Jazz live
Publié le 27 Mai 2023

Jazz in Arles 2023, une vingt-septième édition voyageuse

Retour à Arles en cette fin mai dans la chapelle baroque du Méjan pour la 27 ème édition de ce festival sudiste à la programmation toujours soignée que l’on suit avec affection depuis plus de vingt ans. 2023 restera une année particulière, au format insolite réduit à trois soirées...

Jazz in Arles 2023, une vingt-septième édition voyageuse

Retour à Arles en cette fin mai dans la chapelle baroque du Méjan pour la 27 ème année de ce festival sudiste à la programmation toujours soignée que l’on suit avec affection depuis plus de vingt ans. Une édition particulière avec un format insolite réduit à trois soirées avec pour final samedi soir le concert de piano improvisé de Yaron Herman.

L’Association du Méjan a subi cette année quelques changements d’importance : c’est Baptiste Bondil en charge jusqu’alors de la communication qui assure la transition, efficace et professionnel, le seul à connaître la mécanique du festival, après le départ de la coordinatrice Nathalie Basson, co-programmatrice avec Jean Paul Ricard. Pour monter ces trois soirées, il s’est fait aider par Stéphane Krasniewski, le directeur du festival de musiques du monde Les Suds.

Jeudi 25 Mai, chapelle du Méjan

NOE CLERC TRIO

Le jeune accordéoniste Noé Clerc, prix d’instrumentiste à La Défense en juin 2021, installe dès les premières notes des couleurs délicates, porcelainées  de  Secret Place, premier album du jeune trio sorti en 2018 chez No Mad Music. Le trio débute tous les concerts par les deux même titres atmosphériques  enchaînés : pour“Premières pluies” un travail introspectif à petites touches impressionnistes comme les gouttes de pluie qui enflent jusqu’à devenir orage et tempête. “Blue Mountains” rend la lumière changeante d’un décor que pouvait fixer Monet dans ses séries à diverses heures de la journée.

Un sens de l’écriture et de la mélodie immédiatement perceptibles chez ce jeune accordéoniste sorti du CNSM . Si l’accordéoniste a été adoubé par son mentor Vincent Peirani, directeur artistique de Secret place, le musicien a un style propre qui n’a pas échappé au journal Jazz Magazine qui soulignait qu’il ne sonnait pas comme les autres. La formule accordéon-basse-batterie est de surcroît plutôt rare en trio où triomphe le traditionnel piano-basse-batterie, ou même sax-basse-batterie. Le contrebassiste issu lui aussi du CNSM, Clément Dalosso a commencé par le collège de Marciac et on l’a vu  entre autre aux côtés d’un autre Noé très doué, le pianiste Noé Huchard. Le troisième homme, le jeune batteur bourguignon Elie Martin Charrière,  engagé dans le dernier quartet du saxophoniste Pierrick Pédron a dû être remplacé au pied levé par  Théo Moutou  entendu aux côtés du pianiste Etienne Manchon. Avec un entrain communicatif, le batteur d’origine réunionnaise s’est glissé dans les compositions de l’accordéoniste, mélodiques, accrocheuses qui entraînent comme une musique de film… quand elle est réussie. Soufflantes harmonies, force sereine de la rythmique, splendidement mise en valeur par un son travaillé longuement à la balance avec Magali. Du travail d’orfèvre qui détache le son chaleureux de la contrebasse et  le travail aux balais sur la caisse claire et grosse caisse.

Place ensuite aux Balkans avec des musiques « trad » inspirées de la Mer Noire, de Bulgarie et de l’Arménie :  “Arapkirbar” est une ritournelle triste, particulièrement envoûtante qui reste dans l’oreille.

Et puis survient un détour par l’occitan “Canson” dans lequel Noe Clerc a laissé son Fisart pour l’ accordina, “accordéon à bouche” ou “harmonica à boutons”, comme on voudra (instrument à vent et anches libres) où le souffle de l’instrumentiste remplace les soufflets. Le trio continue avec un autre thème de son prochain album “Mystérieuse”, tout à fait autre chose puisque c’est une valse musette de Jo Privat, l’incontournable référence, celui-là même du Balajo! Passage obligé pour un instrument populaire et chaleureux. Avant ses duos avec Richard Galliano, Michel Portal rappelle souvent qu’il s’est formé dans les bals à ses débuts avec le grand Tony Murena. On termine ce concert impeccable, emmené à vive allure avec un dernier titre de Noe Clerc “Obsession” jouant cette fois sur le répétitif, scandé comme du hip hop.

Cette formation originale connaît un vif succès depuis la sortie du Cd, ayant acquis une maturité certaine grâce au dispositif formidable de Jazz Migration, qui aide nos jeunes pousses du jazz hexagonal. https://jazzmigration.com/category/laureats-jm8/

Le Noé Clerc Trio sera d’ailleurs dans les festivals AJC de Junas et à Cluny cet été. Qu’on se le dise!

Tous les folklores du monde, ce « savoir des peuples » ont des affinités que cette soirée au Méjan aura permis de souligner. Le trio de Noé Clerc prépare le concert suivant, transition parfaite avec le duo piano-voix Madeleine et Salomon qui reprend des chansons pop du bassin oriental de la Méditerranée créées dans les années soixante et soixante-dix. Une découverte que ces “chansons d’amour, de mort, de révolte”, des thèmes simples, universels même qui s’inscrivent dans un espace géographique particulier ( Israel, Egypte, Liban, Turquie, Maroc, Tunisie ). Explorer les identités choisies, vécues ou revendiquées… Montrer aussi ce que signifie être né “ici”, “être de quelque part”. Après les “protest songs” de chanteuses américaines du disque précédent, ce répertoire humaniste, inscrit dans un temps révolu, entre  singulièrement en résonance avec l’échec des printemps arabes, d’où ce titre d’Eastern Springs (Tzig’art).

