Chris Cheek à domicile
Le 4 juillet dernier, David Enhco accueillait chez lui Chris Cheek, Maxime Sanchez et Florent Nisse pour un concert à domicile auquel il assista, la trompette au placard, de derrière un mur de bouteilles entamées dressées sur le bar de son salon-cuisine plein d’une petit foule attentive. Jazz Magazine y était.
Paris (75), le 4 juillet 2013.
Chris Cheek (sax ténor), Maxime Sanchez (piano), Florent Nisse (piano).
Jeudi dernier, dans nos locaux de la rue Duphot, notre correspondant à New York, le batteur Guilhem Flouzat, de passage à Paris, nous rendait visite. Prenant des nouvelles des liens qu’il entretient toujours avec la scène parisienne, je déplorais d’avoir déserté la musique vivante depuis plusieurs mois, retenu chaque soir par mon ordinateur, et plus particulièrement d’avoir dû déserté l’Esprit Jazz Festival à quelques heures d’une longue répétition (déjà un récital en soi pour les privilégiés qui y assistèrent) et du concert qu’y donna Chris Cheek dimanche dernier 30 juin, mais aussi de n’avoir pu assister à celui qu’il donna deux jours plus tard au Sunside. Histoire de remuer le couteau dans la plaie, Guilhem Flouzat évoqua le concert qu’avait donné la veille au soir Chris Cheek, invité du quartette Flash Pig des frères Sanchez (Adrien, le saxophoniste, Maxime le pianiste) aux Disquaires et celui qu’il allait donner le soir-même avec Maxime Sanchez et le contrebassiste de Flash Pig, Florent Nisse. Un concert privé chez le trompettiste David Enhco, mais devant mes regards d’envie, Guilhem passe aussitôt un coup de fil… et quelques heures plus tard je gravissais les escaliers qui me conduisaient au dernier étage d’un petit appartement avec mezzanine.
Une sorte de Rent Party à l’entrée de laquelle une boîte à chaussure invite à laisser sa participation à la soirée, agrémenté d’un buffet préparé par les soins de David et sa compagne. Un public de musiciens (et leurs compagnes… Aurélie Filipetti n’auraient pas aimé cette conception de la parité et encore moins mon ignorance probable de celles d’entre elles également musiciennes). Je reconnais, dans le désordre, évidemment le frangin Adrien Sanchez et ses confrères ténors Samy Thiébault et Julien Pontvianne (qui joue au sein d’El Trio avec les deux frères Sanchez), une série de “Casa”, soit le guitariste Federico Casagrande, le chef d’orchestre Jean-Claude Casadessus (le grand-père de David Enhco), sa fille la cantatrice Caroline Casadessus (mère de David)… Je dois en oublier. On papotte, on grignotte, on prend des nouvelles, on apprend que le Flash Pig Quartet a un projet de disque dans les tuyaux et que Maxime Sanchez a participé à l’enregistrement du quintette de Florent Nisse (contrebassiste de Flash Pig, mais aussi de La Horde de David Enhco… on est en famille) avec le guitariste Jacob Bro et Chris Cheek… Le voici, justement, immense et timide comme il m’avait paru quelques jours auparavant alors que, passablement assommé par le voyage, il assistait au bœuf de l’Esprit Jazz Festival qu’emmenait son compère Jorge Rossy, déchaîné au piano électrique.
On distribue et on déplie des chaises, on s’assied, le silence se fait, le concert commence. Comme écrivait Colette le 12 janvier 1903 alors qu’elle tenait la chronique musicale du quotidien Gil Blas : « J’ai pris des notes, ou fait semblant. Seulement, j’écris si mal que je ne peux pas les relire. Zut ! » Et j’ajouterai : ça fait déjà trois journées complètes et j’en ai écouté, depuis, des musiques (hélas, essentiellement sur disque). Ça commence par I Got It Bad… Je me souviens que je pouvais lire le titre sur le pupitre du piano. Je l’aurais sûrement reconnu (sans forcément en retrouver le titre… Winny dans Oh, les beaux jour : « on perd ses classiques… ») bien que par une introduction en block chords, Maxime Sanchez n’en joue que « l’ADN » pour reprendre la belle formule de Wayne Shorter à propos de la version de Dolores par le Second Quintette. Chris Cheek apparaît doucement comme un paquebot dans la brume, subtone, pas seulement le temps de mouiller l’anche et les tampons, car il n’abandonnera pas ce registre. Ce n’est certes pas un honker, mais en plus, il a ici le sens de l’espace où il joue, du volume sonore de ses deux comparses. D’un tremolo de piano surgit Stardust (mon standard préféré, merci). D’émotion peut-être ou dans mon désir de dissimuler mon stylo et ma feuille de papier, ma plume tremble et dérape… Illisible ! «La Jazzoline » ? Ça ne doit pas être ça. « Réactivité » ? Quel souvenir ce mot était-il sensé réveiller dans mon esprit? « Le tempo » ? Quoi, le tempo ? « Pont » ? Est-ce que j’aurais voulu dire que le tempo entre dans le pont ? Il n’y a pas de pont dans Stardust. Alors peut-être ai-je écrit “pont” pour “verse”. Je me souviens juste que le verse m’a paru passer très vite. J’aime tellement le verse de Stardust que je trouve toujours qu’il finit trop tôt. C’est un peu comme les grandes vacances : passé les prémisses – les derniers cours où l’on ne travaillait plus vraiment, les excursions de fin d’année, la chasse aux hannetons, les filles qui montrent leurs aisselles et la naissance de leurs seins, les surprises parties sur les toits des écoles, les concerts à domicile, fenêtres grandes ouvertes par où se mélangent tiédeur, fraîcheur et cris de martinets des premiers jours de l’été –, dès que commençaient vraiment les vacances, le sentiment commençait à m’étreindre de leurs fins prochaines. J’en oublie Chris Cheek et ses comparses.
