Final aux Écluses
Les écluses du jazz se refermaient hier sur le site des Onze écluses à Hédé, après des concerts de Journal Intime, Bojan Z, Emmanuel Bex et toutes sortes d’évènements mineurs et de la plus haute importance.
Journal Intime : Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Malher (trombone), Frédéric Gastard (saxophone basse).
Bojan Z (piano, piano electrique, effets).
Emmanuel Bex Open Gate Trio : Francesco Bearzatti (saxophone ténor, clarinette), Emmanuel Bex (orgue Hammond), Simon Goubert (batterie).
Lorsque j’arrive à l’écluse de la Madeleine hier, en début d’après-midi, les “rues” de Jazz aux Écluses sont noires de monde. La pluie annoncée a pris peur et rebroussé chemin. Si l’on se dirige majoritairement vers le grand chapiteau où joue Bojan Z, si l’on s’égaie aussi du côté du bar à vin où se succèdent les jam sessions et en bordure du canal où des enfants s’enfouissent en hurlant de terreur feinte dans des tas de paille, le petit chapiteau s’est rempli pour y entendre le trio Journal intime « rendre hommage à Jimi Hendrix ».
Journal Intime invoque Jimi Hendrix
« C’est ce que dit le programme [ndlr : j’ai vérifié, le programme parle de “ faire revivre l’esprit de Jimi Hendrix”, trahi certes par un macaron “Hommage ! ”] Ce n’est pas tout à fait notre intention. Nous ne voulons pas non plus rejouer Jimi Hendrix, mais l’évoquer, l’invoquer, nous inspirer de son œuvre… » Et il ajoute, levant les yeux au ciel : « Peut-être nous visitera-t-il. » Le trio enchaîne ainsi des titres du génial guitariste (Foxy Lady, Hey Baby, All Along the Watchtower, Lover Man…) dans un esprit étrangement hybride, entre musique de chambre et collective héritée de la Nouvelle-Orléans. On pense aux premières faces du World Saxophone Quartet, aux formations de Julius Hemphill, avec un magnifique travail sur les timbres des uns et des autres, une façon toujours habitée de transposer les parties du trio de Hendrix entre les trois vents, un drive époustouflant reposant en partie sur la place de Frédéric Gastard, le tout commenté par ce dernier avec toujours beaucoup d’esprit.
Bojan Z dispersé
Une heure de concert et le chapiteau doit se libérer pour la “lecture conte” destinée aux enfants. Je file voir la fin du concert de Bojan Z qui jongle avec rythmes, métriques et peut-être vitesses rythmiques, main droite-main gauche, puis piano-piano électrique, plus des effets électroniques, le tout débouchant sur une mélodie m’évoquant Mashala, le premier titre de gloire de Bojan qui lui valut son prix de compositeur à la Défense. Mais c’est un autre titre, bulgare, qui est désannoncé, suivi d’un tempo medium évoluant d’un clavier à l’autre et soumis aux effets d’une espèce de boîte de modulation de fréquence actionnée à la main ou en mode automatique aléatoire. J’ai du mal à comprendre la logique de cette dispersion et étant moi-même suffisamment dispersé pour arriver en plein concert sans crier gare, je quitte sur la pointe des pieds et me dirige vers le bar à vin.
Brèves de comptoir
Au bar à vin, j’ai le plaisir de retrouver, parmi les jeunes musiciens qui tapent le bœuf, le trompettiste Brian Ruellan et le contrebassste Vincent Blanchet que j’avais rencontrés au conservatoire de Saint-Brieuc pour une conférence sur le Second Quintette de Miles Davis au cours de laquelle ils m’avaient fourni, avec leurs complices et sous la direction de Jean-Philippe Lavergne et Jean-Mathias Petri (responsables de l’un des départements jazz les plus vivants de la région), un certain nombre d’exemples musicaux qui avaient contribué à la clareté de mes propos. C’est un plaisir de les retrouver dans un contexte moins scolaire et je dois dire que, pour les deux morceaux que je leur ai entendus joué hier, ils se sont montrés d’une efficacité, d’une musicalité et d’une précision prometteuses. Lorsque j’aborde Blanchet, il est encore sous le coup du passage de Simon Goubert venu taper, lui aussi, le bœuf sur deux morceaux au sortir de sa balance pour Emmanuel Bex. M’approchant de la buvette, je tombe sur Frédéric Gastard avec lequel j’échange sur la tournée imminente du trio avec Marc Ducret. Nous échangeons quelques propos sur les problèmes récurrents des sonos contemporaines, trop fort, trop de basse, pas assez de précision et de musicalité.
