Vague de Jazz II : trip synesthétique et duos télépathiques
Les Sables-D’Olonne, sous le soleil exactement, qui se couche pour laisser le quartette d’Ewdard Perraud (r)éveiller nos sens. Puis, le lendemain, retour dans une chapelle pour secouer les chapelles en compagnie d’Élise Darowski, Alaxandra Grimal, Joëlle Léandre et Élise Caron.
Mercredi 31, Théâtre de Verdure, Les Sables-d’Olonnes, Synaesthetic Trip, avec Edward Perraud (batterie), Bart Maris (trompette, bugle, effets), Benoît Delbecq (piano, claviers) et Arnaud Cuisinier (contrebasse).
C’est la tradition : à Vague de Jazz les amis-musiciens présentent les concerts. Ce soir, c’est l’une des deux Élise de l’édition 2013 qui s’y colle. Pas la Dabrowski, qui se repose, mais la Caron, qui ose le emceeing décalé-zinzin. Nous on adore, mais ma voisine de gauche soupire déjà : « Pfff, c’est long ». Alors, pour faire plaisir à la dame, essayons à not’ tour d’faire court.
“Synaesthetic Trip” : on aimait déjà le disque du même nom, paru en 2012 sur Quark Records. Sur scène, c’est encore plus fort, comme en 3D. Edward Perraud est un batteur qui fait feu de tout bois, de toutes peaux et de tout métal. Sa frappe sèche et puissante nourrit un swing élastique, parfois tendu à l’extrême, presque au bord de la rupture. Ses breaks sont d’une précision pointilliste, marqués par un goût prononcé pour l’effet de surprise, la sonorité inattendue, un sens aigu de la dynamique (du contrôle du son) tout en jubilation ludique. Tout cet arsenal pacifique et polyrythmique anime en permanence la musique, une musique ou le silence occupe une place fondamentale – Edward Perraud sait aussi quand il ne faut pas jouer, et c’est, comme chacun sait, une qualité fondamentale pour un batteur.
Le répertoire du quartette est évidemment celui du disque. Les effets électroniques, subtilement dosés, toujours à portée de main (celles des quatre musiciens), ancrent ce jazz acoustique et moderne dans son siècle. Comment ne pas être séduit par les notes ouatées et/ou piquantes (c’est selon) de Bart Maris ? Belle leçon de “post-milesdavisme” s’il en est.
Comment ne pas saluer la prégnance discrète du jeu tout en lumières tamisées de Benoît Delbecq ? Rien d’ostentatoire dans ses contributions, mais une richesse harmonique doublée d’une sophistication rythmique décisive, indispensable.
Comment, aussi, ne pas être touché par la profondeur de chant et la discrète sensualité des lignes de basse d’Arnaud Cuisinier ?
J’ai vu défiler devant mes yeux une belle théorie d’influences. C’est souvent comme ça quand on se laisse emporter par la musique : pendant le trip, la synesthésie, ce « phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés », invite volontiers à superposer sa propre expérience à celle que l’on est en train de vivre. Ainsi, j’ai croisé – ou cru croiser, peu importe –, j’ai vu surgir, j’ai ressenti – parfois de façon fugace, mais toujours intensément – Miles et son “Bitches Brew” durant les premières minutes d’Afrique, Wayne Shorter et son quartette actuel et futuriste – moins pour le style que pour les sens(ations) –, l’art brut du drumming minéral de Ronald Shannon Jackson dans Carnation Pop, etc., etc. Pour autant, ce joli défilé référentiel (et, j’insiste, on ne peut plus personnel) ne doit pas occulter la réalité : le Synaesthetic Trip offert par le quartette d’Edward Perraud fut unique en son genre. Vivement le deuxième disque (promis pour début 2015 par le batteur) et d’autres concerts !
[Chère voisine de gauche, je n’ai pas eu le temps de faire vraiment court. Désolé.]
Jeudi 1er août, Maison d’Accueil Spécialisée de Longeville-Sur-Mer, Edward Perraud en duo avec Élise Dabrowksi ;
Le matin, à la Maison d’Accueil Spécialisée de Longeville-Sur-Mer, le batteur de la veille et la contrebassiste-chanteuse de la semaine jouent pour deux groupes d’une douzaine d’handicapés mentaux, cabossés de la vie incompatibles avec les folies du monde réel. Quand on arrive, Sébastien, grand gaillard binoclard au regard malicieux, nous accueille en jetant à nos pieds un paquet de CD… On prend évidemment ça comme un signe de bienvenue.