Une pédale de basse et In Your Own Sweet Way s’épanouit comme un arbre qui fleurit. Je n’ai jamais vraiment aimé In Our Own Sweet Way. Les motifs en sont joliment dessinés, mais ce petit balancier harmonique qui les fait se répondre l’un l’autre en cascade et qui fait tout leur charme, je le trouve un petit peu agaçant. Et si je lui voue néanmoins quelque tendresse, c’est la faute, à Miles, à Gil, à Bill, à Wes… Mais prononçant ces noms, je réalise que ce n’est pas In Our On Sweet Way que j’ai en tête, mais The Duke (également de Dave Brubeck). Alors qu’ont-ils joué ? L’un, l’autre ou ni l’un ni l’autre ? Quel qu’il soit, je me souviens qu’ils m’ont fait aimer quelque chose que je je n’aime pas naturellement, qu’il y avait un jeu sur une pédale de basse reprise par le piano, qu’en écoutant Chris Cheek j’ai pensé à Lee Konitz, à cette capacité d’improviser sans cliché, en développant juste une idée découlant de la précédente, menant à la suivant
e, en se nourrissant de chacune des branches que lui tend la rythmique (c’est quelque chose comme ça que devait signaler plus haut le mot réactivité), et ils en font pousser des branches imprévues, mais sans jamais envahir l’espace, que Cheek choisit au vol pour réinventant son parcours, avec des pauses et des phrases reprises en imitation “dedans-dehors”, le monologue de quelqu’un qui sortirait d’un songe encore dans une sorte d’extra-lucidité, loin des usines à plans qu’on généré Parker, Coltrane et Brecker. Avec tout le respect que je leur dois, voire la dévotion que je leur voue. Je me souviens aussi d’un solo de piano de maxime Sanchez qui prit la forme d’une sorte d’abstraction baroque. Bach contaminé par sa descendance.
Suivront les contours hagards et hallucinés de Celia (Bud Powell) et Everything Happens To Me… Ce thème n’a été ni annoncé ni désannoncé, mais je revois la couverture du volume 23 One Dozen Standards de la série des disques d’accompagnement Aebersold et moi prenant des airs de pâmoison idoite en essayant d’arpéger les harmonies avec la sonorité de Stan Getz. Et c’est Lester cette fois qui me vient à l’esprit, pas tellement pour les clichés – Lester, qui a grandi dans la culture du riff comme, après lui, Parker, fut un improvisateur sur clichés, mais tous deux partageaient cette faculté de les réinventer constamment par leur seul placement –, mais pour le phrasé, le flottement, la discontinuité. La pensée de Lee Konitz combinée au son du ténor m’a fatalement ramené vers Lester. Et Honeysuckle Rose de Fats Waller ne m’en éloignera pas, où suinte un stride que Maxime Sanchez ne joue pourtant pas mais dont, en partenariat probable avec Florent Nisse, il a dû évoqué le souvenir (le souvenir du souvenir que réveille mes notes : « parfums de stride sans le stride. » Et si c’est moi qui l’avait inventé par déduction ce parfum de stride?) C’est un morceau de Maxime qui succède à Fats Waller. Je ne me souviens plus du titre, mais il y avait le mot “regret” (Au Regret ?) et ça me rappelle le Keith Jarrett de l’époque “Fort Yawuh” (le Jarrett qu’il m’arrive souvent de regretter, justement), une impression que j’avais déjà eue en écoutant Flash Pig au Sunset. Valse Hot que j’entendais les musiciens répéter en montant l’escalier amène un rappel et le concert se termine sur le stratosphérique Time Remembered de Bill Evans qui les place tous trois en apesanteur. Je redescends l’escalier, non sans avoir remercié mes hôtes, en me laissant glisser sur la rampe et je regagne le métro comme un aéroglisseur porté par un petit nuage de pets parfumés à la lavande, avec le sentiment que – notre numéro d’août désormais quasi bouclé – les grandes vacances commencent demain, mais en me demandant aussi pourquoi les médias, les votants aux Victoires du jazz et le public d’un soir se focalisent sur les cinq ou six mêmes musiciens alors qu’il en existe tellement d’autres qui les valent bien. C’est ça qu’est Cheek !
