Les petites constructions de Dan Tepfer et Ben Wendel
Qui a dit qu’un duo était nécessairement un duel? Après le premier chorus (particulièrement vibrant) de Ben Wendel, Dan Tepfer remercie à mi-voix son saxophoniste : « Thank you Ben ! ». Pendant tout leur concert, les deux musiciens ont manifesté un vif plaisir de jouer ensemble…
Dan Tepfer et Ben Wendel en duo
Vendredi 17 janvier, le Sunset (Paris)
Dan Tepfer (piano) Ben Wendel (sax ténor, basson)
L’entente musicale de Ben Wendel et de Dan Tepfer se voit (les sourires, cette manière de dialoguer les yeux fermés) mais surtout s’entend : tout au long de cette soirée au Sunset, les deux musiciens ont négocié des changements de direction harmoniques ou rythmiques les plus abrupts avec une synchronisation parfaite, comme s’ils étaient les deux hémisphères d’un même cerveau.
Leur duo est cimenté par un amour commun de la belle mélodie, et de la belle note. Tous deux partagent un lyrisme vif et piquant, avec une volonté têtue de s’écarter des clichés et des formules toutes faites. Pour ne pas être rattrapés par leur savoir-faire, ils ont recours à un certain nombre de stratégies. La concision est l’une d’elles. On observe dans leur jeu une volonté très claire de préférer l’esquisse crayonnée aux grands à-plats de couleurs saturées. « Small constructions », le titre de leur premier CD, est à cet égard une sorte de manifeste esthétique.
Tout au long de la soirée Ben Wendel et Dan Tepfer inventent donc de discrets défis pour qu’aucune de leurs petites constructions sonores ne ressemble à une autre. Dès le premier set, on les voit échanger leurs instruments, avec un Dan Tepfer habile à faire chanter le saxophone ténor, s’autorisant même des effets de souffle, et un Ben Wendel plus emprunté au piano. Il se montrera beaucoup plus à son aise, lors du deuxième set, quand il prendra son basson pour un morceau de Nino Rota. Au basson il construit de très belles lignes de basse, avec un son aussi grave que le baryton mais plus serré, dense, avant de prendre un magnifique solo.
A certains moments, plutôt que de se faire tour à tour accompagnateurs et solistes, Dan Tepfer et Ben Wendel choisissent d’improviser en même temps. Ce funambulisme à deux exige de bons réflexes et une entente exceptionnelle. Il donne lieu à de très beaux moments de télépathie musicale.
Le répertoire mélange des standards qui se réfèrent directement ou indirectement à Lee Konitz, avec lequel Dan Tepfer a joué régulièrement ces dernières années (All the Things You Are thème labouré par le maître depuis 60 ans en ouverture, Line-up de Lennie Tristano, Solar, que Dan Tepfer introduit en fouillant les entrailles de son piano, Darn that Dream, Body and Soul) des thèmes de Monk (Ask Me Now, Pannonica) et des compositions des deux musiciens (Still Playin, Nines, 547) dont plusieurs sont toutes fraîches.
On retient aussi du concert une autre belle composition de Dan Tepfer, pleine de sérénité et de ferveur, jouée lors du second set, qu’il a baptisée Gratitude. Le titre vient d’une confidence du contrebassiste Gary Peacock : « A l’âge que j’ai, ce que je ressens quand je joue de la musique, c’est avant tout de la gratitude ». Le thème est joué la main sur le coeur par Tepfer et Wendel. Il a une atmosphère solennelle, presque religieuse, qui rappelle le Dan Tepfer amoureux de l’œuvre de Bach (il jouera les Variations Goldberg le 29 janvier au café de la danse). Le morceau se termine par une longue note tenue magnifiquement par Ben Wendel. Tout au long de la soirée, on a d’ailleurs l’impression que les deux musiciens ont pleinement intégré ce sentiment de gratitude dont parlait Peacock.
