Jazz live
Publié le 22 Jan 2019

Marcel Azzola : l’accordéoniste qui aimait le jazz

Marcel Azzola est mort hier, 21 janvier, à l’âge de 91 ans. La France se souvient de sa formidable performance dans le Vesoul de Jacques Brel et des fameux « Chauffe Marcel » du chanteur. Lui se souvenait que c’était Chet Baker qui leur succédait en studio.

« Chauffe Marcel ! » L’histoire est trop belle pour n’être pas racontée mille fois ce matin sur les ondes. Vesoul et son accordéon nous donnera longtemps des frissons. Marcel aimait raconter cet enregistrement hors d’haleine, chauffé à blanc par quelque chose qu’il avait appris chez les jazzmen de Saint-Germain-des-Prés : « Il y a eu deux prises. C’était la fin de séance. Brel a changé deux trois mots. Il ne corrigeait jamais ses textes, c’était fini, léché, mais là je ne sais pas pourquoi, ce jour-là, il a changé quelque chose et il m’a fallu trouver une autre intro. Pour une fois, les choses n’étaient pas écrites. On était au studio B chez Barclay et il nous restait vraiment très peu de temps parce qu’il y avait une autre séance qui attendait. Et je crois que Jacques a lancé son fameux “Chauffe Marcel”, pendant la seconde prise. D’habitude, nous les accordéonistes, on était habitué à faire nos gargouillis derrière les chanteurs. Ils attendaient surtout de nous de ne pas les emmerder avec nos trucs. On jouait des tenues, on bouchait les trous. Mais là, il y avait une complicité ! Sur le coup, on ne s’est pas rendu compte de ce qui se passait, mais quand on a eu l’épreuve, ma femme m’a dit : “Ça, on en reparlera”. Moi, je me souvenais surtout, que celui qui attendait qu’on libère le studio, c’était Chet Baker. Il était affalé dans le couloir, avec sa veste sur la tête, cherchant à se relaxer. J’ai assisté au début de la séance. Oh, là là… Je serais bien resté toute la journée à l’écouter… »

Tout Marcel Azzola est là, dans cette fièvre de Vesoul, certes, mais aussi dans la modestie du regard vis à vis du chef d’œuvre qu’il venait d’enregistrer et cette curiosité, cet appétit pour le jazz dont André Hodeir avait décrété l’incompatibilité avec l’accordéon.

Des anecdotes, la vie de Marcel Azzola en est pleine. À commencer par cette grosse dame qui, une nuit de 1922, dans un train en provenance de Milan à destination de Paris-Gare de Lyon, s’assoit sur la mandoline d’un jeune Italien fuyant son pays et les milices fascistes qui cherchent à l’enrôler. C’est Giuseppe Azzola, maçon et chef d’un orchestre de mandolines. Sa mandoline est pulvérisée, mais il transmettra la fibre musicale à son fils. Marcel naît le 10 juillet 1927, à l’hôpital Tenon, rue de La Chine à laquelle il dédiera une valse mazurka, Rue de la Chine, cosignée par Didi Duprat, son copain d’enfance, son guitariste préféré, né au même endroit à quelques mois d’écart. Le premier instrument de Marcel sera le violon, puis l’accordéon. Le professeur qui le marquera sera le grand Médard Ferrero, qui lui donnera le goût de la virtuosité et d’un répertoire classique populaire : grands airs, ouvertures que l’on jouait dans les brasseries, loin des bals musette…

Le Jazz est là qui rôde, le swing, son ami Didi dont le médiator maraude sur le territoire de Django Reinhardt… Pendant la guerre, il se produit dans une brasserie avec des musiciens qui jouent les standards. « Le batteur-violoniste m’encourageait de la voix : “Vas-y petit, change la mélodie.” Il me chantait des phrases qui swinguaient. Mais ça n’était pas mon truc. Ce sont mes copains de banlieue qui m’ont entrainé. Didi, le batteur Roger Paraboschi, etc. On se retrouvait souvent dans le dernier métro après les affaires. Ils fréquentaient un autre monde. Didi m’emmenait écouter Django. Un jour, l’accordéoniste-vibraphoniste Geo Daly m’a montré la partition de Sophisticated Lady de Duke Ellington. Quel choc ! Ça me changeait de l’accordéon populaire et des partitions classiques que j’étudiais avec le grand Médard Ferrero. Didi était l’un des rares gadjo acceptés des guitaristes manouches. Il jouait chez Tatave [Gus Viseur]. Gus avait de la technique, mais il ne le faisait pas voir, comme Armand Lassagne qui reste aujourd’hui l’héritier de cette élégance. Moi, j’étais plus attiré par la virtuosité phénoménale de Tony Murena et par le répertoire classique appris avec Médard, mais c’était moins jazz. Un jour, Sarrane Ferret me dit : “On va chez Django. Je lui ai promis de lui faire entendre Bach à l’accordéon.” On l’a trouvé en maillot de corps. Il a continué de se raser sans rien dire, jetant quelques coups d’œil sur moi dans le miroir. Saranne m’a dit : “Joue lui ton Bach”. À la fin de la Toccata et fugue, Django s’est enfin retourné, m’a regardé, puis il a dit : “Ah oui ! C’est pas mal…” Selon Saranne, c’était un sacré compliment. »