Les trois folies de L’Open Gate Trio
Mais tandis que Journal à l’Intime est attendu à nouveau au petit chapiteau, je m’avance vers le grand où Emmanuel Bex s’apprête à faire monter son Open Gate trio. La musique de Bex, toujours drôle et généreuse, énergique et rêveuse, capable de se suspendre soudain en plein groove. En cela, si Bex a dépassé une “période Larry Young” au profit d’une synthèse bien à lui et beaucoup plus étendue, son orchestre rappelle encore le Lifetime Trio, pas seulement parce que la puissance, le drive, la dynamique et la palette de nuances de Simon Goubert renvoie, sans y ressembler, à Tony Williams, mais à cause de cet onirisme, de cet espace, de ces échappées soudaines où les lois du drive prennent soudain congé. L’Open Gate Trio, ce sont trois folies qui s’emparent de la raison musicale pour la transformer en poèmes sonores, en couleurs, en plastiques chorégraphiées, passant d’un héroïsme coltranien à une brève pantalonnade alla comedia dell’arte, Francesco Bearzatti ayant son mot à dire dans l’un comme l’autre registre. La pluie a fini par appeler à la rescousse une multitude de grains qui s’abattent soudain sur le chapiteau, dégoulinant le long des mâts, rampant au sol sous les bâches et enlaçant les semelles des spectateurs et, réconfortant (le fracas sur la tente se fait soudain carressant), Bex se met à chantonner « La plui
e, la pluie, la pluie » dans son vocoder avec des accents de mélodies françaises du début du siècle (en prélude à une pièce autour d’un poème de Fernando Pessoa ). Hier, à la buvette, il me parlait de Dvorak et évoquait avec nostalgie l’époque où le paysage musical était structuré par de puissantes écoles esthétiques. Le voici en pleine école française. Mais alors qu’il conclut son concert par deux danses roumaines collectées par Bartok, je profite d’une accalmie entre deux grains belliqueux pour regagner ma voiture et rentrer sur Rennes où j’ai ce soir une affaire importante à écluser avec un avocat rennais. La fête n’est pourtant pas tout à fait terminée. Le Breton est peu perméable aux intempéries et vingt violoncellistes pataugent dans l’attente de pouvoir donner leur Cellimax de jazz tandis que le petit chapiteau bondé fait un nouveau triomphe au deuxième concert de Journal Intime.
Franck Bergerot
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Les écluses du jazz se refermaient hier sur le site des Onze écluses à Hédé, après des concerts de Journal Intime, Bojan Z, Emmanuel Bex et toutes sortes d’évènements mineurs et de la plus haute importance.
Journal Intime : Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Malher (trombone), Frédéric Gastard (saxophone basse).
Bojan Z (piano, piano electrique, effets).
Emmanuel Bex Open Gate Trio : Francesco Bearzatti (saxophone ténor, clarinette), Emmanuel Bex (orgue Hammond), Simon Goubert (batterie).
Lorsque j’arrive à l’écluse de la Madeleine hier, en début d’après-midi, les “rues” de Jazz aux Écluses sont noires de monde. La pluie annoncée a pris peur et rebroussé chemin. Si l’on se dirige majoritairement vers le grand chapiteau où joue Bojan Z, si l’on s’égaie aussi du côté du bar à vin où se succèdent les jam sessions et en bordure du canal où des enfants s’enfouissent en hurlant de terreur feinte dans des tas de paille, le petit chapiteau s’est rempli pour y entendre le trio Journal intime « rendre hommage à Jimi Hendrix ».