Franck Bergerot
|
Le 4 juillet dernier, David Enhco accueillait chez lui Chris Cheek, Maxime Sanchez et Florent Nisse pour un concert à domicile auquel il assista, la trompette au placard, de derrière un mur de bouteilles entamées dressées sur le bar de son salon-cuisine plein d’une petit foule attentive. Jazz Magazine y était.
Paris (75), le 4 juillet 2013.
Chris Cheek (sax ténor), Maxime Sanchez (piano), Florent Nisse (piano).
Jeudi dernier, dans nos locaux de la rue Duphot, notre correspondant à New York, le batteur Guilhem Flouzat, de passage à Paris, nous rendait visite. Prenant des nouvelles des liens qu’il entretient toujours avec la scène parisienne, je déplorais d’avoir déserté la musique vivante depuis plusieurs mois, retenu chaque soir par mon ordinateur, et plus particulièrement d’avoir dû déserté l’Esprit Jazz Festival à quelques heures d’une longue répétition (déjà un récital en soi pour les privilégiés qui y assistèrent) et du concert qu’y donna Chris Cheek dimanche dernier 30 juin, mais aussi de n’avoir pu assister à celui qu’il donna deux jours plus tard au Sunside. Histoire de remuer le couteau dans la plaie, Guilhem Flouzat évoqua le concert qu’avait donné la veille au soir Chris Cheek, invité du quartette Flash Pig des frères Sanchez (Adrien, le saxophoniste, Maxime le pianiste) aux Disquaires et celui qu’il allait donner le soir-même avec Maxime Sanchez et le contrebassiste de Flash Pig, Florent Nisse. Un concert privé chez le trompettiste David Enhco, mais devant mes regards d’envie, Guilhem passe aussitôt un coup de fil… et quelques heures plus tard je gravissais les escaliers qui me conduisaient au dernier étage d’un petit appartement avec mezzanine.
Une sorte de Rent Party à l’entrée de laquelle une boîte à chaussure invite à laisser sa participation à la soirée, agrémenté d’un buffet préparé par les soins de David et sa compagne. Un public de musiciens (et leurs compagnes… Aurélie Filipetti n’auraient pas aimé cette conception de la parité et encore moins mon ignorance probable de celles d’entre elles également musiciennes). Je reconnais, dans le désordre, évidemment le frangin Adrien Sanchez et ses confrères ténors Samy Thiébault et Julien Pontvianne (qui joue au sein d’El Trio avec les deux frères Sanchez), une série de “Casa”, soit le guitariste Federico Casagrande, le chef d’orchestre Jean-Claude Casadessus (le grand-père de David Enhco), sa fille la cantatrice Caroline Casadessus (mère de David)… Je dois en oublier. On papotte, on grignotte, on prend des nouvelles, on apprend que le Flash Pig Quartet a un projet de disque dans les tuyaux et que Maxime Sanchez a participé à l’enregistrement du quintette de Florent Nisse (contrebassiste de Flash Pig, mais aussi de La Horde de David Enhco… on est en famille) avec le guitariste Jacob Bro et Chris Cheek… Le voici, justement, immense et timide comme il m’avait paru quelques jours auparavant alors que, passablement assommé par le voyage, il assistait au bœuf de l’Esprit Jazz Festival qu’emmenait son compère Jorge Rossy, déchaîné au piano électrique.
On distribue et on déplie des chaises, on s’assied, le silence se fait, le concert commence. Comme écrivait Colette le 12 janvier 1903 alors qu’elle tenait la chronique musicale du quotidien Gil Blas : « J’ai pris des notes, ou fait semblant. Seulement, j’écris si mal que je ne peux pas les relire. Zut ! » Et j’ajouterai : ça fait déjà trois journées complètes et j’en ai écouté, depuis, des musiques (hélas, essentiellement sur disque). Ça commence par I Got It Bad… Je me souviens que je pouvais lire le titre sur le pupitre du piano. Je l’aurais sûrement reconnu (sans forcément en retrouver le titre… Winny dans Oh, les beaux jour : « on perd ses classiques… ») bien que par une introduction en block chords, Maxime Sanchez n’en joue que « l’ADN » pour reprendre la belle formule de Wayne Shorter à propos de la version de Dolores par le Second Quintette. Chris Cheek apparaît doucement comme un paquebot dans la brume, subtone, pas seulement le temps de mouiller l’anche et les tampons, car il n’abandonnera pas ce registre. Ce n’est certes pas un honker, mais en plus, il a ici le sens de l’espace où il joue, du volume sonore de ses deux comparses. D’un tremolo de piano surgit Stardust (mon standard préféré, merci). D’émotion peut-être ou dans mon désir de dissimuler mon stylo et ma feuille de papier, ma plume tremble et dérape… Illisible ! «La Jazzoline » ? Ça ne doit pas être ça. « Réactivité » ? Quel souvenir ce mot était-il sensé réveiller dans mon esprit? « Le tempo » ? Quoi, le tempo ? « Pont » ? Est-ce que j’aurais voulu dire que le tempo entre dans le pont ? Il n’y a pas de pont dans Stardust. Alors peut-être ai-je écrit “pont” pour “verse”. Je me souviens juste que le verse m’a paru passer très vite. J’aime tellement le verse de Stardust que je trouve toujours qu’il finit trop tôt. C’est un peu comme les grandes vacances : passé les prémisses – les derniers cours où l’on ne travaillait plus vraiment, les excursions de fin d’année, la chasse aux hannetons, les filles qui montrent leurs aisselles et la naissance de leurs seins, les surprises parties sur les toits des écoles, les concerts à domicile, fenêtres grandes ouvertes par où se mélangent tiédeur, fraîcheur et cris de martinets des premiers jours de l’été –, dès que commençaient vraiment les vacances, le sentiment commençait à m’étreindre de leurs fins prochaines. J’en oublie Chris Cheek et ses comparses.
