Jazz live
Publié le 7 Avr 2018

La grâce et l’énergie de Cecil Taylor

Le monde du jazz s’est réveillé le 6 avril à nouveau en deuil de l’un de ses grands chefs de file, Cecil Taylor. Créateur paradoxal, maître de l’incarnation et de l’abstraction, ce pianiste est aussi resté l’une des stars malaimées de la jazzosphère tant son œuvre était exempte de concession.

Ses détracteurs ne s’étonneront pas d’apprendre que Cecil Percival Taylor, né le 25 mars 1929 à Long Island dans la moyenne bourgeoisie noire, fut initié à la “Haute Culture” par une mère érudite, trilingue, actrice – elle apparaitrait dans certains films muets – danseuse et pianiste, qui lui fit lire Schopenhauer et prendre des cours de piano à l’âge de cinq ans.
Ils tomberont en revanche de leur tabouret en apprenant qu’elle l’emmenait également voir les stars de la musique noire à l’Apollo Theater, et qu’après son décès, c’est son frère, violoniste, batteur pianiste et ami de Sonny Greer, le batteur de Duke Ellington, qui continua d’emmener le jeune Cecil écouter les grands orchestres de jazz swing.
Ainsi, les premières amours musicales de Cecil Taylor allèrent aux as du tap dancing – Bill Robinson et les Nicholas Brothers –, au grand batteur-leader du Savoy Ballroom Chick Webb, mais aussi à Cab Calloway, fasciné qu’il était par leur technicité rythmique et leur gesticulation chorégraphique. D’un côté, le sport et la danse, de l’autre les leçons de piano d’une voisine, Mrs Jessey, et celles de percussion classique données par le mari de cette dernière, percussionniste à l’orchestre symphonique de la NBC alors dirigé par Toscanini.

Élan rythmique et discontinuité
Au début des années 1950, Cecil Taylor entre au New England Conservatory de Boston pour étudier l’harmonie et l’écriture. Tout en pratiquant avec les boppers présents en ville (Gigi Gryce, Jaki Byard, Sam Rivers, Herb Pomeroy…), il se passionne pour la musique européenne du XXe siècle (Stravinsky, Bartok, Elliott Carter, les trois de l’Ecole de Vienne : Schönberg, Berg, Webern…) et les pianistes de jazz : Duke Ellington (un art dont on trouvera longtemps des traces sous ses doigts), Bud Powell (après qu’il ait été séduit par son Un Poco Loco), Lennie Tristano et Dave Brubeck. Brubeck tombera du piédestal où il l’avait placé le jour où il l’entendra au Birdland, à la même affiche qu’Horace Silver, dont la funk attitude naissante était encore sous l’emprise de Thelonious Monk.
À la sortie du conservatoire, il obtient quelques gigs auprès de musiciens antillais et de maîtres du swing comme Hot Lips Page et Johnny Hodges, et enregistre, en septembre 1956 une toute autre musique dans “Jazz Advance”, avec Steve Lacy au saxophone soprano, Buell Neidlinger à la contrebasse et Dennis Charles à la batterie. Au répertoire : Bemsha Swing de Thelonious Monk, Azure de Duke Ellington, un standard, Sweet And Lovely,  et un original, Rick Kick Shaw. Le style Taylor ? Élan rythmique et discontinuité, phrasé jazz menacé par la tentation du déferlement, résidus d’harmonie structurés par un vocabulaire de formules abstraites et déconstruction.

Qui va piano va fortissimo
C’est avec Steve Lacy, Buell Neidlinger et Dennis Charles que, du 29 novembre 1956 au 3 janvier 1957, il constitue la première véritable affiche du Five Spot, nouveau rendez-vous artistique et intellectuel de Manhattan dans le vieux quartier de Bowery en pleine réhabilitation. Alors que le patron du lieu veut le virer, l’accusant de martyriser un vieux piano dont les touches giclent au premier fortissimo, ce sont les habitués du lieu, peintres et écrivains de la bohème blanche new-yorkaise (parmi lesquels Willem de Kooning, Frank Kline, Larry Rivers et Jack Kerouac) qui prennent sa défense en menaçant de déserter le bar. Le bruit court, et le 6 juillet suivant, alors que Thelonious Monk et John Coltrane lui ont succédé au Five Spot, le Cecil Taylor Quartet joue au Newport Jazz Festival.