Journal Intime invoque Jimi Hendrix
« C’est ce que dit le programme [ndlr : j’ai vérifié, le programme parle de “ faire revivre l’esprit de Jimi Hendrix”, trahi certes par un macaron “Hommage ! ”] Ce n’est pas tout à fait notre intention. Nous ne voulons pas non plus rejouer Jimi Hendrix, mais l’évoquer, l’invoquer, nous inspirer de son œuvre… » Et il ajoute, levant les yeux au ciel : « Peut-être nous visitera-t-il. » Le trio enchaîne ainsi des titres du génial guitariste (Foxy Lady, Hey Baby, All Along the Watchtower, Lover Man…) dans un esprit étrangement hybride, entre musique de chambre et collective héritée de la Nouvelle-Orléans. On pense aux premières faces du World Saxophone Quartet, aux formations de Julius Hemphill, avec un magnifique travail sur les timbres des uns et des autres, une façon toujours habitée de transposer les parties du trio de Hendrix entre les trois vents, un drive époustouflant reposant en partie sur la place de Frédéric Gastard, le tout commenté par ce dernier avec toujours beaucoup d’esprit.
Bojan Z dispersé
Une heure de concert et le chapiteau doit se libérer pour la “lecture conte” destinée aux enfants. Je file voir la fin du concert de Bojan Z qui jongle avec rythmes, métriques et peut-être vitesses rythmiques, main droite-main gauche, puis piano-piano électrique, plus des effets électroniques, le tout débouchant sur une mélodie m’évoquant Mashala, le premier titre de gloire de Bojan qui lui valut son prix de compositeur à la Défense. Mais c’est un autre titre, bulgare, qui est désannoncé, suivi d’un tempo medium évoluant d’un clavier à l’autre et soumis aux effets d’une espèce de boîte de modulation de fréquence actionnée à la main ou en mode automatique aléatoire. J’ai du mal à comprendre la logique de cette dispersion et étant moi-même suffisamment dispersé pour arriver en plein concert sans crier gare, je quitte sur la pointe des pieds et me dirige vers le bar à vin.
Brèves de comptoir
Au bar à vin, j’ai le plaisir de retrouver, parmi les jeunes musiciens qui tapent le bœuf, le trompettiste Brian Ruellan et le contrebassste Vincent Blanchet que j’avais rencontrés au conservatoire de Saint-Brieuc pour une conférence sur le Second Quintette de Miles Davis au cours de laquelle ils m’avaient fourni, avec leurs complices et sous la direction de Jean-Philippe Lavergne et Jean-Mathias Petri (responsables de l’un des départements jazz les plus vivants de la région), un certain nombre d’exemples musicaux qui avaient contribué à la clareté de mes propos. C’est un plaisir de les retrouver dans un contexte moins scolaire et je dois dire que, pour les deux morceaux que je leur ai entendus joué hier, ils se sont montrés d’une efficacité, d’une musicalité et d’une précision prometteuses. Lorsque j’aborde Blanchet, il est encore sous le coup du passage de Simon Goubert venu taper, lui aussi, le bœuf sur deux morceaux au sortir de sa balance pour Emmanuel Bex. M’approchant de la buvette, je tombe sur Frédéric Gastard avec lequel j’échange sur la tournée imminente du trio avec Marc Ducret. Nous échangeons quelques propos sur les problèmes récurrents des sonos contemporaines, trop fort, trop de basse, pas assez de précision et de musicalité.