Une pédale de basse et In Your Own Sweet Way s’épanouit comme un arbre qui fleurit. Je n’ai jamais vraiment aimé In Our Own Sweet Way. Les motifs en sont joliment dessinés, mais ce petit balancier harmonique qui les fait se répondre l’un l’autre en cascade et qui fait tout leur charme, je le trouve un petit peu agaçant. Et si je lui voue néanmoins quelque tendresse, c’est la faute, à Miles, à Gil, à Bill, à Wes… Mais prononçant ces noms, je réalise que ce n’est pas In Our On Sweet Way que j’ai en tête, mais The Duke (également de Dave Brubeck). Alors qu’ont-ils joué ? L’un, l’autre ou ni l’un ni l’autre ? Quel qu’il soit, je me souviens qu’ils m’ont fait aimer quelque chose que je je n’aime pas naturellement, qu’il y avait un jeu sur une pédale de basse reprise par le piano, qu’en écoutant Chris Cheek j’ai pensé à Lee Konitz, à cette capacité d’improviser sans cliché, en développant juste une idée découlant de la précédente, menant à la suivant
e, en se nourrissant de chacune des branches que lui tend la rythmique (c’est quelque chose comme ça que devait signaler plus haut le mot réactivité), et ils en font pousser des branches imprévues, mais sans jamais envahir l’espace, que Cheek choisit au vol pour réinventant son parcours, avec des pauses et des phrases reprises en imitation “dedans-dehors”, le monologue de quelqu’un qui sortirait d’un songe encore dans une sorte d’extra-lucidité, loin des usines à plans qu’on généré Parker, Coltrane et Brecker. Avec tout le respect que je leur dois, voire la dévotion que je leur voue. Je me souviens aussi d’un solo de piano de maxime Sanchez qui prit la forme d’une sorte d’abstraction baroque. Bach contaminé par sa descendance.
Suivront les contours hagards et hallucinés de Celia (Bud Powell) et Everything Happens To Me… Ce thème n’a été ni annoncé ni désannoncé, mais je revois la couverture du volume 23 One Dozen Standards de la série des disques d’accompagnement Aebersold et moi prenant des airs de pâmoison idoite en essayant d’arpéger les harmonies avec la sonorité de Stan Getz. Et c’est Lester cette fois qui me vient à l’esprit, pas tellement pour les clichés – Lester, qui a grandi dans la culture du riff comme, après lui, Parker, fut un improvisateur sur clichés, mais tous deux partageaient cette faculté de les réinventer constamment par leur seul placement –, mais pour le phrasé, le flottement, la discontinuité. La pensée de Lee Konitz combinée au son du ténor m’a fatalement ramené vers Lester. Et Honeysuckle Rose de Fats Waller ne m’en éloignera pas, où suinte un stride que Maxime Sanchez ne joue pourtant pas mais dont, en partenariat probable avec Florent Nisse, il a dû évoqué le souvenir (le souvenir du souvenir que réveille mes notes : « parfums de stride sans le stride. » Et si c’est moi qui l’avait inventé par déduction ce parfum de stride?) C’est un morceau de Maxime qui succède à Fats Waller. Je ne me souviens plus du titre, mais il y avait le mot “regret” (Au Regret ?) et ça me rappelle le Keith Jarrett de l’époque “Fort Yawuh” (le Jarrett qu’il m’arrive souvent de regretter, justement), une impression que j’avais déjà eue en écoutant Flash Pig au Sunset. Valse Hot que j’entendais les musiciens répéter en montant l’escalier amène un rappel et le concert se termine sur le stratosphérique Time Remembered de Bill Evans qui les place tous trois en apesanteur. Je redescends l’escalier, non sans avoir remercié mes hôtes, en me laissant glisser sur la rampe et je regagne le métro comme un aéroglisseur porté par un petit nuage de pets parfumés à la lavande, avec le sentiment que – notre numéro d’août désormais quasi bouclé – les grandes vacances commencent demain, mais en me demandant aussi pourquoi les médias, les votants aux Victoires du jazz et le public d’un soir se focalisent sur les cinq ou six mêmes musiciens alors qu’il en existe tellement d’autres qui les valent bien. C’est ça qu’est Cheek !
