Retour sur Itxassou 2019
01 Aug 2019 #

La 24e édition du Festival d’Itxassou (Errobiko Festibala) fut un excellent cru, dont on retiendra notamment la confirmation éclatante de Naissam Jalal, et la découverte d’une météorite: l’incroyable Mursego.
C’est la troisième année que je me rends à Itxassou. J’en reconnais désormais les visages, les paysages. Je me rends mieux compte de la singularité de cet inclassable festival, qui est basque mais ouvert à toutes les cultures du monde, accueillant au jazz et à toute forme de liberté en musique, profondément relié à l’univers des musiques traditionnelles, et refusant la dichotomie entre musique à ouïr et musique à danser: ici tous les soirs, dans la tente dite des Batoutos, on peut danser si l’on veut jusqu’au petit matin en écoutant des groupes de qualité, ce qui attire ici une population jeune qu’on ne retrouve pas, ou peu, dans les autres festivals.
Au-delà de ces catégories musicales, Itxassou se caractérise par une ambiance particulière, mélange de fête, d’utopie, de discussions libres qui reflète l’état d’esprit de son directeur le chanteur Beñat Achiary, à l’affiche cette année dans une ambitieuse fresque sur l’aventure des travailleurs du fer de la Biscaye. Nous y reviendrons.
C’est Naïssam Jalal qui ouvrait la première soirée du festival.
PHOTO: JEAN CROC
Naïssam Jalal (flûte, ney, voix), Mehdi Chahid (saxophone ténor et soprano), Karsten Hochapfel (violoncelle , guitare), Zacharie Abraham (basse), Arnaud Dolmen (batterie).
C’est la première fois que je voyais en concert le quintet de Naïssam Jalal. Quelle claque! Elle nous emmène avec son groupe dans des émotions extrêmes, des cimes de l’extase aux abîmes de la douleur en passant par les remous de la colère. Le sommet de ce concert fut cette chanson sur les martyrs de la révolution Syrienne (dont la jeune musicienne est originaire). Une chanson dont le titre Almot Wala Almazala signifie si j’ai bien compris « La mort plutôt que l’humiliation ». Je m’attendais à un morceau plein de colère et de rage. Ce fut exactement le contraire. Ce fut pire. Car le morceau a commencé par une mélodie d’une douceur à vous filer la chair de poule. Elle s’est chargée progressivement d’éléctricité tandis que le violoncelliste Karsten Hochapfel tenait une sorte de bourdon funèbre.Ensuite, la tension accumulée a éclaté comme un orage, Naïssam Jalal a mêlé sa voix et ses cris au son de sa flûte, son chant est devenu polyphonique, comme si à travers elle s’exprimait tout un peuple. La tension a culminé jusqu’à un ultime cri suivi d’un silence calciné de deux secondes, trois secondes, une éternité. Dans ce pic émotionnel du concert, j’ai pensé aussitôt à Abbey Lincoln et à son fameux Tryptique (Prayer, Protest, Peace), à ces cris qu’elle pousse et à ce même type de silence de fin du monde qui s’ensuit.
Je m’en voudrais beaucoup de laisser penser, en m’arrêtant sur ce moment vertigineux, que la musique de Naïssam Jalal repose sur des ressorts émotionnels. Cette musique touche avant tout pour des raisons musicales. Car la jeune artiste est incroyablement douée. En plus de ses talents d’instrumentiste, c’est une compositrice inspirée capable de complaintes nues qui semblent immémoriales, et qu’elle fait respirer avec un art subtil du silence, ou au contraires de lignes mélodiques accidentées, souvent doublées avec le saxophone, qui à cause de mes habitudes de jazzfan me rappellent certains thèmes be-bop ou hard-bop. C’est aussi une arrangeuse très intéressante, qui s’est choisie une orchestration très particulière (un violoncelle plus une basse, voilà qui n’est pas si fréquent…) et qui en tire de très beaux effets, par exemple dans la superbe introduction de Etrange Samaaï. Bref c’est une artiste complète, en pleine créativité, qui offre une beauté de l’ordre de l’évidence.
Avant Naissam jalal, un duo de deux musiciens baroques avait lancé le festival. Il s’agit du groupe Acciacatura, composé de Berta Ares Lopez (violon) et Nacho Laguna (théorbe et guitare baroque).

