Fletcher Henderson, l’inventeur du big band (Épisode 5 : gloire et déboires)
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Résumé des épisodes précédents : Créé en 1923 par un diplômé en chimie devenu musicien, le Fletcher Henderson Orchestra s’est constitué en sections préfigurant ce qui deviendra le big band de jazz. Le passage en son sein de Louis Armstrong a constitué une leçon de swing et de discipline dans l’improvisation et laissé une empreinte durable notamment sur l’arrangeur Don Redman. Mais le voici qui quitte l’orchestre…
Ci-dessus le Fetcher Henderson Orchestra pendant été 1931 ou 1932 à Atlantic City. Debout de gauche à droite: John Kirby, Coleman Hawkins, Russell Procope, Rex Stewart, Bobby Stark, Clarence Holiday. Assis: Edgar Sampson, Sandy Williams, J.C. Higginbotham, Fletcher Henderson, Russell Smith, Walter Johnson.
Les ambitions de Fletcher Henderson le conduisent à jouer une musique qui se prête de moins en moins à la danse et de plus en plus à l’écoute. Et l’on voit l’orchestre de plus en plus souvent à l’affiche des théâtres, notamment au programme des revues noires qui depuis le succès de Shuffle Along connaissent un regain d’intérêt. Fin 1928, Fletcher et ses hommes jouent pour Jazz Fantasy au Lafayette Theatre d’Harlem où, parmi les danseurs, chanteurs, comédiens et chorus girls, on remarque « les maîtres musiciens d’Henderson qui nous ensorcellent par leur formidable musique : danse, musique de jazz, airs classiques. »
Adieu Monsieur Redman
Si l’on trouve encore quelques arrangements de Don Redman en 1928, ce dernier, au cours de la tournée d’été 1927, a quitté l’orchestre pour les McKinney’s Cotton Pickers de Detroit, désormais principal rival avec l’orchestre de Duke Ellington qui s’impose au Cotton Club pendant l’hiver 1927-1928. Les arrangements de Don Redman sont au répertoire des premières séances des Pickers les 11 et 12 juillet 1928 : Four or Five Times, Milenberg Joys, Nobody’s Sweetheart, Some Sweet Day et Shim-Me-Sha-Wabble. On admirera dans ce dernier l’usage orchestral très dynamique du tuba (tenu par le tubiste des premiers orchestres de Fletcher Henderson) et les longs phrasés de saxophone annonciateurs de l’art de Benny Carter et Willie Smith. Parmi les saxophones, de part et d’autre du solo de clarinette de Prince Robinson, vedette de l’orchestre, on appréciera les interventions de Don Redman en personne au baryton puis à l’alto avant celle du trompettiste John Nesbitt, l’autre arrangeur de l’orchestre.
McKinney’s Cotton Pickers : Shim-Me –Sha-Wabble (Chicago, séance Victor du 12 juillet 1928. « Volume 1, 1928-1929, Put It There » Frog)
John Nesbitt, Langston Curl (trompette), Claude Jones (trombone), Don Redman (sax alto, sax baryton, arrangement), Milton Senior (clarinette, sax alto), George Thomas, Prince Robinson (clarinette, sax ténor), Todd Rhodes (piano), Dave Wilborn (banjo), Ralph Escudero (tuba), Cuba Austin (batterie).
En 1931, mettant fin aux fatigantes tournées, Don Redman fonde son propre orchestre, en résidence au très classieux Connie’s Inn, rival du Cotton Club, enregistrant pour Brunswick quelques unes des pages pour big band les plus sophistiquées de ce début de décennie, notamment Chant of the Weed. Du pain béni pour Gil Evans qui revisitera cet art en 1959 sur son album « Great Jazz Standards ». En 2018, l’Umlaut Orchestra nous permet d’entendre, combinées entre elles, différentes versions qu’en donna l’arrangeur entre 1931 et 1940 sur son album consacré à Redman,. Ici en écoute gratuite avec l’autorisation de l’orchestre.
Don Redman and his orchestra : Chant of the Weed (New York, séance Brunswick du 24 septembre 1931)
Bill Coleman, Leonard Davis, Henry « Red » Allen (trompette), Claude Jones, Fred Robinson, Benny Morton (tb), Edward Inge, Rupert Cole (clarinette, sax alto), Don Redman (sax alto, direction, arrangement), Robert Carroll (sax ténor), Horace Henderson (p), Talcott Reeves (banjo, guitare), Manzie Johnson (batterie).
Umlaut Big Band : Chant of the Weed (en concert au Lavoir moderne parisien du 19 au 21 avril 2018. « The King of Bungle Bar, Umlaut Big Band Plays Don Redman » Umlaut–big band.com)
Brice Pichard, Louis Laurain, Emil Strandberg (trompette), Fidel Fourneyron, Michaël Ballue (trombone), Antonin-Tri Hoang (sax alto solo, clarinettes), Pierre-Antoine Badaroux (sax alto, direction), Geoffroy Gesser (saxes ténor et soprano, clarinette), Pierre Borel (sax ténor, clarinette), Benjamin Dousteyssier (saxes alto et baryton), Bruno Ruder (piano), Romain Vuillemin (guitare), Sébastien Beliah (contrebasse), Antonin Gerbal (batterie).