Pour leur deux petits comités, Edward Perraud et Élise Dabrowski jouent avec les oreilles et les yeux grand ouvert, souriants, généreux, attentifs au moindre regard, au moindre cri, au moindre signe. Ces hommes et ces femmes sans âge aiment la musique, y sont même hyper-sensibles, y trouvent comme une porte d’entrée vers un monde qui leur est.. inconnu, oublié, interdit ? Plus sûrement : rêvé. Et ils n’hésitent pas à prendre les baguettes pour jouer de forts concis solos de tom basse, à chanter avec le sourire ou à taper dans leurs mains – en rythme s’il-vous-plaît, ce qui n’est pas toujours le cas chez, bref, passons. La musique, la mauvaise, n’adoucit pas toujours les mœurs, mais la musique improvisée, la bonne, procure à l’évidence du bonheur.
Jeudi 1er août, chapelle du Sacré-Cœur, Les Sables-d’Olonne, Élise Dabrowski en duo avec Alexandra Grimal, Joëlle Léandre en duo avec Élise Caron.
[Où monsieur le directeur du festival nous rapporte en début de soirée qu’une bigote
énervée fit irruption dans la chapelle tandis que Joëlle L. et Élise C. répétaient. Et qu’après avoir précisé qu’au Moyen Âge on donnait des concerts « devant les églises, pas dans les églises », elle s’en retourna avec deux candélabres, « objets liturgiques » qu’elle estimait non compatibles avec la musique que s’apprêtaient à jouer ces deux femmes à l’air pas catholique. No comment.]
Allez, au revoir madame, et bienvenue à l’invitée d’honneur, Élise Dabrowski, et à son invitée du soir, Alexandra Grimal. Deux jours après avoir entendu la contrebassiste-chanteuse en solo, on constate que son art transgenre est compatible avec celui d’une saxophoniste dont on ne lasse pas de boire le son – comme on boirait les paroles d’un autre –, un son droit qui épouse l’élégance graphique de ses phrases souples comme le roseau. Au soprano, Alexandra Grimal est l’un des voix majeures du jazz actuel. Et que cette jeune femme mène de front moult projets personnels aussi excitants les uns que les autres ne l’empêche donc pas de trouver le temps de dialoguer avec ses semblables. De son côté, Élise Dabrowski continue, avec une joie et une gourmandise non dissimulées de défreecher un territoire sonore qui lui offre des perspectives inouïes. Reste à le marquer de son empreinte ce territoire : l’aventure ne fait que commencer, qui promet des lendemains qui chantent.
Aïe ! Joëlle Léandre loupe la marche et manque de s’assommer sur le rebord d’un coffre dissimulé par un tissus bleu marine (renferme-t-il d’autres objets liturgiques ?). Le duo tant attendu a failli tourner court ! « C’est le vin ça », précise-t-elle en aparté. (Sûrement pas le vin de messe.) C’est elle qui commence, en solo. Poignée de minutes inoubliables où sa prodigieuse experience fait bourdonner toute la chapelle. J’écris experience en anglais car voir ainsi cette musicienne d’exception faire corps avec son instrument me fait songer à Jimi Hendrix, à ces hommes-musique et ces femmes-musique possédés par leur instrument, de Joni Mitchell à John Lee Hooker en passant par Art Blakey ou Cecil Taylor (liste non-exhaustive). Joëlle Léandre brouille ces pistes qui voudraient nous mener en des lieux souvent trop éloignés les uns des autres : improvisation libre, composition instantanée, jazz-pas-jazz, free-trop-free… Arbre de vie aux racines et aux branches incalculables, elle vous transforme tous les déserts arides en oasis de son sauvages. L’être Élise (Caron) le sait bien, qui s’y frotte et s’y pique avec la grâce d’une elfe malicieuse, douée d’une voix et de doigts de fée. Elle chante dans sa flûte et fait chanter sa flûte. Et finit par toiser la Reine Mère et sa contrebasse colérique. Duel de divas allumées. Grandiose. « Ok stop ! » proclame la Reine Mère : de l’art de couper à vif les impros les plus folles.
Sachez le : elles savent jouer des mots et rythmer des dialogues insensés dont la poésie échevelée chatouille le tympan, ou même faire d’une serviette un instrument. Elles sont très sérieusement pas sérieuses, elles rigolent mais elles ne rigolent pas, elles jouent avec le feu sans se brûler. Autant de moments uniques dont il ne restera aucune trace, sinon une, indélébile, dans nos mémoires. Alléluia.