Si les langues arabes sont sensuellement poétiques, métaphoriques pour se jouer de la censure de tous ces pays, Madeleine (le second prénom de la Française Clotilde Rullaud) ne voulait pas “coudre un patchwork linguistique” . Après une sélection minutieuse sur plus de 200 titres pour n’en conserver que 9, croisant les appartenances culturelles, sociales, géographiques, le duo a opéré un travail de traduction, en anglais le plus souvent, tout en gardant les mélodies et leurs rapports harmonico-rythmiques. A l’exception de la chanson inaugurale en français “De l’Orient à Orion”, planante, extraite du patrimoine tunisien qui commence par une impro dans le souffle, voix et piano s’enroulant comme dans des dunes de sables ou le ressac des vagues. Suit Lili Twil à la flûte, là encore improvisée en utilisant l’octavier, alors qu’Alexandre  chante doucement ce thème noctune.

Un pari risqué car le duo n’aime pas s’ interrompre  et briser la concentration exigée par cette suite tendue et grave en donnant les titres ( si vous êtes comme moi, ces chansons nous sont inconnues pour la plupart) et plus encore les origines de  tous ces textes. Heureusement dérogeant ce soir à leur règle, Madeleine commentera le fond (plus que la forme) de ces chansons. 

On avait beaucoup aimé leur album (et on n’était pas les seuls), on apprécie encore plus le duo sur scène : la chanteuse Clotilde Rullaud laisse apparaître toute son émotion mais aussi sa fantaisie et s’engage avec le pianiste Alexandre Saada sur un répertoire de lutte entre vie, amour et mort. Des histoires de vies qui se racontent en mots et musiques. Un équilibre fragile et ambigu pour des chansons de femmes souvent, composées alors que la vie était plus libre. Ainsi sur l’hymne de la pop iranienne “Komakon Kon”  volontiers déglingué ( qui signifie “enfermement”), mots que scande avec ardeur la chanteuse, le duo introduit en mode électro-acoustique la voix parlée de Laurie Anderson; et  a inséré des fragments du mythique “Howl”, le cri d’Allen Ginsberg, le poète de la Beat géneration. Comment ne pas songer au dernier film du cinéaste empêché Jafar Panahi qui dans Aucun Ours suit deux histoires d’amour tragiquement parallèles, brutalement interrompues par le poids des traditions ou l’oppression des femmes et des artistes en Iran?

La voix de Clotilde Rullaud est plus qu’attachante, grave avec des aigus parfois rageurs  comme dans le  révolté rock anatolien avec un piano percussif « Ince Ince Bir Kar  Yahar » qui devient une mélodie à la flûte très Genesis version Peter Gabriel. La voix prend encore des intonations étranges sur cette petite fiction égyptienne  entêtante “Ma Fatsh Leah” du groupe Al Massrien qu’entraîne un piano  vif au groove hypnotique.

Si les rôles sont parfaitement distribués, Alexandre Saada (dont le second prénom est Salomon, on commençait à s’en douter) ne fait pas qu’ accompagner la chanteuse, il chante aussi et sa voix instrumentale souligne sans effort la ligne de chant, uni avec sa partenaire dans une même respiration comme dans le minimaliste “Do you love me?”des Libanais de la Bandaly family. Le piano élégiaque et subtil sur lequel s’élève la voix fragile sculpte encore les mots du poète palestinien Mahmoud Darwich.

On est assez loin du monde originel du jazz commun à tous deux, comme s’ils avaient voulu faire un pas de côté. Le duo a néanmoins arrangé les versions originales en improvisant des fragments personnels, intitulés justement “Rhapsodies”, c’est à dire des pièces libres utilisant des motifs folk et des effets électroniques.

La chanteuse flûtiste change la texture de son instrument en usant de beaucoup de réverb longues et brillantes et de delay. Quand il prépare son piano,  son complice glisse diverses feuilles, des partitions sur et entre les cordes induisant un son étrange, non de sable ou de verre brisé mais plutôt des cliqutis, du plastique froissé? En somme, ils créent une musique singulière, de la “pop expérimentale” avec des impros.

Ainsi se forme dans un enchaînement bien construit la ronde de ces textes d’auteurs jusqu’au final qui se situe en Grèce, y reste avec le rappel, plus grave sur le manque et la douleur d’une séparation. Mais ce chant sensible et fièvreux n’arrive pas à entamer l’impresson de sérénité que laisse ce concert. Madeleine arrive même  à nous faire chanter tous ensemble sur quelques mesures d’une berceuse israélienne  addictive ( le pianiste souligne le thème tout en chantant le refrain… « the prettiest girl in the Kindergarten » ). Après un passage aux Suds pour animer un stage de chant, Madeleine retrouvera Salomon dans notre région au festival de Sète au Théâtre de la Mer en juillet, en première partie de Pat Metheny.

Quant à la suite de Jazz in Arles, restons confiant. L’avenir du festival se présenterait plutôt bien selon les mots de Jean Paul Ricard, venu de son Ajmi avignonnais écouter vendredi soir une autre chanteuse en quartet, Marion Rampal dans un programme Tissé blues et country. 

Sophie Chambon