Jazz live
Publié le 4 Août 2013

Orioxy, Toons et Jens Böckamps Flow dominent le Tremplin jazz d'Avignon

Les 31 juillet et 1er août, se tenait le 22ème Tremplin jazz d’Avignon. Six groupes, trois Français, un Italien, un Suisse, un Allemand se succèdèrent sur la scène du Cloître des Carmes, prétendant au Grand Prix de groupe, au prix d’instrumentiste et au prix de compositeur décernés par le jury, ainsi qu’au prix du public.


Cloître des Carmes, 1ère soirée du Tremplin jazz d’Avignon (84), le 31 juillet 2013.


Assistance légèrement plus clairsemée qu’à l’habitude – le festival de théâtre d’Avignon tirait ses derniers feux –, mais curiosité palpable de ce public qui se retrouve chaque année toujours un peu plus expert en jazz, invité à élire le prix du public pendant que le jury se retire gravement dans les hauteurs du cloître pour délibérer, cette année sous la présidence d’une habituée de longue date, Sophie Chambon dont on apprécie l’enthousiasme sur les sites Citizenjazz et Les Dernières Nouvelles du jazz.


Nelle Corde (Italie) : Alessandra Patrucco (chant), Angelo Conto (piano).


Sur des textes de Dylan Thomas, Charles Bukowski, Jack Kerouac et Gertrud Stein, Alessandra Patrucco s’affranchit du sens pour faire bruisser l’espace et froisser l’imagination de l’auditeur en partenariat avec Angelo Conto. Elle n’est pas tombée de la dernière pluie, puisque le catalogue ICP la signale en 2006 cosignant l’album “Circus” avec Ab Baars, Tristan Honsinger, Misha Mengelberg et Han Bennink. Mais une promenade sur le net nous fait entendre ce duo élargi au format du quartette sur des musiques où l’on retrouve une certaine connivence du jazz italien avec les musiques traditionnelles de la Botte et les antécédents d’une Giovanna Marini. Mais les techniques auxquelles elle recourt relèvent autant de pratiques extra-europénnes et de la musique occidentale contemporaine. Aussi pense-t-on aux précédents de Cathy Berberian, Maggie Nichols, Linda Sharrock ou Diamanda Galas, mais lorsque la voix d’Alessandra Patrucco se remet au service de la mélodie, c’est Norma Winstone qui revient à l’esprit. Une partie du jury dont je suis se trouvera touché par cette voix qui bascule de manière inattendue dans le son pur, dramatisant avec pudeur le texte d’où elle vient.


Objections : « Des effets pas si inouïs, on a déjà entendus ça mille fois. » diront ceux qui sont peu sensibles à cette esthétique. Mille fois entendus certes, mais pas moins que les clichés du bebop et du jazz post-coltranien qui nous font encore rugir de plaisir. « Pourquoi chanter de tels textes, alors qu’on ne les rend pas inetelligibles au public » L’observation n’est pas impertinente. Mais l’émotion vient aussi de cette saisie par bribe d’un texte qui surgit ici et là du presque rien, de l’imperceptible. Ma promenade sur le net m’a aussi montré qu’Alessandra Patrucco savait articuler et projeter un texte.


Et le pianiste, Angelo Conto ? Car, enfin, il s’agit d’un duo. Il me rappelle l’Art Lande du duo avec Jan Garbarek “Red Lanta” (ECM, 1973). Au sein du jury, il a la cote parmi les détracteurs de la chanteuse plus sensibles à ses accents post-evansiens. C’est lorsqu’il s’aventure vers une plus grande abstraction, notamment dans le titre d’ouverture et dans celui consacré à Charles Bukowski, que je sens vraiment le duo, les autres titres relevant plus du chant accompagné. Même observation de quelqu’un qui se souvient de l’avoir entendu plus audacieux sur le CD qui détermina le jury de présélection. N’ayant pas participé à cette séance de présélection, cette remarque m’invite à garder en mémoire cette belle découverte très à sa place parmi les pierres du Cloître des Carmes.


Le Trio Enchant(i)er (France) : Gregory Sallet (saxophones soprano et alto), Olivier Jambois (guitare électrique), Kevin Lucchetti (batterie).


Ou retrouve ici un trio du Collectif Pince-Oreilles de la région Rhône-Alpes, vainqueur du Tremplin Jazz à Vienne / Rezzo 2011 où sa victoire lui avait valut de publier son disque “Les Composantes invisibles” chez Naïve dont j’avais fait une “Révélation” de Jazz Magazine en 2012. Ce trio que ma chronique plaçait dans le sillage d’une certaine tendance où se croisent les influences de Steve Coleman et Tim Berne, n’a pas transformé son “essai” de 2011. Musique de bon aloi, que l’on a aimé découvrir voici deux ans pour son potentiel, mais qui aujourd’hui paraît convenue à l’échelle d’un territoire où se bousculent de nombreux et brillants musiciens et groupes marchant sur les mêmes traces. Reprendre le chemin des Tremplins après une victoire à Jazz à Vienne et un an de tournée sous le label “Jazz Migration” pouvait sonner comme un aveu d’échec ou comme la volonté de remettre son prix en jeu avec une musique neuve, ce qui n’était pas le cas. Un orchestre à suivre, mais qui doit se bouger.


Toons (France) : Théo Ceccaldi (violon), Gabriel Lemaire (saxophone ténor, alto, cor de basset), Guillaume Aknine (guitare électrique), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Florian Satche (batterie).


On connaissait déjà le trio Marcel et Solange avec Gabriel Lemaire, Valentin Ceccaldi et Florian Satche : 3ème prix de groupe à Jazz à la Défense en 2011, prix d’instrumentiste à Gabriel Lemaire la même année à Avignon, sélection Jazz Migration. On connaissait également le Théo Ceccaldi Trio, lauréat du Tremplin Orléans Jazz : les deux frères Valentin et Théo Ceccaldi qui font décidément beaucoup parler d’eux et le guitariste Guillaume Aknine. Toons amalgame ces deux formations du Tricollectif d’Orléans. Vainqueur en mars dernier du Tremplin Jazz d’Orléans, fraîchement débarqué du festival Vague de Jazz, Toons a suscité un enthousiasme très partagé tout au long d’une longue suite de quarante minutes inspirée des septe nains de Grimm.


Après une intro d’un free un peu convenu, on est
scotché par un mélange d’écriture et d’élan improvisé porté par une énergie inépuisable et un sens du détail de tous les instants qui voit les rendez-vous les plus imprévus conclure de violentes explosions ou de doux abandons improvisés par d’improbables unissons ou de périlleux clusters en micro-intervalles, le tout s’enchaînant à vive à allure comme le scénario d’un cartoons,  sans être constamment dans le sarcasme et ne se refusant pas de grands moments d’onirisme. On retrouve la richesse de discours de Gabriel Lemaire, on est estomaqué par l’énergie et la précision de Théo Ceccaldi et, surtout, on ne se souvenait pas d’avoir entendu un tel Florian Stache voici deux ans, qui, par un mélange de foisonnante polyrythmie, de déchainement sonore et de précision du geste, résume à lui seul toutes les qualités du groupe et de son répertoire.


