Jazz à Luz 2013 (1/2)
Le festival de Luz-Saint-Sauveur n’est décidément pas comme les autres. Non content de mettre des artistes comme Craig Taborn ou Tweedle-Dee en têtes d’affiche – ce qui est le cas de peu de festivals –, en sus des graves inondations que la région Midi-Pyrénées a subi en juin dernier – et notamment le village de Luz –, les dirigeants du festival ont relevé le pari de tenir malgré tout les festivités, et ce dans une excellente ambiance alors que la météo continue de faire des siennes (gros orages et fortes chaleurs). Leur quête, unique : continuer coûte que coûte à ouvrir les oreilles de leurs festivaliers et aux habitants de la région. Pour son premier jour (le troisième du festival), votre « envoyé spécial » n’a pas été déçu !
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint-Sauveur (65), 14 juillet 2013
1er concert : 16h30 : Lao Kouyaté
Lao Kouyaté (voix et kora)
Le griot sénégalais, qui joue de la kora à deux manches ou de deux koras à la fois, a livré au public de la petite place des templiers un concert épique. Non seulement, Lao Kouyaté a dévoilé le répertoire de son dernier album, mais surtout il a fait une partie de son concert sous la pluie, des bénévoles et des volontaires spontanés tendant alors une bâche au-dessus de l’artiste pour le protéger des intempéries. De son côté, le public, au départ un peu endormi, se réfugiait en dansant sous des abris de fortune ! Cela se confirme : Luz n’est pas un endroit comme les autres…
2e concert : 18h00 : Motsol
Stine Janvin Motland (voix), Ståle Liavik Solberg (dm).
Cette fois, bien protégé de l’orage sous la toile du chapiteau, Jean-Pierre Layrac et toute l’équipe de Jazz à Luz nous ont proposés leur découverte : la voix de la Norvégienne Stine Janvin Motland.
En duo avec son batteur, d’imposantes improvisations totales furent au programme. En trois actes. Chacun marqué par une dominante bien précise. La première fut davantage frappée du sceau de l’électronique en quelque sorte. Peu de « voix », de chant dans l’acception traditionnelle du terme, mais plutôt des sons rappelant les effets produits par les pratiquants de la human beat box. A cette différence notable près que dans le cas de Stine Janvin Motland il s’agit davantage de produire la musique d’un DJ ayant découvert la musique « contemporaine » plutôt que de reproduire vocalement les beats et les figures rythmiques des platines électros ! A l’évidence, les oreilles du duo ont été éduquées aux sons des manipulations informatiques. Si la première improvisation avait été buccale et technologique, la suivante fut vocale et chamanique. Cette fois, la voix dans toute sa splendeur y avait ses droits. Non pas pour se lancer dans de jolies mélodies, mais pour sortir des sons insoupçonnés, soit très graves, soit « de passage » (entre deux voix), soit encore par des émissions diphoniques (de teintes inuites plutôt que tibétaines). Enfin, la pièce suivante s’apparenta à une sorte de résumé des deux premières. La vocaliste alterna effets buccaux et notes aigues (presque un cri) tout du long, soutenue – comme depuis le début du concert – par un batteur bruitiste sans le moindre égard pour la plus petite pulsation. Une esthétique minimaliste, non pas dans le sens des répétitifs américains, mais dans celui d’une recherche de la quintessence, d’une plongée dans la réitération-amplification, creusant jusqu’à épuisement les idées imaginées au début de chaque improvisation.
Il n’est pas certain que vous retrouviez sous peu les disques de Stine Janvin Solberg en tête de gondoles des disquaires généralistes… Et pourtant, on est sans doute amené à réentendre le son de sa voix. Une belle découverte !
3e concert : 21h30 : Tweedle-Dee
Alex Bonney (tp, laptop), Fidel Fourneyron (tb), Robin Fincker (ts, cl), Julien Desprez (g), Antonin Rayon (org), Dave Kane (cb), Yann Joussein (dm).
Tweedle-Dee est le résultat de la mise en connexion par Robin Fincker des membres de deux collectifs : Coax, que l’on connaît bien en France à présent, et le collectif londonien Loop. Le concert qu’ils ont donné à Luz a tout simplement était magnifique de bout en bout. Voilà un groupe qui possède le bien le plus précieux : celui de faire des propositions, d’avancer leurs idées propres, de posséder à la fois un son, une conception musicale (et non un concept, notion trop attachée à celle de « projet ») et un sens du rythme et de l’espace qui, à mon sens, ont peu d’équivalent. Chacune des quatre compositions – conséquentes – en ont apporté la preuve.
Dans la première, par exemple, le tempo, après avoir lentement émergé, finit par s’imposer sous la forme d’une pulsation comme élastique. En réalité, le tempo lent est effectivement isochrone, mais le placement de la section rythmique entre chaque pulsation est, lui, très souple et mouvant. A l’issu d’un parcours dur, âpre et généreux à la fois, la pièce débouche sur une sorte de choral à trois voix jouée par les vents, ni atonal ni franchement polarisé, avec sans doute des notes à choisir plutôt qu’à interpréter.
La pièce suivante débute par un formidable trio ténor/orgue/batterie. A eux seuls, ils ont quasiment la puissance sonore du groupe dans son ensemble. C’est libre, c’est torturé, c’est puissant. De nouveau, après que la rythmique ait installé un accompagnement on ne peut simple, sur un tempo lent, le thème se voit exposé. Soudain, la rythmique s’interrompt, laissant le temps à certains membres du groupe de déployer tout un monde avant de reprendre avec un identique flegme.
