Sons d’Hiver, Solal, Lubat et les grands corps noirs
Il y a exactement cinq heures au moment où s’affichent les lignes ci-dessous dans le Jazz Live de Jazzmagazine.com, Sons d’hiver 2014 ouvrait ses portes avec Martial Solal et Bernard Lubat.
Salle Jean-Pierre Miquel, Vincennes, festival Sons d’hiver (94), le 23 janvier 2013.
Bernard Lubat, Martial Solal (pianos).
Deux grands corps noirs allongés tête-bêche, chacun de son côté, d’un grand sourire noir et blanc, inerte et fat dans l’attente du chirurgien-pianiste qui viendra leur arracher quelques profondes racines d’âme qu’une multitude lui a légué, des premiers concepteurs de claviers au technicien qui le dernier l’a harmonisé et accordé, en passant par tous les grands compositeurs et instrumentistes qui lui ont légué la mémoire de leurs mains et de leur génie.
C’est intimidant un piano… mais deux ! La fameuse richesse harmonique qu’il met à disposition, cette prodigieuse technique que requiert ses 88 touches, la rapidité, la précision, la coordination de ces dix doigts qui vont galoper à leur surface, choisissant simultanément jusqu’à dix sons, ces deux mains parfaitement indépendante comme deux araignées. A-t-on suffisamment d’oreilles (sic) pour entendre et appréhender tout ça ? Qu’est-ce que l’on va bien pouvoir raconter à part ces histoires d’araignée pour lesquelles la critique a généralement les yeux plus vifs que l’ouïe ? Faudra-t-il un jour se crever les yeux pour mieux entendre ?
Et donc comment commencer ? C’est la question que semble aussi se poser Bernard Lubat en entrant sur scène. Comme d’habitude, tirons à la ligne, c’est toujours ça de gagné, et regardons le entrer. Massif et bourru, comme un gros garçon intimidé, il entre vivement, l’œil nulle part, légèrement apeuré, virant rapidement du public au piano. A-t-il oublié de retirer sa lourde et encombrante veste de cuir ? A-t-il entendu les dernières statistiques sur le vol à la tire et a-t-il eu peur qu’on lui fauche son portefeuille en coulisse ? L’a-t-il conservée pour se protéger de quelque avanie ? Il s’assied vite au piano, d’abord comme en passant, comme un personnage de Sempé osant le piano du bout de l’index. À ce moment-là, a-t-il quelque chose en tête ? Un plan ? Une mélodie pour entrer en matière ? Un son ? Pas de recueillement. Pas de yeux au ciel pour chercher l’inspiration. Pas d’extase, mais immédiatement une pleine entrée dans la matière, le clavier à pleines mains et l’on est saisi, si l’on s’attend à voir un multi-instrumentiste à la technique pianistique mal dégrossie, par la polyvalence de ce deux grosses mains, par leur indépendance et par leur mobilité, par leur faculté à générer de l’organique, de grands maelström à des moments plus discontinus de jeux polyrythmiques avec le silence et la valeur mélodique. Il modèle le son, le malaxe, le caresse, le hérisse, le fait frissonner ou gronder, lui fait raconter une histoire qu’il a en tête, comme un rêve éveillé. Il n’y aura pas de mélodies à proprement parler, juste ici et là des bribes qui surgissent et disparaissent avant que l’on ait eu le temps de les identifier. Ici All the Things You Are ou là je ne sais trop quoi de Monk ou de Dizzy passé à la moulinette… soudain, dans les graves, Lubat se souvient qu’il est batteur et bat des tambours… et c’est la fin. Il salue comme à reculons, toujours timide, ému, le visage baigné de sueur, gros bébé qui vient de faire sa crotte au milieu du salon, tout étonné d’être applaudi.
Complet gris d’une coupe impeccable, Martial… Ce prénom ! Il entre ainsi, martial, décidé, un dessein, et peut-être mille autres en tête, un plan de bataille en poche qu’il porte à ses yeux pour en énumérer les titres après avoir prévenu qu’il n’y aurait pas de standards. Tu parles Martial ! Il y en aura, mais sous forme d’allusions si rapides tu nous en voles jusqu’au temps qu’il faudrait pour les identifier. Ce sera un concert sans concession, à l’exception de l’amusant Tex Avery (dont seul le titre fut jamais écrit puisque, depuis qu’il existe, la mélodie n’en fut jamais qu’improvisée), invitation à projeter ses propre images sur la musique d’un dessin animé imaginaire. Des concessions, en a-t-il jamais faites ? Ce n’est pas à 86 ans que l’on commence à en faire. C’est ce que j’ai aimé chez lui du temps où je manquais rarement ses concerts en région parisienne, dans les années 70, et où, comme je le racontais voici quelques jours à Elsa Boublil dans Summertime sur France Inter pour tenter de donner du corps à quelques propos que j’articulais avec peine sur l’humour solalien (heureusement, Guillaume de Chassy qui partageait le micro avec moi sut redresser la tenue du propos), la rigueur de Solal servit de garde-fou alors que je découvrais le jazz par ses aspects les plus “barrés”. Des années plus tard, il y a quelques heures donc, l’oreille sûrement un peu plus averti qu’il y a quarante ans, j’ai souffert de l’âpreté de cette musique toujours fuyante, dissimulant constamment sa structure, presque comme je peux souffrir du manque de prise offert par un solo de Derek Bailey. Comme si tout cela coulait entre mes doigts, sans me laisser loisir d’y trouver repères.