Quelques objections où je peux en partie me reconnaître, mais du bout des lèvres, quant à la continuité du développement : véritable développement ou juxtaposition de sketches sonores ? Maintien de la densité du propos sur la durée de la pièce ? Le projet est ambitieux, joyeux, servi de mille compétences. On attend la sortie d’un disque déjà enregistré pour réévaluer tout ça.


Cloître des Carmes, 2ème soirée du Tremplin jazz d’Avignon (84), le 1er août 2013.


Lynx Trio (France) : Gabriel Gosse (guitare électrique), Arthur Decloedt (contrebasse), Antonin Violot (batterie).


Le Lynx Trio vient aussi de remporter une victoire dans la catégorie trio du Tremplin de Jazz à Vannes. Cette jeune formation donnait au Tremplin de Vannes, le 24 juillet, son premier concert si l’on en croit le site de Ouest-France. Son deuxième concert aura donc été celui que sa victoire lui attribuait: la première partie du double plateau Pierre de Bethmann Trio – Cécile McLorin/Amazing Keystone Big Band sous le grand tilleul du jardin Limur de Vannes. Quel bel été que de passer de cet ombrage aux pierres chaudes du cloître des Carmes. Gabriel Gosse est un bon guitariste qui s’exprime dans la lignée des grands guitaristes apparus dans la seconde moitié des années 70 : John Abercrombie, Pat Metheny, John Scofield. Son trio est suffisamment cohérent pour justifier l’effacement du guitariste dans l’appellation collective de Lynx Trio, mais c’est tout de même lui dont on retient le nom, au côté d’un batteur qui nous a paru bruyant.


Objection du saxophoniste François Cordas parmi le public du cloître après avoir occupé quelques instants les sièges réservés au jury sur la coursive faisant face à la scène : D’après lui, là où est placé le jury, il n’a pu avoir une bonne perception des batteurs de la soirée dont le son était totalement disproportionné au fur et à mesure que l’on s’élevait dans les gradins. Cette remarque restera valable pour les deux groupes qui suivent.


Orioxy (Suisse) : Yael Miller (chant), Julie Campiche (harpe), Manu Hagmann (contrebasse), Roland Merlinc (batterie).


Une belle surprise que cette chanteuse israélienne et sa harpiste Julie Campiche. L’une n’est certes pas une chanteuse de jazz (première objection, également valable pour Youn Sun Nah ou une foule de chanteuses qui occupent désormais la rubrique jazz) et son approche évoque plutôt une certaine forme de pop-folk (avec une très belle version réinventée de Blackbird des Beatles). Mais il y a là une relation à l’espace, à l’orchestre et une forme de prise d’initiative qui ne laisse pas l’amateur de jazz contemporain indifférent. La harpiste Julie Campiche est-elle plus jazz ? Même si elle ne pratique pas le flow du jazz, c’est incontestablement une improvisatrice qui réinvente la harpe (non pas, comme Laura Perrudin* dont elle se déclare solidaire, sur une harpe d’un nouveau type, mais sur une classique harpe à pédales dont elle n’a pas l’air trop embarrassée). Dotée d’un vocabulaire bien à elle, Julie Campiche procède par petites touches, par clusters discrets, par motifs acérés, souvent staccato (par rapport aux envahissantes résonnances auxquelles nous a accoutumés la harpe), parfois repris dans son système électronique (ce qui n’est pas le plus décisif) dans un répartie vive et de tous les instants à la chanteuse.


Passée la première impression sur un bref premier titre (un son orchestral homogène), j’ai eu tendance à entendre plutôt un duo qui n’a pas encore trouvé sa rythmique, surtout son batteur auquel j’aurais peut-être tendance à préférer un percussionniste à main (qui ne suffirait certes pas sur certains morceaux renvoyant à l’énergie de Magma), ou tout simplement un batteur plus musical…


Objection : …une opinion qui n’est pas très partagée par le jury et que remet en cause tant la remarque de François Cordas mentionnée ci-dessus que cette répartie de Julie Campiche : « on a longtemps cherché notre rythmique, mais cette fois-ci, on la tient !» Autre objection déjà entendue la veille : pourquoi chanter ces textes puisqu’on les comprend à peine ? Je dois reconnaître qu’il m’a fallu chaque fois quelque temps pour réaliser qu’ici l’on chantait en israélien et là en anglais. Ma foi, ne comprenant rien à au moins l’une des deux langues chantées, Yael Miller, je l’ai écoutée comme j’aurais écouté un violoncelle, parce que sa voix en a les qualités.


* Où l’on apprend, un peu par hasard, que Laura Perrudin a remporté le prix de composition au Concours de la Défense. Peut-être le palmarès de la Défense est-il devenu secret !


Jens Böckamps Flow (Allemagne) : Jens Böckamp (saxophone ténor, clarinette), Dierk Peters (vibraphone), Jan Schreiner (tubas), Dominik Mahnig (batterie).


Aujourd’hui, c’est souvent du conservatoire de Cologne que nous viennent les jeunes candidats en provenance d’Allemagne. Cet orchestre nous a rappelé le quartette Big Four de Julien Soro, Stephan Caracci, Fabien de Bellefontaine et Rafaël Kœrner, par sa configuration et en partie par son langage.
La comparaison s’arrête là : batteur jouant d’une polyrythmie très actuelle de façon scolaire hélas aussi très actuelle, tuba au vocabulaire assez rudimentaire. On s’est un peu mordillé les oreilles à propos des deux autres, certains dont je suis, voyant dans la front line constituée de Jens Böckamp et Dierk Peters un tandem d’avenir, l’autre moitié du jury reprochant au saxophoniste un manque de projection qui nous ramène encore une fois à la remarque de François Cordas sur le déséquilibre du batteur dans la perception des orchestres entendus du haut du cloître.


C’est en tout cas à cet orchestre qu’ils écoutèrent de plus bas que les spectateurs attribuèrent le prix du public. Alors que nous délibérions, par les portes restées ouvertes (afin de nous procurer quelques fraîcheur) j’ai cru reconnaître le ténor moelleux de Jens Böckamp emmener la jam sur les standards et je puis vous assurer que “ça envoyait”. À l’issue de nos débats, Toons remporta le prix de composition pour sa suite, ce qui lui valut un chèque de 500 € (« ce qui nous manquait pour publier notre disque »), le batteur Florian Satche remporta le prix du meilleur instrumentiste et un autre chèque de 500 € (« ce qui va me permettre d’arroser ça dignement sans entamer le chèque de Toons ») et c’est à Orioxy que, de la part du jury, notre présidente Sophie Chambon remit le Grand Prix de groupe, soit trois jours de studio à la Buissonne. De quoi transformer le premier disque du groupe qui, après avoir entendus Orioxy à Avignon, me semble désormais dépassé.


À l’heure où j’écris ces lignes après une escapade dans le Lubéron, je m’apprête à retrouver le Cloître des Carmes pour le concert de clôture qui s’annonce comme un grand moment: le duo Enrico Rava / Stefano Bollani. Aux dernières nouvelles, le public ne se pressait pas au bureau de réservation. Incompréhensibe !