Les trois folies de L’Open Gate Trio
Mais tandis que Journal à l’Intime est attendu à nouveau au petit chapiteau, je m’avance vers le grand où Emmanuel Bex s’apprête à faire monter son Open Gate trio. La musique de Bex, toujours drôle et généreuse, énergique et rêveuse, capable de se suspendre soudain en plein groove. En cela, si Bex a dépassé une “période Larry Young” au profit d’une synthèse bien à lui et beaucoup plus étendue, son orchestre rappelle encore le Lifetime Trio, pas seulement parce que la puissance, le drive, la dynamique et la palette de nuances de Simon Goubert renvoie, sans y ressembler, à Tony Williams, mais à cause de cet onirisme, de cet espace, de ces échappées soudaines où les lois du drive prennent soudain congé. L’Open Gate Trio, ce sont trois folies qui s’emparent de la raison musicale pour la transformer en poèmes sonores, en couleurs, en plastiques chorégraphiées, passant d’un héroïsme coltranien à une brève pantalonnade alla comedia dell’arte, Francesco Bearzatti ayant son mot à dire dans l’un comme l’autre registre. La pluie a fini par appeler à la rescousse une multitude de grains qui s’abattent soudain sur le chapiteau, dégoulinant le long des mâts, rampant au sol sous les bâches et enlaçant les semelles des spectateurs et, réconfortant (le fracas sur la tente se fait soudain carressant), Bex se met à chantonner « La plui
e, la pluie, la pluie » dans son vocoder avec des accents de mélodies françaises du début du siècle (en prélude à une pièce autour d’un poème de Fernando Pessoa ). Hier, à la buvette, il me parlait de Dvorak et évoquait avec nostalgie l’époque où le paysage musical était structuré par de puissantes écoles esthétiques. Le voici en pleine école française. Mais alors qu’il conclut son concert par deux danses roumaines collectées par Bartok, je profite d’une accalmie entre deux grains belliqueux pour regagner ma voiture et rentrer sur Rennes où j’ai ce soir une affaire importante à écluser avec un avocat rennais. La fête n’est pourtant pas tout à fait terminée. Le Breton est peu perméable aux intempéries et vingt violoncellistes pataugent dans l’attente de pouvoir donner leur Cellimax de jazz tandis que le petit chapiteau bondé fait un nouveau triomphe au deuxième concert de Journal Intime.
Franck Bergerot
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Les écluses du jazz se refermaient hier sur le site des Onze écluses à Hédé, après des concerts de Journal Intime, Bojan Z, Emmanuel Bex et toutes sortes d’évènements mineurs et de la plus haute importance.
Journal Intime : Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Malher (trombone), Frédéric Gastard (saxophone basse).
Bojan Z (piano, piano electrique, effets).
Emmanuel Bex Open Gate Trio : Francesco Bearzatti (saxophone ténor, clarinette), Emmanuel Bex (orgue Hammond), Simon Goubert (batterie).
Lorsque j’arrive à l’écluse de la Madeleine hier, en début d’après-midi, les “rues” de Jazz aux Écluses sont noires de monde. La pluie annoncée a pris peur et rebroussé chemin. Si l’on se dirige majoritairement vers le grand chapiteau où joue Bojan Z, si l’on s’égaie aussi du côté du bar à vin où se succèdent les jam sessions et en bordure du canal où des enfants s’enfouissent en hurlant de terreur feinte dans des tas de paille, le petit chapiteau s’est rempli pour y entendre le trio Journal intime « rendre hommage à Jimi Hendrix ».
Journal Intime invoque Jimi Hendrix
« C’est ce que dit le programme [ndlr : j’ai vérifié, le programme parle de “ faire revivre l’esprit de Jimi Hendrix”, trahi certes par un macaron “Hommage ! ”] Ce n’est pas tout à fait notre intention. Nous ne voulons pas non plus rejouer Jimi Hendrix, mais l’évoquer, l’invoquer, nous inspirer de son œuvre… » Et il ajoute, levant les yeux au ciel : « Peut-être nous visitera-t-il. » Le trio enchaîne ainsi des titres du génial guitariste (Foxy Lady, Hey Baby, All Along the Watchtower, Lover Man…) dans un esprit étrangement hybride, entre musique de chambre et collective héritée de la Nouvelle-Orléans. On pense aux premières faces du World Saxophone Quartet, aux formations de Julius Hemphill, avec un magnifique travail sur les timbres des uns et des autres, une façon toujours habitée de transposer les parties du trio de Hendrix entre les trois vents, un drive époustouflant reposant en partie sur la place de Frédéric Gastard, le tout commenté par ce dernier avec toujours beaucoup d’esprit.
