MARTIAL SOLAL, concert-escapade en Bavière
Un voyage jusqu’à Ottobrunn, près de Munich, pour assister à un concert, en solo, de Martial Solal.
L’aventure commence, en fin de matinée le jour du concert, à la Gare de l’Est, où je retrouve Martial en compagnie de sa femme Anna, de Martine Palmé qui a assuré la logistique du concert (et du voyage), et d’Yves Riesel dont le cycle ‘Les concerts de Monsieur Croche’ accueillera le pianiste, le 23 janvier 2019 à Gaveau, pour un concert en solo. Nous partons vers 10h55 par un train allemand à grande vitesse, via Stuttgart.
Arrivés à la Gare de Munich, après un épisode de stress lié à l’oubli dans le train d’un sac (heureusement retrouvé en moins d’une demi-heure), une voiture nous transporte directement sur le lieu du concert : l’épisode du sac oublié nous a fait renoncer au passage par l’hôtel.
Le concert aura lieu à la Wolf-Ferrari Haus, lieu érigé en hommage au compositeur italien (de père allemand) Ermanno Wolf-Ferrari, musicien post-romantique de l’extrême fin du dix-neuvième siècle, et du début du vingtième, né et mort à Venise, mais qui vécut longuement ici, à Ottobrunn, dans la banlieue sud de Munich.
À peine sommes nous arrivés, et accueillis par les organisateurs du festival, les frères Kreusch, que Martial veut voir la salle et tester le piano. Un très bel instrument de concert, très récent, que Martial va trouver un peu léger de toucher, mais qui va cependant le satisfaire.
Il va le sonder tout en dialoguant avec Cornelius Claudio Kreusch, pianiste (il participa en 1989 au premier concours de piano jazz Martial Solal), un musicien aux multiples activités qui fonda voici pas mal d’année une plateforme pionnière de distribution digitale, ‘Music Just Music’ ( www.musicjustmusic.com ). Le piano reçoit l’agrément de Martial, qui part ensuite se reposer des fatigues du voyage dans sa loge.
Le concert de Martial (que Cornelius Kreusch admire depuis sa jeunesse) est assurément le temps fort de ce festival qui accueillait la veille Bobo Stenson, et aussi Ketil Bjørnstad.
Le billet qui permet d’accéder à l’événement dit assez l’admiration que les organisateurs portent à notre compatriote : MARTIAL SOLAL ‘Horowitz des Jazz-Piano’
20h : c’est l’heure du concert. Le public se presse dans cette belle salle d’un peu plus de 400 places, dont l’acoustique rend inutile toute sonorisation : un bonheur, pour le public comme pour le pianiste. Le Maire d’Ottobrunn fait un discours de bienvenue. Les frères Kreusch prendront aussi la parole : Johannes Tonio Kreusch, guitariste classique et coorganisateur de l’événement, puis Cornelius, déjà cité. Que la fête commence !
Comme en Autriche, au ‘Porgy and Bess’ de Vienne, en septembre dernier, Martial commence en douceur, avec My Funny Valentine. Le pianiste aime désormais ne pas se laisser trop vite emporter par les traits véloces et les pirouettes : ce standard pourtant sera livré avec quelques surprises et déconstructions digressives du meilleur aloi…. Vient ensuite Histoire de Blues, une composition récente du pianiste, qui va aussitôt revenir vers les standards qu’il adule avec Tea For Two, dont il donne comme souvent une version un peu cubiste. Pour l’avoir entendu jouer ce thèmes des dizaines de fois, je suis toujours aussi étonné que, chaque fois, il parvienne à me surprendre encore. Une entrée dans le thème de Caravan par des voies secrètes annonce l’un des péchés mignons de notre pianiste : le pot-pourri Ellington : vont se croiser dans un collage/tuilage Sophisticated Lady, Satin Doll, et quelques autres souvenir du Duke. Quand vient I’ll Remember April, je ne peux m’empêcher de penser à Lee Konitz, grand ami de Martial : Lee jouait souvent ce thème (souvent sans même en citer la mélodie, entrant directement dans l’improvisation), et il en avait exploré toutes les ressources dans de nombreuses métamorphoses avec Lennie Tristano ; et je jurerais qu’un instant, improvisant sur cette grille, Martial a pensé à Lee, et/ou à Lennie. Après un furtif Frère Jacques, qu’il abandonne bien vite car il paraît s’y ennuyer (alors qu’il en a donné deux très belles variations transgressives, sous le titre de Sir Jack, lors d’un même concert, à Gütersloh en Rhénanie, à l’automne 2017 : le disque «My One And Only Love» -‘European Jazz Legends’, Intuition / Socadisc- en témoigne éloquemment. Après un Lover Man où la tentante digression vers Chopin ne sera qu’esquissée, la première partie du concert va se conclure avec Cherokee : je me souviens qu’en 1956 Martial en avait donné une belle version dans son premier disque en solo, et que cette même année, en solo également, Phineas Newborn avait enregistré ce thème avec un égal bonheur. Dérive d’amateur que cette pensée digressive, bien sûr, mais le bonheur de l’instant ne fait pas oublier le passé.
En second partie, après un standard qu’il affectionne, Martial nous offre une de ses plus belles compositions : Coming Yesterday, dont le motif retors et distendu va me hanter pour quelques heures. Là encore la surprise est au rendez-vous, car cette version est très différentes de celles que j’avais écoutées, depuis près de 40 ans, sur disque ou en concert. Retour aux standards, parmi lesquels Here’s That Rainy Day, paré de tout son lyrisme, et ‘Round Midnight, dans lequel Martial va nous entraîner sur des sentiers mystérieux, jouant un instant le thème dans l’extrême grave du piano tandis que la main droite pose des accords harmoniquement tendus qui renouvellent la perspective sur ce thème tant et tant joué. Le pianiste annonce alors qu’il n’a plus de titres sur sa liste et qu’il va improviser (ce qu’il a fait tout au long du concert : rires dans l’assistance….). L’improvisation débouchera en coda, très brièvement, sur Salt Peanuts. Au premier rappel une citation du Beau Danube Bleu débouchera, par nécessité contextuelle, sur les harmonies du blues. Et pour le second rappel Martial Solal nous offrira une brève et très intense introspection, où l’on sent vibrer tout à la fois le goût des harmonies des standards et le désir incessant de leur transgression. Bref une fois encore un très beau concert de ce grand musicien qui n’a cessé de m’enchanter depuis que je l’écoute en concert, dans les années soixante, cela fait maintenant plus de… 50 ans !
À l’issue du concert Martial Solal a répondu aux questions de Cornelius et Johannes Kreusch, et aussi à celle du public, avec son humour coutumier : sous le couvert de multiples esquives il nous a dit sa part de vérité, avec cet amour de la musique qui ne chipote pas l’exigence.
Le lendemain, comblé par cette belle soirée, j’ai repris dans la même agréable compagnie le chemin ferroviaire vers Paris : encore un changement à Stuttgart, avec une durée de transit qui nous a permis de goûter la froidure des couloirs surplombant des travaux pharaoniques pour mériter une soupe chinoise avant de retrouver un train à grande vitesse (cette fois notre TGV national) pour regagner nos pénates. Un très belle parenthèse musicale, en attendant (et avec quelle impatience !) le concert que Martial Solal donnera dans à peine plus d’un mois, le 23 janvier 2019, à Paris Salle Gaveau. J’espère vous avoir donné l’envie d’y être !
Xavier Prévost
Ce concert a été enregistré par le Bayerischer Rundfunk. Des informations bientôt sur sa diffusion, et surtout sur un lien qui vous permettra de le réécouter.