Franck Bergerot

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Les 31 juillet et 1er août, se tenait le 22ème Tremplin jazz d’Avignon. Six groupes, trois Français, un Italien, un Suisse, un Allemand se succèdèrent sur la scène du Cloître des Carmes, prétendant au Grand Prix de groupe, au prix d’instrumentiste et au prix de compositeur décernés par le jury, ainsi qu’au prix du public.


Cloître des Carmes, 1ère soirée du Tremplin jazz d’Avignon (84), le 31 juillet 2013.


Assistance légèrement plus clairsemée qu’à l’habitude – le festival de théâtre d’Avignon tirait ses derniers feux –, mais curiosité palpable de ce public qui se retrouve chaque année toujours un peu plus expert en jazz, invité à élire le prix du public pendant que le jury se retire gravement dans les hauteurs du cloître pour délibérer, cette année sous la présidence d’une habituée de longue date, Sophie Chambon dont on apprécie l’enthousiasme sur les sites Citizenjazz et Les Dernières Nouvelles du jazz.


Nelle Corde (Italie) : Alessandra Patrucco (chant), Angelo Conto (piano).


Sur des textes de Dylan Thomas, Charles Bukowski, Jack Kerouac et Gertrud Stein, Alessandra Patrucco s’affranchit du sens pour faire bruisser l’espace et froisser l’imagination de l’auditeur en partenariat avec Angelo Conto. Elle n’est pas tombée de la dernière pluie, puisque le catalogue ICP la signale en 2006 cosignant l’album “Circus” avec Ab Baars, Tristan Honsinger, Misha Mengelberg et Han Bennink. Mais une promenade sur le net nous fait entendre ce duo élargi au format du quartette sur des musiques où l’on retrouve une certaine connivence du jazz italien avec les musiques traditionnelles de la Botte et les antécédents d’une Giovanna Marini. Mais les techniques auxquelles elle recourt relèvent autant de pratiques extra-europénnes et de la musique occidentale contemporaine. Aussi pense-t-on aux précédents de Cathy Berberian, Maggie Nichols, Linda Sharrock ou Diamanda Galas, mais lorsque la voix d’Alessandra Patrucco se remet au service de la mélodie, c’est Norma Winstone qui revient à l’esprit. Une partie du jury dont je suis se trouvera touché par cette voix qui bascule de manière inattendue dans le son pur, dramatisant avec pudeur le texte d’où elle vient.


Objections : « Des effets pas si inouïs, on a déjà entendus ça mille fois. » diront ceux qui sont peu sensibles à cette esthétique. Mille fois entendus certes, mais pas moins que les clichés du bebop et du jazz post-coltranien qui nous font encore rugir de plaisir. « Pourquoi chanter de tels textes, alors qu’on ne les rend pas inetelligibles au public » L’observation n’est pas impertinente. Mais l’émotion vient aussi de cette saisie par bribe d’un texte qui surgit ici et là du presque rien, de l’imperceptible. Ma promenade sur le net m’a aussi montré qu’Alessandra Patrucco savait articuler et projeter un texte.


Et le pianiste, Angelo Conto ? Car, enfin, il s’agit d’un duo. Il me rappelle l’Art Lande du duo avec Jan Garbarek “Red Lanta” (ECM, 1973). Au sein du jury, il a la cote parmi les détracteurs de la chanteuse plus sensibles à ses accents post-evansiens. C’est lorsqu’il s’aventure vers une plus grande abstraction, notamment dans le titre d’ouverture et dans celui consacré à Charles Bukowski, que je sens vraiment le duo, les autres titres relevant plus du chant accompagné. Même observation de quelqu’un qui se souvient de l’avoir entendu plus audacieux sur le CD qui détermina le jury de présélection. N’ayant pas participé à cette séance de présélection, cette remarque m’invite à garder en mémoire cette belle découverte très à sa place parmi les pierres du Cloître des Carmes.


Le Trio Enchant(i)er (France) : Gregory Sallet (saxophones soprano et alto), Olivier Jambois (guitare électrique), Kevin Lucchetti (batterie).


Ou retrouve ici un trio du Collectif Pince-Oreilles de la région Rhône-Alpes, vainqueur du Tremplin Jazz à Vienne / Rezzo 2011 où sa victoire lui avait valut de publier son disque “Les Composantes invisibles” chez Naïve dont j’avais fait une “Révélation” de Jazz Magazine en 2012. Ce trio que ma chronique plaçait dans le sillage d’une certaine tendance où se croisent les influences de Steve Coleman et Tim Berne, n’a pas transformé son “essai” de 2011. Musique de bon aloi, que l’on a aimé découvrir voici deux ans pour son potentiel, mais qui aujourd’hui paraît convenue à l’échelle d’un territoire où se bousculent de nombreux et brillants musiciens et groupes marchant sur les mêmes traces. Reprendre le chemin des Tremplins après une victoire à Jazz à Vienne et un an de tournée sous le label “Jazz Migration” pouvait sonner comme un aveu d’échec ou comme la volonté de remettre son prix en jeu avec une musique neuve, ce qui n’était pas le cas. Un orchestre à suivre, mais qui doit se bouger.


Toons (France) : Théo Ceccaldi (violon), Gabriel Lemaire (saxophone ténor, alto, cor de basset), Guillaume Aknine (guitare électrique), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Florian Satche (batterie).


On connaissait déjà le trio Marcel et Solange avec Gabriel Lemaire, Valentin Ceccaldi et Florian Satche : 3ème prix de groupe à Jazz à la Défense en 2011, prix d’instrumentiste à Gabriel Lemaire la même année à Avignon, sélection Jazz Migration. On connaissait également le Théo Ceccaldi Trio, lauréat du Tremplin Orléans Jazz : les deux frères Valentin et Théo Ceccaldi qui font décidément beaucoup parler d’eux et le guitariste Guillaume Aknine. Toons amalgame ces deux formations du Tricollectif d’Orléans. Vainqueur en mars dernier du Tremplin Jazz d’Orléans, fraîchement débarqué du festival Vague de Jazz, Toons a suscité un enthousiasme très partagé tout au long d’une longue suite de quarante minutes inspirée des septe nains de Grimm.


Après une intro d’un free un peu convenu, on est
scotché par un mélange d’écriture et d’élan improvisé porté par une énergie inépuisable et un sens du détail de tous les instants qui voit les rendez-vous les plus imprévus conclure de violentes explosions ou de doux abandons improvisés par d’improbables unissons ou de périlleux clusters en micro-intervalles, le tout s’enchaînant à vive à allure comme le scénario d’un cartoons,  sans être constamment dans le sarcasme et ne se refusant pas de grands moments d’onirisme. On retrouve la richesse de discours de Gabriel Lemaire, on est estomaqué par l’énergie et la précision de Théo Ceccaldi et, surtout, on ne se souvenait pas d’avoir entendu un tel Florian Stache voici deux ans, qui, par un mélange de foisonnante polyrythmie, de déchainement sonore et de précision du geste, résume à lui seul toutes les qualités du groupe et de son répertoire.