PHOTO: JEAN-CLAUDE JOUARET
Nacho Laguna joue donc de cet instrument étonnant, le théorbe, une sorte de luth qui se serait pris pour un cygne. De son instrument (inventé au XVIe siècle, décédé au XVIe siècle, mais ressuscité ensuite) il tire des notes graves et profondes qui donnent à la jeune violoniste (sortie tout droit d’un tableau de Botticelli) la plateforme idéale pour s’élancer.

PHOTO JEAN-CLAUDE JOUARET
Elle a un jeu virtuose, une grande variété d’attaques et de timbres, et de la fougue. En les écoutant, je me dis que cette musique baroque ne fait pas son âge: en plusieurs moments elle est d’une intensité si frémissante que l’on songe à la musique romantique.
Le lendemain , c’est un ambitieux projet qui est proposé: Burdina-Hierro, la saga des travailleurs du fer.

PHOTO JEAN-CLAUDE JOUARET
Burdina-Hierro, avec Beñat Achiary (chant), Raul Micó (chant), Adriana Bilbao (danse flamenca) Guillermo Guillen (guitare), Michel Queuille (piano) et trois ouvriers foreurs de métal, les Harritzulozaile.
Le spectacle retrace une page un peu oubliée (y compris ici) de l’histoire du Pays Basque, celle de la région de Biscaye , qui au XIXe-XXe siècle s’industrialisa en se spécialisant dans la production de minerai de fer, attirant une main d’oeuvre « immigrée » de toutes les autres régions d’Espagne et en particulier d’Andalousie. On voit bien tout ce qui a attiré Beñat Achiary dans ce projet qui rassemble saga ouvrière, exploitation, immigration…
Sur la scène, trois ouvriers sont juchés sur une pierre qu’ils travaillent à la barre à mine. Avec la danseuse flamenca qui frappe le sol de ses talons, avec Beñat Achiary, à genoux, qui utilise la txalaparta, cette percussion traditionnelle en bois qui ressemble à un pilon, la soirée est donc placée sous le signe du martèlement, qu’il s’agisse du labeur pénible des corps ou du forage difficile de la mémoire.
Le spectacle est aussi l’occasion d’un dialogue avec un grand chanteur de flamenco, Raul Micó. Visiblement, Beñat Achiary aime ces mano a mano, peut-être parce qu’il trouve chez certains de ces chanteurs une intensité équivalente à la sienne. L’an dernier, ses échanges avec Niño de Elche, arbitrés par Pedro Soler avaient été un très grand moment du festival. Ici le dialogue est tout aussi intense. Les barres à mines des foreurs font naître des gerbes d’étincelles que l’on retrouve dans le chant de Raul Micó et de Beñat Achiary.

PHOTO JEAN-CLAUDE JOUARET
Ce dernier, incroyablement habité, utilise les ressources de toutes ses voix: voix ethnique japonaise, voix vrillée , voix murmurée, voix éclatante, voix sauvage…et son chant bouleverse autant lorsqu’il se réduit à un mince filet de source que lorsqu’il devient un fleuve grondant chargé d’alluvions et de cailloux. La danseuse affirme une intensité équivalente, et le photographe Jean-Claude Jouaret réussit à capter le moment précieux où elle forme un V avec son étole.

PHOTO JEAN-CLAUDE JOUARET
A la fin du spectacle, Beñat Achiary résume l’esprit de ces chants basques et espagnols: « L’injustice est polyglotte: elle traite aussi mal le Basque que l’étranger« . On conseille à ceux qui assisteront plus tard à ce spectacle de se munir du livret: car les paroles de certains de ces chants (traduits par Beñat Achiary ou Itxaro Borda sont de toute beauté).
Après ce spectacle, le groupe de forro du Nordeste du Brésil, remarquable en particulier par son violoniste chanteur, exemple parfait de ces groupes de musiques à ouïr et à danser qu’aime convier le festival. De fait, tout le monde est debout.
Enfin, la troisième et dernière soirée du festival, le lendemain, propose une rencontre entre deux jeunes musiciens qui n’avaient jamais joué ensemble, Mursego et Rédér Nouhaj.

PHOTO: JEAN-CLAUDE JOUARET
Mursego (chant, violoncelles, machines) Rédér Nouhaj (violon, bidules)
A ma gauche, Rédér Nouhaj, homme orchestre qui joue du violon, de la grosse caisse avec son pied droit, et d’un drôle d’accordéon à soufflet avec son pied gauche. Il s’inspire, pour ce qui est du violon, des musiques du Caucase.