Frédéric Goaty
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Les Sables-D’Olonne, sous le soleil exactement, qui se couche pour laisser le quartette d’Ewdard Perraud (r)éveiller nos sens. Puis, le lendemain, retour dans une chapelle pour secouer les chapelles en compagnie d’Élise Darowski, Alaxandra Grimal, Joëlle Léandre et Élise Caron.
Mercredi 31, Théâtre de Verdure, Les Sables-d’Olonnes, Synaesthetic Trip, avec Edward Perraud (batterie), Bart Maris (trompette, bugle, effets), Benoît Delbecq (piano, claviers) et Arnaud Cuisinier (contrebasse).
C’est la tradition : à Vague de Jazz les amis-musiciens présentent les concerts. Ce soir, c’est l’une des deux Élise de l’édition 2013 qui s’y colle. Pas la Dabrowski, qui se repose, mais la Caron, qui ose le emceeing décalé-zinzin. Nous on adore, mais ma voisine de gauche soupire déjà : « Pfff, c’est long ». Alors, pour faire plaisir à la dame, essayons à not’ tour d’faire court.
“Synaesthetic Trip” : on aimait déjà le disque du même nom, paru en 2012 sur Quark Records. Sur scène, c’est encore plus fort, comme en 3D. Edward Perraud est un batteur qui fait feu de tout bois, de toutes peaux et de tout métal. Sa frappe sèche et puissante nourrit un swing élastique, parfois tendu à l’extrême, presque au bord de la rupture. Ses breaks sont d’une précision pointilliste, marqués par un goût prononcé pour l’effet de surprise, la sonorité inattendue, un sens aigu de la dynamique (du contrôle du son) tout en jubilation ludique. Tout cet arsenal pacifique et polyrythmique anime en permanence la musique, une musique ou le silence occupe une place fondamentale – Edward Perraud sait aussi quand il ne faut pas jouer, et c’est, comme chacun sait, une qualité fondamentale pour un batteur.
Le répertoire du quartette est évidemment celui du disque. Les effets électroniques, subtilement dosés, toujours à portée de main (celles des quatre musiciens), ancrent ce jazz acoustique et moderne dans son siècle. Comment ne pas être séduit par les notes ouatées et/ou piquantes (c’est selon) de Bart Maris ? Belle leçon de “post-milesdavisme” s’il en est.
Comment ne pas saluer la prégnance discrète du jeu tout en lumières tamisées de Benoît Delbecq ? Rien d’ostentatoire dans ses contributions, mais une richesse harmonique doublée d’une sophistication rythmique décisive, indispensable.
Comment, aussi, ne pas être touché par la profondeur de chant et la discrète sensualité des lignes de basse d’Arnaud Cuisinier ?
J’ai vu défiler devant mes yeux une belle théorie d’influences. C’est souvent comme ça quand on se laisse emporter par la musique : pendant le trip, la synesthésie, ce « phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés », invite volontiers à superposer sa propre expérience à celle que l’on est en train de vivre. Ainsi, j’ai croisé – ou cru croiser, peu importe –, j’ai vu surgir, j’ai ressenti – parfois de façon fugace, mais toujours intensément – Miles et son “Bitches Brew” durant les premières minutes d’Afrique, Wayne Shorter et son quartette actuel et futuriste – moins pour le style que pour les sens(ations) –, l’art brut du drumming minéral de Ronald Shannon Jackson dans Carnation Pop, etc., etc. Pour autant, ce joli défilé référentiel (et, j’insiste, on ne peut plus personnel) ne doit pas occulter la réalité : le Synaesthetic Trip offert par le quartette d’Edward Perraud fut unique en son genre. Vivement le deuxième disque (promis pour début 2015 par le batteur) et d’autres concerts !
[Chère voisine de gauche, je n’ai pas eu le temps de faire vraiment court. Désolé.]
Jeudi 1er août, Maison d’Accueil Spécialisée de Longeville-Sur-Mer, Edward Perraud en duo avec Élise Dabrowksi ;
Le matin, à la Maison d’Accueil Spécialisée de Longeville-Sur-Mer, le batteur de la veille et la contrebassiste-chanteuse de la semaine jouent pour deux groupes d’une douzaine d’handicapés mentaux, cabossés de la vie incompatibles avec les folies du monde réel. Quand on arrive, Sébastien, grand gaillard binoclard au regard malicieux, nous accueille en jetant à nos pieds un paquet de CD… On prend évidemment ça comme un signe de bienvenue.