A la fin du concert on échange quelques mots avec Dan Tepfer, accoudés dans un coin du Sunset. Un peu plus loin, Ben Wendel apprend quelques mots de Français. Un répétiteur bénévole lui fait prononcer plusieurs fois « C’est un grand honneur pour moi » pour une occasion qui nous restera à jamais mystérieuse…
Dan Tepfer, lui, a grandi dans notre pays, et parle un français parfait. Il est étonnamment disponible et ouvert, malgré trois sets pleins. Il revient sur ces moments d’improvisation conjointe avec Ben Wendel qui ont jalonné le concert : « Oui, ce qui nous passionne, c’est de vraiment improviser… C’est pour cela qu’il nous arrive d’échanger nos instruments : cela nous prive de nos repères habituels… ». Il aborde les difficultés spécifiques d’une improvisation à deux : « Le problème, c’est bien s
ûr la connexion rythmique… C’est ce dont on parle le plus avec Ben. On essaie de ne pas figer les choses, et de faire exister le rythme entre nous sans que ce soit l’un ou l’autre qui le prenne en charge tout seul. On veut faire en sorte que les grilles soient claires mais pas lourdes… ».
Dans cette recherche rythmique, Dan Tepfer reconnaît volontiers qu’il y a les bons et les mauvais soirs : « Cette connexion rythmique que j’ai avec Ben n’est jamais donnée une fois pour toutes. On est sans cesse en train de s’ajuster. C’est comme dans une conversation… Parfois vous parlez avec des gens et il arrive que vous disiez une phrase en même temps qu’un de vos interlocuteurs. C’est un moment de grâce. Cela arrive aussi en musique, c’est cela que nous recherchons… ».
Je lui demande comment fonctionne son duo avec Lee Konitz d’un point de vue rythmique : « Tu sais, Lee c’est une autre époque, une autre génération… Il joue beaucoup en arrière du temps. Avec lui aussi, c’est un ajustement constant. Quand on joue ensemble, il nous arrive souvent d’accélérer ou de décélérer le rythme. C’est une manière de vérifier qu’on est connecté… ».
Un merveilleux film de Samuel Thiébaut, « All the Things You Are », donne une idée de la complicité entre Dan Tepfer et Lee Konitz. Ce film visible sur Internet, montre un Lee Konitz vif, malicieux, espiègle. C’est un des films les plus joyeux sur le jazz qu’il nous ait été donné de voir. On recommande sans réserve d’aller voir ce film tout autant que d’écouter Ben Wendel et Dan Tepfer.
texte: jean-François Mondot
Dessins: Annie-claire Alvoët
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Qui a dit qu’un duo était nécessairement un duel? Après le premier chorus (particulièrement vibrant) de Ben Wendel, Dan Tepfer remercie à mi-voix son saxophoniste : « Thank you Ben ! ». Pendant tout leur concert, les deux musiciens ont manifesté un vif plaisir de jouer ensemble…
Dan Tepfer et Ben Wendel en duo
Vendredi 17 janvier, le Sunset (Paris)
Dan Tepfer (piano) Ben Wendel (sax ténor, basson)
L’entente musicale de Ben Wendel et de Dan Tepfer se voit (les sourires, cette manière de dialoguer les yeux fermés) mais surtout s’entend : tout au long de cette soirée au Sunset, les deux musiciens ont négocié des changements de direction harmoniques ou rythmiques les plus abrupts avec une synchronisation parfaite, comme s’ils étaient les deux hémisphères d’un même cerveau.
Leur duo est cimenté par un amour commun de la belle mélodie, et de la belle note. Tous deux partagent un lyrisme vif et piquant, avec une volonté têtue de s’écarter des clichés et des formules toutes faites. Pour ne pas être rattrapés par leur savoir-faire, ils ont recours à un certain nombre de stratégies. La concision est l’une d’elles. On observe dans leur jeu une volonté très claire de préférer l’esquisse crayonnée aux grands à-plats de couleurs saturées. « Small constructions », le titre de leur premier CD, est à cet égard une sorte de manifeste esthétique.
Tout au long de la soirée Ben Wendel et Dan Tepfer inventent donc de discrets défis pour qu’aucune de leurs petites constructions sonores ne ressemble à une autre. Dès le premier set, on les voit échanger leurs instruments, avec un Dan Tepfer habile à faire chanter le saxophone ténor, s’autorisant même des effets de souffle, et un Ben Wendel plus emprunté au piano. Il se montrera beaucoup plus à son aise, lors du deuxième set, quand il prendra son basson pour un morceau de Nino Rota. Au basson il construit de très belles lignes de basse, avec un son aussi grave que le baryton mais plus serré, dense, avant de prendre un magnifique solo.