PHOTO: JEAN-CLAUDE JOUARET
A ma droite, la jeune Mursego, un petit lutin punk qui fait de la musique comme elle respire, et prend parfois, après un morceau, la tête d’une gamine prise la main dans le pot de confitures (de cerises, bien sûr). Elle joue du violoncelle, instrument savant par excellence qu’elle transforme en jouet d’enfant. Elle chante en basque et dans toutes les langues qui lui plaisent (par exemple l’arabe). Elle serait même capable d’en inventer au cours du spectacle. Avec un riff de violoncelle, une percussion, elle crée une boucle sur laquelle elle construit des mélodies qui ont un caractère d’évidence. Elle n’hésite jamais. Qu’elle chante, crie, hurle, joue du violoncelle, on ne relève aucun faux pli dans ses gestes. Elle s’autorise même un poème dadaïste (en langue basque) dont elle traduit la piquante dernière phrase: « Heureux les kleptomanes éclectiques« …
Le duo met un peu de temps à fonctionner, sans doute parce que Mursego n’a besoin de personne, peut-être aussi parce que Rédér Nouhaj prend un plaisir évident à l’écouter. L’alchimie n’opère que dans le dernier quart du spectacle, quand elle chante, et lui joue du violon. C’est alors l’enthousiasme dans la salle, bien plus qu’avec la chanteuse cubaine Martha Gallarraga, seul concert raté du festival.
Je viens de parler des concerts du soir. Mais ici la musique ne s’arrête presque jamais. L’après-midi est l’occasion de découvrir de jeunes musiciens souvent issus de la scène des musiques traditionnelles (mais pas que). Par exemple, cette année, la brillante accordéoniste Maider Martineau, à laquelle une carte blanche est offerte. Elle se fait entendre dans des contextes divers, par exemple en duo avec Lolita Delmontel-Ayral sur une de ses compositions baptisée « Aucune Celtitude » (Ce très beau duo, qui vient de se constituer, s’appelle Otxo) ou avec l’incroyable Maxence Camelin à la bodega (une sorte de cornemuse) ou au baryton (l’effet produit quand celui-ci double l’accordéon diatonique est magnifique), ou encore avec le chanteur-percussioniste Julen Achiary ou avec la percussionniste Julie Lobato (qui conclue le concert par des claquettes). Incroyable de voir Maider Martineau évoliuer avec la même aisance dans un forro brésilien, un fandango, une berceuse de Biscaye…
La veille , dans ce même lieu , on avait pu assister à une conversation passionnante entre le guitariste free-rock, free-bruitiste Joseba Irazoki et le percussionniste-batteur Fauzi Berger (qui commence le concert en jouant sur le grincement têtu de l’anse d’une petite marmite …).
J’ai parlé jusque-là de musique. Mais le festival ne s’y limite pas. Comme dans une chanson, il y a la musique, mais aussi les paroles. Itxassou se caractérise par une effervescence poétique débouchant sur un certain nombre de rencontres et de palabres qui participent à la singularité de cet événement.
Le premier jour, par exemple. La rencontre a pour thème la place des artistes femmes. Pinar Selek fait partie des intervenantes. Cette sociologue et écrivaine turque vit en France depuis dix ans. C’est une Antigone rieuse et indomptable, qui instinctivement se place toujours du côté de l’opprimé. Elle l’a chèrement payé. Pour avoir défendu les Arméniens et les Kurdes elle a été emprisonnée pendant deux ans et demi, torturée (« J’étais dans la prison des femmes. nous étions mieux loties que les hommes car nous nous faisions des séances de massage régulières pour nous soulager.Mais les hommes, eux, ne se touchaient pas… »)