Et finalement, c’est aux “standards” que je me suis raccroché, et j’entends ici par “standards”, les compositions de Martial qui me sont familières, et l’on notera qu’il les entend comme telles, puisqu’il ne joue-là que des compositions anciennes qu’il a pris soin de dater en les annonçant. C’est à ses fans les plus avertis qu’il s’adresse et je m’aperçois que, moi, le fan des années 70, averti, je ne le suis plus guère. Par bonheur, il commence par Coming Yesterday de la “Suite For Trio”, de ces thèmes qui durent faire hurler Daniel Humair par les contraintes qu’ils lui imposaient, et dont les parcours heurtés et inattendus comme celui d’une boule de billard me faisaient jubiler. Ici, en connaissance de cause, la partie de cache cache thématique, le délitement du tempo et de la forme, relance et aiguise l’attention. Rédigeant cette chronique, je ressors le coffret LP d’inédits “Live, 1959-1985” publié en 1985 et je retrouve, sous une forme plus accessible (grâce aux contours offerts par la rythmique Rovère/Humair ou grâce à mon souvenir tout frais du concert de ce soir) la Couronne de Flore que Martial inscrivit à son répertoire en 1968. Et pourtant, mon souvenir me laisse aussi à penser que ce soir Martial en creusa plus profondément des couleurs que je qualifierai cavalièrement de Debussyiste. Vint Zag Zig : ici, je suis sans repère et c’est la vivacité des contrastes qui fait passer l’abstraction jusqu’à la rendre jouissive, et une certaine familiarité avec les logiques solalienne que l’on pourrait ici qualifier de “standard”. Mais je crois que le sommet de ce concert aura été, pour moi qui en
avait, peut-être pas la mélodie exacte, mais la saveur à l’esprit, le très sensible In and Out que Solal écrivit pour Johnny Griffin en 1995, et dont il a rehaussé tout à l’heure toute la délicatesse. Tout en décontraction, sans une goutte de sueur, avec cette distance, cette pudeur, cette décontraction, et cette ironie souvent, qui l’ont souvent desservi auprès du public mais qui sont ce qui me font aimer ces deux gars-là, à l’affiche de ce soir, pour cette lucidité anti-kitsch qu’ils ont en partage et qu’ils mettent en œuvre chacun à leur manière.
Justement les voici maintenant face à face : « Nous n’avons plus rien à jouer, annonce Lubat, alors nous allons improviser. » Ça durera dix minutes tout au plus, d’un seul jet, mais intense. Deux pianos, “ça l’fait pas toujours”. Vingt doigts ! Ça donnerait presque raison à Blueraie de vouloir sortir ses sécateurs dès qu’elle entend un pianiste autre que Monk, Horace Parlan ou ces vieux pianistes minéraux, comme Teddy Wilson ou Nat King Cole qui avait le sens de la mesure. “Mais là, ce soir, ça l’faisait”. Une manière de s’écouter, de se répondre, de jouer avec l’espace, de ne pas se marcher sur les mains ou alors de risquer le tutti, mais en contraignant les deux paires de mains à cette complémentarité des couleurs qui donnent son sens au surplus, avec en plus, une façon d’éclairer le discours de l’autre, qui donne de la luminosité au propos de l’autre, lorsque tout à l’heure, solo, il pouvait nous paraître obscur.
Il y aura un rappel, peut-être deux… ici ni mes notes, ni ma mémoire ne sont très claires. Un premier en tout cas, plus ludique que le premier, moins abstrait, avec quelques jeux scéniques et mimiques de Lubat qui soudain poursuit dans les graves au-delà du claviers. Rappel, plus qu’auparavant encore parsemé de citations (le premier duo l’était aussi mais moins lisibles)… Principalement Oleo, Tea for Two, Les Feuilles mortes. Les Feuilles mortes, justement, où, en dépit de toute la pudeur de leur attitude anti-kitsch, l’émotion revient, notamment dans la façon dont Martial fait soudain glisser les habillages, les travestissements harmoniques, sous la mélodie qui n’apparaît plus qu’en transparence. Et aussi, le simple jeu sur la rengaine, la fleurette et les feuilles mortes que le vent d’automne… On leur sait gré de nous en servir un peu. On leur sait gré aussi de ne pas banalement aller trop loin… Lubat en guise de coda : « Les feuilles mortes se rappellent à la masse… ». La masse d’applaudir et j’en suis. Puis, ça me revient, donc un autre rappel dont Oleo sert de prétexte pour ce qui s’apparentera plutôt à une improvisation très bop sur le blues. Ils ont resalué, tous les deux aussi gauches chacun à leur manière, puis sont partis.
Nous aussi, mais on reviendra demain, 24 janvier, car Sons d’Hiver continue, avec, sur la même scène que ce soir, un autre pianiste, rare en France, dont je vante brièvement les mérites dans les pages disques de notre numéro de janvier : Anthony Davis. Il se produira en solo en première partie du trio de Roscoe Mitchell (avec le trompettiste Hugh Ragin et le batteur-tromboniste-pianiste Tyshawn Sorey). Rude concurrence pour le concert parrainé le même soir par Jazz Magazine à la Dynamo de Pantin , au cours duquel Vincent Peirani invitera Michel Portal et Bojan Z. Samedi 25 janvier, on retrouvera à Sons d’hiver (au théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine), Anthony Davis au sein du Golden Quartet de Wadada Leo Smith, David Virelles incarnant Bud Powell en première partie dans l’homme au pianiste conçu par l’Anti-Pop Consortium.
Je n’assisterai hélas à aucun de ces concerts, préparant ma valise pour Lorient où le samedi 25 à 15 heure, à la Médiathèque François Mitterand, je resituerai “Tutu” (au programme du BAC musique cette année) dans l’œuvre de Miles Davis , à l’occasion d’une exposition et d’une série d’événements organisé avec la complicité de l’association de Hop’n Jazz et des étudiants en arts plastique de l’ESAA de Lorient.