Le troisième morceau est le plus ambitieux. Il s’apparente faussement au système du couplet/refrain varié, chaque couplet ayant pour équivalent un duo d’improvisateurs, tandis que le refrain correspondrait aux interprétations par le groupe des parties écrites. Outre l’introduction de Julien Desprez, façon guitariste punk versé dans la musique improvisée, le duo Robin Fincker / Yann Joussein (décidément l’un des batteurs les plus importants à l’heure actuelle en France) s’avéra l’un des grands moments de la soirée. Pour donner une image, il faut imaginer la rencontre de Pharoah Sanders et du Denardo Coleman des grands soirs. Entre chaque duo, un motif écrit est placé de façon libre, pourtant joué à l’unisson, au-dessus d’un groove fainéant qui impose une forte tension alors même qu’il est réalisé avec le plus grand relâché.
Les deux derniers morceaux ont été assez proches dans l’esprit. Et c’est ici que, une fois n’est pas coutume, l’on peut se risquer à tenter de cerner ce que ces jeunes musiciens expriment. Ou plutôt ce que leur musique semble révéler de notre rapport au monde. L’expression qui domine les pièces de Tweedle-Dee relève souvent du tragique – et la présence de l’orgue tenu par Antonin Rayon n’est pas pour rien dans ce sentiment. Mais un tragique comme résigné. Pas de révolte ici. De l’agacement ou de la colère sans doute, v
oire de l’indignation, mais de révolte, il ne semble pas. On sent poindre également une certaine détresse – qui n’est pas forcément synonyme de désespoir –, notamment dans les deux pièces conclusives avec leurs ambiances post- (industriel, atomique ?). La créativité même du groupe, les efforts réalisés par les musiciens pour avancer dans l’imagination, semblent s’apparenter à une forme de résignation (car pourquoi ne pas continuer d’avancer même si la fin du monde est proche ?). Il faudrait une analyse de loin bien moins superficielle que celle de votre festivalier pour affirmer de façon argumentée de tels propos. Mais une telle démarche serait sans doute passionnante. A l’image de la musique de Tweedle-Dee !
4e concert : 00h30 : Mégatherium
Aymeric Avice (tp), Bruno Ruder (p), Thibaud Soulas (cb), Elie Duris (dm).
Pour conclure l’intense journée, il fallait un groupe lui aussi intense. Ce fut le cas, à la Maison de la vallée, avec le Mégatherium, un quartette plus classique dans sa facture et son approche musicale que les autres groupes de la journée, sans cependant qu’il ne verse dans le moindre classicisme. Car si, à l’évidence, ils ne renient pas les grandes figures du jazz, les musiciens de Mégatherium ne sonnent nullement comme leurs grands aînés. La pièce d’ouverture en aura été la preuve immédiate, largement basée sur l’improvisation free (celui venu des années 1960) – sans radicalisme expressionniste pour autant –, constamment zébrée d’un motif incantatoire déclamé par la trompette virulente d’Aymeric Avice. La pièce suivante fut plus proche du second quintette de Miles, ou plutôt dans ce qui aurait pu être une version acoustique de son « Lost Quintet », Bruno Ruder étant, par exemple, davantage du côté du Chick Corea du début des années 1970 que de celui d’Herbie Hancock. Autrement dit, « Time, no changes » fut la règle, jusqu’au solo de Bruno Ruder, tout en souplesse de lignes éclatées, jouant habilement avec la pédale de sourdine du piano droit (un feutre venant s’intercaler entre les marteaux et les cordes). Le thème suivant aurait pu par trop rappeler le « Lonely Woman » colemanien (augmenté d’ornements aux allures orientaux) si Thibaud Soulas n’avait pas été de la partie. En effet, son jeu tout de robustesse, d’arrachés de cordes, d’allègres navigations sur le manche est aussi éloigné que possible de celui, souterrain et étiré, de Charlie Haden. Sur le morceau suivant – free mais jalonnés de quelques subtils panneaux indicateurs motiviques – Aymeric Avice réalisa une performance étonnante en jouant de deux trompettes à la fois – performance étant le mot qui convient tant cette pratique demande d’avoir développé des aptitudes allant quasiment à l’encontre des normes techniques trompettistiques habituelles (et c’est un ancien trompettiste qui écrit ces lignes). Et avant tout, il réalisa un solo éminemment musical, une qualité dont Aymeric Avice fit preuve toute la soirée, tous genres et styles confondus.
Les trois pièces finales du concert s’enracinèrent dans la pulsation. La première par une sorte de marche bancale, qui n’était pas sans rappeler quelque Ellington déjanté ou la modalité « sale » d’un Mingus, avec une dimension sarcastique évidente, le tout se « déglinguant » peu à peu jusqu’à dissolution. Suivi un groove franchement proche de ceux élaborés par Elvin Jones, au cours duquel Elie Duris se montra magistral – aux oreilles de votre rapporteur, Duris se montra d’ailleurs bien plus à son avantage dans les moments pulsés plutôt que dans les passages libres, mais cet avis ne fut pas partagé par tous. Enfin, le morceau conclusif tourna au véritable feu d’artifice (ce qui relève pourtant du commun pour un 14 juillet…) grâce à un solo tout en éclats contrôlés, porté par l’énorme énergie de Bruno Ruder.
Après une performance aussi galvanisante, la jam session qui débuta ensuite ne m’incita guère à rester davantage. Le lendemain, une autre journée-marathon de concerts m’attendait et il était temps de profiter de la belle nuit étoilée luzienne…
A venir (le 15 juillet) : Les chiens huilés, Kassap/Lesbos/Darrifourcq, Bhad, Craig Taborn solo !