Into the hot
1958, “Looking Ahead” (Contemporary) : premier disque d’originaux. 1959, “Love For Sale” (United Artists) : une face de compositions de Cole Porter, l’autre composée par Cecil Taylor. 1960, “The World of Cecil Taylor” (Candid) : toujours alternance de standards et d’originaux et persistance paradoxale du swing avec Buell Neidlinger et Dennis Charles. 1961, “Into The Hot” (Impulse) : une image brouillée par le nom et la silhouette de Gil Evans en couverture. La pochette étant prête, mais pas le répertoire, le nonchalant arrangeur en profita pour faire enregistrer trois morceaux chacun à deux compositeurs qui lui semblaient mériter le nouveau label Impulse : John Carisi et Cecil Taylor qui, avec une front line constituée de Ted Curson, Roswell Rudd, Jimmy Lyons et Archie Shepp, signe sa première œuvre orchestrale d’importance, sans toutefois rompre totalement avec la tradition rythmique du swing, malgré l’arrivée d’Henry Grimes à la contrebasse et Sunny Murray à la batterie.
Mais le vers est dans le fruit et lorsqu’en 1962 Cecil Taylor enregistre en trio au Jazzhus de Copenhague, avec ce dernier et Jimmy Lyons (qui restera son plus fidèle comparse jusque dans les années 1980), un nouveau langage voit le jour où la batterie n’est plus que bruissement sans battue de tempo, face aux déferlements et aux suspensions rubato du piano.

Conquistador !
Bien que membre de la Composers’ Guild et à l’affiche du Judson Hall de New York fin 1964 à la suite de l’October Revolution imaginée par Bill Dixon, il reste à l’écart des studios jusqu’en 1966, lorsqu’Alfred Lion lui fait enregistrer coup sur coup deux disques Blue Note, selon un programme esquissé en quintette l’année précédente à Newport : “Unit Structures” en mai et “Conquistador !” en octobre ; le premier en septette, le second en sextette, les deux formations avec la même rythmique à deux basses (Henry Grimes, Alan Silva) et batterie (Andrew Cyrille). Thème-improvisation-thème, composition-solo-collective, mélodie-harmonie-rythme percuté: les vieilles distinctions explosent au profit de fonctions orchestrales et d’architectures nouvelles reposant sur un matériel brut : accords tendus ou compressés en clusters, giclées de gammes naturelles ou altérées, cellules mélodiques font l’objet de jeux sériels et de miroirs, de pulvérisations et d’ondes vibratoires, d’explosions, de tsunamis sonores et d’accalmies. Rudy Van Gelder s’insurgera contre le traitement infligé au piano de son célèbre studio, mais le grand Cecil Taylor est là, invité dès le mois de novembre à Paris avec son quartette régulier (Lyons, Silva et Cyrille) à faire l’objet de l’un des cinq documentaires conçus par le compositeur Luc Ferrari dans le cadre de la série Les Grande Répétitions  consacrées par ailleurs à Olivier Messiaen, Karlheinz Stockhausen, Edgard Varèse et Hermann Scherchen. Paradoxe de cette Great Black Music, que beaucoup accuseront de tourner le dos aux valeurs fondamentales du blues et du swing.

Au cœur du piano
En 1968, il commence à se produire en solo, un formule qui met en valeur la dimension physique, sportive, presque combattive de son jeu, art du dripping et d’une forme d’action painting s’appuyant souvent sur des architectures préconçues et toujours sur un vocabulaire de cellules très repérables, lui appartenant en propre et le distinguant des suiveurs qui s’engouffreront dans la brèche de ce piano libéré de son histoire et de ses conventions, réconcilié avec le corps de l’interprète et ramené à sa nature première, percussive. Raconter la suite, reviendrait à écrire un livre qui le montrerait s’imposant progressivement dans les grands festivals internationaux, tantôt seul, tantôt à la tête d’effectifs variables (ses Units) où l’on croisera Sam Rivers, David S. Ware, William Parker, Matt Maneri, les grandes figures des nouvelles musiques improvisées européennes… Fidèle à ses premières amours, il aimera donner la réplique en duo aux batteurs : Max Roach, Tony Oxley, Han Bennink et Tony Williams (le temps d’un morceau sur un disque de celui-ci, “The Joy Of Flying”).
Mais le solo restera au centre de son œuvre, l’objet de véritables spectacles où il est à la fois pianiste, poète et danseur invoquant tout à la fois ses origines occidentales, africaines et amérindiennes. Et c’est avec ce mélange d’intelligence, d’énergie féroce et de grâce avec laquelle on l’imagine quitter cette terre pour poursuivre son parcours funambule parmi les étoiles. • Franck Bergerot