Franck Bergerot
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Il y a exactement cinq heures au moment où s’affichent les lignes ci-dessous dans le Jazz Live de Jazzmagazine.com, Sons d’hiver 2014 ouvrait ses portes avec Martial Solal et Bernard Lubat.
Salle Jean-Pierre Miquel, Vincennes, festival Sons d’hiver (94), le 23 janvier 2013.
Bernard Lubat, Martial Solal (pianos).
Deux grands corps noirs allongés tête-bêche, chacun de son côté, d’un grand sourire noir et blanc, inerte et fat dans l’attente du chirurgien-pianiste qui viendra leur arracher quelques profondes racines d’âme qu’une multitude lui a légué, des premiers concepteurs de claviers au technicien qui le dernier l’a harmonisé et accordé, en passant par tous les grands compositeurs et instrumentistes qui lui ont légué la mémoire de leurs mains et de leur génie.
C’est intimidant un piano… mais deux ! La fameuse richesse harmonique qu’il met à disposition, cette prodigieuse technique que requiert ses 88 touches, la rapidité, la précision, la coordination de ces dix doigts qui vont galoper à leur surface, choisissant simultanément jusqu’à dix sons, ces deux mains parfaitement indépendante comme deux araignées. A-t-on suffisamment d’oreilles (sic) pour entendre et appréhender tout ça ? Qu’est-ce que l’on va bien pouvoir raconter à part ces histoires d’araignée pour lesquelles la critique a généralement les yeux plus vifs que l’ouïe ? Faudra-t-il un jour se crever les yeux pour mieux entendre ?
Et donc comment commencer ? C’est la question que semble aussi se poser Bernard Lubat en entrant sur scène. Comme d’habitude, tirons à la ligne, c’est toujours ça de gagné, et regardons le entrer. Massif et bourru, comme un gros garçon intimidé, il entre vivement, l’œil nulle part, légèrement apeuré, virant rapidement du public au piano. A-t-il oublié de retirer sa lourde et encombrante veste de cuir ? A-t-il entendu les dernières statistiques sur le vol à la tire et a-t-il eu peur qu’on lui fauche son portefeuille en coulisse ? L’a-t-il conservée pour se protéger de quelque avanie ? Il s’assied vite au piano, d’abord comme en passant, comme un personnage de Sempé osant le piano du bout de l’index. À ce moment-là, a-t-il quelque chose en tête ? Un plan ? Une mélodie pour entrer en matière ? Un son ? Pas de recueillement. Pas de yeux au ciel pour chercher l’inspiration. Pas d’extase, mais immédiatement une pleine entrée dans la matière, le clavier à pleines mains et l’on est saisi, si l’on s’attend à voir un multi-instrumentiste à la technique pianistique mal dégrossie, par la polyvalence de ce deux grosses mains, par leur indépendance et par leur mobilité, par leur faculté à générer de l’organique, de grands maelström à des moments plus discontinus de jeux polyrythmiques avec le silence et la valeur mélodique. Il modèle le son, le malaxe, le caresse, le hérisse, le fait frissonner ou gronder, lui fait raconter une histoire qu’il a en tête, comme un rêve éveillé. Il n’y aura pas de mélodies à proprement parler, juste ici et là des bribes qui surgissent et disparaissent avant que l’on ait eu le temps de les identifier. Ici All the Things You Are ou là je ne sais trop quoi de Monk ou de Dizzy passé à la moulinette… soudain, dans les graves, Lubat se souvient qu’il est batteur et bat des tambours… et c’est la fin. Il salue comme à reculons, toujours timide, ému, le visage baigné de sueur, gros bébé qui vient de faire sa crotte au milieu du salon, tout étonné d’être applaudi.
Complet gris d’une coupe impeccable, Martial… Ce prénom ! Il entre ainsi, martial, décidé, un dessein, et peut-être mille autres en tête, un plan de bataille en poche qu’il porte à ses yeux pour en énumérer les titres après avoir prévenu qu’il n’y aurait pas de standards. Tu parles Martial ! Il y en aura, mais sous forme d’allusions si rapides tu nous en voles jusqu’au temps qu’il faudrait pour les identifier. Ce sera un concert sans concession, à l’exception de l’amusant Tex Avery (dont seul le titre fut jamais écrit puisque, depuis qu’il existe, la mélodie n’en fut jamais qu’improvisée), invitation à projeter ses propre images sur la musique d’un dessin animé imaginaire. Des concessions, en a-t-il jamais faites ? Ce n’est pas à 86 ans que l’on commence à en faire. C’est ce que j’ai aimé chez lui du temps où je manquais rarement ses concerts en région parisienne, dans les années 70, et où, comme je le racontais voici quelques jours à Elsa Boublil dans Summertime sur France Inter pour tenter de donner du corps à quelques propos que j’articulais avec peine sur l’humour solalien (heureusement, Guillaume de Chassy qui partageait le micro avec moi sut redresser la tenue du propos), la rigueur de Solal servit de garde-fou alors que je découvrais le jazz par ses aspects les plus “barrés”. Des années plus tard, il y a quelques heures donc, l’oreille sûrement un peu plus averti qu’il y a quarante ans, j’ai souffert de l’âpreté de cette musique toujours fuyante, dissimulant constamment sa structure, presque comme je peux souffrir du manque de prise offert par un solo de Derek Bailey. Comme si tout cela coulait entre mes doigts, sans me laisser loisir d’y trouver repères.