A son départ de chez Fletcher, Don Redman est remplacé par Don Pasquall. En novembre 1927, c’est au tour de Tommy Ladnier de quitter, peut-être lassé par les taquineries de Coleman Hawkins vis-à-vis de ce provincial du Sud. Le trompettiste embarque avec l’orchestre de Sam Wooding pour l’Europe qu’il a visité avec le même deux ans avant. Il est remplacé par Bobby Stark, peu avantageusement.
Belles voitures et head arrangements
Fletcher Henderson au volant de sa Packard
Mais un événement plus dramatique encore marque la tournée de l’été suivant. Au sein de l’orchestre, on est amateur de belles automobiles, et l’orchestre voyage en voitures particulières. Fletcher Henderson achète chaque année une nouvelle Packard. En tournée, le jeu est de partir après les autres pour arriver le premier à la prochaine étape. Fletcher et Hawkins y excellent, jusqu’à la fin août 1928 : sur la route de Detroit où l’orchestre doit affronter les McKinney’s Cotton Pickers au Graystone Ballroom, Fletcher est victime d’un accident dans le Kentucky avec à son bord Charlie Green, Joe Smith, Bobby Stark et Coleman Hawkins. Les récits diffèrent et la chronologie est confuse. Pour les uns les concerts à venir sont annulés. Mais Rex Stewart (alors engagé chez Horace Henderson, frère de Fletcher) se souvient qu’appelé à la rescousse au Graystone, il découvrit Coleman Hawkins jouant au saxophone les parties de premier trompette, ce qui en dit long sur sa puissance de jeu. Une chose est sûre : on entre dans une période d’instabilité sur le plan des effectifs. D’autant plus que le chef, blessé lui-même, quoique légèrement, aurait été définitivement affecté par l’accident. De naturel paisible, adorant le rose (pour ses voitures comme pour ses vêtements), Smack (comme il était surnommé depuis l’enfance) devient indolent, indifférent, dépourvu de toute autorité sur son orchestre. Défendue par son épouse Leora, la thèse d’une blessure à la tête est contestée. Il n’aurait subi qu’une fracture de la clavicule et c’est la détérioration de la relation avec Leora qui en est la cause, Fletcher multipliant les conquêtes féminines sur la route. C’est néanmoins sur “Miss Lee” que, à défaut de tout autre agent, reposent les affaires de l’orchestre, du management à la copie en passant par le recrutement.
L’ère post-Redman commence significativement par deux morceaux explosifs : Hop Off de Fats Waller et King Porter Stomp de Jelly Roll Morton. Ce dernier témoigne d’une simplification de ce qui est à l’origine un stock arrangement avec lequel l’orchestre a pris ses aises, simplifiant au fil des exécutions la structure à tiroir que fut d’abord ce ragtime, pour favoriser la spontanéité des improvisations et fluidifier le jeu à partir de conventions orales. On s’oriente là vers ce que l’on appellera le head arrangement (arrangement de tête) qui consiste à arranger (ou à “déranger” un arrangement initial) sans partition, de manière orale, au fil des répétitions et des concerts. La méthode conviendra bien à ce chef qui apparemment a perdu son autorité sur ses troupes, pour des résultats inégaux selon les situations, mais qui dans Hop Off donne des ailes aux solistes Tommy Ladnier encore présent, Coleman Hawkins, Jimmy Harrison et Buster Bailey. Quant à King Porter Stomp au répertoire de l’orchestre depuis 1925, son arrangemet ne cessera d’évoluer pour aller vers un pur morceau de chauffe.
Fletcher Henderson & his orchestra : Hop Off (New York, séance Columbia du 4 novembre 1927. « A Study in Frustration » Columbia)
Tommy Ladnier, Russell Smith, Joe Smith (trompette), Benny Morton, Jimmy Harrison (trombone), Buster Bailey (clarinette), Don Pasquall (saxes alto et baryton), Coleman Hawkins (sax ténor), Fletcher Henderson (piano), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).
Fletcher Henderson & his orchestra : King Porter Stomp (New York, séance Columbia du 14 mars 1928. « A Study in Frustration » Columbia)
Bobby Stark, Russell Smith, Joe Smith (trompette), Benny Morton, Jimmy Harrison (trombone), Buster Bailey (clarinette), Don Pasquall (saxes alto et baryton), Coleman Hawkins (sax ténor), Fletcher Henderson (piano), Charlie Dixon (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).
Le court règne de Benny Carter
À l’automne 1928, par bonheur, un nouveau venu fait son entrée, Benny Carter qui va se révéler tout à la fois un arrangeur et un alto de tout premier plan comme en témoigne Easy Money, Come On Baby, Blazin’ et une nouvelle version Wang Wang Blues où les parties écrites pour les saxophone semblent calquées sur les virevoltes et les entrechats de leur auteur à l’alto, notamment dans le quatrième de ces morceaux où le début du troisième chorus est écrit pour la section de saxophones comme Carter aurait pu improviser lui-même . Dans son ouvrage The Uncrowned King of Swing, Jeffrey Magee attire notre attention sur les audacieuses dissonances (quintes diminuées parallèles) des premières mesures d’introduction de Wang Wang Blues, et souligne les libertés que l’arrangement de Benny Carter prend avec la mélodie originale qu’il rétrograde à la fonction de support aux solistes.
