Jazz live
Publié le 11 Sep 2018

Météo – jazz & aventures sonores (3)

En soirée, direction le Noumatrouff, salle emblématique de Mulhouse, légèrement excentrée et dédiée aux musiques actuelles. Trois concerts y sont donnés chaque soir, entrecoupés de larges pauses pour respirer, échanger, se désaltérer… jusqu’à l’appel de la crécelle.

 

22-25 août

Michiyo Yagi solo

Michiyo Yagi (koto, voc, élec)

Michiyo Yagi / Tony Buck

Michiyo Yagi (koto, voc, élec), Tony Buck (dm, perc)

Charles Hayward / Tony Buck

Charles Hayward (dm, perc), Tony Buck (dm, perc)

Il faut voir et entendre l’imposant koto sur scène pour se faire une idée de la richesse sonore dégagée par cette machinerie complexe de bois et de cordes, ici amplifiée. Un navire que peu sont capables de piloter. Pour Michiyo Yagi, « l’accordage, c’est toute ma vie », et à voir son assiduité inlassable, ses mouvements rigoureux, on n’en doute pas. Le set s’appuie largement sur des boucles échafaudées en direct, sur lesquelles Yagi déploie son art de la précision et de la nuance. Ce concert à la durée copieuse n’a pas toujours évité la redite, mais un rappel en douceur a permis d’entrevoir une autre facette. On a préféré, le lendemain, le duo de la japonaise avec Tony Buck, rencontre survenue à l’initiative du festival. Le batteur australien, familier des esthétiques répétitives, a mis en œuvre les éléments rythmiques et colorations permettant à la musicienne de développer ses idées et faire entendre sa voix. Le même Tony Buck nous mit des étoiles dans les yeux lors d’un set en duo avec Charles Hayward, grand bonheur d’entente musicale entre deux percussionnistes parmi les plus singuliers de la planète musique.

Ahmed

Pat Thomas (p), Joel Grip (b), Seymour Wright (s), Antonin Gerbal (dm)

Après son solo en ouverture du festival, on a retrouvé Pat Thomas dans l’étonnant quartette Ahmed (ainsi nommé en référence au jazzman Ahmed Abdul-Malik, bien qu’il ne s’agisse pas de reprises), basé sur l’idée de répétition, et dont le minimalisme en trompe-l’ouïe finit par prendre une grande intensité dans ses mutations continuelles. La rythmique est inflexible, et rarement un saxophoniste aura joué aussi peu de notes, encore moins de phrases. Une seule pièce, à l’effet extraordinaire, avant un rappel éclaté par contraste. Le groupe a fait paraître un vinyle, dont on peut lire grand bien dans le numéro de septembre d’Improjazz, le chroniqueur lui reprochant seulement d’être scindé en deux faces!

Nimmersatt feat. Jon Rose

Daan Vandewalle (p, org), Chris Cutler (dm), John Greaves (elb), Jon Rose (vln)

Un sommet, quoique cette opinion ne fut pas universellement partagée… Une délirante prestation dans tous les cas, de la part de proches collaborateurs de Fred Frith – Greaves et Cutler faisaient partie du groupe Henry Cow. A la basse électrique, Greaves est décidé à en découdre et mène la danse, alors que sur le papier Nimmersatt est le projet du claviériste. Le parti-pris du bruit et de la fureur, l’interdiction de toute ébauche rythmique (inénarrable Chris Cutler) ôte à ce rock progressif enfiévré les repères habituels. On ne va pas demander à ces éternels innovateurs de la jouer pépère. Dans le public, les uns crient à l’escroquerie ou à l’excès de boisson, les autres se tapent sur les cuisses de plaisir. C’est un spectacle ébourrifant que de voir ces vétérans (sauf Vandewalle, d’une autre génération) s’amuser à ce point, inventer toujours en maniant l’humour et la provocation – Jon Rose démentiel au violon, jouant du larsen en manipulant son instrument comme un poignard sacrificiel, quand il ne martèle pas des staccato maniaques dignes de Bernard Herrmann à l’archet. Sauvage, dangereux, désinhibé, réjouissant en diable.

Système Friche II « Le Chant des pistes »

Jacques Di Donato & Xavier Charles (dir, cl), Félicie Bazelaire & Benjamin Duboc (b), Jean-Luc Cappozzo & Franz Hautzinger (tp), Isabelle Duthoit (voc, cl), eRikm (platines, élec), Simon Henocq (g, élec), Soizic Lebrat (cello), Bruno Maurice (acc), Roméro Monteiro (dm, perc), Nicolas Nageotte (s, cl), Alfred Spirli (perc, objets), Thierry Waziniack (dm, perc)

Ensemble à deux têtes dirigé par Xavier Charles et Jacques Di Donato, ce collectif réactivé après vingt ans de sommeil présente des méthodes de travail particulières, les compositions résultant de transcriptions d’improvisations, mise en abyme aux résultats fructueux, ne s’interdisant ni le groove ni la chanson pataphysique. Constitué de musiciens européens familiers de la scène improvisée, se remarquent entre autres les percussions insolites d’Alfred Spirli, les acrobaties vocales d’Isabelle Duthoit et, en tandem avec Benjamin Duboc, la bassiste Félicie Bazelaire, venue de la musique contemporaine et qui tourne actuellement dans un quartette à deux violoncelles et deux contrebasses mené par Pascal Niggenkemper. Curieux, diversifié, peu soucieux de modernisme et pas toujours très tenu, mais on ne peut nier que tout cela est fort plaisant.