Et finalement, c’est aux “standards” que je me suis raccroché, et j’entends ici par “standards”, les compositions de Martial qui me sont familières, et l’on notera qu’il les entend comme telles, puisqu’il ne joue-là que des compositions anciennes qu’il a pris soin de dater en les annonçant. C’est à ses fans les plus avertis qu’il s’adresse et je m’aperçois que, moi, le fan des années 70, averti, je ne le suis plus guère. Par bonheur, il commence par Coming Yesterday de la “Suite For Trio”, de ces thèmes qui durent faire hurler Daniel Humair par les contraintes qu’ils lui imposaient, et dont les parcours heurtés et inattendus comme celui d’une boule de billard me faisaient jubiler. Ici, en connaissance de cause, la partie de cache cache thématique, le délitement du tempo et de la forme, relance et aiguise l’attention. Rédigeant cette chronique, je ressors le coffret LP d’inédits “Live, 1959-1985” publié en 1985 et je retrouve, sous une forme plus accessible (grâce aux contours offerts par la rythmique Rovère/Humair ou grâce à mon souvenir tout frais du concert de ce soir) la Couronne de Flore que Martial inscrivit à son répertoire en 1968. Et pourtant, mon souvenir me laisse aussi à penser que ce soir Martial en creusa plus profondément des couleurs que je qualifierai cavalièrement de Debussyiste. Vint Zag Zig : ici, je suis sans repère et c’est la vivacité des contrastes qui fait passer l’abstraction jusqu’à la rendre jouissive, et une certaine familiarité avec les logiques solalienne que l’on pourrait ici qualifier de “standard”. Mais je crois que le sommet de ce concert aura été, pour moi qui en
avait, peut-être pas la mélodie exacte, mais la saveur à l’esprit, le très sensible In and Out que Solal écrivit pour Johnny Griffin en 1995, et dont il a rehaussé tout à l’heure toute la délicatesse. Tout en décontraction, sans une goutte de sueur, avec cette distance, cette pudeur, cette décontraction, et cette ironie souvent, qui l’ont souvent desservi auprès du public mais qui sont ce qui me font aimer ces deux gars-là, à l’affiche de ce soir, pour cette lucidité anti-kitsch qu’ils ont en partage et qu’ils mettent en œuvre chacun à leur manière.
Justement les voici maintenant face à face : « Nous n’avons plus rien à jouer, annonce Lubat, alors nous allons improviser. » Ça durera dix minutes tout au plus, d’un seul jet, mais intense. Deux pianos, “ça l’fait pas toujours”. Vingt doigts ! Ça donnerait presque raison à Blueraie de vouloir sortir ses sécateurs dès qu’elle entend un pianiste autre que Monk, Horace Parlan ou ces vieux pianistes minéraux, comme Teddy Wilson ou Nat King Cole qui avait le sens de la mesure. “Mais là, ce soir, ça l’faisait”. Une manière de s’écouter, de se répondre, de jouer avec l’espace, de ne pas se marcher sur les mains ou alors de risquer le tutti, mais en contraignant les deux paires de mains à cette complémentarité des couleurs qui donnent son sens au surplus, avec en plus, une façon d’éclairer le discours de l’autre, qui donne de la luminosité au propos de l’autre, lorsque tout à l’heure, solo, il pouvait nous paraître obscur.
Il y aura un rappel, peut-être deux… ici ni mes notes, ni ma mémoire ne sont très claires. Un premier en tout cas, plus ludique que le premier, moins abstrait, avec quelques jeux scéniques et mimiques de Lubat qui soudain poursuit dans les graves au-delà du claviers. Rappel, plus qu’auparavant encore parsemé de citations (le premier duo l’était aussi mais moins lisibles)… Principalement Oleo, Tea for Two, Les Feuilles mortes. Les Feuilles mortes, justement, où, en dépit de toute la pudeur de leur attitude anti-kitsch, l’émotion revient, notamment dans la façon dont Martial fait soudain glisser les habillages, les travestissements harmoniques, sous la mélodie qui n’apparaît plus qu’en transparence. Et aussi, le simple jeu sur la rengaine, la fleurette et les feuilles mortes que le vent d’automne… On leur sait gré de nous en servir un peu. On leur sait gré aussi de ne pas banalement aller trop loin… Lubat en guise de coda : « Les feuilles mortes se rappellent à la masse… ». La masse d’applaudir et j’en suis. Puis, ça me revient, donc un autre rappel dont Oleo sert de prétexte pour ce qui s’apparentera plutôt à une improvisation très bop sur le blues. Ils ont resalué, tous les deux aussi gauches chacun à leur manière, puis sont partis.
Nous aussi, mais on reviendra demain, 24 janvier, car Sons d’Hiver continue, avec, sur la même scène que ce soir, un autre pianiste, rare en France, dont je vante brièvement les mérites dans les pages disques de notre numéro de janvier : Anthony Davis. Il se produira en solo en première partie du trio de Roscoe Mitchell (avec le trompettiste Hugh Ragin et le batteur-tromboniste-pianiste Tyshawn Sorey). Rude concurrence pour le concert parrainé le même soir par Jazz Magazine à la Dynamo de Pantin , au cours duquel Vincent Peirani invitera Michel Portal et Bojan Z. Samedi 25 janvier, on retrouvera à Sons d’hiver (au théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine), Anthony Davis au sein du Golden Quartet de Wadada Leo Smith, David Virelles incarnant Bud Powell en première partie dans l’homme au pianiste conçu par l’Anti-Pop Consortium.
Je n’assisterai hélas à aucun de ces concerts, préparant ma valise pour Lorient où le samedi 25 à 15 heure, à la Médiathèque François Mitterand, je resituerai “Tutu” (au programme du BAC musique cette année) dans l’œuvre de Miles Davis , à l’occasion d’une exposition et d’une série d’événements organisé avec la complicité de l’association de Hop’n Jazz et des étudiants en arts plastique de l’ESAA de Lorient.
