Jazz à Luz (3)
Le festival de Luz se singularise par une attitude décomplexée vis-à-vis du jazz au sens étroit du terme, comme l’a signalé David Cristol sur ce même blog. Pour autant, les deux derniers jours de l’édition 2012 furent la vitrine de musiciens au background plus orienté jazz. Ils proposèrent des prestations enthousiasmantes, l’acmé de cette avant-dernière journée étant le Whahay Trio.
La programmation de Luz, quelque soit les artistes programmés, ne se veut jamais ésotérique ou destinée aux seuls initiés. Car le travail réalisé par les dirigeants du festival consiste autant à amener la population de passage ou les habitants du coin à jeter une oreille sur les musiques délirantes qu’ils présentent qu’à attirer les connaisseurs loin des salles entourées de bitume et des centres d’alimentation rapide. Il y règne de ce fait une ambiance bon enfant, loin de tout parisianisme, sans cette once de condescendance que l’on sent parfois dans certains festivals d’été plus huppés. Bref, perché au milieu des Pyrénées, à Luz l’air y est frais.
Barry Guy solo
Dimanche 8 juillet 2012, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Chapiteau, 11h00
Barry Guy (cb)
A l’heure du petit déjeuner (version luzienne…), Barry Guy a donné une sublime prestation. Dynamique, immédiatement concentré, le contrebassiste anglais s’est d’abord lancé dans une improvisation basée sur deux gestes musicaux qui s’avérèrent comme les éléments unificateurs du premier quart d’heure de musique : un jeu sur les harmoniques d’une part, et un effet de frottement de cordes en trémolos sans hauteur de note définie pour l’autre. Tempétueux le plus souvent, à l’évidence il s’agissait pour Guy de ne jamais interrompre le continuum sonore qu’il s’était ingénié à poser d’emblée. Comme en musique contemporaine où il n’est pas toujours possible de repérer ne serait-ce qu’un thème ou un rythme, la musique de Barry Guy se structure en-temps à partir de ruptures qui permettent à l’auditeur de borner le déroulement temporel. Dans la pièce initiale, ce furent les nuances qui jouèrent ce rôle de bornes, les trémolos constants conférant quant à eux une indéniable unité à l’ensemble. La pièce suivante, Still, fut à l’inverse extrêmement mélodique, souvent en contrepoint à deux voix ponctuellement fouetté d’accords pleins. Le tout avec une sonorité unique, ronde, ample et généreuse. Au risque de faire un rapprochement choquant pour certains, je crois que Jaco Pastorius n’aurait pas hésité à reprendre une telle pièce. La suite du concert présenta deux autres pièces du même genre, la première à partir de recherches sonores in-entendues (avec des baguettes de métal coincées entre les cordes et le chevalet, engendrant des sonorités de gong et/ou de gamelan peu sonore), la suivante visant à mettre en avant la dimension lyrique du gros violon de Guy. Il en fut de même pour les cinq miniatures finales (5 Fizzles), la n° 1 avec quelque chose de ce hiératisme élisabéthain que Guy aurait pu emprunter à une sorte de consort anglais « contemporanéisé ». Le dernier fizzle vit Guy littéralement déchirer ses cordes à l’aide d’un archet sans crin. « Viva ! » de la foule, unanimement conquise !
Vers 14h, la réalisatrice de France Musique Anne Montaron interviewa Didier Lasserre (qui avait joué deux jours plus tôt), Mathias Pontévia (voir plus loin) et deux musiciens du collectif La Pieuvre avant de les inviter à se lancer dans une improvisation à deux, trois ou quatre. Le tout à la terrasse d’un café afin d’hameçonner les flâneurs de passage. Il fut très amusant d’observer les réactions, dont voici un florilège : « tu ne peux pas comprendre, c’est du jazz ! – oui, mais c’est pas mal, quand même ! » ; « c’est de la musique expérimentale ? » ; « ça change de TF1 ! », etc.
Ruhland
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz Saint-Sauveur (09), Bar « Le Centre », 19h30
Yan Saboya (g), Mathias Pontévia (dm) + Michel Doneda (ss)
Même lieu – mais heure plus tardive –, toujours en espace ouvert, deux musiciens bordelais du collectif les Potagers Natures ont offert une prestation sans concession devant un public partagé entre les fondus de musique librement improvisée et des curieux un rien surpris… Il faut dire que le premier morceau a pu décontenancer les moins habitués des musiques proposées à Luz. Saturation légère mais sans mélodie aucune, larsens contrôlés, sons de gong extra-européen, roulements sourds de grosse caisse ou de cymbales avec de fines mailloches furent en effet les ingrédients utilisés pour établir une atmosphère orageuse, chargée d’électricité, bien qu’élaborée dans une nuance jamais excessive. Après cette longue pièce d’une vingtaine de minutes, Michel Doneda s’est joint au duo. De nouveau totalement abstraite, les musiciens sculptèrent la matière en partant d’un buzz initial de Yan Saboya. Evoluant sur ce bourdonnement obsédant renforcé par les infrabasses de la batterie horizontale de Mathias Pontévia, Michel Doneda ajouta sa touche en recourant aux harmoniques doubles ou triples de son soprano. L’évolution finale de cette base de départ fut étrangement proche par moment de la musique électro-acoustique. Fatalement, il eut des personnes très surprises d’entendre un tel objet sonore, certaines d’entre elles la rejetant même durement. C’est tout le problème de cette musique : elle paraît intellectuelle, faite pour et par des spécialistes, alors qu’elle est d’abord viscérale. Raison supplémentaire incitant les organisateurs du festival de Luz à ne pas baisser les bras !