A certains moments, plutôt que de se faire tour à tour accompagnateurs et solistes, Dan Tepfer et Ben Wendel choisissent d’improviser en même temps. Ce funambulisme à deux exige de bons réflexes et une entente exceptionnelle. Il donne lieu à de très beaux moments de télépathie musicale.
Le répertoire mélange des standards qui se réfèrent directement ou indirectement à Lee Konitz, avec lequel Dan Tepfer a joué régulièrement ces dernières années (All the Things You Are thème labouré par le maître depuis 60 ans en ouverture, Line-up de Lennie Tristano, Solar, que Dan Tepfer introduit en fouillant les entrailles de son piano, Darn that Dream, Body and Soul) des thèmes de Monk (Ask Me Now, Pannonica) et des compositions des deux musiciens (Still Playin, Nines, 547) dont plusieurs sont toutes fraîches.
On retient aussi du concert une autre belle composition de Dan Tepfer, pleine de sérénité et de ferveur, jouée lors du second set, qu’il a baptisée Gratitude. Le titre vient d’une confidence du contrebassiste Gary Peacock : « A l’âge que j’ai, ce que je ressens quand je joue de la musique, c’est avant tout de la gratitude ». Le thème est joué la main sur le coeur par Tepfer et Wendel. Il a une atmosphère solennelle, presque religieuse, qui rappelle le Dan Tepfer amoureux de l’œuvre de Bach (il jouera les Variations Goldberg le 29 janvier au café de la danse). Le morceau se termine par une longue note tenue magnifiquement par Ben Wendel. Tout au long de la soirée, on a d’ailleurs l’impression que les deux musiciens ont pleinement intégré ce sentiment de gratitude dont parlait Peacock.
A la fin du concert on échange quelques mots avec Dan Tepfer, accoudés dans un coin du Sunset. Un peu plus loin, Ben Wendel apprend quelques mots de Français. Un répétiteur bénévole lui fait prononcer plusieurs fois « C’est un grand honneur pour moi » pour une occasion qui nous restera à jamais mystérieuse…
Dan Tepfer, lui, a grandi dans notre pays, et parle un français parfait. Il est étonnamment disponible et ouvert, malgré trois sets pleins. Il revient sur ces moments d’improvisation conjointe avec Ben Wendel qui ont jalonné le concert : « Oui, ce qui nous passionne, c’est de vraiment improviser… C’est pour cela qu’il nous arrive d’échanger nos instruments : cela nous prive de nos repères habituels… ». Il aborde les difficultés spécifiques d’une improvisation à deux : « Le problème, c’est bien s
ûr la connexion rythmique… C’est ce dont on parle le plus avec Ben. On essaie de ne pas figer les choses, et de faire exister le rythme entre nous sans que ce soit l’un ou l’autre qui le prenne en charge tout seul. On veut faire en sorte que les grilles soient claires mais pas lourdes… ».
Dans cette recherche rythmique, Dan Tepfer reconnaît volontiers qu’il y a les bons et les mauvais soirs : « Cette connexion rythmique que j’ai avec Ben n’est jamais donnée une fois pour toutes. On est sans cesse en train de s’ajuster. C’est comme dans une conversation… Parfois vous parlez avec des gens et il arrive que vous disiez une phrase en même temps qu’un de vos interlocuteurs. C’est un moment de grâce. Cela arrive aussi en musique, c’est cela que nous recherchons… ».
Je lui demande comment fonctionne son duo avec Lee Konitz d’un point de vue rythmique : « Tu sais, Lee c’est une autre époque, une autre génération… Il joue beaucoup en arrière du temps. Avec lui aussi, c’est un ajustement constant. Quand on joue ensemble, il nous arrive souvent d’accélérer ou de décélérer le rythme. C’est une manière de vérifier qu’on est connecté… ».