Quelques objections où je peux en partie me reconnaître, mais du bout des lèvres, quant à la continuité du développement : véritable développement ou juxtaposition de sketches sonores ? Maintien de la densité du propos sur la durée de la pièce ? Le projet est ambitieux, joyeux, servi de mille compétences. On attend la sortie d’un disque déjà enregistré pour réévaluer tout ça.


Cloître des Carmes, 2ème soirée du Tremplin jazz d’Avignon (84), le 1er août 2013.


Lynx Trio (France) : Gabriel Gosse (guitare électrique), Arthur Decloedt (contrebasse), Antonin Violot (batterie).


Le Lynx Trio vient aussi de remporter une victoire dans la catégorie trio du Tremplin de Jazz à Vannes. Cette jeune formation donnait au Tremplin de Vannes, le 24 juillet, son premier concert si l’on en croit le site de Ouest-France. Son deuxième concert aura donc été celui que sa victoire lui attribuait: la première partie du double plateau Pierre de Bethmann Trio – Cécile McLorin/Amazing Keystone Big Band sous le grand tilleul du jardin Limur de Vannes. Quel bel été que de passer de cet ombrage aux pierres chaudes du cloître des Carmes. Gabriel Gosse est un bon guitariste qui s’exprime dans la lignée des grands guitaristes apparus dans la seconde moitié des années 70 : John Abercrombie, Pat Metheny, John Scofield. Son trio est suffisamment cohérent pour justifier l’effacement du guitariste dans l’appellation collective de Lynx Trio, mais c’est tout de même lui dont on retient le nom, au côté d’un batteur qui nous a paru bruyant.


Objection du saxophoniste François Cordas parmi le public du cloître après avoir occupé quelques instants les sièges réservés au jury sur la coursive faisant face à la scène : D’après lui, là où est placé le jury, il n’a pu avoir une bonne perception des batteurs de la soirée dont le son était totalement disproportionné au fur et à mesure que l’on s’élevait dans les gradins. Cette remarque restera valable pour les deux groupes qui suivent.


Orioxy (Suisse) : Yael Miller (chant), Julie Campiche (harpe), Manu Hagmann (contrebasse), Roland Merlinc (batterie).


Une belle surprise que cette chanteuse israélienne et sa harpiste Julie Campiche. L’une n’est certes pas une chanteuse de jazz (première objection, également valable pour Youn Sun Nah ou une foule de chanteuses qui occupent désormais la rubrique jazz) et son approche évoque plutôt une certaine forme de pop-folk (avec une très belle version réinventée de Blackbird des Beatles). Mais il y a là une relation à l’espace, à l’orchestre et une forme de prise d’initiative qui ne laisse pas l’amateur de jazz contemporain indifférent. La harpiste Julie Campiche est-elle plus jazz ? Même si elle ne pratique pas le flow du jazz, c’est incontestablement une improvisatrice qui réinvente la harpe (non pas, comme Laura Perrudin* dont elle se déclare solidaire, sur une harpe d’un nouveau type, mais sur une classique harpe à pédales dont elle n’a pas l’air trop embarrassée). Dotée d’un vocabulaire bien à elle, Julie Campiche procède par petites touches, par clusters discrets, par motifs acérés, souvent staccato (par rapport aux envahissantes résonnances auxquelles nous a accoutumés la harpe), parfois repris dans son système électronique (ce qui n’est pas le plus décisif) dans un répartie vive et de tous les instants à la chanteuse.


Passée la première impression sur un bref premier titre (un son orchestral homogène), j’ai eu tendance à entendre plutôt un duo qui n’a pas encore trouvé sa rythmique, surtout son batteur auquel j’aurais peut-être tendance à préférer un percussionniste à main (qui ne suffirait certes pas sur certains morceaux renvoyant à l’énergie de Magma), ou tout simplement un batteur plus musical…


Objection : …une opinion qui n’est pas très partagée par le jury et que remet en cause tant la remarque de François Cordas mentionnée ci-dessus que cette répartie de Julie Campiche : « on a longtemps cherché notre rythmique, mais cette fois-ci, on la tient !» Autre objection déjà entendue la veille : pourquoi chanter ces textes puisqu’on les comprend à peine ? Je dois reconnaître qu’il m’a fallu chaque fois quelque temps pour réaliser qu’ici l’on chantait en israélien et là en anglais. Ma foi, ne comprenant rien à au moins l’une des deux langues chantées, Yael Miller, je l’ai écoutée comme j’aurais écouté un violoncelle, parce que sa voix en a les qualités.


* Où l’on apprend, un peu par hasard, que Laura Perrudin a remporté le prix de composition au Concours de la Défense. Peut-être le palmarès de la Défense est-il devenu secret !


Jens Böckamps Flow (Allemagne) : Jens Böckamp (saxophone ténor, clarinette), Dierk Peters (vibraphone), Jan Schreiner (tubas), Dominik Mahnig (batterie).


Aujourd’hui, c’est souvent du conservatoire de Cologne que nous viennent les jeunes candidats en provenance d’Allemagne. Cet orchestre nous a rappelé le quartette Big Four de Julien Soro, Stephan Caracci, Fabien de Bellefontaine et Rafaël Kœrner, par sa configuration et en partie par son langage.
La comparaison s’arrête là : batteur jouant d’une polyrythmie très actuelle de façon scolaire hélas aussi très actuelle, tuba au vocabulaire assez rudimentaire. On s’est un peu mordillé les oreilles à propos des deux autres, certains dont je suis, voyant dans la front line constituée de Jens Böckamp et Dierk Peters un tandem d’avenir, l’autre moitié du jury reprochant au saxophoniste un manque de projection qui nous ramène encore une fois à la remarque de François Cordas sur le déséquilibre du batteur dans la perception des orchestres entendus du haut du cloître.


C’est en tout cas à cet orchestre qu’ils écoutèrent de plus bas que les spectateurs attribuèrent le prix du public. Alors que nous délibérions, par les portes restées ouvertes (afin de nous procurer quelques fraîcheur) j’ai cru reconnaître le ténor moelleux de Jens Böckamp emmener la jam sur les standards et je puis vous assurer que “ça envoyait”. À l’issue de nos débats, Toons remporta le prix de composition pour sa suite, ce qui lui valut un chèque de 500 € (« ce qui nous manquait pour publier notre disque »), le batteur Florian Satche remporta le prix du meilleur instrumentiste et un autre chèque de 500 € (« ce qui va me permettre d’arroser ça dignement sans entamer le chèque de Toons ») et c’est à Orioxy que, de la part du jury, notre présidente Sophie Chambon remit le Grand Prix de groupe, soit trois jours de studio à la Buissonne. De quoi transformer le premier disque du groupe qui, après avoir entendus Orioxy à Avignon, me semble désormais dépassé.


À l’heure où j’écris ces lignes après une escapade dans le Lubéron, je m’apprête à retrouver le Cloître des Carmes pour le concert de clôture qui s’annonce comme un grand moment: le duo Enrico Rava / Stefano Bollani. Aux dernières nouvelles, le public ne se pressait pas au bureau de réservation. Incompréhensibe !