Pour leur deux petits comités, Edward Perraud et Élise Dabrowski jouent avec les oreilles et les yeux grand ouvert, souriants, généreux, attentifs au moindre regard, au moindre cri, au moindre signe. Ces hommes et ces femmes sans âge aiment la musique, y sont même hyper-sensibles, y trouvent comme une porte d’entrée vers un monde qui leur est.. inconnu, oublié, interdit ? Plus sûrement : rêvé. Et ils n’hésitent pas à prendre les baguettes pour jouer de forts concis solos de tom basse, à chanter avec le sourire ou à taper dans leurs mains – en rythme s’il-vous-plaît, ce qui n’est pas toujours le cas chez, bref, passons. La musique, la mauvaise, n’adoucit pas toujours les mœurs, mais la musique improvisée, la bonne, procure à l’évidence du bonheur.
Jeudi 1er août, chapelle du Sacré-Cœur, Les Sables-d’Olonne, Élise Dabrowski en duo avec Alexandra Grimal, Joëlle Léandre en duo avec Élise Caron.
[Où monsieur le directeur du festival nous rapporte en début de soirée qu’une bigote
énervée fit irruption dans la chapelle tandis que Joëlle L. et Élise C. répétaient. Et qu’après avoir précisé qu’au Moyen Âge on donnait des concerts « devant les églises, pas dans les églises », elle s’en retourna avec deux candélabres, « objets liturgiques » qu’elle estimait non compatibles avec la musique que s’apprêtaient à jouer ces deux femmes à l’air pas catholique. No comment.]
Allez, au revoir madame, et bienvenue à l’invitée d’honneur, Élise Dabrowski, et à son invitée du soir, Alexandra Grimal. Deux jours après avoir entendu la contrebassiste-chanteuse en solo, on constate que son art transgenre est compatible avec celui d’une saxophoniste dont on ne lasse pas de boire le son – comme on boirait les paroles d’un autre –, un son droit qui épouse l’élégance graphique de ses phrases souples comme le roseau. Au soprano, Alexandra Grimal est l’un des voix majeures du jazz actuel. Et que cette jeune femme mène de front moult projets personnels aussi excitants les uns que les autres ne l’empêche donc pas de trouver le temps de dialoguer avec ses semblables. De son côté, Élise Dabrowski continue, avec une joie et une gourmandise non dissimulées de défreecher un territoire sonore qui lui offre des perspectives inouïes. Reste à le marquer de son empreinte ce territoire : l’aventure ne fait que commencer, qui promet des lendemains qui chantent.
Aïe ! Joëlle Léandre loupe la marche et manque de s’assommer sur le rebord d’un coffre dissimulé par un tissus bleu marine (renferme-t-il d’autres objets liturgiques ?). Le duo tant attendu a failli tourner court ! « C’est le vin ça », précise-t-elle en aparté. (Sûrement pas le vin de messe.) C’est elle qui commence, en solo. Poignée de minutes inoubliables où sa prodigieuse experience fait bourdonner toute la chapelle. J’écris experience en anglais car voir ainsi cette musicienne d’exception faire corps avec son instrument me fait songer à Jimi Hendrix, à ces hommes-musique et ces femmes-musique possédés par leur instrument, de Joni Mitchell à John Lee Hooker en passant par Art Blakey ou Cecil Taylor (liste non-exhaustive). Joëlle Léandre brouille ces pistes qui voudraient nous mener en des lieux souvent trop éloignés les uns des autres : improvisation libre, composition instantanée, jazz-pas-jazz, free-trop-free… Arbre de vie aux racines et aux branches incalculables, elle vous transforme tous les déserts arides en oasis de son sauvages. L’être Élise (Caron) le sait bien, qui s’y frotte et s’y pique avec la grâce d’une elfe malicieuse, douée d’une voix et de doigts de fée. Elle chante dans sa flûte et fait chanter sa flûte. Et finit par toiser la Reine Mère et sa contrebasse colérique. Duel de divas allumées. Grandiose. « Ok stop ! » proclame la Reine Mère : de l’art de couper à vif les impros les plus folles.
Sachez le : elles savent jouer des mots et rythmer des dialogues insensés dont la poésie échevelée chatouille le tympan, ou même faire d’une serviette un instrument. Elles sont très sérieusement pas sérieuses, elles rigolent mais elles ne rigolent pas, elles jouent avec le feu sans se brûler. Autant de moments uniques dont il ne restera aucune trace, sinon une, indélébile, dans nos mémoires. Alléluia.