Franck Bergerot
|
Le 4 juillet dernier, David Enhco accueillait chez lui Chris Cheek, Maxime Sanchez et Florent Nisse pour un concert à domicile auquel il assista, la trompette au placard, de derrière un mur de bouteilles entamées dressées sur le bar de son salon-cuisine plein d’une petit foule attentive. Jazz Magazine y était.
Paris (75), le 4 juillet 2013.
Chris Cheek (sax ténor), Maxime Sanchez (piano), Florent Nisse (piano).
Jeudi dernier, dans nos locaux de la rue Duphot, notre correspondant à New York, le batteur Guilhem Flouzat, de passage à Paris, nous rendait visite. Prenant des nouvelles des liens qu’il entretient toujours avec la scène parisienne, je déplorais d’avoir déserté la musique vivante depuis plusieurs mois, retenu chaque soir par mon ordinateur, et plus particulièrement d’avoir dû déserté l’Esprit Jazz Festival à quelques heures d’une longue répétition (déjà un récital en soi pour les privilégiés qui y assistèrent) et du concert qu’y donna Chris Cheek dimanche dernier 30 juin, mais aussi de n’avoir pu assister à celui qu’il donna deux jours plus tard au Sunside. Histoire de remuer le couteau dans la plaie, Guilhem Flouzat évoqua le concert qu’avait donné la veille au soir Chris Cheek, invité du quartette Flash Pig des frères Sanchez (Adrien, le saxophoniste, Maxime le pianiste) aux Disquaires et celui qu’il allait donner le soir-même avec Maxime Sanchez et le contrebassiste de Flash Pig, Florent Nisse. Un concert privé chez le trompettiste David Enhco, mais devant mes regards d’envie, Guilhem passe aussitôt un coup de fil… et quelques heures plus tard je gravissais les escaliers qui me conduisaient au dernier étage d’un petit appartement avec mezzanine.
Une sorte de Rent Party à l’entrée de laquelle une boîte à chaussure invite à laisser sa participation à la soirée, agrémenté d’un buffet préparé par les soins de David et sa compagne. Un public de musiciens (et leurs compagnes… Aurélie Filipetti n’auraient pas aimé cette conception de la parité et encore moins mon ignorance probable de celles d’entre elles également musiciennes). Je reconnais, dans le désordre, évidemment le frangin Adrien Sanchez et ses confrères ténors Samy Thiébault et Julien Pontvianne (qui joue au sein d’El Trio avec les deux frères Sanchez), une série de “Casa”, soit le guitariste Federico Casagrande, le chef d’orchestre Jean-Claude Casadessus (le grand-père de David Enhco), sa fille la cantatrice Caroline Casadessus (mère de David)… Je dois en oublier. On papotte, on grignotte, on prend des nouvelles, on apprend que le Flash Pig Quartet a un projet de disque dans les tuyaux et que Maxime Sanchez a participé à l’enregistrement du quintette de Florent Nisse (contrebassiste de Flash Pig, mais aussi de La Horde de David Enhco… on est en famille) avec le guitariste Jacob Bro et Chris Cheek… Le voici, justement, immense et timide comme il m’avait paru quelques jours auparavant alors que, passablement assommé par le voyage, il assistait au bœuf de l’Esprit Jazz Festival qu’emmenait son compère Jorge Rossy, déchaîné au piano électrique.
On distribue et on déplie des chaises, on s’assied, le silence se fait, le concert commence. Comme écrivait Colette le 12 janvier 1903 alors qu’elle tenait la chronique musicale du quotidien Gil Blas : « J’ai pris des notes, ou fait semblant. Seulement, j’écris si mal que je ne peux pas les relire. Zut ! » Et j’ajouterai : ça fait déjà trois journées complètes et j’en ai écouté, depuis, des musiques (hélas, essentiellement sur disque). Ça commence par I Got It Bad… Je me souviens que je pouvais lire le titre sur le pupitre du piano. Je l’aurais sûrement reconnu (sans forcément en retrouver le titre… Winny dans Oh, les beaux jour : « on perd ses classiques… ») bien que par une introduction en block chords, Maxime Sanchez n’en joue que « l’ADN » pour reprendre la belle formule de Wayne Shorter à propos de la version de Dolores par le Second Quintette. Chris Cheek apparaît doucement comme un paquebot dans la brume, subtone, pas seulement le temps de mouiller l’anche et les tampons, car il n’abandonnera pas ce registre. Ce n’est certes pas un honker, mais en plus, il a ici le sens de l’espace où il joue, du volume sonore de ses deux comparses. D’un tremolo de piano surgit Stardust (mon standard préféré, merci). D’émotion peut-être ou dans mon désir de dissimuler mon stylo et ma feuille de papier, ma plume tremble et dérape… Illisible ! «La Jazzoline » ? Ça ne doit pas être ça. « Réactivité » ? Quel souvenir ce mot était-il sensé réveiller dans mon esprit? « Le tempo » ? Quoi, le tempo ? « Pont » ? Est-ce que j’aurais voulu dire que le tempo entre dans le pont ? Il n’y a pas de pont dans Stardust. Alors peut-être ai-je écrit “pont” pour “verse”. Je me souviens juste que le verse m’a paru passer très vite. J’aime tellement le verse de Stardust que je trouve toujours qu’il finit trop tôt. C’est un peu comme les grandes vacances : passé les prémisses – les derniers cours où l’on ne travaillait plus vraiment, les excursions de fin d’année, la chasse aux hannetons, les filles qui montrent leurs aisselles et la naissance de leurs seins, les surprises parties sur les toits des écoles, les concerts à domicile, fenêtres grandes ouvertes par où se mélangent tiédeur, fraîcheur et cris de martinets des premiers jours de l’été –, dès que commençaient vraiment les vacances, le sentiment commençait à m’étreindre de leurs fins prochaines. J’en oublie Chris Cheek et ses comparses.