Franck Bergerot

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Les 31 juillet et 1er août, se tenait le 22ème Tremplin jazz d’Avignon. Six groupes, trois Français, un Italien, un Suisse, un Allemand se succèdèrent sur la scène du Cloître des Carmes, prétendant au Grand Prix de groupe, au prix d’instrumentiste et au prix de compositeur décernés par le jury, ainsi qu’au prix du public.


Cloître des Carmes, 1ère soirée du Tremplin jazz d’Avignon (84), le 31 juillet 2013.


Assistance légèrement plus clairsemée qu’à l’habitude – le festival de théâtre d’Avignon tirait ses derniers feux –, mais curiosité palpable de ce public qui se retrouve chaque année toujours un peu plus expert en jazz, invité à élire le prix du public pendant que le jury se retire gravement dans les hauteurs du cloître pour délibérer, cette année sous la présidence d’une habituée de longue date, Sophie Chambon dont on apprécie l’enthousiasme sur les sites Citizenjazz et Les Dernières Nouvelles du jazz.


Nelle Corde (Italie) : Alessandra Patrucco (chant), Angelo Conto (piano).


Sur des textes de Dylan Thomas, Charles Bukowski, Jack Kerouac et Gertrud Stein, Alessandra Patrucco s’affranchit du sens pour faire bruisser l’espace et froisser l’imagination de l’auditeur en partenariat avec Angelo Conto. Elle n’est pas tombée de la dernière pluie, puisque le catalogue ICP la signale en 2006 cosignant l’album “Circus” avec Ab Baars, Tristan Honsinger, Misha Mengelberg et Han Bennink. Mais une promenade sur le net nous fait entendre ce duo élargi au format du quartette sur des musiques où l’on retrouve une certaine connivence du jazz italien avec les musiques traditionnelles de la Botte et les antécédents d’une Giovanna Marini. Mais les techniques auxquelles elle recourt relèvent autant de pratiques extra-europénnes et de la musique occidentale contemporaine. Aussi pense-t-on aux précédents de Cathy Berberian, Maggie Nichols, Linda Sharrock ou Diamanda Galas, mais lorsque la voix d’Alessandra Patrucco se remet au service de la mélodie, c’est Norma Winstone qui revient à l’esprit. Une partie du jury dont je suis se trouvera touché par cette voix qui bascule de manière inattendue dans le son pur, dramatisant avec pudeur le texte d’où elle vient.


Objections : « Des effets pas si inouïs, on a déjà entendus ça mille fois. » diront ceux qui sont peu sensibles à cette esthétique. Mille fois entendus certes, mais pas moins que les clichés du bebop et du jazz post-coltranien qui nous font encore rugir de plaisir. « Pourquoi chanter de tels textes, alors qu’on ne les rend pas inetelligibles au public » L’observation n’est pas impertinente. Mais l’émotion vient aussi de cette saisie par bribe d’un texte qui surgit ici et là du presque rien, de l’imperceptible. Ma promenade sur le net m’a aussi montré qu’Alessandra Patrucco savait articuler et projeter un texte.


Et le pianiste, Angelo Conto ? Car, enfin, il s’agit d’un duo. Il me rappelle l’Art Lande du duo avec Jan Garbarek “Red Lanta” (ECM, 1973). Au sein du jury, il a la cote parmi les détracteurs de la chanteuse plus sensibles à ses accents post-evansiens. C’est lorsqu’il s’aventure vers une plus grande abstraction, notamment dans le titre d’ouverture et dans celui consacré à Charles Bukowski, que je sens vraiment le duo, les autres titres relevant plus du chant accompagné. Même observation de quelqu’un qui se souvient de l’avoir entendu plus audacieux sur le CD qui détermina le jury de présélection. N’ayant pas participé à cette séance de présélection, cette remarque m’invite à garder en mémoire cette belle découverte très à sa place parmi les pierres du Cloître des Carmes.


Le Trio Enchant(i)er (France) : Gregory Sallet (saxophones soprano et alto), Olivier Jambois (guitare électrique), Kevin Lucchetti (batterie).


Ou retrouve ici un trio du Collectif Pince-Oreilles de la région Rhône-Alpes, vainqueur du Tremplin Jazz à Vienne / Rezzo 2011 où sa victoire lui avait valut de publier son disque “Les Composantes invisibles” chez Naïve dont j’avais fait une “Révélation” de Jazz Magazine en 2012. Ce trio que ma chronique plaçait dans le sillage d’une certaine tendance où se croisent les influences de Steve Coleman et Tim Berne, n’a pas transformé son “essai” de 2011. Musique de bon aloi, que l’on a aimé découvrir voici deux ans pour son potentiel, mais qui aujourd’hui paraît convenue à l’échelle d’un territoire où se bousculent de nombreux et brillants musiciens et groupes marchant sur les mêmes traces. Reprendre le chemin des Tremplins après une victoire à Jazz à Vienne et un an de tournée sous le label “Jazz Migration” pouvait sonner comme un aveu d’échec ou comme la volonté de remettre son prix en jeu avec une musique neuve, ce qui n’était pas le cas. Un orchestre à suivre, mais qui doit se bouger.


Toons (France) : Théo Ceccaldi (violon), Gabriel Lemaire (saxophone ténor, alto, cor de basset), Guillaume Aknine (guitare électrique), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Florian Satche (batterie).


On connaissait déjà le trio Marcel et Solange avec Gabriel Lemaire, Valentin Ceccaldi et Florian Satche : 3ème prix de groupe à Jazz à la Défense en 2011, prix d’instrumentiste à Gabriel Lemaire la même année à Avignon, sélection Jazz Migration. On connaissait également le Théo Ceccaldi Trio, lauréat du Tremplin Orléans Jazz : les deux frères Valentin et Théo Ceccaldi qui font décidément beaucoup parler d’eux et le guitariste Guillaume Aknine. Toons amalgame ces deux formations du Tricollectif d’Orléans. Vainqueur en mars dernier du Tremplin Jazz d’Orléans, fraîchement débarqué du festival Vague de Jazz, Toons a suscité un enthousiasme très partagé tout au long d’une longue suite de quarante minutes inspirée des septe nains de Grimm.


Après une intro d’un free un peu convenu, on est
scotché par un mélange d’écriture et d’élan improvisé porté par une énergie inépuisable et un sens du détail de tous les instants qui voit les rendez-vous les plus imprévus conclure de violentes explosions ou de doux abandons improvisés par d’improbables unissons ou de périlleux clusters en micro-intervalles, le tout s’enchaînant à vive à allure comme le scénario d’un cartoons,  sans être constamment dans le sarcasme et ne se refusant pas de grands moments d’onirisme. On retrouve la richesse de discours de Gabriel Lemaire, on est estomaqué par l’énergie et la précision de Théo Ceccaldi et, surtout, on ne se souvenait pas d’avoir entendu un tel Florian Stache voici deux ans, qui, par un mélange de foisonnante polyrythmie, de déchainement sonore et de précision du geste, résume à lui seul toutes les qualités du groupe et de son répertoire.