Frédéric Goaty
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Les Sables-D’Olonne, sous le soleil exactement, qui se couche pour laisser le quartette d’Ewdard Perraud (r)éveiller nos sens. Puis, le lendemain, retour dans une chapelle pour secouer les chapelles en compagnie d’Élise Darowski, Alaxandra Grimal, Joëlle Léandre et Élise Caron.
Mercredi 31, Théâtre de Verdure, Les Sables-d’Olonnes, Synaesthetic Trip, avec Edward Perraud (batterie), Bart Maris (trompette, bugle, effets), Benoît Delbecq (piano, claviers) et Arnaud Cuisinier (contrebasse).
C’est la tradition : à Vague de Jazz les amis-musiciens présentent les concerts. Ce soir, c’est l’une des deux Élise de l’édition 2013 qui s’y colle. Pas la Dabrowski, qui se repose, mais la Caron, qui ose le emceeing décalé-zinzin. Nous on adore, mais ma voisine de gauche soupire déjà : « Pfff, c’est long ». Alors, pour faire plaisir à la dame, essayons à not’ tour d’faire court.
“Synaesthetic Trip” : on aimait déjà le disque du même nom, paru en 2012 sur Quark Records. Sur scène, c’est encore plus fort, comme en 3D. Edward Perraud est un batteur qui fait feu de tout bois, de toutes peaux et de tout métal. Sa frappe sèche et puissante nourrit un swing élastique, parfois tendu à l’extrême, presque au bord de la rupture. Ses breaks sont d’une précision pointilliste, marqués par un goût prononcé pour l’effet de surprise, la sonorité inattendue, un sens aigu de la dynamique (du contrôle du son) tout en jubilation ludique. Tout cet arsenal pacifique et polyrythmique anime en permanence la musique, une musique ou le silence occupe une place fondamentale – Edward Perraud sait aussi quand il ne faut pas jouer, et c’est, comme chacun sait, une qualité fondamentale pour un batteur.
Le répertoire du quartette est évidemment celui du disque. Les effets électroniques, subtilement dosés, toujours à portée de main (celles des quatre musiciens), ancrent ce jazz acoustique et moderne dans son siècle. Comment ne pas être séduit par les notes ouatées et/ou piquantes (c’est selon) de Bart Maris ? Belle leçon de “post-milesdavisme” s’il en est.
Comment ne pas saluer la prégnance discrète du jeu tout en lumières tamisées de Benoît Delbecq ? Rien d’ostentatoire dans ses contributions, mais une richesse harmonique doublée d’une sophistication rythmique décisive, indispensable.
Comment, aussi, ne pas être touché par la profondeur de chant et la discrète sensualité des lignes de basse d’Arnaud Cuisinier ?
J’ai vu défiler devant mes yeux une belle théorie d’influences. C’est souvent comme ça quand on se laisse emporter par la musique : pendant le trip, la synesthésie, ce « phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés », invite volontiers à superposer sa propre expérience à celle que l’on est en train de vivre. Ainsi, j’ai croisé – ou cru croiser, peu importe –, j’ai vu surgir, j’ai ressenti – parfois de façon fugace, mais toujours intensément – Miles et son “Bitches Brew” durant les premières minutes d’Afrique, Wayne Shorter et son quartette actuel et futuriste – moins pour le style que pour les sens(ations) –, l’art brut du drumming minéral de Ronald Shannon Jackson dans Carnation Pop, etc., etc. Pour autant, ce joli défilé référentiel (et, j’insiste, on ne peut plus personnel) ne doit pas occulter la réalité : le Synaesthetic Trip offert par le quartette d’Edward Perraud fut unique en son genre. Vivement le deuxième disque (promis pour début 2015 par le batteur) et d’autres concerts !
[Chère voisine de gauche, je n’ai pas eu le temps de faire vraiment court. Désolé.]
Jeudi 1er août, Maison d’Accueil Spécialisée de Longeville-Sur-Mer, Edward Perraud en duo avec Élise Dabrowksi ;
Le matin, à la Maison d’Accueil Spécialisée de Longeville-Sur-Mer, le batteur de la veille et la contrebassiste-chanteuse de la semaine jouent pour deux groupes d’une douzaine d’handicapés mentaux, cabossés de la vie incompatibles avec les folies du monde réel. Quand on arrive, Sébastien, grand gaillard binoclard au regard malicieux, nous accueille en jetant à nos pieds un paquet de CD… On prend évidemment ça comme un signe de bienvenue.