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Le festival de Luz-Saint-Sauveur n’est décidément pas comme les autres. Non content de mettre des artistes comme Craig Taborn ou Tweedle-Dee en têtes d’affiche – ce qui est le cas de peu de festivals –, en sus des graves inondations que la région Midi-Pyrénées a subi en juin dernier – et notamment le village de Luz –, les dirigeants du festival ont relevé le pari de tenir malgré tout les festivités, et ce dans une excellente ambiance alors que la météo continue de faire des siennes (gros orages et fortes chaleurs). Leur quête, unique : continuer coûte que coûte à ouvrir les oreilles de leurs festivaliers et aux habitants de la région. Pour son premier jour (le troisième du festival), votre « envoyé spécial » n’a pas été déçu !
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint-Sauveur (65), 14 juillet 2013
1er concert : 16h30 : Lao Kouyaté
Lao Kouyaté (voix et kora)
Le griot sénégalais, qui joue de la kora à deux manches ou de deux koras à la fois, a livré au public de la petite place des templiers un concert épique. Non seulement, Lao Kouyaté a dévoilé le répertoire de son dernier album, mais surtout il a fait une partie de son concert sous la pluie, des bénévoles et des volontaires spontanés tendant alors une bâche au-dessus de l’artiste pour le protéger des intempéries. De son côté, le public, au départ un peu endormi, se réfugiait en dansant sous des abris de fortune ! Cela se confirme : Luz n’est pas un endroit comme les autres…
2e concert : 18h00 : Motsol
Stine Janvin Motland (voix), Ståle Liavik Solberg (dm).
Cette fois, bien protégé de l’orage sous la toile du chapiteau, Jean-Pierre Layrac et toute l’équipe de Jazz à Luz nous ont proposés leur découverte : la voix de la Norvégienne Stine Janvin Motland.
En duo avec son batteur, d’imposantes improvisations totales furent au programme. En trois actes. Chacun marqué par une dominante bien précise. La première fut davantage frappée du sceau de l’électronique en quelque sorte. Peu de « voix », de chant dans l’acception traditionnelle du terme, mais plutôt des sons rappelant les effets produits par les pratiquants de la human beat box. A cette différence notable près que dans le cas de Stine Janvin Motland il s’agit davantage de produire la musique d’un DJ ayant découvert la musique « contemporaine » plutôt que de reproduire vocalement les beats et les figures rythmiques des platines électros ! A l’évidence, les oreilles du duo ont été éduquées aux sons des manipulations informatiques. Si la première improvisation avait été buccale et technologique, la suivante fut vocale et chamanique. Cette fois, la voix dans toute sa splendeur y avait ses droits. Non pas pour se lancer dans de jolies mélodies, mais pour sortir des sons insoupçonnés, soit très graves, soit « de passage » (entre deux voix), soit encore par des émissions diphoniques (de teintes inuites plutôt que tibétaines). Enfin, la pièce suivante s’apparenta à une sorte de résumé des deux premières. La vocaliste alterna effets buccaux et notes aigues (presque un cri) tout du long, soutenue – comme depuis le début du concert – par un batteur bruitiste sans le moindre égard pour la plus petite pulsation. Une esthétique minimaliste, non pas dans le sens des répétitifs américains, mais dans celui d’une recherche de la quintessence, d’une plongée dans la réitération-amplification, creusant jusqu’à épuisement les idées imaginées au début de chaque improvisation.
Il n’est pas certain que vous retrouviez sous peu les disques de Stine Janvin Solberg en tête de gondoles des disquaires généralistes… Et pourtant, on est sans doute amené à réentendre le son de sa voix. Une belle découverte !
3e concert : 21h30 : Tweedle-Dee
Alex Bonney (tp, laptop), Fidel Fourneyron (tb), Robin Fincker (ts, cl), Julien Desprez (g), Antonin Rayon (org), Dave Kane (cb), Yann Joussein (dm).
Tweedle-Dee est le résultat de la mise en connexion par Robin Fincker des membres de deux collectifs : Coax, que l’on connaît bien en France à présent, et le collectif londonien Loop. Le concert qu’ils ont donné à Luz a tout simplement était magnifique de bout en bout. Voilà un groupe qui possède le bien le plus précieux : celui de faire des propositions, d’avancer leurs idées propres, de posséder à la fois un son, une conception musicale (et non un concept, notion trop attachée à celle de « projet ») et un sens du rythme et de l’espace qui, à mon sens, ont peu d’équivalent. Chacune des quatre compositions – conséquentes – en ont apporté la preuve.
Dans la première, par exemple, le tempo, après avoir lentement émergé, finit par s’imposer sous la forme d’une pulsation comme élastique. En réalité, le tempo lent est effectivement isochrone, mais le placement de la section rythmique entre chaque pulsation est, lui, très souple et mouvant. A l’issu d’un parcours dur, âpre et généreux à la fois, la pièce débouche sur une sorte de choral à trois voix jouée par les vents, ni atonal ni franchement polarisé, avec sans doute des notes à choisir plutôt qu’à interpréter.
La pièce suivante débute par un formidable trio ténor/orgue/batterie. A eux seuls, ils ont quasiment la puissance sonore du groupe dans son ensemble. C’est libre, c’est torturé, c’est puissant. De nouveau, après que la rythmique ait installé un accompagnement on ne peut simple, sur un tempo lent, le thème se voit exposé. Soudain, la rythmique s’interrompt, laissant le temps à certains membres du groupe de déployer tout un monde avant de reprendre avec un identique flegme.