Bojan Z dispersé
Une heure de concert et le chapiteau doit se libérer pour la “lecture conte” destinée aux enfants. Je file voir la fin du concert de Bojan Z qui jongle avec rythmes, métriques et peut-être vitesses rythmiques, main droite-main gauche, puis piano-piano électrique, plus des effets électroniques, le tout débouchant sur une mélodie m’évoquant Mashala, le premier titre de gloire de Bojan qui lui valut son prix de compositeur à la Défense. Mais c’est un autre titre, bulgare, qui est désannoncé, suivi d’un tempo medium évoluant d’un clavier à l’autre et soumis aux effets d’une espèce de boîte de modulation de fréquence actionnée à la main ou en mode automatique aléatoire. J’ai du mal à comprendre la logique de cette dispersion et étant moi-même suffisamment dispersé pour arriver en plein concert sans crier gare, je quitte sur la pointe des pieds et me dirige vers le bar à vin.
Brèves de comptoir
Au bar à vin, j’ai le plaisir de retrouver, parmi les jeunes musiciens qui tapent le bœuf, le trompettiste Brian Ruellan et le contrebassste Vincent Blanchet que j’avais rencontrés au conservatoire de Saint-Brieuc pour une conférence sur le Second Quintette de Miles Davis au cours de laquelle ils m’avaient fourni, avec leurs complices et sous la direction de Jean-Philippe Lavergne et Jean-Mathias Petri (responsables de l’un des départements jazz les plus vivants de la région), un certain nombre d’exemples musicaux qui avaient contribué à la clareté de mes propos. C’est un plaisir de les retrouver dans un contexte moins scolaire et je dois dire que, pour les deux morceaux que je leur ai entendus joué hier, ils se sont montrés d’une efficacité, d’une musicalité et d’une précision prometteuses. Lorsque j’aborde Blanchet, il est encore sous le coup du passage de Simon Goubert venu taper, lui aussi, le bœuf sur deux morceaux au sortir de sa balance pour Emmanuel Bex. M’approchant de la buvette, je tombe sur Frédéric Gastard avec lequel j’échange sur la tournée imminente du trio avec Marc Ducret. Nous échangeons quelques propos sur les problèmes récurrents des sonos contemporaines, trop fort, trop de basse, pas assez de précision et de musicalité.
Les trois folies de L’Open Gate Trio
Mais tandis que Journal à l’Intime est attendu à nouveau au petit chapiteau, je m’avance vers le grand où Emmanuel Bex s’apprête à faire monter son Open Gate trio. La musique de Bex, toujours drôle et généreuse, énergique et rêveuse, capable de se suspendre soudain en plein groove. En cela, si Bex a dépassé une “période Larry Young” au profit d’une synthèse bien à lui et beaucoup plus étendue, son orchestre rappelle encore le Lifetime Trio, pas seulement parce que la puissance, le drive, la dynamique et la palette de nuances de Simon Goubert renvoie, sans y ressembler, à Tony Williams, mais à cause de cet onirisme, de cet espace, de ces échappées soudaines où les lois du drive prennent soudain congé. L’Open Gate Trio, ce sont trois folies qui s’emparent de la raison musicale pour la transformer en poèmes sonores, en couleurs, en plastiques chorégraphiées, passant d’un héroïsme coltranien à une brève pantalonnade alla comedia dell’arte, Francesco Bearzatti ayant son mot à dire dans l’un comme l’autre registre. La pluie a fini par appeler à la rescousse une multitude de grains qui s’abattent soudain sur le chapiteau, dégoulinant le long des mâts, rampant au sol sous les bâches et enlaçant les semelles des spectateurs et, réconfortant (le fracas sur la tente se fait soudain carressant), Bex se met à chantonner « La plui
e, la pluie, la pluie » dans son vocoder avec des accents de mélodies françaises du début du siècle (en prélude à une pièce autour d’un poème de Fernando Pessoa ). Hier, à la buvette, il me parlait de Dvorak et évoquait avec nostalgie l’époque où le paysage musical était structuré par de puissantes écoles esthétiques. Le voici en pleine école française. Mais alors qu’il conclut son concert par deux danses roumaines collectées par Bartok, je profite d’une accalmie entre deux grains belliqueux pour regagner ma voiture et rentrer sur Rennes où j’ai ce soir une affaire importante à écluser avec un avocat rennais. La fête n’est pourtant pas tout à fait terminée. Le Breton est peu perméable aux intempéries et vingt violoncellistes pataugent dans l’attente de pouvoir donner leur Cellimax de jazz tandis que le petit chapiteau bondé fait un nouveau triomphe au deuxième concert de Journal Intime.