Un merveilleux film de Samuel Thiébaut, « All the Things You Are », donne une idée de la complicité entre Dan Tepfer et Lee Konitz. Ce film visible sur Internet, montre un Lee Konitz vif, malicieux, espiègle. C’est un des films les plus joyeux sur le jazz qu’il nous ait été donné de voir. On recommande sans réserve d’aller voir ce film tout autant que d’écouter Ben Wendel et Dan Tepfer.
texte: jean-François Mondot
Dessins: Annie-claire Alvoët
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Qui a dit qu’un duo était nécessairement un duel? Après le premier chorus (particulièrement vibrant) de Ben Wendel, Dan Tepfer remercie à mi-voix son saxophoniste : « Thank you Ben ! ». Pendant tout leur concert, les deux musiciens ont manifesté un vif plaisir de jouer ensemble…
Dan Tepfer et Ben Wendel en duo
Vendredi 17 janvier, le Sunset (Paris)
Dan Tepfer (piano) Ben Wendel (sax ténor, basson)
L’entente musicale de Ben Wendel et de Dan Tepfer se voit (les sourires, cette manière de dialoguer les yeux fermés) mais surtout s’entend : tout au long de cette soirée au Sunset, les deux musiciens ont négocié des changements de direction harmoniques ou rythmiques les plus abrupts avec une synchronisation parfaite, comme s’ils étaient les deux hémisphères d’un même cerveau.
Leur duo est cimenté par un amour commun de la belle mélodie, et de la belle note. Tous deux partagent un lyrisme vif et piquant, avec une volonté têtue de s’écarter des clichés et des formules toutes faites. Pour ne pas être rattrapés par leur savoir-faire, ils ont recours à un certain nombre de stratégies. La concision est l’une d’elles. On observe dans leur jeu une volonté très claire de préférer l’esquisse crayonnée aux grands à-plats de couleurs saturées. « Small constructions », le titre de leur premier CD, est à cet égard une sorte de manifeste esthétique.
Tout au long de la soirée Ben Wendel et Dan Tepfer inventent donc de discrets défis pour qu’aucune de leurs petites constructions sonores ne ressemble à une autre. Dès le premier set, on les voit échanger leurs instruments, avec un Dan Tepfer habile à faire chanter le saxophone ténor, s’autorisant même des effets de souffle, et un Ben Wendel plus emprunté au piano. Il se montrera beaucoup plus à son aise, lors du deuxième set, quand il prendra son basson pour un morceau de Nino Rota. Au basson il construit de très belles lignes de basse, avec un son aussi grave que le baryton mais plus serré, dense, avant de prendre un magnifique solo.
A certains moments, plutôt que de se faire tour à tour accompagnateurs et solistes, Dan Tepfer et Ben Wendel choisissent d’improviser en même temps. Ce funambulisme à deux exige de bons réflexes et une entente exceptionnelle. Il donne lieu à de très beaux moments de télépathie musicale.
Le répertoire mélange des standards qui se réfèrent directement ou indirectement à Lee Konitz, avec lequel Dan Tepfer a joué régulièrement ces dernières années (All the Things You Are thème labouré par le maître depuis 60 ans en ouverture, Line-up de Lennie Tristano, Solar, que Dan Tepfer introduit en fouillant les entrailles de son piano, Darn that Dream, Body and Soul) des thèmes de Monk (Ask Me Now, Pannonica) et des compositions des deux musiciens (Still Playin, Nines, 547) dont plusieurs sont toutes fraîches.
On retient aussi du concert une autre belle composition de Dan Tepfer, pleine de sérénité et de ferveur, jouée lors du second set, qu’il a baptisée Gratitude. Le titre vient d’une confidence du contrebassiste Gary Peacock : « A l’âge que j’ai, ce que je ressens quand je joue de la musique, c’est avant tout de la gratitude ». Le thème est joué la main sur le coeur par Tepfer et Wendel. Il a une atmosphère solennelle, presque religieuse, qui rappelle le Dan Tepfer amoureux de l’œuvre de Bach (il jouera les Variations Goldberg le 29 janvier au café de la danse). Le morceau se termine par une longue note tenue magnifiquement par Ben Wendel. Tout au long de la soirée, on a d’ailleurs l’impression que les deux musiciens ont pleinement intégré ce sentiment de gratitude dont parlait Peacock.