- Depuis son arrivée en France elle a publié plusieurs livres (« La maison du Bosphore », 2013, Liana Levi, « parce qu’ils sont arméniens », 2015, même éditrice). Son regard aigu débusque les carcans de fer qui se cachent sous la dentelle des mots (« Je n’aime pas que l’on parle des minorités…je préfère qu’on parle de « groupes opprimés ». Cela montre mieux où il faut regarder pour situer le problème« ). Au cours des débats, pour lui faire honneur, le chanteur-percussionniste Julen Achiary (que l’on peut entendre notamment dans le groupe Belugeta) reprend un chant turc. Sa voix agile et puissante s’élève, tournoie, emplit l’espace. C’est magnifique . Pinar Selek apprécie l’offrande. Mais son visage se chiffonne un peu. Ce sont les paroles de cette complainte qui sont en jeu, pas l’interprétation. Il est question d’un homme qui se plaint de la dureté d’une femme. « Je ne peux plus entendre toutes ces chansons où un homme se plaint de la dureté d’une femme à son égard avant de battre son épouse le lendemain…« . Une discussion animée s’ensuit. Le lendemain Pinar Selek publiera dans Mediapart un magnifique article (« La poésie gagnera ») sur les « folles et les fous » qui font vivre le festival d’Itxassou…
La deuxième palabre porte justement sur la poésie. Elle a lieu dans un endroit magique que je regrette de décrire avec des mots secs et froids faute d’un appareil photo ce jour-là. Imaginez: Il est dix heures, nous sommes dans la prairie verte qui jouxte l’église d’Itxassou, à l’abri de deux chênes centenaires qui ont vu passer Michel Portal et Armand Gatti sous leurs branches. Sous les chênes, une meule de pierre tavelée de lichen constitue une table parfaite. Quelques verres d’eau et une carafe sont posés dessus. Autour de la table, la poète basque Itxaro Borda lit en basque quelques extraits de son recueil Le réveil de Médée et autres poèmes. Beñat Achiary, à sa droite traduit. Itxarro Borda est accompagnée par Ka-Ko qui fait des merveilles sur un instrument improbable, en métal, constitué à partir de culs de bouteilles de butane, et d’où émergent des sonorités douces et apaisantes. La voix d’Itxaro est aussi claire que sa poésie est limpide. Je note la traduction de quelques vers sur la condition linguistique de ceux qui ont dû abandonner le basque en entrant à l’école française: « Nous nous habillons du doute et de la boue/ Parce que le désert nous a fait taire« . Ses poèmes sont limpides et profonds, comme les verres d’eau posés sur la meule de pierre juste devant nous.
La dernière palabre, celle du dernier jour, a pour invitée Sylvie Glissant, femme d’Edouard. Elle arrive en retard. Ce qui est formidable car cela oblige Beñat Achiary à prendre la parole. Un autre aurait meublé. Lui en est incapable. Il ouvre sa mémoire et fait partager des souvenirs qui sont en eux-mêmes des fragments de poésie. Il se rappelle par exemple ce forgeron-violoniste qui mettait en route une mobylette pour avoir un bourdon, passait un disque de Coltrane, et jouait par dessus. Il insiste sur « l’oralité savante« , et sa conviction que « l’oralité n’est pas la science du pauvre« . Puis Sylvie Glissant arrive. Elle aussi ouvre sa mémoire, et partage elle aussi quelques souvenirs poétiques. Par exemple sur la « vision prophétique » du passé selon Glissant. Ou sur son nom secret, Godebi. Sur son amour des Pyrénées et du pays-Basque. Au fil des anecdotes émerge la pensée subtile de Glissant, capable de penser à la fois l’identité et le lien, à travers une « pensée archipélique » qui doit beaucoup évidemment à son origine antillaise, où les îles sont à la fois si différentes et si reliées.
Je suis beaucoup trop long. Je n’ai pourtant rien dit des grandes tablées du festival, qui réunissent ensemble bénévoles, artistes, techniciens, et même fainéants (pardon, journalistes). Ou de ces petites discussions de l’après-midi, en attendant que la musique vienne vous cueillir. Les enfants jouent tout autour, on boit des bières ou des cidres dans des gobelets recyclables qui portent l’inscription « rapportez-moi je serai lavé par une structure d’insertion locale »). Par exemple en compagnie de Mathieu Torre, Emmanuel Aymard (chauffeurs du festival) et Catherine Luro. On observe le vol des martinets, ou celui des vautours, qui ce vendredi après-midi là volent bas: « Regarde, c’est un vieux vautour…on le reconnaît au bout de ses ailes un peu déchirées » s’émerveille Catherine Luro, une habituée du festival.
On repart le dimanche matin avec des mots, des notes, des images, plein sa gibecière. Faudra pas s’étonner si on revient…
JF Mondot
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