Franck Bergerot
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Il y a exactement cinq heures au moment où s’affichent les lignes ci-dessous dans le Jazz Live de Jazzmagazine.com, Sons d’hiver 2014 ouvrait ses portes avec Martial Solal et Bernard Lubat.
Salle Jean-Pierre Miquel, Vincennes, festival Sons d’hiver (94), le 23 janvier 2013.
Bernard Lubat, Martial Solal (pianos).
Deux grands corps noirs allongés tête-bêche, chacun de son côté, d’un grand sourire noir et blanc, inerte et fat dans l’attente du chirurgien-pianiste qui viendra leur arracher quelques profondes racines d’âme qu’une multitude lui a légué, des premiers concepteurs de claviers au technicien qui le dernier l’a harmonisé et accordé, en passant par tous les grands compositeurs et instrumentistes qui lui ont légué la mémoire de leurs mains et de leur génie.
C’est intimidant un piano… mais deux ! La fameuse richesse harmonique qu’il met à disposition, cette prodigieuse technique que requiert ses 88 touches, la rapidité, la précision, la coordination de ces dix doigts qui vont galoper à leur surface, choisissant simultanément jusqu’à dix sons, ces deux mains parfaitement indépendante comme deux araignées. A-t-on suffisamment d’oreilles (sic) pour entendre et appréhender tout ça ? Qu’est-ce que l’on va bien pouvoir raconter à part ces histoires d’araignée pour lesquelles la critique a généralement les yeux plus vifs que l’ouïe ? Faudra-t-il un jour se crever les yeux pour mieux entendre ?
Et donc comment commencer ? C’est la question que semble aussi se poser Bernard Lubat en entrant sur scène. Comme d’habitude, tirons à la ligne, c’est toujours ça de gagné, et regardons le entrer. Massif et bourru, comme un gros garçon intimidé, il entre vivement, l’œil nulle part, légèrement apeuré, virant rapidement du public au piano. A-t-il oublié de retirer sa lourde et encombrante veste de cuir ? A-t-il entendu les dernières statistiques sur le vol à la tire et a-t-il eu peur qu’on lui fauche son portefeuille en coulisse ? L’a-t-il conservée pour se protéger de quelque avanie ? Il s’assied vite au piano, d’abord comme en passant, comme un personnage de Sempé osant le piano du bout de l’index. À ce moment-là, a-t-il quelque chose en tête ? Un plan ? Une mélodie pour entrer en matière ? Un son ? Pas de recueillement. Pas de yeux au ciel pour chercher l’inspiration. Pas d’extase, mais immédiatement une pleine entrée dans la matière, le clavier à pleines mains et l’on est saisi, si l’on s’attend à voir un multi-instrumentiste à la technique pianistique mal dégrossie, par la polyvalence de ce deux grosses mains, par leur indépendance et par leur mobilité, par leur faculté à générer de l’organique, de grands maelström à des moments plus discontinus de jeux polyrythmiques avec le silence et la valeur mélodique. Il modèle le son, le malaxe, le caresse, le hérisse, le fait frissonner ou gronder, lui fait raconter une histoire qu’il a en tête, comme un rêve éveillé. Il n’y aura pas de mélodies à proprement parler, juste ici et là des bribes qui surgissent et disparaissent avant que l’on ait eu le temps de les identifier. Ici All the Things You Are ou là je ne sais trop quoi de Monk ou de Dizzy passé à la moulinette… soudain, dans les graves, Lubat se souvient qu’il est batteur et bat des tambours… et c’est la fin. Il salue comme à reculons, toujours timide, ému, le visage baigné de sueur, gros bébé qui vient de faire sa crotte au milieu du salon, tout étonné d’être applaudi.
Complet gris d’une coupe impeccable, Martial… Ce prénom ! Il entre ainsi, martial, décidé, un dessein, et peut-être mille autres en tête, un plan de bataille en poche qu’il porte à ses yeux pour en énumérer les titres après avoir prévenu qu’il n’y aurait pas de standards. Tu parles Martial ! Il y en aura, mais sous forme d’allusions si rapides tu nous en voles jusqu’au temps qu’il faudrait pour les identifier. Ce sera un concert sans concession, à l’exception de l’amusant Tex Avery (dont seul le titre fut jamais écrit puisque, depuis qu’il existe, la mélodie n’en fut jamais qu’improvisée), invitation à projeter ses propre images sur la musique d’un dessin animé imaginaire. Des concessions, en a-t-il jamais faites ? Ce n’est pas à 86 ans que l’on commence à en faire. C’est ce que j’ai aimé chez lui du temps où je manquais rarement ses concerts en région parisienne, dans les années 70, et où, comme je le racontais voici quelques jours à Elsa Boublil dans Summertime sur France Inter pour tenter de donner du corps à quelques propos que j’articulais avec peine sur l’humour solalien (heureusement, Guillaume de Chassy qui partageait le micro avec moi sut redresser la tenue du propos), la rigueur de Solal servit de garde-fou alors que je découvrais le jazz par ses aspects les plus “barrés”. Des années plus tard, il y a quelques heures donc, l’oreille sûrement un peu plus averti qu’il y a quarante ans, j’ai souffert de l’âpreté de cette musique toujours fuyante, dissimulant constamment sa structure, presque comme je peux souffrir du manque de prise offert par un solo de Derek Bailey. Comme si tout cela coulait entre mes doigts, sans me laisser loisir d’y trouver repères.
