L’œil bleu et le franc parler d’André Francis
André Francis s’est éteint dans son sommeil en ce matin du mardi 12 avril. Nous ne verrons plus son œil bleu briller, ni n’entendrons le timbre de sa voix tinter sur les ondes, mais le souvenir en reste vif à ceux qui l’ont connut. Franck Bergerot se souvient.
Certes, voici déjà 21 ans qu’il avait quitté le Bureau du jazz, en laissant la direction en 1997, après plus de 7000 concerts programmés, à Xavier Prévost. Il s’était éloigné progressivement, continuant, comme à regret, à offrir ses services, à la Foire de Paris où il programma de façon inattendue en 2000 une affiche allant du Claude Bolling Big Band aux formations de Claude Barthélémy et Erik Truffaz, puis au Chant du Monde en produisant, avec le compositeur et ingénieur du son Jean Schwartz une série de coffrets patrimoniaux dont “La Grande histoire du jazz” de 1898 à 1959 en 99 CD, assortie d’“Une Histoire du jazz vocal” et de “L’Histoire du piano jazz” chacun en 25 CD. Mais des générations vinrent auxquelles le nom d’André Francis ne disait plus rien, même si Jazz Magazine lui rendit périodiquement visite. Dès 1997, Frédéric Goaty et Benoît Renard lui firent raconter cinquante ans de souvenirs (numéro 474). En 2012, pour notre numéro 637, Pascal Rozat et le photographe Jean-Baptiste Millot lui firent raconter son année 1958. En 2015, le même Rozat revint chez lui sonder sa mémoire, de son premier concert (les trois plateaux superposés de Gus Viseur, Django Reinhardt et André Ekyan au Moulin Rouge en 1941), à son meilleur souvenir (Hermeto Pascoal au Studio 104 de Radio France en 1984) en passant par sa plus grande fierté : « Il y en eut tellement ! Mais c’est peut-être d’avoir été le premier à présenter Bill Evans à Paris, en 1965, alors même qu’à la direction de la radio, on me disait que c’était un pianiste de bar sans intérêt ! Résultat : les deux concerts à la Maison de la Radio étaient complets ». Et les fameux “Paris Concert” de Bill Evans en 1979, c’est encore André Francis qui est derrière, lui qui tint la console pour les premiers enregistrements solo de Thelonious Monk à Paris en 1954, un jour de grève des techniciens !
Voilà pourquoi l’on ne peut laisser partir André Francis sans rappeler qui il était et combien il compta pour les amateurs de jazz du siècle dernier. Énumérer la totalité de ses faits d’armes serait ici fastidieux. Rappelons qu’il est né à Paris le 16 juin 1925, qu’il s’essaya au métier de comédien au Centre de la rue Blanche, qu’il apparut brièvement sur les planches de la Comédie française et aux Folies bergères… et qu’il est l’un des bras sortant du mur pour tendre leur chandelier à l’entrée de la Belle chez la Bête dans le célèbre film de Cocteau, comme aime le raconter Pascal Anquetil dont le père tendait un autre chandelier dans la même scène. Jean-Jacques Ledos nous rappelle encore dans Les Cahiers d’histoire de la Radiodiffusion (n°75, janvier-mars 2003) qu’ « un projet d’émission accepté, un montage de poèmes d’Aimé Césaire et d’enregistrements de Duke Ellington diffusé par le Club d’essai de la Radiodiffusion française, lui vaut l’attention de Jean Tardieu qui lui accordera une place dans les programmes. » On est en 1947. Les émissions se succèdent alors sur Paris-Inter : Aimer le jazz, Jazz Session, Club du jazz avec Frank Tenot, André Hodeir et Boris Vian, Rendez-vous du jazz, Bop City, Jazz à la carte… et l’on n’en est qu’en 1951. Mais sa grande affaire, ce sera le jazz vivant qu’il programme et/ou qu’il présente ou diffuse sous les intitulés de Jazz sur scène ou Jazz Vivant. Il est incontournable à Antibes (sa présentation du quintette de Miles Davis en 1963 est gravée dans la cire de “Miles In Europe”), il participe à la création en 1970 de Jazz à Chateauvallon avec Gérard Paquet et Bernard Lion (dont il reste quelques belles captations télévisées à l’INA), il dirige le festival de Paris de 1980 à 1993…
Et pour tout cela, on siffle ses présentations alambiquées, on moque son accent anglais maladroit, on l’insulte pour ses positions esthétiques jugées rétrogrades. Il assume, il revendique, il pérore, il s’amuse même des sifflets et des quolibets… Les braver, c’est un peu sa fierté. Il n’en est pas moins à l’écoute. D’une année sur l’autre, on le voit se remettre en cause, sans le crier sur les toits… il a sa fierté. Peut-être n’en prend-il pas totalement conscience. Mais voyez l’éclectisme de ses choix en 2000 à la Foire de Paris : Claude Bolling, Erik Truffaz et Claude Barthélémy. L’Art Ensemble of Chicago en 1974 ou le groupe Circle (Chick Corea, Anthony Braxton, Dave Holland et Barry Altschul) en 1971, Lee Konitz en 1976 (partageant l’affiche avec le trio de John Surman) au Studio 104, c’est lui. Ainsi remit-il à jour périodiquement son Jazz, publié en 1958 au Seuil, dans la collection Solfèges, au point d’en faire l’histoire du jazz en langue française de référence qui résista jusqu’à la fin du siècle.