Fletcher Henderson & his orchestra : Easy Money – Come On Baby (New York, séance Columbia du 12 décembre 1928. « A Study in Frustration » Columbia)
Bobby Stark, Rex Stewart (trompette), Jimmy Harrison (trombone), Buster Bailey (clarinette), Benny Carter (sax alto, arrangement), Coleman Hawkins (sax ténor), Fletcher Henderson (piano), Clarence Holiday (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).
Fletcher Henderson & his orchestra : Blazin’ – Wang Wang Blues (New York, séance Columbia du 16 mars 1929. « A Study in Frustration » Columbia)
Bobby Stark, Russell Smith, Rex Stewart et selon certaines sources Cootie Williams (trompette), Charlie Green, probablement Jimmy Harrison (trombone), Harvey Boone, probablement Arville Harris (clarinette, sax alto), Coleman Hawkins (sax ténor), Fletcher Henderson (piano), Clarence Holiday (banjo), June Cole (tuba), Kaiser Marshall (batterie).
Great Day, bad day
Deux événements vont à nouveau secouer l’orchestre. Le premier survient au printemps 1929 lorsque Fletcher Henderson se voit confier la constitution d’un orchestre de fosse pour le spectacle composé par Vincent Youmans Great Day. Il décide d’élargir son effectif avec Louis Armstrong (pour son grand retour à New York), mais aussi des bois, des cors et des cordes confiés à des musiciens blancs, outrepassant son expérience dans le domaine orchestral. Un chef blanc est appelé à la rescousse qui demande notamment à Russell Smith de prendre le pupitre d’Armstrong et commencent à remplacer certains musiciens réguliers de Fletcher par des musiciens blancs. Les autres démissionnent mais l’orchestre est discrédité. Constamment sur la route, on ne l’entend plus en studio de mai 1929 à octobre 1930. Pour son retour à New York, il prend ses quartiers au Connie’s Inn de Harlem (concurrent très chic du Cotton Club où Duke Ellington fait fureur). Il y joue un répertoire à danser très varié, dépassant largement les frontières du jazz, comme aux premiers temps du Roseland. À nouveau retransmis sur les ondes, l’orchestre revient en studio le 3 octobre 1930 pour enregistrer Chinatown, My Chinatown qui annonce l’énergie de la swing era et, plus immédiatement, la mode des tempos ultra rapides. En outre, on y découvre une nouvelle rythmique arrivée l’année précédente : le batteur Walter Johnson, moins “accessoiriste” que Kaiser Marshall (écouter son chabada très vivant sur Sweet and Hot), Clarence Holiday (père de Billie Holiday) qui échange le banjo pour la guitare et John Kirby qui passe du tuba à la contrebasse (une contrebasse métallique d’abord, comme pour assurer la transition). Le rythme y gagne en souplesse, avec un rebond plus moelleux que l’on mesure peut-être plus encore sur le tempo moins effréné de Sweet and Hot.
Fletcher Henderson & his orchestra : Sweet and Hot (New York, séance du 5 février 1931. « A Study In Frustration » Columbia)
Rex Stewart (cornet), Russell Smith, Bobby Stark (trompette), Claude Jones (trombone), Jimmy Harrison, Claude Jones (trombone), Benny Carter (sax alto, arrangement), Harvey Boone (sax alto), Coleman Hawkins (sax ténor), Fletcher Henderson (piano), Clarence Holiday (guitare, chant), John Kirby (contrebasse), Walter Johnson (batterie).
Fletcher Henderson & his orchestra : Chinatown, My Chinatown (New York, séance du 3 octobre 1930. « A Study In Frustration » Columbia)
Même personnel, sauf John Nesbitt (arrangement).
En mars 1931, l’orchestre alors au meilleur de sa forme tel qu’il est rodé par sa prestation quotidienne au Connie’s Inn est à nouveau ébranlé par ce qu’on appellera “The Big Trade” (le grand troc) et qui inspirera à Horace Henderson (le frère de Fletcher) le titre Comin’ and Going. Alors que les musiciens commencent à douter de la capacité de leur chef à les diriger et à gérer les affaires de l’orchestre, le nouveau chef d’orchestre du Savoy Ballroom Chick Webb enlève avec Fletcher le tromboniste Jimmy Harrison en échange de Benny Morton et Benny Carter en échange de Russell Procope. Russell Procope concédera lui-même qu’en le prenant, Fletcher venait de faire une mauvaise affaire. • Franck Bergerot
A suivre le vendredi 5 octobre : Fletcher Henderson, 6ème épisode, les derniers feux de l’orchestre
Bibliographie :
Fletcher Henderson and Big Band Jazz, The Uncrowned King of Swing, Jeffrey Magee (Oxford University Press)
The Song of The Hawk, The Life and Recordings of Coleman Hawkins, John Chilton, The University of Michigan Press