Jazz live
Publié le 20 Sep 2018

Fletcher Henderson, l’inventeur du big band (Épisode 4 : L’Âge d’or avec Don Redman)

À l’occasion de la réédition par Poll Winners du coffret “The Fletcher Henderson Story, A Study In Frustration” et de la publication “The King Of Bungle Bar, Umlaut Big Band Plays Don Redman”, Jazz Magazine raconte la carrière de l’inventeur du big band.

Ci-dessus, le Fletcher Henderson Orchestra en 1927. Assis de gauche à droite: Charlie Dixon, Jerome Don Pasqual (auquel Don Redman vient de laisser sa place) , Buster Bailey, Coleman Hawkins, Tommy Ladnier, Joe Smith, Russell Smith. Debout: Jimmy Harrison, Benny Morton, June Cole,Kaiser Marshall.

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Résumé des épisodes précédents : Créé en 1923 par un diplômé en chimie devenu musicien, le Fletcher Henderson Orchestra s’est constitué en sections préfigurant ce qui deviendra le big band de jazz. Le passage de Louis Armstrong en 1924 et 1925 a constitué une leçon de swing et de discipline dans l’improvisation et laissé une empreinte durable tant sur les instrumentistes de l’orchestre que sur leur arrangeur Don Redman.

 

Le 12 mars 1926, pour l’ouverture du Savoy Ballroom deux orchestres maison se côtoient sur la double scène qui sera le théâtre de formidables batailles d’orchestres : les Charleston Bearcats et le Fess Williams’s Royal Flush Orchestra, plus en invité, l’orchestre de Fletcher. Louis Armstrong y a été remplacé par Russell Smith, le frère de Joe Smith et l’ex-époux de Leora (compagne de Fletcher Henderson) et une pièce nouvelle est probablement au répertoire, The Stampede, qui marque un tournant dans l’évolution du répertoire. Elle sera enregistrée le 14 mai 1926 après l’arrivée de deux musiciens de 19 ans : le cornettiste Rex Stewart y remplace momentanément Russell Smith (à son corps défendant, tant il est intimidé par ce pupitre tenu quelques mois auparavant par Armstrong) et Benny Morton (futur pilier du big band de Count Basie de 1937 à 1939) remplace Charlie Green.

L’avènement des solistes

L’arrangement est probablement de Redman et marque le début d’une espèce d’âge d’or au cours duquel on voit la leçon de modernité d’Armstrong (l’élan rythmique, la qualité de récit improvisé) imprégner les partitions et les improvisations. Le jeu s’est assoupli et se fait moins sautillant. Les solos sont moins dispersés dans un arrangement moins morcelés. Et les solistes (Rex Stewart dans l’intro, l’impatient lyrisme de Coleman Hawkins pour 32 mesures, l’élégance de Joe Smith pour les 32 mesures suivantes, le trio de clarinettes, spécialité de l’écriture de Redman, Stewart pour 12 mesures encore un peu vert dans son assimilation des leçons d’Armstrong) se voient offrir de vrais solos sans être incessamment interrompus par l’arrangeur, avec une plus grande continuité du background orchestral. L’influence d’Armstrong est à l’œuvre tant sur Coleman Hawkins que sur Rex Stewart et Joe Smith. Le solo de Hawkins sera repris dans un stock arrangement du morceau et de nombreux saxophonistes s’inspireront de ce solo, ainsi que le trompettiste Roy Eldridge qui obtiendra son premier job après l’avoir joué de tête en audition. Les Charleston Bearcats du Savoy reprendront le stock arrangement, et donc le solo d’Hawkins qui s’y trouve inclus, mais aussi le solo de Rex Stewart.

Fletcher Henderson and his Orchestra : The Stampede (New York, séance Columbia du 14 mai 1926. « A Study In Frustration » Poll Winners Records)

Russell Smith, Joe Smith (trompette), Rex Stewart (cornet), Benny Morton (trombone), Buster Bailey, (clarinette, sax alto), Don Redman (clarinette, saxes alto et soprano, arrangement), Coleman Hawkins (clarinette, saxes ténor et baryton), Fletcher Henderson (piano), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).

Tommy Ladnier : une touche néo-orléanaise

La même année (le 3 novembre et non le 11 mars comme mentionné dans le livret du coffre “A Study in Frustration”, pour un autre chef d’œuvre, Henderson Stomp, dont le solo de trompette permet d’apprécier à nouveau l’élégante sonorité de Joe Smith, l’orchestre reçoit la visite de Fats Waller le temps d’un solo de piano soulignant le côté stride de cette pièce probablement de sa plume, quoique signée Fletcher Henderson. Le même jour, il joue de l’orgue sur The Chant emprunté au répertoire récent des Hot Peppers de Jelly Roll Morton, où apparaît un nouveau trompettiste à la place de Rex Stewart : Tommy Ladnier, est un Louisianais grandi à Mandeville, sur la rive du Lac Pontchartrain opposée à la Nouvelle-Orléans, et il a pu entendre les grands cornettistes du jazz naissant (Bunk Johnson, Buddy Petit et bien sûr King Oliver). Après des débuts professionnels à Chicago, il part en tournée européenne avec l’orchestre de Sam Wooding au sein d’une revue noire qui l’a emmené jusqu’à Moscou et c’est après son retour aux USA qu’il est engagé par Fletcher, réintroduisant au sein de l’orchestre une touche néo-orléanaise qu’il fait entendre à quatre reprises dans The Chant : après l’introduction, après un premier passage orchestral, après le solo de banjo, puis surtout après le trio de clarinette. Les discographes hésitent pour le créditer à la trompette ou au cornet, mais les photos de l’orchestres : c’est une trompette que l’on voit aux mains de Ladnier (voir photo en tête de cette page).