Et finalement, c’est aux “standards” que je me suis raccroché, et j’entends ici par “standards”, les compositions de Martial qui me sont familières, et l’on notera qu’il les entend comme telles, puisqu’il ne joue-là que des compositions anciennes qu’il a pris soin de dater en les annonçant. C’est à ses fans les plus avertis qu’il s’adresse et je m’aperçois que, moi, le fan des années 70, averti, je ne le suis plus guère. Par bonheur, il commence par Coming Yesterday de la “Suite For Trio”, de ces thèmes qui durent faire hurler Daniel Humair par les contraintes qu’ils lui imposaient, et dont les parcours heurtés et inattendus comme celui d’une boule de billard me faisaient jubiler. Ici, en connaissance de cause, la partie de cache cache thématique, le délitement du tempo et de la forme, relance et aiguise l’attention. Rédigeant cette chronique, je ressors le coffret LP d’inédits “Live, 1959-1985” publié en 1985 et je retrouve, sous une forme plus accessible (grâce aux contours offerts par la rythmique Rovère/Humair ou grâce à mon souvenir tout frais du concert de ce soir) la Couronne de Flore que Martial inscrivit à son répertoire en 1968. Et pourtant, mon souvenir me laisse aussi à penser que ce soir Martial en creusa plus profondément des couleurs que je qualifierai cavalièrement de Debussyiste. Vint Zag Zig : ici, je suis sans repère et c’est la vivacité des contrastes qui fait passer l’abstraction jusqu’à la rendre jouissive, et une certaine familiarité avec les logiques solalienne que l’on pourrait ici qualifier de “standard”. Mais je crois que le sommet de ce concert aura été, pour moi qui en
avait, peut-être pas la mélodie exacte, mais la saveur à l’esprit, le très sensible In and Out que Solal écrivit pour Johnny Griffin en 1995, et dont il a rehaussé tout à l’heure toute la délicatesse. Tout en décontraction, sans une goutte de sueur, avec cette distance, cette pudeur, cette décontraction, et cette ironie souvent, qui l’ont souvent desservi auprès du public mais qui sont ce qui me font aimer ces deux gars-là, à l’affiche de ce soir, pour cette lucidité anti-kitsch qu’ils ont en partage et qu’ils mettent en œuvre chacun à leur manière.
Justement les voici maintenant face à face : « Nous n’avons plus rien à jouer, annonce Lubat, alors nous allons improviser. » Ça durera dix minutes tout au plus, d’un seul jet, mais intense. Deux pianos, “ça l’fait pas toujours”. Vingt doigts ! Ça donnerait presque raison à Blueraie de vouloir sortir ses sécateurs dès qu’elle entend un pianiste autre que Monk, Horace Parlan ou ces vieux pianistes minéraux, comme Teddy Wilson ou Nat King Cole qui avait le sens de la mesure. “Mais là, ce soir, ça l’faisait”. Une manière de s’écouter, de se répondre, de jouer avec l’espace, de ne pas se marcher sur les mains ou alors de risquer le tutti, mais en contraignant les deux paires de mains à cette complémentarité des couleurs qui donnent son sens au surplus, avec en plus, une façon d’éclairer le discours de l’autre, qui donne de la luminosité au propos de l’autre, lorsque tout à l’heure, solo, il pouvait nous paraître obscur.
Il y aura un rappel, peut-être deux… ici ni mes notes, ni ma mémoire ne sont très claires. Un premier en tout cas, plus ludique que le premier, moins abstrait, avec quelques jeux scéniques et mimiques de Lubat qui soudain poursuit dans les graves au-delà du claviers. Rappel, plus qu’auparavant encore parsemé de citations (le premier duo l’était aussi mais moins lisibles)… Principalement Oleo, Tea for Two, Les Feuilles mortes. Les Feuilles mortes, justement, où, en dépit de toute la pudeur de leur attitude anti-kitsch, l’émotion revient, notamment dans la façon dont Martial fait soudain glisser les habillages, les travestissements harmoniques, sous la mélodie qui n’apparaît plus qu’en transparence. Et aussi, le simple jeu sur la rengaine, la fleurette et les feuilles mortes que le vent d’automne… On leur sait gré de nous en servir un peu. On leur sait gré aussi de ne pas banalement aller trop loin… Lubat en guise de coda : « Les feuilles mortes se rappellent à la masse… ». La masse d’applaudir et j’en suis. Puis, ça me revient, donc un autre rappel dont Oleo sert de prétexte pour ce qui s’apparentera plutôt à une improvisation très bop sur le blues. Ils ont resalué, tous les deux aussi gauches chacun à leur manière, puis sont partis.
Nous aussi, mais on reviendra demain, 24 janvier, car Sons d’Hiver continue, avec, sur la même scène que ce soir, un autre pianiste, rare en France, dont je vante brièvement les mérites dans les pages disques de notre numéro de janvier : Anthony Davis. Il se produira en solo en première partie du trio de Roscoe Mitchell (avec le trompettiste Hugh Ragin et le batteur-tromboniste-pianiste Tyshawn Sorey). Rude concurrence pour le concert parrainé le même soir par Jazz Magazine à la Dynamo de Pantin , au cours duquel Vincent Peirani invitera Michel Portal et Bojan Z. Samedi 25 janvier, on retrouvera à Sons d’hiver (au théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine), Anthony Davis au sein du Golden Quartet de Wadada Leo Smith, David Virelles incarnant Bud Powell en première partie dans l’homme au pianiste conçu par l’Anti-Pop Consortium.
Je n’assisterai hélas à aucun de ces concerts, préparant ma valise pour Lorient où le samedi 25 à 15 heure, à la Médiathèque François Mitterand, je resituerai “Tutu” (au programme du BAC musique cette année) dans l’œuvre de Miles Davis , à l’occasion d’une exposition et d’une série d’événements organisé avec la complicité de l’association de Hop’n Jazz et des étudiants en arts plastique de l’ESAA de Lorient.