Pour leur deux petits comités, Edward Perraud et Élise Dabrowski jouent avec les oreilles et les yeux grand ouvert, souriants, généreux, attentifs au moindre regard, au moindre cri, au moindre signe. Ces hommes et ces femmes sans âge aiment la musique, y sont même hyper-sensibles, y trouvent comme une porte d’entrée vers un monde qui leur est.. inconnu, oublié, interdit ? Plus sûrement : rêvé. Et ils n’hésitent pas à prendre les baguettes pour jouer de forts concis solos de tom basse, à chanter avec le sourire ou à taper dans leurs mains – en rythme s’il-vous-plaît, ce qui n’est pas toujours le cas chez, bref, passons. La musique, la mauvaise, n’adoucit pas toujours les mœurs, mais la musique improvisée, la bonne, procure à l’évidence du bonheur.
Jeudi 1er août, chapelle du Sacré-Cœur, Les Sables-d’Olonne, Élise Dabrowski en duo avec Alexandra Grimal, Joëlle Léandre en duo avec Élise Caron.
[Où monsieur le directeur du festival nous rapporte en début de soirée qu’une bigote
énervée fit irruption dans la chapelle tandis que Joëlle L. et Élise C. répétaient. Et qu’après avoir précisé qu’au Moyen Âge on donnait des concerts « devant les églises, pas dans les églises », elle s’en retourna avec deux candélabres, « objets liturgiques » qu’elle estimait non compatibles avec la musique que s’apprêtaient à jouer ces deux femmes à l’air pas catholique. No comment.]
Allez, au revoir madame, et bienvenue à l’invitée d’honneur, Élise Dabrowski, et à son invitée du soir, Alexandra Grimal. Deux jours après avoir entendu la contrebassiste-chanteuse en solo, on constate que son art transgenre est compatible avec celui d’une saxophoniste dont on ne lasse pas de boire le son – comme on boirait les paroles d’un autre –, un son droit qui épouse l’élégance graphique de ses phrases souples comme le roseau. Au soprano, Alexandra Grimal est l’un des voix majeures du jazz actuel. Et que cette jeune femme mène de front moult projets personnels aussi excitants les uns que les autres ne l’empêche donc pas de trouver le temps de dialoguer avec ses semblables. De son côté, Élise Dabrowski continue, avec une joie et une gourmandise non dissimulées de défreecher un territoire sonore qui lui offre des perspectives inouïes. Reste à le marquer de son empreinte ce territoire : l’aventure ne fait que commencer, qui promet des lendemains qui chantent.
Aïe ! Joëlle Léandre loupe la marche et manque de s’assommer sur le rebord d’un coffre dissimulé par un tissus bleu marine (renferme-t-il d’autres objets liturgiques ?). Le duo tant attendu a failli tourner court ! « C’est le vin ça », précise-t-elle en aparté. (Sûrement pas le vin de messe.) C’est elle qui commence, en solo. Poignée de minutes inoubliables où sa prodigieuse experience fait bourdonner toute la chapelle. J’écris experience en anglais car voir ainsi cette musicienne d’exception faire corps avec son instrument me fait songer à Jimi Hendrix, à ces hommes-musique et ces femmes-musique possédés par leur instrument, de Joni Mitchell à John Lee Hooker en passant par Art Blakey ou Cecil Taylor (liste non-exhaustive). Joëlle Léandre brouille ces pistes qui voudraient nous mener en des lieux souvent trop éloignés les uns des autres : improvisation libre, composition instantanée, jazz-pas-jazz, free-trop-free… Arbre de vie aux racines et aux branches incalculables, elle vous transforme tous les déserts arides en oasis de son sauvages. L’être Élise (Caron) le sait bien, qui s’y frotte et s’y pique avec la grâce d’une elfe malicieuse, douée d’une voix et de doigts de fée. Elle chante dans sa flûte et fait chanter sa flûte. Et finit par toiser la Reine Mère et sa contrebasse colérique. Duel de divas allumées. Grandiose. « Ok stop ! » proclame la Reine Mère : de l’art de couper à vif les impros les plus folles.
Sachez le : elles savent jouer des mots et rythmer des dialogues insensés dont la poésie échevelée chatouille le tympan, ou même faire d’une serviette un instrument. Elles sont très sérieusement pas sérieuses, elles rigolent mais elles ne rigolent pas, elles jouent avec le feu sans se brûler. Autant de moments uniques dont il ne restera aucune trace, sinon une, indélébile, dans nos mémoires. Alléluia.