Ajoutons encore que, par-delà son intérêt pour l’Orchestre National de Jazz dont il fut le premier président, en dépit de la jalousie de ceux qui n’eurent pas ses faveurs ou qui reportèrent sur lui les reproches qui pouvaient été faites à la frilosité et la pingrerie de la Maison ronde à l’égard du jazz, en dépit encore des propos aigres et sans concession qu’il pouvait avoir pour certaines musiques dont il n’avait pas encore assimilé la signification (Marc Ducret s’en est souvenu en diffusant ses propos à partir d’un dictaphone collé contre son micro de guitare au terme de son programme Seven Songs from the Sixties en 1993), André Francis eut un rapport bienveillant, passionné et efficace pour la scène française, par ses captations, ses retransmissions et ses programmations à La Maison de la Radio et ailleurs. On se souviendra que le retentissement du Concours national de jazz de la Défense n’aurait pas été ce qu’il a été si, lors de sa création en 1977, André Francis n’avait pas répondu à l’appel de l’EPAD (Etablissement public d’aménagement de la Défense) pour en assurer la promotion, la sélection des candidats à la tête du jury qu’il avait constitué avec Alain Guerrini, la programmation du prestigieux concert de fin de concours (Horace Silver, Elvin Jones, Dave Liebman… concerts au cours duquel une pause était prévue, et bien accueillie par les artistes en scène qui en avait été prévenus, pour annoncer les résultats en grande pompe devant un large public), l’enregistrement de ce concert mais aussi des prestations de tous les candidats pour assurer ensuite la diffusion des lauréats au cours de l’année suivante, voire pour les réengager dans les différentes manifestations où il avait quelque responsabilité, voire encore la diffusion ou l’engagement des candidats que le jury avait négligé contre son avis. Et je fut fort surpris, en lisant les mémoires du batteur quimpérois Philippe Briand, Dans l’ombre du Mont Fugy (Atramenta, 2016), de découvrir combien André était apprécié et attendu en Province dont il connaissait les ressources et les réseaux, permettant aux jeunes musiciens locaux de faire leurs premières armes auprès des stars de la capitale en tournée tels Stéphane Grappelli, Michel Roques ou Eddy Louiss.
Certes, lorsqu’une musique lui déplaisait, il n’avait pas sa langue dans sa poche, et je le revois protester, parmi un public trop complaisant à son goût qu’il interpelait au pied d’un groupe qui lui déplaisait sur la scène du Festival de La Défense qui avait fini par parasiter le Concours national dont il avait été le co-fondateur. Et je le vois encore darder le jury de son œil bleu qu’il pouvait avoir vif comme l’acier ou tendre et pâle comme peut l’être l’hortensia adria, mais toujours malicieux, au moment de nous lire quelque pensée qu’il venait de noter en écoutant l’un des concurrents. On y retrouvait le style de ses présentations de concerts dont le pittoresque des tournures flatteuses (et parfois perfides) égalait celui de sa prononciation des noms étrangers. • Franck Bergerot