Quelques objections où je peux en partie me reconnaître, mais du bout des lèvres, quant à la continuité du développement : véritable développement ou juxtaposition de sketches sonores ? Maintien de la densité du propos sur la durée de la pièce ? Le projet est ambitieux, joyeux, servi de mille compétences. On attend la sortie d’un disque déjà enregistré pour réévaluer tout ça.


Cloître des Carmes, 2ème soirée du Tremplin jazz d’Avignon (84), le 1er août 2013.


Lynx Trio (France) : Gabriel Gosse (guitare électrique), Arthur Decloedt (contrebasse), Antonin Violot (batterie).


Le Lynx Trio vient aussi de remporter une victoire dans la catégorie trio du Tremplin de Jazz à Vannes. Cette jeune formation donnait au Tremplin de Vannes, le 24 juillet, son premier concert si l’on en croit le site de Ouest-France. Son deuxième concert aura donc été celui que sa victoire lui attribuait: la première partie du double plateau Pierre de Bethmann Trio – Cécile McLorin/Amazing Keystone Big Band sous le grand tilleul du jardin Limur de Vannes. Quel bel été que de passer de cet ombrage aux pierres chaudes du cloître des Carmes. Gabriel Gosse est un bon guitariste qui s’exprime dans la lignée des grands guitaristes apparus dans la seconde moitié des années 70 : John Abercrombie, Pat Metheny, John Scofield. Son trio est suffisamment cohérent pour justifier l’effacement du guitariste dans l’appellation collective de Lynx Trio, mais c’est tout de même lui dont on retient le nom, au côté d’un batteur qui nous a paru bruyant.


Objection du saxophoniste François Cordas parmi le public du cloître après avoir occupé quelques instants les sièges réservés au jury sur la coursive faisant face à la scène : D’après lui, là où est placé le jury, il n’a pu avoir une bonne perception des batteurs de la soirée dont le son était totalement disproportionné au fur et à mesure que l’on s’élevait dans les gradins. Cette remarque restera valable pour les deux groupes qui suivent.


Orioxy (Suisse) : Yael Miller (chant), Julie Campiche (harpe), Manu Hagmann (contrebasse), Roland Merlinc (batterie).


Une belle surprise que cette chanteuse israélienne et sa harpiste Julie Campiche. L’une n’est certes pas une chanteuse de jazz (première objection, également valable pour Youn Sun Nah ou une foule de chanteuses qui occupent désormais la rubrique jazz) et son approche évoque plutôt une certaine forme de pop-folk (avec une très belle version réinventée de Blackbird des Beatles). Mais il y a là une relation à l’espace, à l’orchestre et une forme de prise d’initiative qui ne laisse pas l’amateur de jazz contemporain indifférent. La harpiste Julie Campiche est-elle plus jazz ? Même si elle ne pratique pas le flow du jazz, c’est incontestablement une improvisatrice qui réinvente la harpe (non pas, comme Laura Perrudin* dont elle se déclare solidaire, sur une harpe d’un nouveau type, mais sur une classique harpe à pédales dont elle n’a pas l’air trop embarrassée). Dotée d’un vocabulaire bien à elle, Julie Campiche procède par petites touches, par clusters discrets, par motifs acérés, souvent staccato (par rapport aux envahissantes résonnances auxquelles nous a accoutumés la harpe), parfois repris dans son système électronique (ce qui n’est pas le plus décisif) dans un répartie vive et de tous les instants à la chanteuse.


Passée la première impression sur un bref premier titre (un son orchestral homogène), j’ai eu tendance à entendre plutôt un duo qui n’a pas encore trouvé sa rythmique, surtout son batteur auquel j’aurais peut-être tendance à préférer un percussionniste à main (qui ne suffirait certes pas sur certains morceaux renvoyant à l’énergie de Magma), ou tout simplement un batteur plus musical…


Objection : …une opinion qui n’est pas très partagée par le jury et que remet en cause tant la remarque de François Cordas mentionnée ci-dessus que cette répartie de Julie Campiche : « on a longtemps cherché notre rythmique, mais cette fois-ci, on la tient !» Autre objection déjà entendue la veille : pourquoi chanter ces textes puisqu’on les comprend à peine ? Je dois reconnaître qu’il m’a fallu chaque fois quelque temps pour réaliser qu’ici l’on chantait en israélien et là en anglais. Ma foi, ne comprenant rien à au moins l’une des deux langues chantées, Yael Miller, je l’ai écoutée comme j’aurais écouté un violoncelle, parce que sa voix en a les qualités.


* Où l’on apprend, un peu par hasard, que Laura Perrudin a remporté le prix de composition au Concours de la Défense. Peut-être le palmarès de la Défense est-il devenu secret !


Jens Böckamps Flow (Allemagne) : Jens Böckamp (saxophone ténor, clarinette), Dierk Peters (vibraphone), Jan Schreiner (tubas), Dominik Mahnig (batterie).


Aujourd’hui, c’est souvent du conservatoire de Cologne que nous viennent les jeunes candidats en provenance d’Allemagne. Cet orchestre nous a rappelé le quartette Big Four de Julien Soro, Stephan Caracci, Fabien de Bellefontaine et Rafaël Kœrner, par sa configuration et en partie par son langage.
La comparaison s’arrête là : batteur jouant d’une polyrythmie très actuelle de façon scolaire hélas aussi très actuelle, tuba au vocabulaire assez rudimentaire. On s’est un peu mordillé les oreilles à propos des deux autres, certains dont je suis, voyant dans la front line constituée de Jens Böckamp et Dierk Peters un tandem d’avenir, l’autre moitié du jury reprochant au saxophoniste un manque de projection qui nous ramène encore une fois à la remarque de François Cordas sur le déséquilibre du batteur dans la perception des orchestres entendus du haut du cloître.


C’est en tout cas à cet orchestre qu’ils écoutèrent de plus bas que les spectateurs attribuèrent le prix du public. Alors que nous délibérions, par les portes restées ouvertes (afin de nous procurer quelques fraîcheur) j’ai cru reconnaître le ténor moelleux de Jens Böckamp emmener la jam sur les standards et je puis vous assurer que “ça envoyait”. À l’issue de nos débats, Toons remporta le prix de composition pour sa suite, ce qui lui valut un chèque de 500 € (« ce qui nous manquait pour publier notre disque »), le batteur Florian Satche remporta le prix du meilleur instrumentiste et un autre chèque de 500 € (« ce qui va me permettre d’arroser ça dignement sans entamer le chèque de Toons ») et c’est à Orioxy que, de la part du jury, notre présidente Sophie Chambon remit le Grand Prix de groupe, soit trois jours de studio à la Buissonne. De quoi transformer le premier disque du groupe qui, après avoir entendus Orioxy à Avignon, me semble désormais dépassé.


À l’heure où j’écris ces lignes après une escapade dans le Lubéron, je m’apprête à retrouver le Cloître des Carmes pour le concert de clôture qui s’annonce comme un grand moment: le duo Enrico Rava / Stefano Bollani. Aux dernières nouvelles, le public ne se pressait pas au bureau de réservation. Incompréhensibe !