Franck Bergerot
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Les écluses du jazz se refermaient hier sur le site des Onze écluses à Hédé, après des concerts de Journal Intime, Bojan Z, Emmanuel Bex et toutes sortes d’évènements mineurs et de la plus haute importance.
Journal Intime : Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Malher (trombone), Frédéric Gastard (saxophone basse).
Bojan Z (piano, piano electrique, effets).
Emmanuel Bex Open Gate Trio : Francesco Bearzatti (saxophone ténor, clarinette), Emmanuel Bex (orgue Hammond), Simon Goubert (batterie).
Lorsque j’arrive à l’écluse de la Madeleine hier, en début d’après-midi, les “rues” de Jazz aux Écluses sont noires de monde. La pluie annoncée a pris peur et rebroussé chemin. Si l’on se dirige majoritairement vers le grand chapiteau où joue Bojan Z, si l’on s’égaie aussi du côté du bar à vin où se succèdent les jam sessions et en bordure du canal où des enfants s’enfouissent en hurlant de terreur feinte dans des tas de paille, le petit chapiteau s’est rempli pour y entendre le trio Journal intime « rendre hommage à Jimi Hendrix ».
Journal Intime invoque Jimi Hendrix
« C’est ce que dit le programme [ndlr : j’ai vérifié, le programme parle de “ faire revivre l’esprit de Jimi Hendrix”, trahi certes par un macaron “Hommage ! ”] Ce n’est pas tout à fait notre intention. Nous ne voulons pas non plus rejouer Jimi Hendrix, mais l’évoquer, l’invoquer, nous inspirer de son œuvre… » Et il ajoute, levant les yeux au ciel : « Peut-être nous visitera-t-il. » Le trio enchaîne ainsi des titres du génial guitariste (Foxy Lady, Hey Baby, All Along the Watchtower, Lover Man…) dans un esprit étrangement hybride, entre musique de chambre et collective héritée de la Nouvelle-Orléans. On pense aux premières faces du World Saxophone Quartet, aux formations de Julius Hemphill, avec un magnifique travail sur les timbres des uns et des autres, une façon toujours habitée de transposer les parties du trio de Hendrix entre les trois vents, un drive époustouflant reposant en partie sur la place de Frédéric Gastard, le tout commenté par ce dernier avec toujours beaucoup d’esprit.
Bojan Z dispersé
Une heure de concert et le chapiteau doit se libérer pour la “lecture conte” destinée aux enfants. Je file voir la fin du concert de Bojan Z qui jongle avec rythmes, métriques et peut-être vitesses rythmiques, main droite-main gauche, puis piano-piano électrique, plus des effets électroniques, le tout débouchant sur une mélodie m’évoquant Mashala, le premier titre de gloire de Bojan qui lui valut son prix de compositeur à la Défense. Mais c’est un autre titre, bulgare, qui est désannoncé, suivi d’un tempo medium évoluant d’un clavier à l’autre et soumis aux effets d’une espèce de boîte de modulation de fréquence actionnée à la main ou en mode automatique aléatoire. J’ai du mal à comprendre la logique de cette dispersion et étant moi-même suffisamment dispersé pour arriver en plein concert sans crier gare, je quitte sur la pointe des pieds et me dirige vers le bar à vin.