Le troisième morceau est le plus ambitieux. Il s’apparente faussement au système du couplet/refrain varié, chaque couplet ayant pour équivalent un duo d’improvisateurs, tandis que le refrain correspondrait aux interprétations par le groupe des parties écrites. Outre l’introduction de Julien Desprez, façon guitariste punk versé dans la musique improvisée, le duo Robin Fincker / Yann Joussein (décidément l’un des batteurs les plus importants à l’heure actuelle en France) s’avéra l’un des grands moments de la soirée. Pour donner une image, il faut imaginer la rencontre de Pharoah Sanders et du Denardo Coleman des grands soirs. Entre chaque duo, un motif écrit est placé de façon libre, pourtant joué à l’unisson, au-dessus d’un groove fainéant qui impose une forte tension alors même qu’il est réalisé avec le plus grand relâché.
Les deux derniers morceaux ont été assez proches dans l’esprit. Et c’est ici que, une fois n’est pas coutume, l’on peut se risquer à tenter de cerner ce que ces jeunes musiciens expriment. Ou plutôt ce que leur musique semble révéler de notre rapport au monde. L’expression qui domine les pièces de Tweedle-Dee relève souvent du tragique – et la présence de l’orgue tenu par Antonin Rayon n’est pas pour rien dans ce sentiment. Mais un tragique comme résigné. Pas de révolte ici. De l’agacement ou de la colère sans doute, v
oire de l’indignation, mais de révolte, il ne semble pas. On sent poindre également une certaine détresse – qui n’est pas forcément synonyme de désespoir –, notamment dans les deux pièces conclusives avec leurs ambiances post- (industriel, atomique ?). La créativité même du groupe, les efforts réalisés par les musiciens pour avancer dans l’imagination, semblent s’apparenter à une forme de résignation (car pourquoi ne pas continuer d’avancer même si la fin du monde est proche ?). Il faudrait une analyse de loin bien moins superficielle que celle de votre festivalier pour affirmer de façon argumentée de tels propos. Mais une telle démarche serait sans doute passionnante. A l’image de la musique de Tweedle-Dee !
4e concert : 00h30 : Mégatherium
Aymeric Avice (tp), Bruno Ruder (p), Thibaud Soulas (cb), Elie Duris (dm).
Pour conclure l’intense journée, il fallait un groupe lui aussi intense. Ce fut le cas, à la Maison de la vallée, avec le Mégatherium, un quartette plus classique dans sa facture et son approche musicale que les autres groupes de la journée, sans cependant qu’il ne verse dans le moindre classicisme. Car si, à l’évidence, ils ne renient pas les grandes figures du jazz, les musiciens de Mégatherium ne sonnent nullement comme leurs grands aînés. La pièce d’ouverture en aura été la preuve immédiate, largement basée sur l’improvisation free (celui venu des années 1960) – sans radicalisme expressionniste pour autant –, constamment zébrée d’un motif incantatoire déclamé par la trompette virulente d’Aymeric Avice. La pièce suivante fut plus proche du second quintette de Miles, ou plutôt dans ce qui aurait pu être une version acoustique de son « Lost Quintet », Bruno Ruder étant, par exemple, davantage du côté du Chick Corea du début des années 1970 que de celui d’Herbie Hancock. Autrement dit, « Time, no changes » fut la règle, jusqu’au solo de Bruno Ruder, tout en souplesse de lignes éclatées, jouant habilement avec la pédale de sourdine du piano droit (un feutre venant s’intercaler entre les marteaux et les cordes). Le thème suivant aurait pu par trop rappeler le « Lonely Woman » colemanien (augmenté d’ornements aux allures orientaux) si Thibaud Soulas n’avait pas été de la partie. En effet, son jeu tout de robustesse, d’arrachés de cordes, d’allègres navigations sur le manche est aussi éloigné que possible de celui, souterrain et étiré, de Charlie Haden. Sur le morceau suivant – free mais jalonnés de quelques subtils panneaux indicateurs motiviques – Aymeric Avice réalisa une performance étonnante en jouant de deux trompettes à la fois – performance étant le mot qui convient tant cette pratique demande d’avoir développé des aptitudes allant quasiment à l’encontre des normes techniques trompettistiques habituelles (et c’est un ancien trompettiste qui écrit ces lignes). Et avant tout, il réalisa un solo éminemment musical, une qualité dont Aymeric Avice fit preuve toute la soirée, tous genres et styles confondus.
Les trois pièces finales du concert s’enracinèrent dans la pulsation. La première par une sorte de marche bancale, qui n’était pas sans rappeler quelque Ellington déjanté ou la modalité « sale » d’un Mingus, avec une dimension sarcastique évidente, le tout se « déglinguant » peu à peu jusqu’à dissolution. Suivi un groove franchement proche de ceux élaborés par Elvin Jones, au cours duquel Elie Duris se montra magistral – aux oreilles de votre rapporteur, Duris se montra d’ailleurs bien plus à son avantage dans les moments pulsés plutôt que dans les passages libres, mais cet avis ne fut pas partagé par tous. Enfin, le morceau conclusif tourna au véritable feu d’artifice (ce qui relève pourtant du commun pour un 14 juillet…) grâce à un solo tout en éclats contrôlés, porté par l’énorme énergie de Bruno Ruder.
Après une performance aussi galvanisante, la jam session qui débuta ensuite ne m’incita guère à rester davantage. Le lendemain, une autre journée-marathon de concerts m’attendait et il était temps de profiter de la belle nuit étoilée luzienne…
A venir (le 15 juillet) : Les chiens huilés, Kassap/Lesbos/Darrifourcq, Bhad, Craig Taborn solo !