Franck Bergerot

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Les 31 juillet et 1er août, se tenait le 22ème Tremplin jazz d’Avignon. Six groupes, trois Français, un Italien, un Suisse, un Allemand se succèdèrent sur la scène du Cloître des Carmes, prétendant au Grand Prix de groupe, au prix d’instrumentiste et au prix de compositeur décernés par le jury, ainsi qu’au prix du public.


Cloître des Carmes, 1ère soirée du Tremplin jazz d’Avignon (84), le 31 juillet 2013.


Assistance légèrement plus clairsemée qu’à l’habitude – le festival de théâtre d’Avignon tirait ses derniers feux –, mais curiosité palpable de ce public qui se retrouve chaque année toujours un peu plus expert en jazz, invité à élire le prix du public pendant que le jury se retire gravement dans les hauteurs du cloître pour délibérer, cette année sous la présidence d’une habituée de longue date, Sophie Chambon dont on apprécie l’enthousiasme sur les sites Citizenjazz et Les Dernières Nouvelles du jazz.


Nelle Corde (Italie) : Alessandra Patrucco (chant), Angelo Conto (piano).


Sur des textes de Dylan Thomas, Charles Bukowski, Jack Kerouac et Gertrud Stein, Alessandra Patrucco s’affranchit du sens pour faire bruisser l’espace et froisser l’imagination de l’auditeur en partenariat avec Angelo Conto. Elle n’est pas tombée de la dernière pluie, puisque le catalogue ICP la signale en 2006 cosignant l’album “Circus” avec Ab Baars, Tristan Honsinger, Misha Mengelberg et Han Bennink. Mais une promenade sur le net nous fait entendre ce duo élargi au format du quartette sur des musiques où l’on retrouve une certaine connivence du jazz italien avec les musiques traditionnelles de la Botte et les antécédents d’une Giovanna Marini. Mais les techniques auxquelles elle recourt relèvent autant de pratiques extra-europénnes et de la musique occidentale contemporaine. Aussi pense-t-on aux précédents de Cathy Berberian, Maggie Nichols, Linda Sharrock ou Diamanda Galas, mais lorsque la voix d’Alessandra Patrucco se remet au service de la mélodie, c’est Norma Winstone qui revient à l’esprit. Une partie du jury dont je suis se trouvera touché par cette voix qui bascule de manière inattendue dans le son pur, dramatisant avec pudeur le texte d’où elle vient.


Objections : « Des effets pas si inouïs, on a déjà entendus ça mille fois. » diront ceux qui sont peu sensibles à cette esthétique. Mille fois entendus certes, mais pas moins que les clichés du bebop et du jazz post-coltranien qui nous font encore rugir de plaisir. « Pourquoi chanter de tels textes, alors qu’on ne les rend pas inetelligibles au public » L’observation n’est pas impertinente. Mais l’émotion vient aussi de cette saisie par bribe d’un texte qui surgit ici et là du presque rien, de l’imperceptible. Ma promenade sur le net m’a aussi montré qu’Alessandra Patrucco savait articuler et projeter un texte.


Et le pianiste, Angelo Conto ? Car, enfin, il s’agit d’un duo. Il me rappelle l’Art Lande du duo avec Jan Garbarek “Red Lanta” (ECM, 1973). Au sein du jury, il a la cote parmi les détracteurs de la chanteuse plus sensibles à ses accents post-evansiens. C’est lorsqu’il s’aventure vers une plus grande abstraction, notamment dans le titre d’ouverture et dans celui consacré à Charles Bukowski, que je sens vraiment le duo, les autres titres relevant plus du chant accompagné. Même observation de quelqu’un qui se souvient de l’avoir entendu plus audacieux sur le CD qui détermina le jury de présélection. N’ayant pas participé à cette séance de présélection, cette remarque m’invite à garder en mémoire cette belle découverte très à sa place parmi les pierres du Cloître des Carmes.


Le Trio Enchant(i)er (France) : Gregory Sallet (saxophones soprano et alto), Olivier Jambois (guitare électrique), Kevin Lucchetti (batterie).


Ou retrouve ici un trio du Collectif Pince-Oreilles de la région Rhône-Alpes, vainqueur du Tremplin Jazz à Vienne / Rezzo 2011 où sa victoire lui avait valut de publier son disque “Les Composantes invisibles” chez Naïve dont j’avais fait une “Révélation” de Jazz Magazine en 2012. Ce trio que ma chronique plaçait dans le sillage d’une certaine tendance où se croisent les influences de Steve Coleman et Tim Berne, n’a pas transformé son “essai” de 2011. Musique de bon aloi, que l’on a aimé découvrir voici deux ans pour son potentiel, mais qui aujourd’hui paraît convenue à l’échelle d’un territoire où se bousculent de nombreux et brillants musiciens et groupes marchant sur les mêmes traces. Reprendre le chemin des Tremplins après une victoire à Jazz à Vienne et un an de tournée sous le label “Jazz Migration” pouvait sonner comme un aveu d’échec ou comme la volonté de remettre son prix en jeu avec une musique neuve, ce qui n’était pas le cas. Un orchestre à suivre, mais qui doit se bouger.


Toons (France) : Théo Ceccaldi (violon), Gabriel Lemaire (saxophone ténor, alto, cor de basset), Guillaume Aknine (guitare électrique), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Florian Satche (batterie).


On connaissait déjà le trio Marcel et Solange avec Gabriel Lemaire, Valentin Ceccaldi et Florian Satche : 3ème prix de groupe à Jazz à la Défense en 2011, prix d’instrumentiste à Gabriel Lemaire la même année à Avignon, sélection Jazz Migration. On connaissait également le Théo Ceccaldi Trio, lauréat du Tremplin Orléans Jazz : les deux frères Valentin et Théo Ceccaldi qui font décidément beaucoup parler d’eux et le guitariste Guillaume Aknine. Toons amalgame ces deux formations du Tricollectif d’Orléans. Vainqueur en mars dernier du Tremplin Jazz d’Orléans, fraîchement débarqué du festival Vague de Jazz, Toons a suscité un enthousiasme très partagé tout au long d’une longue suite de quarante minutes inspirée des septe nains de Grimm.


Après une intro d’un free un peu convenu, on est
scotché par un mélange d’écriture et d’élan improvisé porté par une énergie inépuisable et un sens du détail de tous les instants qui voit les rendez-vous les plus imprévus conclure de violentes explosions ou de doux abandons improvisés par d’improbables unissons ou de périlleux clusters en micro-intervalles, le tout s’enchaînant à vive à allure comme le scénario d’un cartoons,  sans être constamment dans le sarcasme et ne se refusant pas de grands moments d’onirisme. On retrouve la richesse de discours de Gabriel Lemaire, on est estomaqué par l’énergie et la précision de Théo Ceccaldi et, surtout, on ne se souvenait pas d’avoir entendu un tel Florian Stache voici deux ans, qui, par un mélange de foisonnante polyrythmie, de déchainement sonore et de précision du geste, résume à lui seul toutes les qualités du groupe et de son répertoire.