« Paraboschi, lui, m’a fait découvrir le bop. Parker, Gillespie, Howard McGhee… Ça, c’était la vraie musique ! Plus tard, il m’a fait comprendre que tout venait d’Armstrong que j’avais ignoré. Lorsque Dizzy a fait Pleyel en 1948, Paraboschi qui jouait en première partie m’a fait entrer par les coulisses. J’étais à deux mètres de Dizzy qui sortait régulièrement vers nous, puis repartait en faisant son numéro. Sur scène, ça tonnait ! À la fin du concert, j’aurais voulu voler les partitions. Curieusement, ça n’était pas tout noir de notes. Tout reposait sur la répartition des voix qui donnait cette impression de virtuosité insensée. Et puis Paraboschi jouait au Club Saint-Germain. J’y ai entendu Bernard Peiffer, Maurice Vander, Georges Arvanitas, Martial Solal qui parfois se mettait à la batterie… Un soir, un gars se pointe sa trompette sous le bras et un béret basque enfoncé jusqu’aux sourcils. Clifford Brown ! Je l’ai préféré à Miles. Miles, ça canardait trop pour moi. J’ai compris plus tard qu’il fallait aussi écouter les idées. »

Mais il faut gagner sa vie et le nom de Marcel Azzola commence à circuler dans les studios d’enregistrement. En 1953, La Voix de son maître et le label Riviera de la toute jeune maison Barclay se disputent le jeune accordéoniste. Il accompagne les chanteurs maison, crédité notamment sur l’étiquette des premiers disques de Gilbert Bécaud. On lui fait aussi enregistrer les versions pour accordéon des succès du catalogue, musique à danser, pasos, tangos, boleros. En 1954, il remporte le Grand prix du disque de l’Académie Charles Cros et le label Festival le débauche, lui promettant des passages hebdomadaires sur RTL. «Nous étions “les rois de l’accordéon”, sponsorisés par les potages Royco… Ah! C’était pas Versailles! En studio, on enregistrait des conneries. Les éditeurs payaient les marques de disques pour qu’on enregistre leurs nouvelles chansons. Le directeur artistique te disait : “Nous emmerdez pas avec vos arrangements. La mélodie ! Et surtout pas de jazz !” » Et puis, Marcel monte son orchestre et commence à faire la tournée des bals : « Mes danseurs, c’étaient pas ceux du Club Saint-Germain. Fallait pas leur coller des improvisations dans les jambes. Au Club, j’arrivais sur une autre planète. J’étais fils de maçon italien, c’était tous des gosses de riches, avec une grosse éducation musicale. L’accordéon, ils regardaient ça de haut. Heureusement, j’ai toujours eu la cote. Grâce à Médard, je suis devenu l’accordéoniste du bon goût, celui qui joue Bach. Et au Club, ils savaient combien je les admirais. Ils m’ont invité à les rejoindre. Mais je ne comprenais pas bien ce qu’ils faisaient et je n’ai jamais osé amener mon accordéon. Quelques fois, j’ai tapé le bœuf, mais avec l’accordina. C’était plus discret. »

C’est ainsi que Marcel Azzola deviendra l’ambassadeur d’un accordéon populaire, mais exigeant, avec une oreille sur le jazz et l’autre sur le classique. C’est sous sa houlette, par son aura médiatique, ses prises de position, son sens diplomatique, son implication dans le domaine pédagogique et ses parrainages que de nouvelles générations vont ouvrir la porte du conservatoire et du jazz à l’instrument qui s’acquiert un nouveau public. Non sans quelques réticences de sa part. Le patron d’orchestre que certains danseurs suivaient de bal en bal – ceux-là qu’il aimait voir tourner au pied de l’orchestre et qui lui donnaient le goût du métier –, on le sentait parfois se raidir lorsque de nouvelles habitudes sur l’estrade ou sur le parquet froissaient ses convictions esthétiques et son sens de la bienséance due au public. Parfois même l’inquiétude de l’entrepreneur face à la concurrence se mêlait, comme par réflexe, à la bienveillance et à l’admiration dans ses plaisanteries au sujet des générations montantes : « Ah, la vache! Ils m’en font voir tous ces jeunots. Ils jouent trop bien. Ils vont nous piquer le boulot! »