La Pieuvre joue Follis
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Chapiteau, 21h30
Olivier Benoit (dir), Lune Grazilly, Patrick Guionnet (vx), Martin Hackett (fl, mélodica), Yanik Miossec (cl), Sakina Abdou, Jean-Baptiste Rubin (sax), Vincent Debaets (bs), Christophe Motury, Christian Pruvost (tp), Sam
uel Carpentier, Claude Colpaert (tb), Maxime Morel (tu), David Bausseron, Ivann Cruz, Philippe Lenglet (g), Barbara Dang, Martin Granger (kb), Stéphane Lévèque, Antoine Rousseau (elb), Pierre Cretel (cb), Nicolas Chachignot, Peter Orins (dm)
Aux dires d’Olivier Benoit, le répertoire très écrit présenté à Luz par La Pieuvre fut assez éloigné de ce que le collectif peut pratiquer habituellement. Est-ce la raison pour laquelle votre rapporteur resta quelque peu sur sa faim ? Que l’on comprenne : en bis, Olivier Benoit pratiqua une sorte de sound painting orchestral, modelant en direct les immenses fresques sonores engendrées par ce « very big ensemble ». Le résultat fut proprement stupéfiant, les musiciens – peut-être soulagés de ne plus être contraints par leurs partitions ? – donnant une prestation à l’énergie galvanisante, transportant les spectateurs dans une sorte d’extase à la fois onirique et terrienne proche de certaines compositions du Ligeti des années 1960, quoiqu’en plus brut, le raffinement du contrepoint micro-tonal en moins. Rétrospectivement, les pièces aux fragments écrits distillés à la guise d’Olivier Benoit s’assombrirent alors d’une teinte plus terne. Par la simplicité même des matériaux utilisés pour élaborer les longues pièces complexes précédentes, j’en venais d’autre part à penser que cette musique avait peut-être été initialement imaginée pour fédérer professionnels et dilettantes – ce qui n’est certes pas un défaut (bien au contraire). Ainsi la première pièce du concert consista-t-elle d’abord à faire circuler un unisson d’un groupe d’instrumentistes à un autre, le tout s’accélérant, la note de départ étant bientôt substituée par d’autres ; une rythmique stable en 4/4+4/4+5/8 finit par s’insérer au-dessous de ces tenues ; l’exécution progressa ensuite jusqu’au sommet d’un long crescendo qui vit deux musiciens inonder le public de paroles incongrues, amicalement éructées à l’aide de mégaphones. Cette dimension manifestement ludique réapparut à plusieurs reprises dans le concert : glougloutements de tous les musiciens à la fin de la pièce suivante, ou ballons de baudruche frottés pour en faire sortir des grincements rythmés dans la pénultième. Pour ce qui est de l’esthétique, l’ultime pièce du concert, The Curve, consista en une sorte de ramassé des compositions précédentes : après qu’elle ait débuté par des empilements de notes tenues formant de longues nappes sonores, les guitaristes introduisirent bientôt des motifs polyrythmiques (en trois pour deux), non sans faire référence à la musique répétitive. Vint ensuite un ostinato rock bien gras au-dessus duquel un court motif mélodique joué par tout l’orchestre réapparut de loin en loin, comme un refrain (certains connaisseurs entendant dans ce passage, entre autres, l’empreinte de Magma). Progressivement, la rythmique évolua vers un pattern de style plutôt Dance que Disco. La pièce s’acheva enfin par un long final aux multiples ramifications qui ne méprisa pas les décibels. En fin de compte, un rendu sonore impressionnant et des mécanismes de mise en oeuvre épatants, bien sûr, mais sans la même qualité d’émotion folle, palpable, du bis. Sans doute parce que le collectif n’a pas encore eu l’occasion d’interpréter de nombreuses fois ce nouveau répertoire en concert.
Whahay Trio – Improvisations autour de Charles Mingus
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Maison de la Vallée, 00h30
Robin Fincker (ts, cl), Paul Rogers (cb 7 cordes), Fabien Duscombs (dm)
Malgré le charme tentaculaire de La Pieuvre, le clou de la journée fut à l’évidence le Whahay Trio. Alors même qu’il s’agit d’un ensemble jeune, les musiciens régalèrent le public de la première à la dernière note. Ils avaient pourtant pris le risque de se lancer dans l’exercice de la reprise en s’appuyant sur les compositions de Mingus. Cependant, de façon très intelligente, la musique ne fut jamais vraiment établie sur le principe du thème richement réharmonisé, ni sur celui de la déstructuration maligne. En réalité, les musiciens se lancèrent dans des sortes d’improvisations libres avec pour « consigne » principale – du moins, du point d’écoute de l’audience – d’en laisser émerger chaque thème de la façon la plus naturelle qu’il soit. Il fallait d’ailleurs être un bon connaisseur de l’œuvre du contrebassiste américain pour repérer les thèmes convoqués. Le Whahay Trio réussit par ailleurs la gageure de ne pas s’enfermer dans un idiome précis. D’éclats franchement free en passages au swing impeccable (vraiment excellent Fabien Duscombs), voilà une musique qui ne laissa personne sur le chemin sans pour autant conduire les auditeurs par la main. Cela parce que les trois musiciens ne donnèrent jamais dans l’économie tout en trouvant toujours les solutions les plus musicales aux chausse-trapes dues à la pratique de l’improvisation libre. Robin Fincker s’y révèle un saxophoniste élaborant chaque jour un peu plus une voix très originale (prenant autant chez Joe Lovano et Mark Turner que chez Ken Vandermark). Quant au grand Paul Rogers, il réalisa plusieurs solos d’une virtuosité exceptionnelle au service d’une émotion profonde.
Après ce concert qui restera dans les mémoires, la soirée se prolongea dans la nuit avec une jam session où se retrouvèrent les musiciens des différents concerts de la journée, le festival renouant ainsi avec une pratique qui avait été jusqu’alors abandonnée. Bien entendu, il n’y eut ni blues, ni bop. L’improvisation libre tendance bruitiste y domina pour la plus grande joie des aficionados venus à Luz se repaître de cette approche musicale.
