, les amis musiciens marseillais venus en connaisseurs et même un photographe célèbre, gascon résident de la cité phocéenne, qui vient de faire paraître aux Éditions Parenthèses un livre sur le monde des batteurs…

La version live de cet album qui connaît d’ailleurs un succès mérité, encourage à venir entendre ce swing retrouvé, la musicalité renouvellée de deux artistes qui reprennent les codes à leur propre compte. Qui cherchent à tracer une voie un peu singulière, à changer dans la continuité. Comme le jazz vient de là, cela est bon.

Sophie Chambon