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Le festival de Luz-Saint-Sauveur n’est décidément pas comme les autres. Non content de mettre des artistes comme Craig Taborn ou Tweedle-Dee en têtes d’affiche – ce qui est le cas de peu de festivals –, en sus des graves inondations que la région Midi-Pyrénées a subi en juin dernier – et notamment le village de Luz –, les dirigeants du festival ont relevé le pari de tenir malgré tout les festivités, et ce dans une excellente ambiance alors que la météo continue de faire des siennes (gros orages et fortes chaleurs). Leur quête, unique : continuer coûte que coûte à ouvrir les oreilles de leurs festivaliers et aux habitants de la région. Pour son premier jour (le troisième du festival), votre « envoyé spécial » n’a pas été déçu !
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint-Sauveur (65), 14 juillet 2013
1er concert : 16h30 : Lao Kouyaté
Lao Kouyaté (voix et kora)
Le griot sénégalais, qui joue de la kora à deux manches ou de deux koras à la fois, a livré au public de la petite place des templiers un concert épique. Non seulement, Lao Kouyaté a dévoilé le répertoire de son dernier album, mais surtout il a fait une partie de son concert sous la pluie, des bénévoles et des volontaires spontanés tendant alors une bâche au-dessus de l’artiste pour le protéger des intempéries. De son côté, le public, au départ un peu endormi, se réfugiait en dansant sous des abris de fortune ! Cela se confirme : Luz n’est pas un endroit comme les autres…
2e concert : 18h00 : Motsol
Stine Janvin Motland (voix), Ståle Liavik Solberg (dm).
Cette fois, bien protégé de l’orage sous la toile du chapiteau, Jean-Pierre Layrac et toute l’équipe de Jazz à Luz nous ont proposés leur découverte : la voix de la Norvégienne Stine Janvin Motland.
En duo avec son batteur, d’imposantes improvisations totales furent au programme. En trois actes. Chacun marqué par une dominante bien précise. La première fut davantage frappée du sceau de l’électronique en quelque sorte. Peu de « voix », de chant dans l’acception traditionnelle du terme, mais plutôt des sons rappelant les effets produits par les pratiquants de la human beat box. A cette différence notable près que dans le cas de Stine Janvin Motland il s’agit davantage de produire la musique d’un DJ ayant découvert la musique « contemporaine » plutôt que de reproduire vocalement les beats et les figures rythmiques des platines électros ! A l’évidence, les oreilles du duo ont été éduquées aux sons des manipulations informatiques. Si la première improvisation avait été buccale et technologique, la suivante fut vocale et chamanique. Cette fois, la voix dans toute sa splendeur y avait ses droits. Non pas pour se lancer dans de jolies mélodies, mais pour sortir des sons insoupçonnés, soit très graves, soit « de passage » (entre deux voix), soit encore par des émissions diphoniques (de teintes inuites plutôt que tibétaines). Enfin, la pièce suivante s’apparenta à une sorte de résumé des deux premières. La vocaliste alterna effets buccaux et notes aigues (presque un cri) tout du long, soutenue – comme depuis le début du concert – par un batteur bruitiste sans le moindre égard pour la plus petite pulsation. Une esthétique minimaliste, non pas dans le sens des répétitifs américains, mais dans celui d’une recherche de la quintessence, d’une plongée dans la réitération-amplification, creusant jusqu’à épuisement les idées imaginées au début de chaque improvisation.
Il n’est pas certain que vous retrouviez sous peu les disques de Stine Janvin Solberg en tête de gondoles des disquaires généralistes… Et pourtant, on est sans doute amené à réentendre le son de sa voix. Une belle découverte !
3e concert : 21h30 : Tweedle-Dee
Alex Bonney (tp, laptop), Fidel Fourneyron (tb), Robin Fincker (ts, cl), Julien Desprez (g), Antonin Rayon (org), Dave Kane (cb), Yann Joussein (dm).
Tweedle-Dee est le résultat de la mise en connexion par Robin Fincker des membres de deux collectifs : Coax, que l’on connaît bien en France à présent, et le collectif londonien Loop. Le concert qu’ils ont donné à Luz a tout simplement était magnifique de bout en bout. Voilà un groupe qui possède le bien le plus précieux : celui de faire des propositions, d’avancer leurs idées propres, de posséder à la fois un son, une conception musicale (et non un concept, notion trop attachée à celle de « projet ») et un sens du rythme et de l’espace qui, à mon sens, ont peu d’équivalent. Chacune des quatre compositions – conséquentes – en ont apporté la preuve.
Dans la première, par exemple, le tempo, après avoir lentement émergé, finit par s’imposer sous la forme d’une pulsation comme élastique. En réalité, le tempo lent est effectivement isochrone, mais le placement de la section rythmique entre chaque pulsation est, lui, très souple et mouvant. A l’issu d’un parcours dur, âpre et généreux à la fois, la pièce débouche sur une sorte de choral à trois voix jouée par les vents, ni atonal ni franchement polarisé, avec sans doute des notes à choisir plutôt qu’à interpréter.
La pièce suivante débute par un formidable trio ténor/orgue/batterie. A eux seuls, ils ont quasiment la puissance sonore du groupe dans son ensemble. C’est libre, c’est torturé, c’est puissant. De nouveau, après que la rythmique ait installé un accompagnement on ne peut simple, sur un tempo lent, le thème se voit exposé. Soudain, la rythmique s’interrompt, laissant le temps à certains membres du groupe de déployer tout un monde avant de reprendre avec un identique flegme.