Photographies: Emmanuel Deckert
|
Le festival de Luz se singularise par une attitude décomplexée vis-à-vis du jazz au sens étroit du terme, comme l’a signalé David Cristol sur ce même blog. Pour autant, les deux derniers jours de l’édition 2012 furent la vitrine de musiciens au background plus orienté jazz. Ils proposèrent des prestations enthousiasmantes, l’acmé de cette avant-dernière journée étant le Whahay Trio.
La programmation de Luz, quelque soit les artistes programmés, ne se veut jamais ésotérique ou destinée aux seuls initiés. Car le travail réalisé par les dirigeants du festival consiste autant à amener la population de passage ou les habitants du coin à jeter une oreille sur les musiques délirantes qu’ils présentent qu’à attirer les connaisseurs loin des salles entourées de bitume et des centres d’alimentation rapide. Il y règne de ce fait une ambiance bon enfant, loin de tout parisianisme, sans cette once de condescendance que l’on sent parfois dans certains festivals d’été plus huppés. Bref, perché au milieu des Pyrénées, à Luz l’air y est frais.
Barry Guy solo
Dimanche 8 juillet 2012, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Chapiteau, 11h00
Barry Guy (cb)
A l’heure du petit déjeuner (version luzienne…), Barry Guy a donné une sublime prestation. Dynamique, immédiatement concentré, le contrebassiste anglais s’est d’abord lancé dans une improvisation basée sur deux gestes musicaux qui s’avérèrent comme les éléments unificateurs du premier quart d’heure de musique : un jeu sur les harmoniques d’une part, et un effet de frottement de cordes en trémolos sans hauteur de note définie pour l’autre. Tempétueux le plus souvent, à l’évidence il s’agissait pour Guy de ne jamais interrompre le continuum sonore qu’il s’était ingénié à poser d’emblée. Comme en musique contemporaine où il n’est pas toujours possible de repérer ne serait-ce qu’un thème ou un rythme, la musique de Barry Guy se structure en-temps à partir de ruptures qui permettent à l’auditeur de borner le déroulement temporel. Dans la pièce initiale, ce furent les nuances qui jouèrent ce rôle de bornes, les trémolos constants conférant quant à eux une indéniable unité à l’ensemble. La pièce suivante, Still, fut à l’inverse extrêmement mélodique, souvent en contrepoint à deux voix ponctuellement fouetté d’accords pleins. Le tout avec une sonorité unique, ronde, ample et généreuse. Au risque de faire un rapprochement choquant pour certains, je crois que Jaco Pastorius n’aurait pas hésité à reprendre une telle pièce. La suite du concert présenta deux autres pièces du même genre, la première à partir de recherches sonores in-entendues (avec des baguettes de métal coincées entre les cordes et le chevalet, engendrant des sonorités de gong et/ou de gamelan peu sonore), la suivante visant à mettre en avant la dimension lyrique du gros violon de Guy. Il en fut de même pour les cinq miniatures finales (5 Fizzles), la n° 1 avec quelque chose de ce hiératisme élisabéthain que Guy aurait pu emprunter à une sorte de consort anglais « contemporanéisé ». Le dernier fizzle vit Guy littéralement déchirer ses cordes à l’aide d’un archet sans crin. « Viva ! » de la foule, unanimement conquise !
Vers 14h, la réalisatrice de France Musique Anne Montaron interviewa Didier Lasserre (qui avait joué deux jours plus tôt), Mathias Pontévia (voir plus loin) et deux musiciens du collectif La Pieuvre avant de les inviter à se lancer dans une improvisation à deux, trois ou quatre. Le tout à la terrasse d’un café afin d’hameçonner les flâneurs de passage. Il fut très amusant d’observer les réactions, dont voici un florilège : « tu ne peux pas comprendre, c’est du jazz ! – oui, mais c’est pas mal, quand même ! » ; « c’est de la musique expérimentale ? » ; « ça change de TF1 ! », etc.
Ruhland
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz Saint-Sauveur (09), Bar « Le Centre », 19h30
Yan Saboya (g), Mathias Pontévia (dm) + Michel Doneda (ss)
Même lieu – mais heure plus tardive –, toujours en espace ouvert, deux musiciens bordelais du collectif les Potagers Natures ont offert une prestation sans concession devant un public partagé entre les fondus de musique librement improvisée et des curieux un rien surpris… Il faut dire que le premier morceau a pu décontenancer les moins habitués des musiques proposées à Luz. Saturation légère mais sans mélodie aucune, larsens contrôlés, sons de gong extra-européen, roulements sourds de grosse caisse ou de cymbales avec de fines mailloches furent en effet les ingrédients utilisés pour établir une atmosphère orageuse, chargée d’électricité, bien qu’élaborée dans une nuance jamais excessive. Après cette longue pièce d’une vingtaine de minutes, Michel Doneda s’est joint au duo. De nouveau totalement abstraite, les musiciens sculptèrent la matière en partant d’un buzz initial de Yan Saboya. Evoluant sur ce bourdonnement obsédant renforcé par les infrabasses de la batterie horizontale de Mathias Pontévia, Michel Doneda ajouta sa touche en recourant aux harmoniques doubles ou triples de son soprano. L’évolution finale de cette base de départ fut étrangement proche par moment de la musique électro-acoustique. Fatalement, il eut des personnes très surprises d’entendre un tel objet sonore, certaines d’entre elles la rejetant même durement. C’est tout le problème de cette musique : elle paraît intellectuelle, faite pour et par des spécialistes, alors qu’elle est d’abord viscérale. Raison supplémentaire incitant les organisateurs du festival de Luz à ne pas baisser les bras !