A la fin du concert on échange quelques mots avec Dan Tepfer, accoudés dans un coin du Sunset. Un peu plus loin, Ben Wendel apprend quelques mots de Français. Un répétiteur bénévole lui fait prononcer plusieurs fois « C’est un grand honneur pour moi » pour une occasion qui nous restera à jamais mystérieuse…
Dan Tepfer, lui, a grandi dans notre pays, et parle un français parfait. Il est étonnamment disponible et ouvert, malgré trois sets pleins. Il revient sur ces moments d’improvisation conjointe avec Ben Wendel qui ont jalonné le concert : « Oui, ce qui nous passionne, c’est de vraiment improviser… C’est pour cela qu’il nous arrive d’échanger nos instruments : cela nous prive de nos repères habituels… ». Il aborde les difficultés spécifiques d’une improvisation à deux : « Le problème, c’est bien s
ûr la connexion rythmique… C’est ce dont on parle le plus avec Ben. On essaie de ne pas figer les choses, et de faire exister le rythme entre nous sans que ce soit l’un ou l’autre qui le prenne en charge tout seul. On veut faire en sorte que les grilles soient claires mais pas lourdes… ».
Dans cette recherche rythmique, Dan Tepfer reconnaît volontiers qu’il y a les bons et les mauvais soirs : « Cette connexion rythmique que j’ai avec Ben n’est jamais donnée une fois pour toutes. On est sans cesse en train de s’ajuster. C’est comme dans une conversation… Parfois vous parlez avec des gens et il arrive que vous disiez une phrase en même temps qu’un de vos interlocuteurs. C’est un moment de grâce. Cela arrive aussi en musique, c’est cela que nous recherchons… ».
Je lui demande comment fonctionne son duo avec Lee Konitz d’un point de vue rythmique : « Tu sais, Lee c’est une autre époque, une autre génération… Il joue beaucoup en arrière du temps. Avec lui aussi, c’est un ajustement constant. Quand on joue ensemble, il nous arrive souvent d’accélérer ou de décélérer le rythme. C’est une manière de vérifier qu’on est connecté… ».
Un merveilleux film de Samuel Thiébaut, « All the Things You Are », donne une idée de la complicité entre Dan Tepfer et Lee Konitz. Ce film visible sur Internet, montre un Lee Konitz vif, malicieux, espiègle. C’est un des films les plus joyeux sur le jazz qu’il nous ait été donné de voir. On recommande sans réserve d’aller voir ce film tout autant que d’écouter Ben Wendel et Dan Tepfer.
texte: jean-François Mondot
Dessins: Annie-claire Alvoët
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Qui a dit qu’un duo était nécessairement un duel? Après le premier chorus (particulièrement vibrant) de Ben Wendel, Dan Tepfer remercie à mi-voix son saxophoniste : « Thank you Ben ! ». Pendant tout leur concert, les deux musiciens ont manifesté un vif plaisir de jouer ensemble…
Dan Tepfer et Ben Wendel en duo
Vendredi 17 janvier, le Sunset (Paris)
Dan Tepfer (piano) Ben Wendel (sax ténor, basson)
L’entente musicale de Ben Wendel et de Dan Tepfer se voit (les sourires, cette manière de dialoguer les yeux fermés) mais surtout s’entend : tout au long de cette soirée au Sunset, les deux musiciens ont négocié des changements de direction harmoniques ou rythmiques les plus abrupts avec une synchronisation parfaite, comme s’ils étaient les deux hémisphères d’un même cerveau.
Leur duo est cimenté par un amour commun de la belle mélodie, et de la belle note. Tous deux partagent un lyrisme vif et piquant, avec une volonté têtue de s’écarter des clichés et des formules toutes faites. Pour ne pas être rattrapés par leur savoir-faire, ils ont recours à un certain nombre de stratégies. La concision est l’une d’elles. On observe dans leur jeu une volonté très claire de préférer l’esquisse crayonnée aux grands à-plats de couleurs saturées. « Small constructions », le titre de leur premier CD, est à cet égard une sorte de manifeste esthétique.
Tout au long de la soirée Ben Wendel et Dan Tepfer inventent donc de discrets défis pour qu’aucune de leurs petites constructions sonores ne ressemble à une autre. Dès le premier set, on les voit échanger leurs instruments, avec un Dan Tepfer habile à faire chanter le saxophone ténor, s’autorisant même des effets de souffle, et un Ben Wendel plus emprunté au piano. Il se montrera beaucoup plus à son aise, lors du deuxième set, quand il prendra son basson pour un morceau de Nino Rota. Au basson il construit de très belles lignes de basse, avec un son aussi grave que le baryton mais plus serré, dense, avant de prendre un magnifique solo.
