Jazz live
Publié le 15 Juil 2018

Festival International de Jazz de Montréal : Dr Lonnie Smith, Chris Potter, Steve Kuhn, David Binney

Difficile d’imaginer contexte plus différent de la veille pour Chris Potter que le trio canaille du spécialiste de l’orgue Hammond, plus vieux que Mathusalem et toujours promoteur enjoué et combinard d’un soul-jazz rustique et attachant.

Gesu – série “invitation”

Dr Lonnie Smith trio avec Chris Potter

Dr Lonnie Smith (org), Jonathan Kreisberg (elg), Johnathan Blake (dm), Chris Potter (ts)

5 juillet

A l’occasion du premier de trois concerts laissant barbe blanche, pardon, carte blanche à l’organiste, sa formation habituelle est flanquée d’un soliste hors pair, qui rehausse l’ensemble à chacune de ses interventions. Curieuse rencontre en vérité. On débute fort avec Mellow Mood. Sans doute parce qu’il ne peut pas enchaîner les scorchers les uns après les autres, et qu’il faut varier les ambiances, Smith ménage de la place aux ballades, standards et à des compositions personnelles plus ou moins inspirées selon le cas. C’est sur les pièces funky que la sauce prend le mieux. Le guitariste Jonathan Kreisberg jubile de se trouver en pareille compagnie, et ne perd pas une miette des prises de parole flamboyantes de Potter. A signaler encore un plaisant morceau au rythme hip-hop et structuré comme un blues. On se croirait chez Lou Donaldson en 1967 ! Les Blue Break Beats sans filtre. Ainsi, la rencontre advient, même si Potter veille à ne pas abuser de son statut d’invité. Quand le ténor s’exprime, Kreisberg se fait rythmicien consommé, de même que Smith qui vibre en même temps que son instrument et, sourire aux lèvres, éclabousse le tout de rasades épicées dont il a le secret.

Salle Ludger-Duvernay – Monument National – série “jazz beat”

Steve Kuhn – 80th anniversary

Steve Kuhn (p), Aidan O’Donnell (b), Billy Drummond (dm)

5 juillet

Le truc à Steve, c’est un certain âge d’or, celui des Duke Ellington, Billy Strayhorn, Johnny Mandel, Charlie Parker. Le pianiste américain a passé le cap des 80 ans, tout étonné lui-même d’avoir atteint cet âge respectable. Les occasions de l’écouter ne sont pas si fréquentes. Kuhn se présente comme fervent partisan des standards, dont il cultive l’interprétation depuis plusieurs décennies, avec un objectif de perfection formelle. Classicisme du genre, jeu à la fois retenu et virevoltant, trio chic, feutré, aristocratique pourrait-on dire, indéniablement habité par les formes choisies, et comme détaché de l’époque et des contingences de ce bas-monde. Kuhn vise ainsi à une sorte d’absolu de l’interprétation, à l’intérieur du strict idiome, avec une élégance mélodique permanente. Pour qui ne connaîtrait que son album semi-électrique sur ECM ou son disque de 1971 fusionnant jazz, pop et rythmes latins (« Steve Kuhn », sur la pochette duquel il s’affiche en Marcel et lunettes noires), il est surprenant de le voir en gardien du temple jazz-jazz, enjoignant le public à « profiter calmement de cette musique, à laquelle nous avons consacré notre vie ». Un appel au calme bienvenu. En effet, la délicatesse du trio exige une écoute attentive pour en saisir les nuances et discrets morceaux de bravoure. Cette écoute est acquise à la majorité mais pas à l’unanimité, certains voisins de fauteuils ayant décidé de poursuivre leur conversation à tue-tête, et ne s’interrompant que pour applaudir avec ostentation après chaque titre et solo. Scélérats! Je me déplace sagement et, cette fois positionné parmi des auditeurs respectueux, je contemple le jazz précieux, résolument passéiste et cependant intemporel de sire Kuhn, son choix de titres enfilés comme autant de perles à un collier d’or 24 carats. Rien de nouveau sous la lune, mais quitte à écouter du jazz en piano trio, autant écouter celui de Steve Kuhn.

Gesu – série “jazz dans la nuit”

David Binney Alhambra Quartet

David Binney (s), Luca Mendoza (p), Logan Kane (b), Nate Wood (dm) + Chris Potter (ts)

5 juillet

Si je connaissais quelques-uns de ses travaux, je n’avais jamais vu David Binney sur scène, et fus récompensé de ma curiosité par l’un des meilleurs concerts de cette édition.

Cet Alhambra-là ne se situe pas en Espagne. Il s’agit d’un quartier de Los Angeles, ville d’origine du saxophoniste, où il est désormais établi après un beau parcours à New York. Les jeunes musiciens qui l’entourent sont autant de révélations. A commencer par Luca Mendoza, pianiste de L.A. âgé de 19 ans, dont 14 passés dans une école de musique. Dans la famille des jeunes pianistes, celui-ci devrait rapidement se faire remarquer. Binney le décrit comme « effrayant de talent », un compliment que l’on peut étendre au contrebassiste et au batteur. Le quartette devient quintette-surprise avec l’apparition inattendue de Chris Potter, qui aime décidément jouer et dont on se délecte de l’entendre dans ce contexte. Comme il l’avait fait avec Lonnie Smith, Potter livre dès son entrée un solo éclatant. Il échange encore quelques lignes avec Binney puis quitte la scène. Binney joue à jet continu, phrases aussi rapides qu’articulées, soutenu par un groupe complètement acquis à sa cause. Pas de gras, pas d’hésitation, ça joue bien, vite et fort. Comment qualifier cette esthétique ? Binney lui-même n’aime pas réduire ses projets à ceci ou cela, ne cesse de construire des cadres pour mieux s’en évader. Ce jazz éminemment urbain, informé par le rock, bouillonnant de vie, affamé de liberté, aux thèmes anguleux mais accessibles, évite avec intelligence certains excès et facilités dans lesquels tombent d’autres formations, la modernité passant ici par des concepts solidement échafaudés. Même quand Binney se tait, le trio reste admirable. Attention, ça déménage, et cette approche généreuse se situe à l’opposé du jazz en charentaises de Steve Kuhn. Elle est pertinente, en phase avec son époque, en intègre les inquiétudes et bousculades et les reformule de manière positive. Pour l’auditeur, c’est une expérience pleinement satisfaisante. Il est à mettre au crédit du groupe de savoir capter l’attention de la salle d’un bout à l’autre du set, ce qui semble signifier que la musique parle à son auditoire. Where worlds collide, Here and now, Daytona voient quelques mâchoires tomber et demeurer dans cette position. Sous-estimé Binney? A en juger par ce concert, il s’agit d’un talent hors-normes.

Le musicien annonce à la fin la publication, au format digital seulement (pas de CD ni de vinyle), d’un album aux relatives antipodes de ce que l’on a entendu ce soir. « Here and Now » propose un électro-jazz-pop-ambient du meilleur tonneau, sur lequel Binney devient multi-instrumentiste. A découvrir…

Austin B. Coe

Photos : Victor Diaz Lamich