Le troisième morceau est le plus ambitieux. Il s’apparente faussement au système du couplet/refrain varié, chaque couplet ayant pour équivalent un duo d’improvisateurs, tandis que le refrain correspondrait aux interprétations par le groupe des parties écrites. Outre l’introduction de Julien Desprez, façon guitariste punk versé dans la musique improvisée, le duo Robin Fincker / Yann Joussein (décidément l’un des batteurs les plus importants à l’heure actuelle en France) s’avéra l’un des grands moments de la soirée. Pour donner une image, il faut imaginer la rencontre de Pharoah Sanders et du Denardo Coleman des grands soirs. Entre chaque duo, un motif écrit est placé de façon libre, pourtant joué à l’unisson, au-dessus d’un groove fainéant qui impose une forte tension alors même qu’il est réalisé avec le plus grand relâché.
Les deux derniers morceaux ont été assez proches dans l’esprit. Et c’est ici que, une fois n’est pas coutume, l’on peut se risquer à tenter de cerner ce que ces jeunes musiciens expriment. Ou plutôt ce que leur musique semble révéler de notre rapport au monde. L’expression qui domine les pièces de Tweedle-Dee relève souvent du tragique – et la présence de l’orgue tenu par Antonin Rayon n’est pas pour rien dans ce sentiment. Mais un tragique comme résigné. Pas de révolte ici. De l’agacement ou de la colère sans doute, v
oire de l’indignation, mais de révolte, il ne semble pas. On sent poindre également une certaine détresse – qui n’est pas forcément synonyme de désespoir –, notamment dans les deux pièces conclusives avec leurs ambiances post- (industriel, atomique ?). La créativité même du groupe, les efforts réalisés par les musiciens pour avancer dans l’imagination, semblent s’apparenter à une forme de résignation (car pourquoi ne pas continuer d’avancer même si la fin du monde est proche ?). Il faudrait une analyse de loin bien moins superficielle que celle de votre festivalier pour affirmer de façon argumentée de tels propos. Mais une telle démarche serait sans doute passionnante. A l’image de la musique de Tweedle-Dee !
4e concert : 00h30 : Mégatherium
Aymeric Avice (tp), Bruno Ruder (p), Thibaud Soulas (cb), Elie Duris (dm).
Pour conclure l’intense journée, il fallait un groupe lui aussi intense. Ce fut le cas, à la Maison de la vallée, avec le Mégatherium, un quartette plus classique dans sa facture et son approche musicale que les autres groupes de la journée, sans cependant qu’il ne verse dans le moindre classicisme. Car si, à l’évidence, ils ne renient pas les grandes figures du jazz, les musiciens de Mégatherium ne sonnent nullement comme leurs grands aînés. La pièce d’ouverture en aura été la preuve immédiate, largement basée sur l’improvisation free (celui venu des années 1960) – sans radicalisme expressionniste pour autant –, constamment zébrée d’un motif incantatoire déclamé par la trompette virulente d’Aymeric Avice. La pièce suivante fut plus proche du second quintette de Miles, ou plutôt dans ce qui aurait pu être une version acoustique de son « Lost Quintet », Bruno Ruder étant, par exemple, davantage du côté du Chick Corea du début des années 1970 que de celui d’Herbie Hancock. Autrement dit, « Time, no changes » fut la règle, jusqu’au solo de Bruno Ruder, tout en souplesse de lignes éclatées, jouant habilement avec la pédale de sourdine du piano droit (un feutre venant s’intercaler entre les marteaux et les cordes). Le thème suivant aurait pu par trop rappeler le « Lonely Woman » colemanien (augmenté d’ornements aux allures orientaux) si Thibaud Soulas n’avait pas été de la partie. En effet, son jeu tout de robustesse, d’arrachés de cordes, d’allègres navigations sur le manche est aussi éloigné que possible de celui, souterrain et étiré, de Charlie Haden. Sur le morceau suivant – free mais jalonnés de quelques subtils panneaux indicateurs motiviques – Aymeric Avice réalisa une performance étonnante en jouant de deux trompettes à la fois – performance étant le mot qui convient tant cette pratique demande d’avoir développé des aptitudes allant quasiment à l’encontre des normes techniques trompettistiques habituelles (et c’est un ancien trompettiste qui écrit ces lignes). Et avant tout, il réalisa un solo éminemment musical, une qualité dont Aymeric Avice fit preuve toute la soirée, tous genres et styles confondus.
Les trois pièces finales du concert s’enracinèrent dans la pulsation. La première par une sorte de marche bancale, qui n’était pas sans rappeler quelque Ellington déjanté ou la modalité « sale » d’un Mingus, avec une dimension sarcastique évidente, le tout se « déglinguant » peu à peu jusqu’à dissolution. Suivi un groove franchement proche de ceux élaborés par Elvin Jones, au cours duquel Elie Duris se montra magistral – aux oreilles de votre rapporteur, Duris se montra d’ailleurs bien plus à son avantage dans les moments pulsés plutôt que dans les passages libres, mais cet avis ne fut pas partagé par tous. Enfin, le morceau conclusif tourna au véritable feu d’artifice (ce qui relève pourtant du commun pour un 14 juillet…) grâce à un solo tout en éclats contrôlés, porté par l’énorme énergie de Bruno Ruder.
Après une performance aussi galvanisante, la jam session qui débuta ensuite ne m’incita guère à rester davantage. Le lendemain, une autre journée-marathon de concerts m’attendait et il était temps de profiter de la belle nuit étoilée luzienne…
A venir (le 15 juillet) : Les chiens huilés, Kassap/Lesbos/Darrifourcq, Bhad, Craig Taborn solo !
