Guillaume Orti du concept au rêve éveillé
Ce 22 juin 2023 au Triton, Guillaume Orti présentait un nouveau projet, ambitieux et onirique à la tête d’un quintette constitué autour d’un didgeridoo.
Le titre du programme “…ence” comme présentation du concert sur le site du Triton avait quelque chose d’austère, un rien rebutant (“contrastes marqués ; sillage musicale se jouant de similitudes, positions et complémentarités ; cycles ouverts ou fermés”, etc) et si l’on a osé aborder la sécheresse apparente de son projet, c’est que des “sensations singulières” nous étaient promises et qu’on l’a cru sur la bonne tête de Guillaume Orti, habitués à découvrir, derrière ses concepts toujours renouvelés, du sensible, du rêve, du ludique et même de l’humour.
Si je me fie à ma mémoire, de son didgeridoo (il en garde quelques autres en réserve sous le piano), Raphaël Didjaman joue une espèce de prologue et interviendra à plusieurs reprises comme une sorte de coryphée, de psychopompe. Les exhalaisons grondantes de son instrument placent la suite musicale sous le registre du métaphysique, les nappes tirées à l’archet ou les pizz ostinato de la contrebasse de Nathan Wouters ajoutant à ces effets de souffle chamanique une dimension tellurique qui ébranle les murailles du réel et ouvre les voies du suprasensible. Le piano préparé de Benoît Delbecq, et constamment repréparé comme s’il feuilletait quelque manuel de sorcellerie, agit comme une harde de moulins à prières aux combinaisons rythmico-mélodiques ensorcelantes qu’il abandonne parfois pour quelque anguleux ruissellement pianistique évoquant Paul Bley.
Tout à coup, il en jaillit une énorme giclée à l’unisson du saxophone. Il faudrait d’ailleurs abandonner ici la métaphore de l’eau, du liquide, pour revenir au solide, au métal du coup de marteau s’abattant sur le clou qui dépasse des phrasés du saxophone comme pour tirer l’auditeur de son ensorcellement. Guillaume Orti déroule d’interminables arabesques de différents saxophones (ténor en si bémol, “C-melody” en do, alto en mi bémol, mezzo-soprano en fa, sopranos en si bémol et en do), passant de l’un à l’autre quasiment au cours d’une même phrase pour jouer sur le contraste des timbres, et l’on pense à Lee Konitz, à Jimmy Lyons, à Julius Hemphill, à Tim Berne… et à Guillaume Orti qui soudain lâche l’instrument pour hurler quelques chose qui vient du ventre et de plus loin encore qui ne lui appartient plus, dont on ne sait faire la part de la joie, de la douleur, de la terreur ou de la rage.
Mais trop parler de ce fil qu’il poursuit, ce n’est rien dire de la trame orchestrale et de la place qu’y prend notamment le troupeau de percussions mené par François Verly, du kess-kess (ce merveilleux double hochet qui fait de son utilisateur un jongleur de rythmes) à ce grand carillon de cloches tubulaires dont la frappe évoque le geste du forgeron. Et ce projet musical qui, sur le papier nous faisait un peu peur, Verly en parfait le surnaturel par la présence animale de son instrumentarium évoquant le grand rassemblement des bêtes pour le meurtre du renard dans L’Âne culotte d’Henri Bosco.
Mais est-ce bien ce genre de “figuration” que visait à susciter cette “…ence” conçue par Guillaume Orti. Et vous qu’y avez vous entendu, qu’y entendrez vous lorsque vous assisterez à ce programme. Entouré de ses complices, exténués mais ravis, Orti salue puis énumère dans le désordre, comme les titres lui en reviennent en mémoire, les pièces qui se sont succédées, dédiant l’une d’elle à un ahuri présent dans la salle qui ne se reconnaît pas. Alors, lui dira-t-il au bar du Triton ? Tu as reconnu ? La Bretagne ! Tu ne vois pas ? Tu n’as pas entendu les réponses de la bombarde au continuum du biniou ?
Digressions métropolitaines
Sur le chemin du retour, de métro en RER, j’ai repensé au dernier trophée Pierre Bédard de Saint-Yves en Bubry remporté par une couple chevronné de sonneurs – Franck Guilloux (bombarde) et Morgan Le Loupp (biniou kozh) – mais dont je n’ai su toucher deux mots dans ces pages faute de trouver l’argument, le lien, aussi mimine fût-il, pour le faire sur ce site consacré au jazz. Faute aussi d’avoir su prêter l’oreille à un fait notoire survenu au cours de ce concours lors de l’épreuve de “mélodie” qui eût été l’occasion de parler standards (car en Bretagne ça existe aussi) et de dire deux mots du couple Yvon Lefebvre (par ailleurs fort honorable saxophoniste) et Pol Jézequel (facteur de flûtes).
Et de fil en aiguille – de Guillaume Orti à Noël Akchoté, il n’y a guère que la largeur de scène des Instants Chavirés où ils se côtoyèrent dans les années 1990 –, j’ai repris la lecture de Guitar Conversation abandonnée depuis mon dernier retour du Triton, réalisant qu’il ne s’agissait pas d’un essai de référence, mais d’une conversation – comme le précise le titre –, conversation à bâtons rompus. Parmi ses moments forts : ceux relatant l’apprentissage de Noël Akchoté passé tout jeune par le contact des grands jazzmen historiques rencontrés dans les clubs parisiens. Au bar de ces clubs fleurissaient un art de la conversation qui valait toutes les histoires du jazz pour qui voulait s’initier à cette musique. On y entendait des témoignages de première main et des légendes colportées et déformées soir après soir, des querelles passionnées autour de récits ou d’avis contradictoires, de vives vérités côtoyant approximations, inexactitudes ou mémoires rêvées, des confessions et des secrets “de fabrication” et parfois de simples inventaires de noms tels que s’en faisaient l’écho les plaques de cuivres qui recouvraient de semaine en semaine le bar du Petit Opportun, chacune d’elle étant gravée du nom d’un musicien ayant séjourné sur la scène du Petit Op’.
C’est ainsi qu’il faut lire cette Guitare Conversation de Noël Akchoté vec Philippe Robert et en tirer profit, chacun à sa façon ; outre de belles réflexions sur l’improvisation, qu’il distingue du label de “musiques improvisée”, chaque nom cité – je ne serai pas étonné que ça dépasse le millier – étant une porte ouverte où chacun ira se faire son idée (adhérant ou non au point de vue d’Akchoté, tantôt à l’emporte-pièce, tantôt d’une lumineuse concision) quitte à refermer cette accès aussitôt pour en ouvrir un autre. Pour les gens pressés, le livre comporte deux Top 50 (+ 5) dressés l’un par Noël Akchoté, l’autre par son interlocuteur Philippe Robert. Mais mieux vaut s’abandonner au vagabondage en quoi consiste leur conversation qui ne me semble pas à lire d’une traite, mais à feuilleter dans un ordre aléatoire, un accès à internet à portée de main : outre les œuvres pléthoriques d’Akchoté intégralement disponibles en ligne sur Bandcamp que nous sommes invités à acquérir * ou à consulter (notamment la multitude de ses reprises de Gesualdo à Xenakis, de Benny Goodman à Julio Iglesias), on n’y croise pas que des guitaristes et le jazz est loin d’y avoir l’exclusivité, même si l’art de sonner la gavotte en couple biniou-bombarde n’y fait l’objet d’aucune mention. Franck Bergerot
*Discographie complète (530 titres) offerte pour 29,36 €