Franck Bergerot
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Il y a exactement cinq heures au moment où s’affichent les lignes ci-dessous dans le Jazz Live de Jazzmagazine.com, Sons d’hiver 2014 ouvrait ses portes avec Martial Solal et Bernard Lubat.
Salle Jean-Pierre Miquel, Vincennes, festival Sons d’hiver (94), le 23 janvier 2013.
Bernard Lubat, Martial Solal (pianos).
Deux grands corps noirs allongés tête-bêche, chacun de son côté, d’un grand sourire noir et blanc, inerte et fat dans l’attente du chirurgien-pianiste qui viendra leur arracher quelques profondes racines d’âme qu’une multitude lui a légué, des premiers concepteurs de claviers au technicien qui le dernier l’a harmonisé et accordé, en passant par tous les grands compositeurs et instrumentistes qui lui ont légué la mémoire de leurs mains et de leur génie.
C’est intimidant un piano… mais deux ! La fameuse richesse harmonique qu’il met à disposition, cette prodigieuse technique que requiert ses 88 touches, la rapidité, la précision, la coordination de ces dix doigts qui vont galoper à leur surface, choisissant simultanément jusqu’à dix sons, ces deux mains parfaitement indépendante comme deux araignées. A-t-on suffisamment d’oreilles (sic) pour entendre et appréhender tout ça ? Qu’est-ce que l’on va bien pouvoir raconter à part ces histoires d’araignée pour lesquelles la critique a généralement les yeux plus vifs que l’ouïe ? Faudra-t-il un jour se crever les yeux pour mieux entendre ?
Et donc comment commencer ? C’est la question que semble aussi se poser Bernard Lubat en entrant sur scène. Comme d’habitude, tirons à la ligne, c’est toujours ça de gagné, et regardons le entrer. Massif et bourru, comme un gros garçon intimidé, il entre vivement, l’œil nulle part, légèrement apeuré, virant rapidement du public au piano. A-t-il oublié de retirer sa lourde et encombrante veste de cuir ? A-t-il entendu les dernières statistiques sur le vol à la tire et a-t-il eu peur qu’on lui fauche son portefeuille en coulisse ? L’a-t-il conservée pour se protéger de quelque avanie ? Il s’assied vite au piano, d’abord comme en passant, comme un personnage de Sempé osant le piano du bout de l’index. À ce moment-là, a-t-il quelque chose en tête ? Un plan ? Une mélodie pour entrer en matière ? Un son ? Pas de recueillement. Pas de yeux au ciel pour chercher l’inspiration. Pas d’extase, mais immédiatement une pleine entrée dans la matière, le clavier à pleines mains et l’on est saisi, si l’on s’attend à voir un multi-instrumentiste à la technique pianistique mal dégrossie, par la polyvalence de ce deux grosses mains, par leur indépendance et par leur mobilité, par leur faculté à générer de l’organique, de grands maelström à des moments plus discontinus de jeux polyrythmiques avec le silence et la valeur mélodique. Il modèle le son, le malaxe, le caresse, le hérisse, le fait frissonner ou gronder, lui fait raconter une histoire qu’il a en tête, comme un rêve éveillé. Il n’y aura pas de mélodies à proprement parler, juste ici et là des bribes qui surgissent et disparaissent avant que l’on ait eu le temps de les identifier. Ici All the Things You Are ou là je ne sais trop quoi de Monk ou de Dizzy passé à la moulinette… soudain, dans les graves, Lubat se souvient qu’il est batteur et bat des tambours… et c’est la fin. Il salue comme à reculons, toujours timide, ému, le visage baigné de sueur, gros bébé qui vient de faire sa crotte au milieu du salon, tout étonné d’être applaudi.
Complet gris d’une coupe impeccable, Martial… Ce prénom ! Il entre ainsi, martial, décidé, un dessein, et peut-être mille autres en tête, un plan de bataille en poche qu’il porte à ses yeux pour en énumérer les titres après avoir prévenu qu’il n’y aurait pas de standards. Tu parles Martial ! Il y en aura, mais sous forme d’allusions si rapides tu nous en voles jusqu’au temps qu’il faudrait pour les identifier. Ce sera un concert sans concession, à l’exception de l’amusant Tex Avery (dont seul le titre fut jamais écrit puisque, depuis qu’il existe, la mélodie n’en fut jamais qu’improvisée), invitation à projeter ses propre images sur la musique d’un dessin animé imaginaire. Des concessions, en a-t-il jamais faites ? Ce n’est pas à 86 ans que l’on commence à en faire. C’est ce que j’ai aimé chez lui du temps où je manquais rarement ses concerts en région parisienne, dans les années 70, et où, comme je le racontais voici quelques jours à Elsa Boublil dans Summertime sur France Inter pour tenter de donner du corps à quelques propos que j’articulais avec peine sur l’humour solalien (heureusement, Guillaume de Chassy qui partageait le micro avec moi sut redresser la tenue du propos), la rigueur de Solal servit de garde-fou alors que je découvrais le jazz par ses aspects les plus “barrés”. Des années plus tard, il y a quelques heures donc, l’oreille sûrement un peu plus averti qu’il y a quarante ans, j’ai souffert de l’âpreté de cette musique toujours fuyante, dissimulant constamment sa structure, presque comme je peux souffrir du manque de prise offert par un solo de Derek Bailey. Comme si tout cela coulait entre mes doigts, sans me laisser loisir d’y trouver repères.