A certains moments, plutôt que de se faire tour à tour accompagnateurs et solistes, Dan Tepfer et Ben Wendel choisissent d’improviser en même temps. Ce funambulisme à deux exige de bons réflexes et une entente exceptionnelle. Il donne lieu à de très beaux moments de télépathie musicale.
Le répertoire mélange des standards qui se réfèrent directement ou indirectement à Lee Konitz, avec lequel Dan Tepfer a joué régulièrement ces dernières années (All the Things You Are thème labouré par le maître depuis 60 ans en ouverture, Line-up de Lennie Tristano, Solar, que Dan Tepfer introduit en fouillant les entrailles de son piano, Darn that Dream, Body and Soul) des thèmes de Monk (Ask Me Now, Pannonica) et des compositions des deux musiciens (Still Playin, Nines, 547) dont plusieurs sont toutes fraîches.
On retient aussi du concert une autre belle composition de Dan Tepfer, pleine de sérénité et de ferveur, jouée lors du second set, qu’il a baptisée Gratitude. Le titre vient d’une confidence du contrebassiste Gary Peacock : « A l’âge que j’ai, ce que je ressens quand je joue de la musique, c’est avant tout de la gratitude ». Le thème est joué la main sur le coeur par Tepfer et Wendel. Il a une atmosphère solennelle, presque religieuse, qui rappelle le Dan Tepfer amoureux de l’œuvre de Bach (il jouera les Variations Goldberg le 29 janvier au café de la danse). Le morceau se termine par une longue note tenue magnifiquement par Ben Wendel. Tout au long de la soirée, on a d’ailleurs l’impression que les deux musiciens ont pleinement intégré ce sentiment de gratitude dont parlait Peacock.
A la fin du concert on échange quelques mots avec Dan Tepfer, accoudés dans un coin du Sunset. Un peu plus loin, Ben Wendel apprend quelques mots de Français. Un répétiteur bénévole lui fait prononcer plusieurs fois « C’est un grand honneur pour moi » pour une occasion qui nous restera à jamais mystérieuse…
Dan Tepfer, lui, a grandi dans notre pays, et parle un français parfait. Il est étonnamment disponible et ouvert, malgré trois sets pleins. Il revient sur ces moments d’improvisation conjointe avec Ben Wendel qui ont jalonné le concert : « Oui, ce qui nous passionne, c’est de vraiment improviser… C’est pour cela qu’il nous arrive d’échanger nos instruments : cela nous prive de nos repères habituels… ». Il aborde les difficultés spécifiques d’une improvisation à deux : « Le problème, c’est bien s
ûr la connexion rythmique… C’est ce dont on parle le plus avec Ben. On essaie de ne pas figer les choses, et de faire exister le rythme entre nous sans que ce soit l’un ou l’autre qui le prenne en charge tout seul. On veut faire en sorte que les grilles soient claires mais pas lourdes… ».
Dans cette recherche rythmique, Dan Tepfer reconnaît volontiers qu’il y a les bons et les mauvais soirs : « Cette connexion rythmique que j’ai avec Ben n’est jamais donnée une fois pour toutes. On est sans cesse en train de s’ajuster. C’est comme dans une conversation… Parfois vous parlez avec des gens et il arrive que vous disiez une phrase en même temps qu’un de vos interlocuteurs. C’est un moment de grâce. Cela arrive aussi en musique, c’est cela que nous recherchons… ».
Je lui demande comment fonctionne son duo avec Lee Konitz d’un point de vue rythmique : « Tu sais, Lee c’est une autre époque, une autre génération… Il joue beaucoup en arrière du temps. Avec lui aussi, c’est un ajustement constant. Quand on joue ensemble, il nous arrive souvent d’accélérer ou de décélérer le rythme. C’est une manière de vérifier qu’on est connecté… ».
Un merveilleux film de Samuel Thiébaut, « All the Things You Are », donne une idée de la complicité entre Dan Tepfer et Lee Konitz. Ce film visible sur Internet, montre un Lee Konitz vif, malicieux, espiègle. C’est un des films les plus joyeux sur le jazz qu’il nous ait été donné de voir. On recommande sans réserve d’aller voir ce film tout autant que d’écouter Ben Wendel et Dan Tepfer.
texte: jean-François Mondot
Dessins: Annie-claire Alvoët