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Le festival de Luz-Saint-Sauveur n’est décidément pas comme les autres. Non content de mettre des artistes comme Craig Taborn ou Tweedle-Dee en têtes d’affiche – ce qui est le cas de peu de festivals –, en sus des graves inondations que la région Midi-Pyrénées a subi en juin dernier – et notamment le village de Luz –, les dirigeants du festival ont relevé le pari de tenir malgré tout les festivités, et ce dans une excellente ambiance alors que la météo continue de faire des siennes (gros orages et fortes chaleurs). Leur quête, unique : continuer coûte que coûte à ouvrir les oreilles de leurs festivaliers et aux habitants de la région. Pour son premier jour (le troisième du festival), votre « envoyé spécial » n’a pas été déçu !
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint-Sauveur (65), 14 juillet 2013
1er concert : 16h30 : Lao Kouyaté
Lao Kouyaté (voix et kora)
Le griot sénégalais, qui joue de la kora à deux manches ou de deux koras à la fois, a livré au public de la petite place des templiers un concert épique. Non seulement, Lao Kouyaté a dévoilé le répertoire de son dernier album, mais surtout il a fait une partie de son concert sous la pluie, des bénévoles et des volontaires spontanés tendant alors une bâche au-dessus de l’artiste pour le protéger des intempéries. De son côté, le public, au départ un peu endormi, se réfugiait en dansant sous des abris de fortune ! Cela se confirme : Luz n’est pas un endroit comme les autres…
2e concert : 18h00 : Motsol
Stine Janvin Motland (voix), Ståle Liavik Solberg (dm).
Cette fois, bien protégé de l’orage sous la toile du chapiteau, Jean-Pierre Layrac et toute l’équipe de Jazz à Luz nous ont proposés leur découverte : la voix de la Norvégienne Stine Janvin Motland.
En duo avec son batteur, d’imposantes improvisations totales furent au programme. En trois actes. Chacun marqué par une dominante bien précise. La première fut davantage frappée du sceau de l’électronique en quelque sorte. Peu de « voix », de chant dans l’acception traditionnelle du terme, mais plutôt des sons rappelant les effets produits par les pratiquants de la human beat box. A cette différence notable près que dans le cas de Stine Janvin Motland il s’agit davantage de produire la musique d’un DJ ayant découvert la musique « contemporaine » plutôt que de reproduire vocalement les beats et les figures rythmiques des platines électros ! A l’évidence, les oreilles du duo ont été éduquées aux sons des manipulations informatiques. Si la première improvisation avait été buccale et technologique, la suivante fut vocale et chamanique. Cette fois, la voix dans toute sa splendeur y avait ses droits. Non pas pour se lancer dans de jolies mélodies, mais pour sortir des sons insoupçonnés, soit très graves, soit « de passage » (entre deux voix), soit encore par des émissions diphoniques (de teintes inuites plutôt que tibétaines). Enfin, la pièce suivante s’apparenta à une sorte de résumé des deux premières. La vocaliste alterna effets buccaux et notes aigues (presque un cri) tout du long, soutenue – comme depuis le début du concert – par un batteur bruitiste sans le moindre égard pour la plus petite pulsation. Une esthétique minimaliste, non pas dans le sens des répétitifs américains, mais dans celui d’une recherche de la quintessence, d’une plongée dans la réitération-amplification, creusant jusqu’à épuisement les idées imaginées au début de chaque improvisation.
Il n’est pas certain que vous retrouviez sous peu les disques de Stine Janvin Solberg en tête de gondoles des disquaires généralistes… Et pourtant, on est sans doute amené à réentendre le son de sa voix. Une belle découverte !
3e concert : 21h30 : Tweedle-Dee
Alex Bonney (tp, laptop), Fidel Fourneyron (tb), Robin Fincker (ts, cl), Julien Desprez (g), Antonin Rayon (org), Dave Kane (cb), Yann Joussein (dm).
Tweedle-Dee est le résultat de la mise en connexion par Robin Fincker des membres de deux collectifs : Coax, que l’on connaît bien en France à présent, et le collectif londonien Loop. Le concert qu’ils ont donné à Luz a tout simplement était magnifique de bout en bout. Voilà un groupe qui possède le bien le plus précieux : celui de faire des propositions, d’avancer leurs idées propres, de posséder à la fois un son, une conception musicale (et non un concept, notion trop attachée à celle de « projet ») et un sens du rythme et de l’espace qui, à mon sens, ont peu d’équivalent. Chacune des quatre compositions – conséquentes – en ont apporté la preuve.
Dans la première, par exemple, le tempo, après avoir lentement émergé, finit par s’imposer sous la forme d’une pulsation comme élastique. En réalité, le tempo lent est effectivement isochrone, mais le placement de la section rythmique entre chaque pulsation est, lui, très souple et mouvant. A l’issu d’un parcours dur, âpre et généreux à la fois, la pièce débouche sur une sorte de choral à trois voix jouée par les vents, ni atonal ni franchement polarisé, avec sans doute des notes à choisir plutôt qu’à interpréter.
La pièce suivante débute par un formidable trio ténor/orgue/batterie. A eux seuls, ils ont quasiment la puissance sonore du groupe dans son ensemble. C’est libre, c’est torturé, c’est puissant. De nouveau, après que la rythmique ait installé un accompagnement on ne peut simple, sur un tempo lent, le thème se voit exposé. Soudain, la rythmique s’interrompt, laissant le temps à certains membres du groupe de déployer tout un monde avant de reprendre avec un identique flegme.