Brèves de comptoir
Au bar à vin, j’ai le plaisir de retrouver, parmi les jeunes musiciens qui tapent le bœuf, le trompettiste Brian Ruellan et le contrebassste Vincent Blanchet que j’avais rencontrés au conservatoire de Saint-Brieuc pour une conférence sur le Second Quintette de Miles Davis au cours de laquelle ils m’avaient fourni, avec leurs complices et sous la direction de Jean-Philippe Lavergne et Jean-Mathias Petri (responsables de l’un des départements jazz les plus vivants de la région), un certain nombre d’exemples musicaux qui avaient contribué à la clareté de mes propos. C’est un plaisir de les retrouver dans un contexte moins scolaire et je dois dire que, pour les deux morceaux que je leur ai entendus joué hier, ils se sont montrés d’une efficacité, d’une musicalité et d’une précision prometteuses. Lorsque j’aborde Blanchet, il est encore sous le coup du passage de Simon Goubert venu taper, lui aussi, le bœuf sur deux morceaux au sortir de sa balance pour Emmanuel Bex. M’approchant de la buvette, je tombe sur Frédéric Gastard avec lequel j’échange sur la tournée imminente du trio avec Marc Ducret. Nous échangeons quelques propos sur les problèmes récurrents des sonos contemporaines, trop fort, trop de basse, pas assez de précision et de musicalité.
Les trois folies de L’Open Gate Trio
Mais tandis que Journal à l’Intime est attendu à nouveau au petit chapiteau, je m’avance vers le grand où Emmanuel Bex s’apprête à faire monter son Open Gate trio. La musique de Bex, toujours drôle et généreuse, énergique et rêveuse, capable de se suspendre soudain en plein groove. En cela, si Bex a dépassé une “période Larry Young” au profit d’une synthèse bien à lui et beaucoup plus étendue, son orchestre rappelle encore le Lifetime Trio, pas seulement parce que la puissance, le drive, la dynamique et la palette de nuances de Simon Goubert renvoie, sans y ressembler, à Tony Williams, mais à cause de cet onirisme, de cet espace, de ces échappées soudaines où les lois du drive prennent soudain congé. L’Open Gate Trio, ce sont trois folies qui s’emparent de la raison musicale pour la transformer en poèmes sonores, en couleurs, en plastiques chorégraphiées, passant d’un héroïsme coltranien à une brève pantalonnade alla comedia dell’arte, Francesco Bearzatti ayant son mot à dire dans l’un comme l’autre registre. La pluie a fini par appeler à la rescousse une multitude de grains qui s’abattent soudain sur le chapiteau, dégoulinant le long des mâts, rampant au sol sous les bâches et enlaçant les semelles des spectateurs et, réconfortant (le fracas sur la tente se fait soudain carressant), Bex se met à chantonner « La plui
e, la pluie, la pluie » dans son vocoder avec des accents de mélodies françaises du début du siècle (en prélude à une pièce autour d’un poème de Fernando Pessoa ). Hier, à la buvette, il me parlait de Dvorak et évoquait avec nostalgie l’époque où le paysage musical était structuré par de puissantes écoles esthétiques. Le voici en pleine école française. Mais alors qu’il conclut son concert par deux danses roumaines collectées par Bartok, je profite d’une accalmie entre deux grains belliqueux pour regagner ma voiture et rentrer sur Rennes où j’ai ce soir une affaire importante à écluser avec un avocat rennais. La fête n’est pourtant pas tout à fait terminée. Le Breton est peu perméable aux intempéries et vingt violoncellistes pataugent dans l’attente de pouvoir donner leur Cellimax de jazz tandis que le petit chapiteau bondé fait un nouveau triomphe au deuxième concert de Journal Intime.
Franck Bergerot