Fletcher Henderson and his Orchestra : The Henderson Stomp – The Chant (New York, séance Columbia du 3 novembre 1926. « A Study In Frustration » Poll Winners Records)

Russell Smith, Joe Smith Tommy Ladnier (trompette), Benny Morton (trombone), Buster Bailey (clarinette), Don Redman (clarinette, saxes soprano et alto, arrangment), Coleman Hawkins (clarinette, saxes ténor et baryton), Fats Waller (piano, orgue), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).

L’arrangement de Snag It de King Oliver enregistré le 20 janvier 1927 nous donne un autre bel aperçu du jeu de Tommy Ladnier qui prend les deux premiers chorus trompette (le deuxième sur un fond fourni par le trio de clarinette), Joe Smith jouant ensuite le solo original enregistré par King Oliver en 1923. On appréciera les solos Ladnier le lendemain sur Rocky Mountain Blues (après un premier solo de trompette de Smith sur fond de clarinettes) et Tozo deux morceaux qui mettent également en valeur la batterie très orchestrale de Kaiser Marshall. Et si l’on remarque l’absence momentanée de Russell Smith réduisant la section de trompettes à deux pupitres, on note l’arrivée d’un deuxième tromboniste et pas des moindres : Jimmy Harrison.

Fletcher Henderson and the Dixie Stompers: Snag It (New York, séance Harmony du 20 janvier 1927. « A Study In Frustration » Poll Winners Records)

Joe Smith, Tommy Ladnier (trompette), Benny Morton, Jimmy Harrison (trombone), Buster Bailey (clarinette, sax alto), Don Redman (clarinette, sax alto, chant, arrangement), Coleman Hawkins (clarinette, saxes ténor et baryton), Fletcher Henderson (piano), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).

Fletcher

Henderson and his Orchestra : Rocky Mountain Blues Tozo (New York, séance Columbia du 21 janvier 1927. « A Study In Frustration » Poll Winners Records)

Russell Smith, Joe Smith, Tommy Ladnier (trompette), Benny Morton (trombone), Buster Bailey (clarinette, sax alto), Don Redman (sax alto, arrangement), Coleman Hawkins (clarinette, saxes ténor et baryton), Fletcher Henderson (piano), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).

Coleman Hawkins et sa clique

Ces deux pièces présentent également de belles interventions de Coleman Hawkins désormais véritable star de l’orchestre. Il a considérablement gagné en autorité – maîtrise du timbre, projection puissante mais mieux contrôlée, précision et fluidité du phrasé, assise rythmique et science harmonique pour laquelle il est à bonne école sur les arrangements de Don Redman. Méprisant pour la culture du blues et le mauvais niveau de lecture des musiciens du Sud (que dans le vocabulaire des musiciens new-yorkais on appellent les musiciens de l’Ouest, parce qu’ils viennent de Chicago et des provinces à l’Ouest de l’axe Washington-Philadelphie-New York), Hawkins avait éprouvé un mélange de dédain et d’admiration pour Louis Armstrong, mais ne ménagera pas Tommy Ladnier. En revanche, il sympathisera avec Jimmy Harrison, l’un des premiers grands virtuoses du trombone jazz et dont on a pu dire qu’il avait été à son instrument, ce que Louis Armstrong fut pour la trompette. Hawk deviendra son mentor dans les domaines de l’harmonie et de la lecture musicale. Tous deux constitueront avec Buster Bailey une bande à part au sein de l’orchestre qui sera surnommée par Horace Henderson, le frère de Fletcher, the Heckling Crew (la bande des chahuteurs). On les appréciera tous trois sur Fidgety Feet où ils se partagent les solos avec Joe Smith (après le solo de clarinette) et Tommy Ladnier (solo final).

Ci-dessus: Jimmy Harrison et Coleman Hawkins

Fletcher Henderson and his Orchestra : Fidgety Feet (New York, séance Brunswick du 23 mars 1927. « The Harmony and Vocalion Session Volume 2, 1927-1928 » Timeless)

Russell Smith, Joe Smith Tommy Ladnier (trompette), Jimmy Harrison (trombone), Buster Bailey (clarinette, sax alto), Don Redman (clarinette, saxes alto et soprano, scat, arrangement), Coleman Hawkins (clarinette, saxes ténor et baryton), Fletcher Henderson (p), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).