Le troisième morceau est le plus ambitieux. Il s’apparente faussement au système du couplet/refrain varié, chaque couplet ayant pour équivalent un duo d’improvisateurs, tandis que le refrain correspondrait aux interprétations par le groupe des parties écrites. Outre l’introduction de Julien Desprez, façon guitariste punk versé dans la musique improvisée, le duo Robin Fincker / Yann Joussein (décidément l’un des batteurs les plus importants à l’heure actuelle en France) s’avéra l’un des grands moments de la soirée. Pour donner une image, il faut imaginer la rencontre de Pharoah Sanders et du Denardo Coleman des grands soirs. Entre chaque duo, un motif écrit est placé de façon libre, pourtant joué à l’unisson, au-dessus d’un groove fainéant qui impose une forte tension alors même qu’il est réalisé avec le plus grand relâché.
Les deux derniers morceaux ont été assez proches dans l’esprit. Et c’est ici que, une fois n’est pas coutume, l’on peut se risquer à tenter de cerner ce que ces jeunes musiciens expriment. Ou plutôt ce que leur musique semble révéler de notre rapport au monde. L’expression qui domine les pièces de Tweedle-Dee relève souvent du tragique – et la présence de l’orgue tenu par Antonin Rayon n’est pas pour rien dans ce sentiment. Mais un tragique comme résigné. Pas de révolte ici. De l’agacement ou de la colère sans doute, v
oire de l’indignation, mais de révolte, il ne semble pas. On sent poindre également une certaine détresse – qui n’est pas forcément synonyme de désespoir –, notamment dans les deux pièces conclusives avec leurs ambiances post- (industriel, atomique ?). La créativité même du groupe, les efforts réalisés par les musiciens pour avancer dans l’imagination, semblent s’apparenter à une forme de résignation (car pourquoi ne pas continuer d’avancer même si la fin du monde est proche ?). Il faudrait une analyse de loin bien moins superficielle que celle de votre festivalier pour affirmer de façon argumentée de tels propos. Mais une telle démarche serait sans doute passionnante. A l’image de la musique de Tweedle-Dee !
4e concert : 00h30 : Mégatherium
Aymeric Avice (tp), Bruno Ruder (p), Thibaud Soulas (cb), Elie Duris (dm).
Pour conclure l’intense journée, il fallait un groupe lui aussi intense. Ce fut le cas, à la Maison de la vallée, avec le Mégatherium, un quartette plus classique dans sa facture et son approche musicale que les autres groupes de la journée, sans cependant qu’il ne verse dans le moindre classicisme. Car si, à l’évidence, ils ne renient pas les grandes figures du jazz, les musiciens de Mégatherium ne sonnent nullement comme leurs grands aînés. La pièce d’ouverture en aura été la preuve immédiate, largement basée sur l’improvisation free (celui venu des années 1960) – sans radicalisme expressionniste pour autant –, constamment zébrée d’un motif incantatoire déclamé par la trompette virulente d’Aymeric Avice. La pièce suivante fut plus proche du second quintette de Miles, ou plutôt dans ce qui aurait pu être une version acoustique de son « Lost Quintet », Bruno Ruder étant, par exemple, davantage du côté du Chick Corea du début des années 1970 que de celui d’Herbie Hancock. Autrement dit, « Time, no changes » fut la règle, jusqu’au solo de Bruno Ruder, tout en souplesse de lignes éclatées, jouant habilement avec la pédale de sourdine du piano droit (un feutre venant s’intercaler entre les marteaux et les cordes). Le thème suivant aurait pu par trop rappeler le « Lonely Woman » colemanien (augmenté d’ornements aux allures orientaux) si Thibaud Soulas n’avait pas été de la partie. En effet, son jeu tout de robustesse, d’arrachés de cordes, d’allègres navigations sur le manche est aussi éloigné que possible de celui, souterrain et étiré, de Charlie Haden. Sur le morceau suivant – free mais jalonnés de quelques subtils panneaux indicateurs motiviques – Aymeric Avice réalisa une performance étonnante en jouant de deux trompettes à la fois – performance étant le mot qui convient tant cette pratique demande d’avoir développé des aptitudes allant quasiment à l’encontre des normes techniques trompettistiques habituelles (et c’est un ancien trompettiste qui écrit ces lignes). Et avant tout, il réalisa un solo éminemment musical, une qualité dont Aymeric Avice fit preuve toute la soirée, tous genres et styles confondus.
Les trois pièces finales du concert s’enracinèrent dans la pulsation. La première par une sorte de marche bancale, qui n’était pas sans rappeler quelque Ellington déjanté ou la modalité « sale » d’un Mingus, avec une dimension sarcastique évidente, le tout se « déglinguant » peu à peu jusqu’à dissolution. Suivi un groove franchement proche de ceux élaborés par Elvin Jones, au cours duquel Elie Duris se montra magistral – aux oreilles de votre rapporteur, Duris se montra d’ailleurs bien plus à son avantage dans les moments pulsés plutôt que dans les passages libres, mais cet avis ne fut pas partagé par tous. Enfin, le morceau conclusif tourna au véritable feu d’artifice (ce qui relève pourtant du commun pour un 14 juillet…) grâce à un solo tout en éclats contrôlés, porté par l’énorme énergie de Bruno Ruder.
Après une performance aussi galvanisante, la jam session qui débuta ensuite ne m’incita guère à rester davantage. Le lendemain, une autre journée-marathon de concerts m’attendait et il était temps de profiter de la belle nuit étoilée luzienne…
A venir (le 15 juillet) : Les chiens huilés, Kassap/Lesbos/Darrifourcq, Bhad, Craig Taborn solo !