À la fin des années 1970, le revoici dans les clubs de jazz, et cette fois-ci avec son accordéon. J’allais écouter le duo du guitariste Marc Fosset et du contrebassiste Patrice Caratini au Caveau de la Montagne. Un soir, ils m’ont dit qu’ils avaient des partitions qui m’iraient bien. C’est devenu un trio. » Par la suite, les projets jazz s’enchaînent : Dany Doriz, Didier Lockwood, Christian Escoudé… C’est lors d’un concert du trio Azzola-Caratini-Fosset au Petit Journal pendant l’hiver 1989-1990 que je l’abordai  pour lui soumettre le projet “Paris-Musette” et lui remettre un dossier. L’idée lui plut et les deux fois où il nous rejoignit en studio avec son ami Didi dont nous avions fait le fil rouge de la série (“Paris Musette”, 3 volumes au Label La Lichère / Frémeaux / Socadisc), une première fois au printemps 1990 pour enregistrer Panique de Baro Ferret et Afro-Musette de et avec Richard Galliano, une seconde fois au printemps 1993 pour enregistrer Explosion qu’il avait cosigné avec Tony Murena, Douce Réflexion de Didi et évidemment Rue de la Chine, ce fut chaque fois avec un mélange de générosité et d’humilité qui nous laissait pantois. Alors que de jeunes loups de l’accordéon demandaient à refaire des prises phrase après phrase, je me souviens à l’écoute d’Explosion qu’il venait d’enregistrer avoir vu Marcel tressaillir au passage d’un accroc dans une phrase. « Tu veux la refaire, Marcel ? – Non, on laisse, c’est comme ça. C’est très bien. » C’était ça l’esprit de Vesoul, alors quil pouvait se montrer si perfectionniste. « Chauffe Marcel ! T’occupe pas des signaux, mets du charbon dans la machine. »

Depuis, il m’est arrivé de lui rendre visite et j’aimais me faire commenter les instruments de sa collection, dans l’une des deux maisons-jumelles de Villennes-sur-Seine qu’il partageait avec la pianiste (chanteuse et violoniste) Lina Bossati et son époux l’accordéoniste Denis Tuveri (deux anciens comparses de son orchestre débauchés à L’Ange rouge, dancing de la rue Fontaine, Tuveri doublant au bandonéon et à la trompette). J’ai toujours été frappé par le mélange de camaraderie et de distance qui caractérisait nos relations. Il était resté le fils de maçon, le patron de “Marcel Azzola et son Orchestre”. J’étais du monde du jazz qu’il admirait, auquel il adhérait, mais toujours avec réserve, comme intimidé : « J’en suis resté à Charlie Parker. Même Bill Evans, c’est trop savant pour moi. Mon copain Joe Rossi a étudié ça à travers le piano et a sûrement influencé Richard Galliano. Aujourd’hui, je suis souvent invité par de jeunes jazzmen, mais j’ai du mal avec leur répertoire. Le pire, c’est quand il n’y a que deux accords. Il faut avoir travaillé ça. Moi, il me faut de belles progressions à la George Shearing. Le jazz est un monde qui peut encore m’intimider. Quand tu joues à côté d’un Stéphane Guillaume chez Escoudé, tu peux vite avoir l’air d’un con. Le jazz, je me dis toujours que je vais m’y mettre demain, mais il faut vivre avec, ne faire que ça. Finalement, c’est dans mon duo piano et accordéon avec Lina Bossati que je me sens chez moi. J’y fais fructifier l’héritage de Médard, mais avec pas mal de jazz : Martial Solal nous a écrit Piécette pour duo, Hubert Rostaing Papillon, on joue Azzola 2000 de Marc Fosset et Endeka de Patrice Caratini. »

Denis Tuveri est mort en 2009, mais Lina Bossati est toujours là. Un petit couloir lui suffisait pour gagner la maison de Marcel et c’est elle, toujours rayonnante, qui a veillé sur ses derniers jours, alors qu’il déclinait de dialyse en dialyse. Marcel est mort le 21 janvier. Il avait 91 ans, mais il chauffe toujours. • Franck Bergerot

Marcel Azzola et Franck Bergerot, Villennes-sur-Seine, juin 2017 (© Nelly Parent)