Frédéric Goaty
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Les Sables-D’Olonne, sous le soleil exactement, qui se couche pour laisser le quartette d’Ewdard Perraud (r)éveiller nos sens. Puis, le lendemain, retour dans une chapelle pour secouer les chapelles en compagnie d’Élise Darowski, Alaxandra Grimal, Joëlle Léandre et Élise Caron.
Mercredi 31, Théâtre de Verdure, Les Sables-d’Olonnes, Synaesthetic Trip, avec Edward Perraud (batterie), Bart Maris (trompette, bugle, effets), Benoît Delbecq (piano, claviers) et Arnaud Cuisinier (contrebasse).
C’est la tradition : à Vague de Jazz les amis-musiciens présentent les concerts. Ce soir, c’est l’une des deux Élise de l’édition 2013 qui s’y colle. Pas la Dabrowski, qui se repose, mais la Caron, qui ose le emceeing décalé-zinzin. Nous on adore, mais ma voisine de gauche soupire déjà : « Pfff, c’est long ». Alors, pour faire plaisir à la dame, essayons à not’ tour d’faire court.
“Synaesthetic Trip” : on aimait déjà le disque du même nom, paru en 2012 sur Quark Records. Sur scène, c’est encore plus fort, comme en 3D. Edward Perraud est un batteur qui fait feu de tout bois, de toutes peaux et de tout métal. Sa frappe sèche et puissante nourrit un swing élastique, parfois tendu à l’extrême, presque au bord de la rupture. Ses breaks sont d’une précision pointilliste, marqués par un goût prononcé pour l’effet de surprise, la sonorité inattendue, un sens aigu de la dynamique (du contrôle du son) tout en jubilation ludique. Tout cet arsenal pacifique et polyrythmique anime en permanence la musique, une musique ou le silence occupe une place fondamentale – Edward Perraud sait aussi quand il ne faut pas jouer, et c’est, comme chacun sait, une qualité fondamentale pour un batteur.
Le répertoire du quartette est évidemment celui du disque. Les effets électroniques, subtilement dosés, toujours à portée de main (celles des quatre musiciens), ancrent ce jazz acoustique et moderne dans son siècle. Comment ne pas être séduit par les notes ouatées et/ou piquantes (c’est selon) de Bart Maris ? Belle leçon de “post-milesdavisme” s’il en est.
Comment ne pas saluer la prégnance discrète du jeu tout en lumières tamisées de Benoît Delbecq ? Rien d’ostentatoire dans ses contributions, mais une richesse harmonique doublée d’une sophistication rythmique décisive, indispensable.
Comment, aussi, ne pas être touché par la profondeur de chant et la discrète sensualité des lignes de basse d’Arnaud Cuisinier ?
J’ai vu défiler devant mes yeux une belle théorie d’influences. C’est souvent comme ça quand on se laisse emporter par la musique : pendant le trip, la synesthésie, ce « phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés », invite volontiers à superposer sa propre expérience à celle que l’on est en train de vivre. Ainsi, j’ai croisé – ou cru croiser, peu importe –, j’ai vu surgir, j’ai ressenti – parfois de façon fugace, mais toujours intensément – Miles et son “Bitches Brew” durant les premières minutes d’Afrique, Wayne Shorter et son quartette actuel et futuriste – moins pour le style que pour les sens(ations) –, l’art brut du drumming minéral de Ronald Shannon Jackson dans Carnation Pop, etc., etc. Pour autant, ce joli défilé référentiel (et, j’insiste, on ne peut plus personnel) ne doit pas occulter la réalité : le Synaesthetic Trip offert par le quartette d’Edward Perraud fut unique en son genre. Vivement le deuxième disque (promis pour début 2015 par le batteur) et d’autres concerts !
[Chère voisine de gauche, je n’ai pas eu le temps de faire vraiment court. Désolé.]
Jeudi 1er août, Maison d’Accueil Spécialisée de Longeville-Sur-Mer, Edward Perraud en duo avec Élise Dabrowksi ;
Le matin, à la Maison d’Accueil Spécialisée de Longeville-Sur-Mer, le batteur de la veille et la contrebassiste-chanteuse de la semaine jouent pour deux groupes d’une douzaine d’handicapés mentaux, cabossés de la vie incompatibles avec les folies du monde réel. Quand on arrive, Sébastien, grand gaillard binoclard au regard malicieux, nous accueille en jetant à nos pieds un paquet de CD… On prend évidemment ça comme un signe de bienvenue.