Une pédale de basse et In Your Own Sweet Way s’épanouit comme un arbre qui fleurit. Je n’ai jamais vraiment aimé In Our Own Sweet Way. Les motifs en sont joliment dessinés, mais ce petit balancier harmonique qui les fait se répondre l’un l’autre en cascade et qui fait tout leur charme, je le trouve un petit peu agaçant. Et si je lui voue néanmoins quelque tendresse, c’est la faute, à Miles, à Gil, à Bill, à Wes… Mais prononçant ces noms, je réalise que ce n’est pas In Our On Sweet Way que j’ai en tête, mais The Duke (également de Dave Brubeck). Alors qu’ont-ils joué ? L’un, l’autre ou ni l’un ni l’autre ? Quel qu’il soit, je me souviens qu’ils m’ont fait aimer quelque chose que je je n’aime pas naturellement, qu’il y avait un jeu sur une pédale de basse reprise par le piano, qu’en écoutant Chris Cheek j’ai pensé à Lee Konitz, à cette capacité d’improviser sans cliché, en développant juste une idée découlant de la précédente, menant à la suivant
e, en se nourrissant de chacune des branches que lui tend la rythmique (c’est quelque chose comme ça que devait signaler plus haut le mot réactivité), et ils en font pousser des branches imprévues, mais sans jamais envahir l’espace, que Cheek choisit au vol pour réinventant son parcours, avec des pauses et des phrases reprises en imitation “dedans-dehors”, le monologue de quelqu’un qui sortirait d’un songe encore dans une sorte d’extra-lucidité, loin des usines à plans qu’on généré Parker, Coltrane et Brecker. Avec tout le respect que je leur dois, voire la dévotion que je leur voue. Je me souviens aussi d’un solo de piano de maxime Sanchez qui prit la forme d’une sorte d’abstraction baroque. Bach contaminé par sa descendance.
Suivront les contours hagards et hallucinés de Celia (Bud Powell) et Everything Happens To Me… Ce thème n’a été ni annoncé ni désannoncé, mais je revois la couverture du volume 23 One Dozen Standards de la série des disques d’accompagnement Aebersold et moi prenant des airs de pâmoison idoite en essayant d’arpéger les harmonies avec la sonorité de Stan Getz. Et c’est Lester cette fois qui me vient à l’esprit, pas tellement pour les clichés – Lester, qui a grandi dans la culture du riff comme, après lui, Parker, fut un improvisateur sur clichés, mais tous deux partageaient cette faculté de les réinventer constamment par leur seul placement –, mais pour le phrasé, le flottement, la discontinuité. La pensée de Lee Konitz combinée au son du ténor m’a fatalement ramené vers Lester. Et Honeysuckle Rose de Fats Waller ne m’en éloignera pas, où suinte un stride que Maxime Sanchez ne joue pourtant pas mais dont, en partenariat probable avec Florent Nisse, il a dû évoqué le souvenir (le souvenir du souvenir que réveille mes notes : « parfums de stride sans le stride. » Et si c’est moi qui l’avait inventé par déduction ce parfum de stride?) C’est un morceau de Maxime qui succède à Fats Waller. Je ne me souviens plus du titre, mais il y avait le mot “regret” (Au Regret ?) et ça me rappelle le Keith Jarrett de l’époque “Fort Yawuh” (le Jarrett qu’il m’arrive souvent de regretter, justement), une impression que j’avais déjà eue en écoutant Flash Pig au Sunset. Valse Hot que j’entendais les musiciens répéter en montant l’escalier amène un rappel et le concert se termine sur le stratosphérique Time Remembered de Bill Evans qui les place tous trois en apesanteur. Je redescends l’escalier, non sans avoir remercié mes hôtes, en me laissant glisser sur la rampe et je regagne le métro comme un aéroglisseur porté par un petit nuage de pets parfumés à la lavande, avec le sentiment que – notre numéro d’août désormais quasi bouclé – les grandes vacances commencent demain, mais en me demandant aussi pourquoi les médias, les votants aux Victoires du jazz et le public d’un soir se focalisent sur les cinq ou six mêmes musiciens alors qu’il en existe tellement d’autres qui les valent bien. C’est ça qu’est Cheek !