La Pieuvre joue Follis
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Chapiteau, 21h30
Olivier Benoit (dir), Lune Grazilly, Patrick Guionnet (vx), Martin Hackett (fl, mélodica), Yanik Miossec (cl), Sakina Abdou, Jean-Baptiste Rubin (sax), Vincent Debaets (bs), Christophe Motury, Christian Pruvost (tp), Sam
uel Carpentier, Claude Colpaert (tb), Maxime Morel (tu), David Bausseron, Ivann Cruz, Philippe Lenglet (g), Barbara Dang, Martin Granger (kb), Stéphane Lévèque, Antoine Rousseau (elb), Pierre Cretel (cb), Nicolas Chachignot, Peter Orins (dm)
Aux dires d’Olivier Benoit, le répertoire très écrit présenté à Luz par La Pieuvre fut assez éloigné de ce que le collectif peut pratiquer habituellement. Est-ce la raison pour laquelle votre rapporteur resta quelque peu sur sa faim ? Que l’on comprenne : en bis, Olivier Benoit pratiqua une sorte de sound painting orchestral, modelant en direct les immenses fresques sonores engendrées par ce « very big ensemble ». Le résultat fut proprement stupéfiant, les musiciens – peut-être soulagés de ne plus être contraints par leurs partitions ? – donnant une prestation à l’énergie galvanisante, transportant les spectateurs dans une sorte d’extase à la fois onirique et terrienne proche de certaines compositions du Ligeti des années 1960, quoiqu’en plus brut, le raffinement du contrepoint micro-tonal en moins. Rétrospectivement, les pièces aux fragments écrits distillés à la guise d’Olivier Benoit s’assombrirent alors d’une teinte plus terne. Par la simplicité même des matériaux utilisés pour élaborer les longues pièces complexes précédentes, j’en venais d’autre part à penser que cette musique avait peut-être été initialement imaginée pour fédérer professionnels et dilettantes – ce qui n’est certes pas un défaut (bien au contraire). Ainsi la première pièce du concert consista-t-elle d’abord à faire circuler un unisson d’un groupe d’instrumentistes à un autre, le tout s’accélérant, la note de départ étant bientôt substituée par d’autres ; une rythmique stable en 4/4+4/4+5/8 finit par s’insérer au-dessous de ces tenues ; l’exécution progressa ensuite jusqu’au sommet d’un long crescendo qui vit deux musiciens inonder le public de paroles incongrues, amicalement éructées à l’aide de mégaphones. Cette dimension manifestement ludique réapparut à plusieurs reprises dans le concert : glougloutements de tous les musiciens à la fin de la pièce suivante, ou ballons de baudruche frottés pour en faire sortir des grincements rythmés dans la pénultième. Pour ce qui est de l’esthétique, l’ultime pièce du concert, The Curve, consista en une sorte de ramassé des compositions précédentes : après qu’elle ait débuté par des empilements de notes tenues formant de longues nappes sonores, les guitaristes introduisirent bientôt des motifs polyrythmiques (en trois pour deux), non sans faire référence à la musique répétitive. Vint ensuite un ostinato rock bien gras au-dessus duquel un court motif mélodique joué par tout l’orchestre réapparut de loin en loin, comme un refrain (certains connaisseurs entendant dans ce passage, entre autres, l’empreinte de Magma). Progressivement, la rythmique évolua vers un pattern de style plutôt Dance que Disco. La pièce s’acheva enfin par un long final aux multiples ramifications qui ne méprisa pas les décibels. En fin de compte, un rendu sonore impressionnant et des mécanismes de mise en oeuvre épatants, bien sûr, mais sans la même qualité d’émotion folle, palpable, du bis. Sans doute parce que le collectif n’a pas encore eu l’occasion d’interpréter de nombreuses fois ce nouveau répertoire en concert.
Whahay Trio – Improvisations autour de Charles Mingus
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Maison de la Vallée, 00h30
Robin Fincker (ts, cl), Paul Rogers (cb 7 cordes), Fabien Duscombs (dm)
Malgré le charme tentaculaire de La Pieuvre, le clou de la journée fut à l’évidence le Whahay Trio. Alors même qu’il s’agit d’un ensemble jeune, les musiciens régalèrent le public de la première à la dernière note. Ils avaient pourtant pris le risque de se lancer dans l’exercice de la reprise en s’appuyant sur les compositions de Mingus. Cependant, de façon très intelligente, la musique ne fut jamais vraiment établie sur le principe du thème richement réharmonisé, ni sur celui de la déstructuration maligne. En réalité, les musiciens se lancèrent dans des sortes d’improvisations libres avec pour « consigne » principale – du moins, du point d’écoute de l’audience – d’en laisser émerger chaque thème de la façon la plus naturelle qu’il soit. Il fallait d’ailleurs être un bon connaisseur de l’œuvre du contrebassiste américain pour repérer les thèmes convoqués. Le Whahay Trio réussit par ailleurs la gageure de ne pas s’enfermer dans un idiome précis. D’éclats franchement free en passages au swing impeccable (vraiment excellent Fabien Duscombs), voilà une musique qui ne laissa personne sur le chemin sans pour autant conduire les auditeurs par la main. Cela parce que les trois musiciens ne donnèrent jamais dans l’économie tout en trouvant toujours les solutions les plus musicales aux chausse-trapes dues à la pratique de l’improvisation libre. Robin Fincker s’y révèle un saxophoniste élaborant chaque jour un peu plus une voix très originale (prenant autant chez Joe Lovano et Mark Turner que chez Ken Vandermark). Quant au grand Paul Rogers, il réalisa plusieurs solos d’une virtuosité exceptionnelle au service d’une émotion profonde.
Après ce concert qui restera dans les mémoires, la soirée se prolongea dans la nuit avec une jam session où se retrouvèrent les musiciens des différents concerts de la journée, le festival renouant ainsi avec une pratique qui avait été jusqu’alors abandonnée. Bien entendu, il n’y eut ni blues, ni bop. L’improvisation libre tendance bruitiste y domina pour la plus grande joie des aficionados venus à Luz se repaître de cette approche musicale.