Et même si, comme Fidgety Feet, la version de 1927 de The Wang Wang Blues ne figure pas sur le coffret « A Study In Frustration », on aurait tort de s’y priver des solos d’Harrison, Hawkins (Ladnier leur damnant une nouvelle fois le pion). Ce morceau rappelle l’oreille prêtée par Fletcher Henderson à Paul Whiteman qui créa en 1920 cette composition collective de son premier trompettiste Henry Busse, de son tromboniste Buster Johnson, de son clarinettiste Gus Mueller, et dont Fletcher Henderson, à son habitude, en accélère le tempo original.

The Dixie Stompers : The Wang Wang Blues (New York, séance Harmony du 23 mars 1927. « The Harmony and Vocalion Session Volume 2, 1927-1928)

Russell Smith, Joe Smith Tommy Ladnier (trompette), Benny Morton, Jimmy Harrison (trombone), Buster Bailey ou Carmelo Jejo (clarinette, sax alto), Don Redman (clarinette, saxes alto et soprano, scat, arrangement), Coleman Hawkins (clarinette, saxes ténor et baryton), Fats Waller (p), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).

L’influence des conceptions “symphonistes” de Paul Whiteman se fait sentir particulièrement dans une pièces dont le principal acteur est l’arrangeur Don Redman sur une partition très ambitieuse aux allures “modernistiques” : Whiteman Stomp (de et avec Fats Waller) permettant à nouveau d’apprécier le rôle orchestral du batteur Kaiser Marshall.

Fletcher Henderson & his orchestra : Whiteman Stomp (New York, séance Columbia du 11 mai 1927. « A Study in Frustration » Poll Winners Records)

Russell Smith, Joe Smith, Tommy Ladnier (trompette), Benny Morton, Jimmy Harrison (trombone), Buster Bailey (clarinette, sax alto), Don Redman (clarinette, sax alto, hautbois, arrangement), Coleman Hawkins (sax ténor), Fats Waller (piano), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).

Deux blues pour en finir avec Redman

Alors que Coleman Hawkins affiche un parfait dédain pour le blues, Fetcher Henderson qui a retenu les leçons d’Ethel Waters (voir l’épisode 1) continue à fréquenter le genre tout en contournant ses “archaïsmes” pour le plier à ses vieux rêves symphonistes selon une tendance déjà perceptible en 1923 sur Dicty Blues (“blues chic”, voire “pédant”), multipliant les modulations, les effets orchestraux, les enrichissements harmoniques et les développements dans Hot Mustard qui évoque à Jeffrey Maggee (l’auteur de The Uncrowned King of Swing) le mouvement lent médian du Concerto en Fa de George Gershwin (1925). Quinze mois plus tard, D Natural Blues contourne toute improvisation (le solo de trompette de Bobby Stark collant à la mélodie) – sur et ses trois variations finales crescendo. Mais nous voici rendu en 1928, l’année de tous les changements, où l’on voit que Don Redman a disparu, remplacé par Jerome Don Pasquall, diplômé du prestigieux New England Conservatory de Boston. Bill Challis – arrangeur de Frankie Trumbauer et Paul Whiteman, dans les années 1930 d’Artie Shaw et Glenn Miller – qui signe l’arrangement

Fletcher Henderson & his orchestra : Hot Mustard (New York, séance Brunswick du 8 décembre 1926. « The Chronogical, 1926-1927 » Poll Winners Records)

Russell Smith, Joe Smith, Tommy Ladnier (trompette), Benny Morton (trombone), Buster Bailey (clarinette, sax alto), Don Redman (clarinette, sax alto, arrangement), Coleman Hawkins (sax ténor), Fletcher Henderson (piano), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).

Fletcher Henderson & his orchestra : D Natural Blues (New York, séance Columbia du 14 mars 1928. « A Study in Frustration » Poll Winners Records)

Bobby Stark, Russell Smith, Joe Smith (trompette), Charlie Green, Jimmy Harrison (trombone), Buster Bailey (clarinette, sax alto), Jerome Don Pasquall (saxes alto et baryton), Coleman Hawkins (sax ténor), Fletcher Henderson (piano), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie), Bill Challis (arrangement).

A suivre le vendredi 28 septembre : Fletcher Henderson, 5ème épisode, La grâce de Benny Carter et premiers déboires.

 

On retrouvera Hot Mustard, Rock Mountain et Whiteman Stomp sur l’album “The King of Bungle Bar, Umlaut Big Band Plays Don Redman” (Umlaut Records) avec les commentaires éclairés du chef et saxophoniste Pierre-Antoine Badaroux. À découvrir ici:

À lire :

Fletcher Henderson and Big Band Jazz, The Uncrowned King of Swing, Jeffrey Magee (Oxford University Press)

The Song of the Hawk, The Life and Recordings of Coleman Hawkins, John Chilton (The University of Michigan Press)

Traveling Blues, The Life and Music of Tommy Ladnier, Bo Lindström et Dan Vernhettes (Jazzedit.org)

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