Franck Bergerot
|
Le 4 juillet dernier, David Enhco accueillait chez lui Chris Cheek, Maxime Sanchez et Florent Nisse pour un concert à domicile auquel il assista, la trompette au placard, de derrière un mur de bouteilles entamées dressées sur le bar de son salon-cuisine plein d’une petit foule attentive. Jazz Magazine y était.
Paris (75), le 4 juillet 2013.
Chris Cheek (sax ténor), Maxime Sanchez (piano), Florent Nisse (piano).
Jeudi dernier, dans nos locaux de la rue Duphot, notre correspondant à New York, le batteur Guilhem Flouzat, de passage à Paris, nous rendait visite. Prenant des nouvelles des liens qu’il entretient toujours avec la scène parisienne, je déplorais d’avoir déserté la musique vivante depuis plusieurs mois, retenu chaque soir par mon ordinateur, et plus particulièrement d’avoir dû déserté l’Esprit Jazz Festival à quelques heures d’une longue répétition (déjà un récital en soi pour les privilégiés qui y assistèrent) et du concert qu’y donna Chris Cheek dimanche dernier 30 juin, mais aussi de n’avoir pu assister à celui qu’il donna deux jours plus tard au Sunside. Histoire de remuer le couteau dans la plaie, Guilhem Flouzat évoqua le concert qu’avait donné la veille au soir Chris Cheek, invité du quartette Flash Pig des frères Sanchez (Adrien, le saxophoniste, Maxime le pianiste) aux Disquaires et celui qu’il allait donner le soir-même avec Maxime Sanchez et le contrebassiste de Flash Pig, Florent Nisse. Un concert privé chez le trompettiste David Enhco, mais devant mes regards d’envie, Guilhem passe aussitôt un coup de fil… et quelques heures plus tard je gravissais les escaliers qui me conduisaient au dernier étage d’un petit appartement avec mezzanine.
Une sorte de Rent Party à l’entrée de laquelle une boîte à chaussure invite à laisser sa participation à la soirée, agrémenté d’un buffet préparé par les soins de David et sa compagne. Un public de musiciens (et leurs compagnes… Aurélie Filipetti n’auraient pas aimé cette conception de la parité et encore moins mon ignorance probable de celles d’entre elles également musiciennes). Je reconnais, dans le désordre, évidemment le frangin Adrien Sanchez et ses confrères ténors Samy Thiébault et Julien Pontvianne (qui joue au sein d’El Trio avec les deux frères Sanchez), une série de “Casa”, soit le guitariste Federico Casagrande, le chef d’orchestre Jean-Claude Casadessus (le grand-père de David Enhco), sa fille la cantatrice Caroline Casadessus (mère de David)… Je dois en oublier. On papotte, on grignotte, on prend des nouvelles, on apprend que le Flash Pig Quartet a un projet de disque dans les tuyaux et que Maxime Sanchez a participé à l’enregistrement du quintette de Florent Nisse (contrebassiste de Flash Pig, mais aussi de La Horde de David Enhco… on est en famille) avec le guitariste Jacob Bro et Chris Cheek… Le voici, justement, immense et timide comme il m’avait paru quelques jours auparavant alors que, passablement assommé par le voyage, il assistait au bœuf de l’Esprit Jazz Festival qu’emmenait son compère Jorge Rossy, déchaîné au piano électrique.
On distribue et on déplie des chaises, on s’assied, le silence se fait, le concert commence. Comme écrivait Colette le 12 janvier 1903 alors qu’elle tenait la chronique musicale du quotidien Gil Blas : « J’ai pris des notes, ou fait semblant. Seulement, j’écris si mal que je ne peux pas les relire. Zut ! » Et j’ajouterai : ça fait déjà trois journées complètes et j’en ai écouté, depuis, des musiques (hélas, essentiellement sur disque). Ça commence par I Got It Bad… Je me souviens que je pouvais lire le titre sur le pupitre du piano. Je l’aurais sûrement reconnu (sans forcément en retrouver le titre… Winny dans Oh, les beaux jour : « on perd ses classiques… ») bien que par une introduction en block chords, Maxime Sanchez n’en joue que « l’ADN » pour reprendre la belle formule de Wayne Shorter à propos de la version de Dolores par le Second Quintette. Chris Cheek apparaît doucement comme un paquebot dans la brume, subtone, pas seulement le temps de mouiller l’anche et les tampons, car il n’abandonnera pas ce registre. Ce n’est certes pas un honker, mais en plus, il a ici le sens de l’espace où il joue, du volume sonore de ses deux comparses. D’un tremolo de piano surgit Stardust (mon standard préféré, merci). D’émotion peut-être ou dans mon désir de dissimuler mon stylo et ma feuille de papier, ma plume tremble et dérape… Illisible ! «La Jazzoline » ? Ça ne doit pas être ça. « Réactivité » ? Quel souvenir ce mot était-il sensé réveiller dans mon esprit? « Le tempo » ? Quoi, le tempo ? « Pont » ? Est-ce que j’aurais voulu dire que le tempo entre dans le pont ? Il n’y a pas de pont dans Stardust. Alors peut-être ai-je écrit “pont” pour “verse”. Je me souviens juste que le verse m’a paru passer très vite. J’aime tellement le verse de Stardust que je trouve toujours qu’il finit trop tôt. C’est un peu comme les grandes vacances : passé les prémisses – les derniers cours où l’on ne travaillait plus vraiment, les excursions de fin d’année, la chasse aux hannetons, les filles qui montrent leurs aisselles et la naissance de leurs seins, les surprises parties sur les toits des écoles, les concerts à domicile, fenêtres grandes ouvertes par où se mélangent tiédeur, fraîcheur et cris de martinets des premiers jours de l’été –, dès que commençaient vraiment les vacances, le sentiment commençait à m’étreindre de leurs fins prochaines. J’en oublie Chris Cheek et ses comparses.