Photographies: Emmanuel Deckert
|
Le festival de Luz se singularise par une attitude décomplexée vis-à-vis du jazz au sens étroit du terme, comme l’a signalé David Cristol sur ce même blog. Pour autant, les deux derniers jours de l’édition 2012 furent la vitrine de musiciens au background plus orienté jazz. Ils proposèrent des prestations enthousiasmantes, l’acmé de cette avant-dernière journée étant le Whahay Trio.
La programmation de Luz, quelque soit les artistes programmés, ne se veut jamais ésotérique ou destinée aux seuls initiés. Car le travail réalisé par les dirigeants du festival consiste autant à amener la population de passage ou les habitants du coin à jeter une oreille sur les musiques délirantes qu’ils présentent qu’à attirer les connaisseurs loin des salles entourées de bitume et des centres d’alimentation rapide. Il y règne de ce fait une ambiance bon enfant, loin de tout parisianisme, sans cette once de condescendance que l’on sent parfois dans certains festivals d’été plus huppés. Bref, perché au milieu des Pyrénées, à Luz l’air y est frais.
Barry Guy solo
Dimanche 8 juillet 2012, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Chapiteau, 11h00
Barry Guy (cb)
A l’heure du petit déjeuner (version luzienne…), Barry Guy a donné une sublime prestation. Dynamique, immédiatement concentré, le contrebassiste anglais s’est d’abord lancé dans une improvisation basée sur deux gestes musicaux qui s’avérèrent comme les éléments unificateurs du premier quart d’heure de musique : un jeu sur les harmoniques d’une part, et un effet de frottement de cordes en trémolos sans hauteur de note définie pour l’autre. Tempétueux le plus souvent, à l’évidence il s’agissait pour Guy de ne jamais interrompre le continuum sonore qu’il s’était ingénié à poser d’emblée. Comme en musique contemporaine où il n’est pas toujours possible de repérer ne serait-ce qu’un thème ou un rythme, la musique de Barry Guy se structure en-temps à partir de ruptures qui permettent à l’auditeur de borner le déroulement temporel. Dans la pièce initiale, ce furent les nuances qui jouèrent ce rôle de bornes, les trémolos constants conférant quant à eux une indéniable unité à l’ensemble. La pièce suivante, Still, fut à l’inverse extrêmement mélodique, souvent en contrepoint à deux voix ponctuellement fouetté d’accords pleins. Le tout avec une sonorité unique, ronde, ample et généreuse. Au risque de faire un rapprochement choquant pour certains, je crois que Jaco Pastorius n’aurait pas hésité à reprendre une telle pièce. La suite du concert présenta deux autres pièces du même genre, la première à partir de recherches sonores in-entendues (avec des baguettes de métal coincées entre les cordes et le chevalet, engendrant des sonorités de gong et/ou de gamelan peu sonore), la suivante visant à mettre en avant la dimension lyrique du gros violon de Guy. Il en fut de même pour les cinq miniatures finales (5 Fizzles), la n° 1 avec quelque chose de ce hiératisme élisabéthain que Guy aurait pu emprunter à une sorte de consort anglais « contemporanéisé ». Le dernier fizzle vit Guy littéralement déchirer ses cordes à l’aide d’un archet sans crin. « Viva ! » de la foule, unanimement conquise !
Vers 14h, la réalisatrice de France Musique Anne Montaron interviewa Didier Lasserre (qui avait joué deux jours plus tôt), Mathias Pontévia (voir plus loin) et deux musiciens du collectif La Pieuvre avant de les inviter à se lancer dans une improvisation à deux, trois ou quatre. Le tout à la terrasse d’un café afin d’hameçonner les flâneurs de passage. Il fut très amusant d’observer les réactions, dont voici un florilège : « tu ne peux pas comprendre, c’est du jazz ! – oui, mais c’est pas mal, quand même ! » ; « c’est de la musique expérimentale ? » ; « ça change de TF1 ! », etc.
Ruhland
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz Saint-Sauveur (09), Bar « Le Centre », 19h30
Yan Saboya (g), Mathias Pontévia (dm) + Michel Doneda (ss)
Même lieu – mais heure plus tardive –, toujours en espace ouvert, deux musiciens bordelais du collectif les Potagers Natures ont offert une prestation sans concession devant un public partagé entre les fondus de musique librement improvisée et des curieux un rien surpris… Il faut dire que le premier morceau a pu décontenancer les moins habitués des musiques proposées à Luz. Saturation légère mais sans mélodie aucune, larsens contrôlés, sons de gong extra-européen, roulements sourds de grosse caisse ou de cymbales avec de fines mailloches furent en effet les ingrédients utilisés pour établir une atmosphère orageuse, chargée d’électricité, bien qu’élaborée dans une nuance jamais excessive. Après cette longue pièce d’une vingtaine de minutes, Michel Doneda s’est joint au duo. De nouveau totalement abstraite, les musiciens sculptèrent la matière en partant d’un buzz initial de Yan Saboya. Evoluant sur ce bourdonnement obsédant renforcé par les infrabasses de la batterie horizontale de Mathias Pontévia, Michel Doneda ajouta sa touche en recourant aux harmoniques doubles ou triples de son soprano. L’évolution finale de cette base de départ fut étrangement proche par moment de la musique électro-acoustique. Fatalement, il eut des personnes très surprises d’entendre un tel objet sonore, certaines d’entre elles la rejetant même durement. C’est tout le problème de cette musique : elle paraît intellectuelle, faite pour et par des spécialistes, alors qu’elle est d’abord viscérale. Raison supplémentaire incitant les organisateurs du festival de Luz à ne pas baisser les bras !