Et finalement, c’est aux “standards” que je me suis raccroché, et j’entends ici par “standards”, les compositions de Martial qui me sont familières, et l’on notera qu’il les entend comme telles, puisqu’il ne joue-là que des compositions anciennes qu’il a pris soin de dater en les annonçant. C’est à ses fans les plus avertis qu’il s’adresse et je m’aperçois que, moi, le fan des années 70, averti, je ne le suis plus guère. Par bonheur, il commence par Coming Yesterday de la “Suite For Trio”, de ces thèmes qui durent faire hurler Daniel Humair par les contraintes qu’ils lui imposaient, et dont les parcours heurtés et inattendus comme celui d’une boule de billard me faisaient jubiler. Ici, en connaissance de cause, la partie de cache cache thématique, le délitement du tempo et de la forme, relance et aiguise l’attention. Rédigeant cette chronique, je ressors le coffret LP d’inédits “Live, 1959-1985” publié en 1985 et je retrouve, sous une forme plus accessible (grâce aux contours offerts par la rythmique Rovère/Humair ou grâce à mon souvenir tout frais du concert de ce soir) la Couronne de Flore que Martial inscrivit à son répertoire en 1968. Et pourtant, mon souvenir me laisse aussi à penser que ce soir Martial en creusa plus profondément des couleurs que je qualifierai cavalièrement de Debussyiste. Vint Zag Zig : ici, je suis sans repère et c’est la vivacité des contrastes qui fait passer l’abstraction jusqu’à la rendre jouissive, et une certaine familiarité avec les logiques solalienne que l’on pourrait ici qualifier de “standard”. Mais je crois que le sommet de ce concert aura été, pour moi qui en
avait, peut-être pas la mélodie exacte, mais la saveur à l’esprit, le très sensible In and Out que Solal écrivit pour Johnny Griffin en 1995, et dont il a rehaussé tout à l’heure toute la délicatesse. Tout en décontraction, sans une goutte de sueur, avec cette distance, cette pudeur, cette décontraction, et cette ironie souvent, qui l’ont souvent desservi auprès du public mais qui sont ce qui me font aimer ces deux gars-là, à l’affiche de ce soir, pour cette lucidité anti-kitsch qu’ils ont en partage et qu’ils mettent en œuvre chacun à leur manière.
Justement les voici maintenant face à face : « Nous n’avons plus rien à jouer, annonce Lubat, alors nous allons improviser. » Ça durera dix minutes tout au plus, d’un seul jet, mais intense. Deux pianos, “ça l’fait pas toujours”. Vingt doigts ! Ça donnerait presque raison à Blueraie de vouloir sortir ses sécateurs dès qu’elle entend un pianiste autre que Monk, Horace Parlan ou ces vieux pianistes minéraux, comme Teddy Wilson ou Nat King Cole qui avait le sens de la mesure. “Mais là, ce soir, ça l’faisait”. Une manière de s’écouter, de se répondre, de jouer avec l’espace, de ne pas se marcher sur les mains ou alors de risquer le tutti, mais en contraignant les deux paires de mains à cette complémentarité des couleurs qui donnent son sens au surplus, avec en plus, une façon d’éclairer le discours de l’autre, qui donne de la luminosité au propos de l’autre, lorsque tout à l’heure, solo, il pouvait nous paraître obscur.
Il y aura un rappel, peut-être deux… ici ni mes notes, ni ma mémoire ne sont très claires. Un premier en tout cas, plus ludique que le premier, moins abstrait, avec quelques jeux scéniques et mimiques de Lubat qui soudain poursuit dans les graves au-delà du claviers. Rappel, plus qu’auparavant encore parsemé de citations (le premier duo l’était aussi mais moins lisibles)… Principalement Oleo, Tea for Two, Les Feuilles mortes. Les Feuilles mortes, justement, où, en dépit de toute la pudeur de leur attitude anti-kitsch, l’émotion revient, notamment dans la façon dont Martial fait soudain glisser les habillages, les travestissements harmoniques, sous la mélodie qui n’apparaît plus qu’en transparence. Et aussi, le simple jeu sur la rengaine, la fleurette et les feuilles mortes que le vent d’automne… On leur sait gré de nous en servir un peu. On leur sait gré aussi de ne pas banalement aller trop loin… Lubat en guise de coda : « Les feuilles mortes se rappellent à la masse… ». La masse d’applaudir et j’en suis. Puis, ça me revient, donc un autre rappel dont Oleo sert de prétexte pour ce qui s’apparentera plutôt à une improvisation très bop sur le blues. Ils ont resalué, tous les deux aussi gauches chacun à leur manière, puis sont partis.
Nous aussi, mais on reviendra demain, 24 janvier, car Sons d’Hiver continue, avec, sur la même scène que ce soir, un autre pianiste, rare en France, dont je vante brièvement les mérites dans les pages disques de notre numéro de janvier : Anthony Davis. Il se produira en solo en première partie du trio de Roscoe Mitchell (avec le trompettiste Hugh Ragin et le batteur-tromboniste-pianiste Tyshawn Sorey). Rude concurrence pour le concert parrainé le même soir par Jazz Magazine à la Dynamo de Pantin , au cours duquel Vincent Peirani invitera Michel Portal et Bojan Z. Samedi 25 janvier, on retrouvera à Sons d’hiver (au théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine), Anthony Davis au sein du Golden Quartet de Wadada Leo Smith, David Virelles incarnant Bud Powell en première partie dans l’homme au pianiste conçu par l’Anti-Pop Consortium.
Je n’assisterai hélas à aucun de ces concerts, préparant ma valise pour Lorient où le samedi 25 à 15 heure, à la Médiathèque François Mitterand, je resituerai “Tutu” (au programme du BAC musique cette année) dans l’œuvre de Miles Davis , à l’occasion d’une exposition et d’une série d’événements organisé avec la complicité de l’association de Hop’n Jazz et des étudiants en arts plastique de l’ESAA de Lorient.
Franck Bergerot