Une pédale de basse et In Your Own Sweet Way s’épanouit comme un arbre qui fleurit. Je n’ai jamais vraiment aimé In Our Own Sweet Way. Les motifs en sont joliment dessinés, mais ce petit balancier harmonique qui les fait se répondre l’un l’autre en cascade et qui fait tout leur charme, je le trouve un petit peu agaçant. Et si je lui voue néanmoins quelque tendresse, c’est la faute, à Miles, à Gil, à Bill, à Wes… Mais prononçant ces noms, je réalise que ce n’est pas In Our On Sweet Way que j’ai en tête, mais The Duke (également de Dave Brubeck). Alors qu’ont-ils joué ? L’un, l’autre ou ni l’un ni l’autre ? Quel qu’il soit, je me souviens qu’ils m’ont fait aimer quelque chose que je je n’aime pas naturellement, qu’il y avait un jeu sur une pédale de basse reprise par le piano, qu’en écoutant Chris Cheek j’ai pensé à Lee Konitz, à cette capacité d’improviser sans cliché, en développant juste une idée découlant de la précédente, menant à la suivant
e, en se nourrissant de chacune des branches que lui tend la rythmique (c’est quelque chose comme ça que devait signaler plus haut le mot réactivité), et ils en font pousser des branches imprévues, mais sans jamais envahir l’espace, que Cheek choisit au vol pour réinventant son parcours, avec des pauses et des phrases reprises en imitation “dedans-dehors”, le monologue de quelqu’un qui sortirait d’un songe encore dans une sorte d’extra-lucidité, loin des usines à plans qu’on généré Parker, Coltrane et Brecker. Avec tout le respect que je leur dois, voire la dévotion que je leur voue. Je me souviens aussi d’un solo de piano de maxime Sanchez qui prit la forme d’une sorte d’abstraction baroque. Bach contaminé par sa descendance.
Suivront les contours hagards et hallucinés de Celia (Bud Powell) et Everything Happens To Me… Ce thème n’a été ni annoncé ni désannoncé, mais je revois la couverture du volume 23 One Dozen Standards de la série des disques d’accompagnement Aebersold et moi prenant des airs de pâmoison idoite en essayant d’arpéger les harmonies avec la sonorité de Stan Getz. Et c’est Lester cette fois qui me vient à l’esprit, pas tellement pour les clichés – Lester, qui a grandi dans la culture du riff comme, après lui, Parker, fut un improvisateur sur clichés, mais tous deux partageaient cette faculté de les réinventer constamment par leur seul placement –, mais pour le phrasé, le flottement, la discontinuité. La pensée de Lee Konitz combinée au son du ténor m’a fatalement ramené vers Lester. Et Honeysuckle Rose de Fats Waller ne m’en éloignera pas, où suinte un stride que Maxime Sanchez ne joue pourtant pas mais dont, en partenariat probable avec Florent Nisse, il a dû évoqué le souvenir (le souvenir du souvenir que réveille mes notes : « parfums de stride sans le stride. » Et si c’est moi qui l’avait inventé par déduction ce parfum de stride?) C’est un morceau de Maxime qui succède à Fats Waller. Je ne me souviens plus du titre, mais il y avait le mot “regret” (Au Regret ?) et ça me rappelle le Keith Jarrett de l’époque “Fort Yawuh” (le Jarrett qu’il m’arrive souvent de regretter, justement), une impression que j’avais déjà eue en écoutant Flash Pig au Sunset. Valse Hot que j’entendais les musiciens répéter en montant l’escalier amène un rappel et le concert se termine sur le stratosphérique Time Remembered de Bill Evans qui les place tous trois en apesanteur. Je redescends l’escalier, non sans avoir remercié mes hôtes, en me laissant glisser sur la rampe et je regagne le métro comme un aéroglisseur porté par un petit nuage de pets parfumés à la lavande, avec le sentiment que – notre numéro d’août désormais quasi bouclé – les grandes vacances commencent demain, mais en me demandant aussi pourquoi les médias, les votants aux Victoires du jazz et le public d’un soir se focalisent sur les cinq ou six mêmes musiciens alors qu’il en existe tellement d’autres qui les valent bien. C’est ça qu’est Cheek !
Franck Bergerot