La Pieuvre joue Follis
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Chapiteau, 21h30
Olivier Benoit (dir), Lune Grazilly, Patrick Guionnet (vx), Martin Hackett (fl, mélodica), Yanik Miossec (cl), Sakina Abdou, Jean-Baptiste Rubin (sax), Vincent Debaets (bs), Christophe Motury, Christian Pruvost (tp), Sam
uel Carpentier, Claude Colpaert (tb), Maxime Morel (tu), David Bausseron, Ivann Cruz, Philippe Lenglet (g), Barbara Dang, Martin Granger (kb), Stéphane Lévèque, Antoine Rousseau (elb), Pierre Cretel (cb), Nicolas Chachignot, Peter Orins (dm)
Aux dires d’Olivier Benoit, le répertoire très écrit présenté à Luz par La Pieuvre fut assez éloigné de ce que le collectif peut pratiquer habituellement. Est-ce la raison pour laquelle votre rapporteur resta quelque peu sur sa faim ? Que l’on comprenne : en bis, Olivier Benoit pratiqua une sorte de sound painting orchestral, modelant en direct les immenses fresques sonores engendrées par ce « very big ensemble ». Le résultat fut proprement stupéfiant, les musiciens – peut-être soulagés de ne plus être contraints par leurs partitions ? – donnant une prestation à l’énergie galvanisante, transportant les spectateurs dans une sorte d’extase à la fois onirique et terrienne proche de certaines compositions du Ligeti des années 1960, quoiqu’en plus brut, le raffinement du contrepoint micro-tonal en moins. Rétrospectivement, les pièces aux fragments écrits distillés à la guise d’Olivier Benoit s’assombrirent alors d’une teinte plus terne. Par la simplicité même des matériaux utilisés pour élaborer les longues pièces complexes précédentes, j’en venais d’autre part à penser que cette musique avait peut-être été initialement imaginée pour fédérer professionnels et dilettantes – ce qui n’est certes pas un défaut (bien au contraire). Ainsi la première pièce du concert consista-t-elle d’abord à faire circuler un unisson d’un groupe d’instrumentistes à un autre, le tout s’accélérant, la note de départ étant bientôt substituée par d’autres ; une rythmique stable en 4/4+4/4+5/8 finit par s’insérer au-dessous de ces tenues ; l’exécution progressa ensuite jusqu’au sommet d’un long crescendo qui vit deux musiciens inonder le public de paroles incongrues, amicalement éructées à l’aide de mégaphones. Cette dimension manifestement ludique réapparut à plusieurs reprises dans le concert : glougloutements de tous les musiciens à la fin de la pièce suivante, ou ballons de baudruche frottés pour en faire sortir des grincements rythmés dans la pénultième. Pour ce qui est de l’esthétique, l’ultime pièce du concert, The Curve, consista en une sorte de ramassé des compositions précédentes : après qu’elle ait débuté par des empilements de notes tenues formant de longues nappes sonores, les guitaristes introduisirent bientôt des motifs polyrythmiques (en trois pour deux), non sans faire référence à la musique répétitive. Vint ensuite un ostinato rock bien gras au-dessus duquel un court motif mélodique joué par tout l’orchestre réapparut de loin en loin, comme un refrain (certains connaisseurs entendant dans ce passage, entre autres, l’empreinte de Magma). Progressivement, la rythmique évolua vers un pattern de style plutôt Dance que Disco. La pièce s’acheva enfin par un long final aux multiples ramifications qui ne méprisa pas les décibels. En fin de compte, un rendu sonore impressionnant et des mécanismes de mise en oeuvre épatants, bien sûr, mais sans la même qualité d’émotion folle, palpable, du bis. Sans doute parce que le collectif n’a pas encore eu l’occasion d’interpréter de nombreuses fois ce nouveau répertoire en concert.
Whahay Trio – Improvisations autour de Charles Mingus
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Maison de la Vallée, 00h30
Robin Fincker (ts, cl), Paul Rogers (cb 7 cordes), Fabien Duscombs (dm)
Malgré le charme tentaculaire de La Pieuvre, le clou de la journée fut à l’évidence le Whahay Trio. Alors même qu’il s’agit d’un ensemble jeune, les musiciens régalèrent le public de la première à la dernière note. Ils avaient pourtant pris le risque de se lancer dans l’exercice de la reprise en s’appuyant sur les compositions de Mingus. Cependant, de façon très intelligente, la musique ne fut jamais vraiment établie sur le principe du thème richement réharmonisé, ni sur celui de la déstructuration maligne. En réalité, les musiciens se lancèrent dans des sortes d’improvisations libres avec pour « consigne » principale – du moins, du point d’écoute de l’audience – d’en laisser émerger chaque thème de la façon la plus naturelle qu’il soit. Il fallait d’ailleurs être un bon connaisseur de l’œuvre du contrebassiste américain pour repérer les thèmes convoqués. Le Whahay Trio réussit par ailleurs la gageure de ne pas s’enfermer dans un idiome précis. D’éclats franchement free en passages au swing impeccable (vraiment excellent Fabien Duscombs), voilà une musique qui ne laissa personne sur le chemin sans pour autant conduire les auditeurs par la main. Cela parce que les trois musiciens ne donnèrent jamais dans l’économie tout en trouvant toujours les solutions les plus musicales aux chausse-trapes dues à la pratique de l’improvisation libre. Robin Fincker s’y révèle un saxophoniste élaborant chaque jour un peu plus une voix très originale (prenant autant chez Joe Lovano et Mark Turner que chez Ken Vandermark). Quant au grand Paul Rogers, il réalisa plusieurs solos d’une virtuosité exceptionnelle au service d’une émotion profonde.
Après ce concert qui restera dans les mémoires, la soirée se prolongea dans la nuit avec une jam session où se retrouvèrent les musiciens des différents concerts de la journée, le festival renouant ainsi avec une pratique qui avait été jusqu’alors abandonnée. Bien entendu, il n’y eut ni blues, ni bop. L’improvisation libre tendance bruitiste y domina pour la plus grande joie des aficionados venus à Luz se repaître de cette approche musicale.