Pour leur deux petits comités, Edward Perraud et Élise Dabrowski jouent avec les oreilles et les yeux grand ouvert, souriants, généreux, attentifs au moindre regard, au moindre cri, au moindre signe. Ces hommes et ces femmes sans âge aiment la musique, y sont même hyper-sensibles, y trouvent comme une porte d’entrée vers un monde qui leur est.. inconnu, oublié, interdit ? Plus sûrement : rêvé. Et ils n’hésitent pas à prendre les baguettes pour jouer de forts concis solos de tom basse, à chanter avec le sourire ou à taper dans leurs mains – en rythme s’il-vous-plaît, ce qui n’est pas toujours le cas chez, bref, passons. La musique, la mauvaise, n’adoucit pas toujours les mœurs, mais la musique improvisée, la bonne, procure à l’évidence du bonheur.
Jeudi 1er août, chapelle du Sacré-Cœur, Les Sables-d’Olonne, Élise Dabrowski en duo avec Alexandra Grimal, Joëlle Léandre en duo avec Élise Caron.
[Où monsieur le directeur du festival nous rapporte en début de soirée qu’une bigote
énervée fit irruption dans la chapelle tandis que Joëlle L. et Élise C. répétaient. Et qu’après avoir précisé qu’au Moyen Âge on donnait des concerts « devant les églises, pas dans les églises », elle s’en retourna avec deux candélabres, « objets liturgiques » qu’elle estimait non compatibles avec la musique que s’apprêtaient à jouer ces deux femmes à l’air pas catholique. No comment.]
Allez, au revoir madame, et bienvenue à l’invitée d’honneur, Élise Dabrowski, et à son invitée du soir, Alexandra Grimal. Deux jours après avoir entendu la contrebassiste-chanteuse en solo, on constate que son art transgenre est compatible avec celui d’une saxophoniste dont on ne lasse pas de boire le son – comme on boirait les paroles d’un autre –, un son droit qui épouse l’élégance graphique de ses phrases souples comme le roseau. Au soprano, Alexandra Grimal est l’un des voix majeures du jazz actuel. Et que cette jeune femme mène de front moult projets personnels aussi excitants les uns que les autres ne l’empêche donc pas de trouver le temps de dialoguer avec ses semblables. De son côté, Élise Dabrowski continue, avec une joie et une gourmandise non dissimulées de défreecher un territoire sonore qui lui offre des perspectives inouïes. Reste à le marquer de son empreinte ce territoire : l’aventure ne fait que commencer, qui promet des lendemains qui chantent.
Aïe ! Joëlle Léandre loupe la marche et manque de s’assommer sur le rebord d’un coffre dissimulé par un tissus bleu marine (renferme-t-il d’autres objets liturgiques ?). Le duo tant attendu a failli tourner court ! « C’est le vin ça », précise-t-elle en aparté. (Sûrement pas le vin de messe.) C’est elle qui commence, en solo. Poignée de minutes inoubliables où sa prodigieuse experience fait bourdonner toute la chapelle. J’écris experience en anglais car voir ainsi cette musicienne d’exception faire corps avec son instrument me fait songer à Jimi Hendrix, à ces hommes-musique et ces femmes-musique possédés par leur instrument, de Joni Mitchell à John Lee Hooker en passant par Art Blakey ou Cecil Taylor (liste non-exhaustive). Joëlle Léandre brouille ces pistes qui voudraient nous mener en des lieux souvent trop éloignés les uns des autres : improvisation libre, composition instantanée, jazz-pas-jazz, free-trop-free… Arbre de vie aux racines et aux branches incalculables, elle vous transforme tous les déserts arides en oasis de son sauvages. L’être Élise (Caron) le sait bien, qui s’y frotte et s’y pique avec la grâce d’une elfe malicieuse, douée d’une voix et de doigts de fée. Elle chante dans sa flûte et fait chanter sa flûte. Et finit par toiser la Reine Mère et sa contrebasse colérique. Duel de divas allumées. Grandiose. « Ok stop ! » proclame la Reine Mère : de l’art de couper à vif les impros les plus folles.
Sachez le : elles savent jouer des mots et rythmer des dialogues insensés dont la poésie échevelée chatouille le tympan, ou même faire d’une serviette un instrument. Elles sont très sérieusement pas sérieuses, elles rigolent mais elles ne rigolent pas, elles jouent avec le feu sans se brûler. Autant de moments uniques dont il ne restera aucune trace, sinon une, indélébile, dans nos mémoires. Alléluia.
Frédéric Goaty