Quelques objections où je peux en partie me reconnaître, mais du bout des lèvres, quant à la continuité du développement : véritable développement ou juxtaposition de sketches sonores ? Maintien de la densité du propos sur la durée de la pièce ? Le projet est ambitieux, joyeux, servi de mille compétences. On attend la sortie d’un disque déjà enregistré pour réévaluer tout ça.


Cloître des Carmes, 2ème soirée du Tremplin jazz d’Avignon (84), le 1er août 2013.


Lynx Trio (France) : Gabriel Gosse (guitare électrique), Arthur Decloedt (contrebasse), Antonin Violot (batterie).


Le Lynx Trio vient aussi de remporter une victoire dans la catégorie trio du Tremplin de Jazz à Vannes. Cette jeune formation donnait au Tremplin de Vannes, le 24 juillet, son premier concert si l’on en croit le site de Ouest-France. Son deuxième concert aura donc été celui que sa victoire lui attribuait: la première partie du double plateau Pierre de Bethmann Trio – Cécile McLorin/Amazing Keystone Big Band sous le grand tilleul du jardin Limur de Vannes. Quel bel été que de passer de cet ombrage aux pierres chaudes du cloître des Carmes. Gabriel Gosse est un bon guitariste qui s’exprime dans la lignée des grands guitaristes apparus dans la seconde moitié des années 70 : John Abercrombie, Pat Metheny, John Scofield. Son trio est suffisamment cohérent pour justifier l’effacement du guitariste dans l’appellation collective de Lynx Trio, mais c’est tout de même lui dont on retient le nom, au côté d’un batteur qui nous a paru bruyant.


Objection du saxophoniste François Cordas parmi le public du cloître après avoir occupé quelques instants les sièges réservés au jury sur la coursive faisant face à la scène : D’après lui, là où est placé le jury, il n’a pu avoir une bonne perception des batteurs de la soirée dont le son était totalement disproportionné au fur et à mesure que l’on s’élevait dans les gradins. Cette remarque restera valable pour les deux groupes qui suivent.


Orioxy (Suisse) : Yael Miller (chant), Julie Campiche (harpe), Manu Hagmann (contrebasse), Roland Merlinc (batterie).


Une belle surprise que cette chanteuse israélienne et sa harpiste Julie Campiche. L’une n’est certes pas une chanteuse de jazz (première objection, également valable pour Youn Sun Nah ou une foule de chanteuses qui occupent désormais la rubrique jazz) et son approche évoque plutôt une certaine forme de pop-folk (avec une très belle version réinventée de Blackbird des Beatles). Mais il y a là une relation à l’espace, à l’orchestre et une forme de prise d’initiative qui ne laisse pas l’amateur de jazz contemporain indifférent. La harpiste Julie Campiche est-elle plus jazz ? Même si elle ne pratique pas le flow du jazz, c’est incontestablement une improvisatrice qui réinvente la harpe (non pas, comme Laura Perrudin* dont elle se déclare solidaire, sur une harpe d’un nouveau type, mais sur une classique harpe à pédales dont elle n’a pas l’air trop embarrassée). Dotée d’un vocabulaire bien à elle, Julie Campiche procède par petites touches, par clusters discrets, par motifs acérés, souvent staccato (par rapport aux envahissantes résonnances auxquelles nous a accoutumés la harpe), parfois repris dans son système électronique (ce qui n’est pas le plus décisif) dans un répartie vive et de tous les instants à la chanteuse.


Passée la première impression sur un bref premier titre (un son orchestral homogène), j’ai eu tendance à entendre plutôt un duo qui n’a pas encore trouvé sa rythmique, surtout son batteur auquel j’aurais peut-être tendance à préférer un percussionniste à main (qui ne suffirait certes pas sur certains morceaux renvoyant à l’énergie de Magma), ou tout simplement un batteur plus musical…


Objection : …une opinion qui n’est pas très partagée par le jury et que remet en cause tant la remarque de François Cordas mentionnée ci-dessus que cette répartie de Julie Campiche : « on a longtemps cherché notre rythmique, mais cette fois-ci, on la tient !» Autre objection déjà entendue la veille : pourquoi chanter ces textes puisqu’on les comprend à peine ? Je dois reconnaître qu’il m’a fallu chaque fois quelque temps pour réaliser qu’ici l’on chantait en israélien et là en anglais. Ma foi, ne comprenant rien à au moins l’une des deux langues chantées, Yael Miller, je l’ai écoutée comme j’aurais écouté un violoncelle, parce que sa voix en a les qualités.


* Où l’on apprend, un peu par hasard, que Laura Perrudin a remporté le prix de composition au Concours de la Défense. Peut-être le palmarès de la Défense est-il devenu secret !


Jens Böckamps Flow (Allemagne) : Jens Böckamp (saxophone ténor, clarinette), Dierk Peters (vibraphone), Jan Schreiner (tubas), Dominik Mahnig (batterie).


Aujourd’hui, c’est souvent du conservatoire de Cologne que nous viennent les jeunes candidats en provenance d’Allemagne. Cet orchestre nous a rappelé le quartette Big Four de Julien Soro, Stephan Caracci, Fabien de Bellefontaine et Rafaël Kœrner, par sa configuration et en partie par son langage.
La comparaison s’arrête là : batteur jouant d’une polyrythmie très actuelle de façon scolaire hélas aussi très actuelle, tuba au vocabulaire assez rudimentaire. On s’est un peu mordillé les oreilles à propos des deux autres, certains dont je suis, voyant dans la front line constituée de Jens Böckamp et Dierk Peters un tandem d’avenir, l’autre moitié du jury reprochant au saxophoniste un manque de projection qui nous ramène encore une fois à la remarque de François Cordas sur le déséquilibre du batteur dans la perception des orchestres entendus du haut du cloître.


C’est en tout cas à cet orchestre qu’ils écoutèrent de plus bas que les spectateurs attribuèrent le prix du public. Alors que nous délibérions, par les portes restées ouvertes (afin de nous procurer quelques fraîcheur) j’ai cru reconnaître le ténor moelleux de Jens Böckamp emmener la jam sur les standards et je puis vous assurer que “ça envoyait”. À l’issue de nos débats, Toons remporta le prix de composition pour sa suite, ce qui lui valut un chèque de 500 € (« ce qui nous manquait pour publier notre disque »), le batteur Florian Satche remporta le prix du meilleur instrumentiste et un autre chèque de 500 € (« ce qui va me permettre d’arroser ça dignement sans entamer le chèque de Toons ») et c’est à Orioxy que, de la part du jury, notre présidente Sophie Chambon remit le Grand Prix de groupe, soit trois jours de studio à la Buissonne. De quoi transformer le premier disque du groupe qui, après avoir entendus Orioxy à Avignon, me semble désormais dépassé.


À l’heure où j’écris ces lignes après une escapade dans le Lubéron, je m’apprête à retrouver le Cloître des Carmes pour le concert de clôture qui s’annonce comme un grand moment: le duo Enrico Rava / Stefano Bollani. Aux dernières nouvelles, le public ne se pressait pas au bureau de réservation. Incompréhensibe !


Franck Bergerot