A Pride of Lions

Daunik Lazro (s), Joe McPhee (s, tp), Guillaume Séguron (b), Joshua Abrams (b, guembri), Chad Taylor (dm, mbira)

La liberté s’est conjuguée avec la joie de vivre, l’Afrique (via l’emploi des chaleureux guembri et piano à pouces par Abrams et Taylor) avec l’Europe et l’Amérique, Chicago-Liernais express, sans effort apparent. Là où existe une fraternité créative les questions d’ego et de styles ne se posent pas. Bel exemple de free music festive sans forcer la note, pied de nez au conformisme, barrage à l’indifférence et aux clichés. Après le disque (le meilleur à ce jour de la saga The Bridge), le concert a confirmé que ce groupe-là tient la route, de deux bassistes en synergie aux soufflants complices, dont chaque nouvelle rencontre produit des étincelles. Outre sa trompette de poche, McPhee a sorti son ténor en plastique blanc, qu’il utilise dans les grandes occasions. Sa bonne humeur communicative favorise l’adhésion du public, tandis qu’un Daunik Lazro moins exubérant que son ami américain fait montre de sa générosité et sens de l’écoute habituels, jonglant entre spontanéité et délibération sans qu’aucune note ne tombe par terre.

Peter Evans Ensemble

Peter Evans (tp), Mazz Swift (vln, voc), Tom Blancarte (b), Sam Pluta (élec), Jim Black (dm)

De cet Ensemble on a apprécié les moments d’interplay, duos et trios, ainsi que la place octroyée par le leader à ses partenaires. On a aimé Mazz Swift, aussi opiniâtre au violon qu’au chant, et retrouvé Jim Black avec plaisir, fidèle à son style et arborant le même t-shirt (reprenant le visuel d’une pochette de Joy Division) qu’à Lisbonne plus tôt dans le mois. A noter que ce dernier ne fournit pas un soutien permanent, mais cesse tout bonnement de jouer pendant que d’autres s’expriment. L’usage de l’électronique en revanche ne m’a pas convaincu, plus poseur que musical, plus disruptif qu’intégré (mais c’était peut-être le but), et ne dépassant guère sa fonction de signifiant ostensible d’une certaine idée de la « modernité ». Le perfectionnisme froid de Peter Evans pose également question, mais on ne demande qu’à vérifier ou réviser nos impressions à l’occasion d’un prochain concert ou enregistrement du quintette.

This is not This Heat

Charles Bullen (elg, voc), Charles Hayward (dm, voc), Frank Byng (dm), Daniel O’Sullivan (elb, cla, voc), Alex Ward (elg, cl), James Sedwards (elg, voc)

Reformation d’un combo britannique actif il y a quarante ans, au style marqué et pourtant assez peu définissable, excroissance de rock progressif, une pointe de Magma, un soupçon de punk et de musique « industrielle » du début des années 80, et une bonne dose de folie, le tout exécuté avec un sérieux imperturbable. Deux (sur trois) des membres fondateurs sont présents. Charles Hayward, entendu la veille avec Tony Buck, est également le batteur de Massacre, power trio métaphysique avec Fred Frith et Bill Laswell. Ce concert final de cette édition – et des six années de Fabien Simon, légitimement ému – fut un bonheur de tous les instants. L’esprit des albums-culte de This Heat et leur répertoire ont été honorés, de même que le chant halluciné de Hayward, secondé tour à tour par d’autres membres du groupe. La paire de batteurs fonctionne à merveille, entre unissons métronomiques et complémentarité, sur des pièces très construites. Les guitaristes tissent un rideau sonore enveloppant, tandis qu’à la clarinette Alex Ward apporte des rayons de lumière à une esthétique essentiellement sépulcrale. On espère qu’il ne s’agissait pas d’un one-off, et que Hayward & co vont continuer sur cette bonne lancée.

Tout ceci fut bel et bon, et c’est simultanément lessivés et rechargés que l’on a regagné nos pénates. Les programmateurs sont en route vers de nouvelles aventures puisque les voici aux manettes de la prochaine édition de Sons d’Hiver. Quant au festival Météo, il va continuer avec Mathieu Schoenahl, auquel on souhaite le meilleur.

David Cristol