Photographies: Emmanuel Deckert
|
Le festival de Luz se singularise par une attitude décomplexée vis-à-vis du jazz au sens étroit du terme, comme l’a signalé David Cristol sur ce même blog. Pour autant, les deux derniers jours de l’édition 2012 furent la vitrine de musiciens au background plus orienté jazz. Ils proposèrent des prestations enthousiasmantes, l’acmé de cette avant-dernière journée étant le Whahay Trio.
La programmation de Luz, quelque soit les artistes programmés, ne se veut jamais ésotérique ou destinée aux seuls initiés. Car le travail réalisé par les dirigeants du festival consiste autant à amener la population de passage ou les habitants du coin à jeter une oreille sur les musiques délirantes qu’ils présentent qu’à attirer les connaisseurs loin des salles entourées de bitume et des centres d’alimentation rapide. Il y règne de ce fait une ambiance bon enfant, loin de tout parisianisme, sans cette once de condescendance que l’on sent parfois dans certains festivals d’été plus huppés. Bref, perché au milieu des Pyrénées, à Luz l’air y est frais.
Barry Guy solo
Dimanche 8 juillet 2012, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Chapiteau, 11h00
Barry Guy (cb)
A l’heure du petit déjeuner (version luzienne…), Barry Guy a donné une sublime prestation. Dynamique, immédiatement concentré, le contrebassiste anglais s’est d’abord lancé dans une improvisation basée sur deux gestes musicaux qui s’avérèrent comme les éléments unificateurs du premier quart d’heure de musique : un jeu sur les harmoniques d’une part, et un effet de frottement de cordes en trémolos sans hauteur de note définie pour l’autre. Tempétueux le plus souvent, à l’évidence il s’agissait pour Guy de ne jamais interrompre le continuum sonore qu’il s’était ingénié à poser d’emblée. Comme en musique contemporaine où il n’est pas toujours possible de repérer ne serait-ce qu’un thème ou un rythme, la musique de Barry Guy se structure en-temps à partir de ruptures qui permettent à l’auditeur de borner le déroulement temporel. Dans la pièce initiale, ce furent les nuances qui jouèrent ce rôle de bornes, les trémolos constants conférant quant à eux une indéniable unité à l’ensemble. La pièce suivante, Still, fut à l’inverse extrêmement mélodique, souvent en contrepoint à deux voix ponctuellement fouetté d’accords pleins. Le tout avec une sonorité unique, ronde, ample et généreuse. Au risque de faire un rapprochement choquant pour certains, je crois que Jaco Pastorius n’aurait pas hésité à reprendre une telle pièce. La suite du concert présenta deux autres pièces du même genre, la première à partir de recherches sonores in-entendues (avec des baguettes de métal coincées entre les cordes et le chevalet, engendrant des sonorités de gong et/ou de gamelan peu sonore), la suivante visant à mettre en avant la dimension lyrique du gros violon de Guy. Il en fut de même pour les cinq miniatures finales (5 Fizzles), la n° 1 avec quelque chose de ce hiératisme élisabéthain que Guy aurait pu emprunter à une sorte de consort anglais « contemporanéisé ». Le dernier fizzle vit Guy littéralement déchirer ses cordes à l’aide d’un archet sans crin. « Viva ! » de la foule, unanimement conquise !
Vers 14h, la réalisatrice de France Musique Anne Montaron interviewa Didier Lasserre (qui avait joué deux jours plus tôt), Mathias Pontévia (voir plus loin) et deux musiciens du collectif La Pieuvre avant de les inviter à se lancer dans une improvisation à deux, trois ou quatre. Le tout à la terrasse d’un café afin d’hameçonner les flâneurs de passage. Il fut très amusant d’observer les réactions, dont voici un florilège : « tu ne peux pas comprendre, c’est du jazz ! – oui, mais c’est pas mal, quand même ! » ; « c’est de la musique expérimentale ? » ; « ça change de TF1 ! », etc.
Ruhland
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz Saint-Sauveur (09), Bar « Le Centre », 19h30
Yan Saboya (g), Mathias Pontévia (dm) + Michel Doneda (ss)
Même lieu – mais heure plus tardive –, toujours en espace ouvert, deux musiciens bordelais du collectif les Potagers Natures ont offert une prestation sans concession devant un public partagé entre les fondus de musique librement improvisée et des curieux un rien surpris… Il faut dire que le premier morceau a pu décontenancer les moins habitués des musiques proposées à Luz. Saturation légère mais sans mélodie aucune, larsens contrôlés, sons de gong extra-européen, roulements sourds de grosse caisse ou de cymbales avec de fines mailloches furent en effet les ingrédients utilisés pour établir une atmosphère orageuse, chargée d’électricité, bien qu’élaborée dans une nuance jamais excessive. Après cette longue pièce d’une vingtaine de minutes, Michel Doneda s’est joint au duo. De nouveau totalement abstraite, les musiciens sculptèrent la matière en partant d’un buzz initial de Yan Saboya. Evoluant sur ce bourdonnement obsédant renforcé par les infrabasses de la batterie horizontale de Mathias Pontévia, Michel Doneda ajouta sa touche en recourant aux harmoniques doubles ou triples de son soprano. L’évolution finale de cette base de départ fut étrangement proche par moment de la musique électro-acoustique. Fatalement, il eut des personnes très surprises d’entendre un tel objet sonore, certaines d’entre elles la rejetant même durement. C’est tout le problème de cette musique : elle paraît intellectuelle, faite pour et par des spécialistes, alors qu’elle est d’abord viscérale. Raison supplémentaire incitant les organisateurs du festival de Luz à ne pas baisser les bras !
La Pieuvre joue Follis
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Chapiteau, 21h30
Olivier Benoit (dir), Lune Grazilly, Patrick Guionnet (vx), Martin Hackett (fl, mélodica), Yanik Miossec (cl), Sakina Abdou, Jean-Baptiste Rubin (sax), Vincent Debaets (bs), Christophe Motury, Christian Pruvost (tp), Sam
uel Carpentier, Claude Colpaert (tb), Maxime Morel (tu), David Bausseron, Ivann Cruz, Philippe Lenglet (g), Barbara Dang, Martin Granger (kb), Stéphane Lévèque, Antoine Rousseau (elb), Pierre Cretel (cb), Nicolas Chachignot, Peter Orins (dm)
Aux dires d’Olivier Benoit, le répertoire très écrit présenté à Luz par La Pieuvre fut assez éloigné de ce que le collectif peut pratiquer habituellement. Est-ce la raison pour laquelle votre rapporteur resta quelque peu sur sa faim ? Que l’on comprenne : en bis, Olivier Benoit pratiqua une sorte de sound painting orchestral, modelant en direct les immenses fresques sonores engendrées par ce « very big ensemble ». Le résultat fut proprement stupéfiant, les musiciens – peut-être soulagés de ne plus être contraints par leurs partitions ? – donnant une prestation à l’énergie galvanisante, transportant les spectateurs dans une sorte d’extase à la fois onirique et terrienne proche de certaines compositions du Ligeti des années 1960, quoiqu’en plus brut, le raffinement du contrepoint micro-tonal en moins. Rétrospectivement, les pièces aux fragments écrits distillés à la guise d’Olivier Benoit s’assombrirent alors d’une teinte plus terne. Par la simplicité même des matériaux utilisés pour élaborer les longues pièces complexes précédentes, j’en venais d’autre part à penser que cette musique avait peut-être été initialement imaginée pour fédérer professionnels et dilettantes – ce qui n’est certes pas un défaut (bien au contraire). Ainsi la première pièce du concert consista-t-elle d’abord à faire circuler un unisson d’un groupe d’instrumentistes à un autre, le tout s’accélérant, la note de départ étant bientôt substituée par d’autres ; une rythmique stable en 4/4+4/4+5/8 finit par s’insérer au-dessous de ces tenues ; l’exécution progressa ensuite jusqu’au sommet d’un long crescendo qui vit deux musiciens inonder le public de paroles incongrues, amicalement éructées à l’aide de mégaphones. Cette dimension manifestement ludique réapparut à plusieurs reprises dans le concert : glougloutements de tous les musiciens à la fin de la pièce suivante, ou ballons de baudruche frottés pour en faire sortir des grincements rythmés dans la pénultième. Pour ce qui est de l’esthétique, l’ultime pièce du concert, The Curve, consista en une sorte de ramassé des compositions précédentes : après qu’elle ait débuté par des empilements de notes tenues formant de longues nappes sonores, les guitaristes introduisirent bientôt des motifs polyrythmiques (en trois pour deux), non sans faire référence à la musique répétitive. Vint ensuite un ostinato rock bien gras au-dessus duquel un court motif mélodique joué par tout l’orchestre réapparut de loin en loin, comme un refrain (certains connaisseurs entendant dans ce passage, entre autres, l’empreinte de Magma). Progressivement, la rythmique évolua vers un pattern de style plutôt Dance que Disco. La pièce s’acheva enfin par un long final aux multiples ramifications qui ne méprisa pas les décibels. En fin de compte, un rendu sonore impressionnant et des mécanismes de mise en oeuvre épatants, bien sûr, mais sans la même qualité d’émotion folle, palpable, du bis. Sans doute parce que le collectif n’a pas encore eu l’occasion d’interpréter de nombreuses fois ce nouveau répertoire en concert.
Whahay Trio – Improvisations autour de Charles Mingus
Dimanche 8 juillet, Jazz à Luz, Luz-Saint-Sauveur (09), Maison de la Vallée, 00h30
Robin Fincker (ts, cl), Paul Rogers (cb 7 cordes), Fabien Duscombs (dm)
Malgré le charme tentaculaire de La Pieuvre, le clou de la journée fut à l’évidence le Whahay Trio. Alors même qu’il s’agit d’un ensemble jeune, les musiciens régalèrent le public de la première à la dernière note. Ils avaient pourtant pris le risque de se lancer dans l’exercice de la reprise en s’appuyant sur les compositions de Mingus. Cependant, de façon très intelligente, la musique ne fut jamais vraiment établie sur le principe du thème richement réharmonisé, ni sur celui de la déstructuration maligne. En réalité, les musiciens se lancèrent dans des sortes d’improvisations libres avec pour « consigne » principale – du moins, du point d’écoute de l’audience – d’en laisser émerger chaque thème de la façon la plus naturelle qu’il soit. Il fallait d’ailleurs être un bon connaisseur de l’œuvre du contrebassiste américain pour repérer les thèmes convoqués. Le Whahay Trio réussit par ailleurs la gageure de ne pas s’enfermer dans un idiome précis. D’éclats franchement free en passages au swing impeccable (vraiment excellent Fabien Duscombs), voilà une musique qui ne laissa personne sur le chemin sans pour autant conduire les auditeurs par la main. Cela parce que les trois musiciens ne donnèrent jamais dans l’économie tout en trouvant toujours les solutions les plus musicales aux chausse-trapes dues à la pratique de l’improvisation libre. Robin Fincker s’y révèle un saxophoniste élaborant chaque jour un peu plus une voix très originale (prenant autant chez Joe Lovano et Mark Turner que chez Ken Vandermark). Quant au grand Paul Rogers, il réalisa plusieurs solos d’une virtuosité exceptionnelle au service d’une émotion profonde.
Après ce concert qui restera dans les mémoires, la soirée se prolongea dans la nuit avec une jam session où se retrouvèrent les musiciens des différents concerts de la journée, le festival renouant ainsi avec une pratique qui avait été jusqu’alors abandonnée. Bien entendu, il n’y eut ni blues, ni bop. L’improvisation libre tendance bruitiste y domina pour la plus grande joie des aficionados venus à Luz se repaître de cette approche musicale.
Photographies: Emmanuel Deckert