Sons d'hiver : d'Anthony Davis à Wadada Leo Smith
Mettre sur pied un festival consiste à imaginer certaines conditions aptes à faire entrer en résonance des projets auxquels on croit avec un public aussi large que possible. Une fois les artistes définis, toute une logistique se met en place pour la bonne réussite de l’entreprise : communication, organisation des transports, artistes que l’on choie, etc. Ces bonnes conditions remplies, la responsabilité de la réussite ou non d’un concert repose sur la qualité de chaque prestation musicale et sur la réceptivité des auditoires. D’Anthony Davis, le 24 janvier, jusqu’à Wadada Leo Smith, le lendemain, les organisateurs de Sons d’hiver n’avaient sans doute pas imaginé l’éventail des réactions contraires suscitées par leurs artistes invités.
Vendredi 24 janvier 2014, Auditorium Jean-Pierre-Miquel du « Cœur de ville », Vincennes (94), 20h30.
1e partie : Anthony Davis solo
Anthony Davis (p)
2e partie : Roscoe Mitchell Trio
Roscoe Mitchell (vents), Hugh Ragin (tp), Tyshawn Sorey (tb, p, dm)
La réception de la musique est toujours subjective, mais il est des périodes de la vie où cette subjectivité-là est conditionnée/modifiée par un état d’esprit tout particulier. Est-ce parce que votre rapporteur était dans l’une d’elles qu’il n’a pas vraiment réussi à entrer dans les concerts respectifs d’Anthony Davis et du trio de Roscoe Mitchell ? En écoutant les réactions de mon voisin, enthousiasmé par la prestation de Davis, et celles du public durant des improvisations du second, tout porte à le croire.
Pour mon voisin, un mélomane du nom de NeimadSoul, Anthony Davis développe un jeu unique, absolument cohérent, aux teintes d’une grande variété. Il a raison, et ajoutons à ces qualités, celles d’un goût sûr pour les harmonies rares, un jeu de main gauche d’une singulière approche, avec pour conséquence un dialogue à deux voix réelles quasi permanent. Pour ma part, j’ai été hautement impressionné par la conception de sa pratique en solo. Elle s’apparente en effet davantage à de la composition dans l’instant qu’à de l’improvisation « instinctive ». En ce sens, et avant même qu’Anthony Davis explicite oralement sa démarche, il était évident que ses improvisations relevaient du « thème et variations », une pratique exigeante où le motif initial est en permanence maintenu dans la ligne de mire d’une imagination dont l’action consiste à en transformer, métamorphoser, transcender le suc initial. La première pièce fut ainsi irriguée par un fragment musical d’Olivier Messiaen, tandis que les variations suivantes furent élaborées à partir d’un air tiré d’Amistad, l’un des quatre opéras composés par Anthony Davis. N’étant pourtant pas disciple de Roscoe Mitchell, Davis sembla toutefois appliquer à la lettre les déclarations du premier : « Pour bien improviser, il faut savoir composer ».
En dépit, ou à cause de ce sens aigu de la construction, je n’arrivais pas à entrer dans la musique. Là où NeimadSoul plongeait avec délectation dans les effluves du pianiste, je ne parvenais qu’à en apprécier son savoir-faire. Y compris sur une ballade de sa plume, d’un lyrisme teinté de touches bitonales bien venues, ou au cours d’une reprise de Monk’s Mood, qu’Anthony Davis donna en bis. Ayant conscience d’être un peu « passé au travers », je me préparais pour la seconde partie.
Elle débuta de façon très classique pour ce qui concerne la pratique musicale de Roscoe Mitchell : un son soufflé, d’où émergeaient de temps à autre des sons doubles ou des couinements hésitant entre plusieurs notes. Bientôt, trombone et trompette rejoignent le saxophone, et l’on saisit mieux pourquoi les cuivres et les bois sont rangés dans la famille des vents. Le souffle vital : tel fut le point de convergence du début de la première longue improvisation « totale » de ce concert qui devait en comprendre trois. Durant le concert, Tyshawn Sorey passa du trombone au piano puis à la batterie, Roscoe Mitchell du saxophone soprano au sopranino, quelque fois à la flûte en bois, et souvent à l’alto, tandis que, plus sobrement, Hugh Ragin se contenta de la trompette, l’une en si bémol, l’autre en ré (plus aigue). Les formats se constituèrent et se désassemblèrent au gré du moment. Parmi ceux-ci, me reste en mémoire un duo trompette/piano de très belles factures, tout de contrastes, Ragin réalisant des lignes mélodiques assez lyriques (longues notes tenues, vibrato, ligne mélodique plutôt claire) tandis que Sorey entretenait une énergie nerveuse, à base d’éclairs gestuels, zébrant le clavier pour établir un contrepoint pointilliste aux sonorités toute contemporaines.
Au bout de vingt-cinq minutes, le premier point culminant fut atteint, ce qui provoqua des réactions enthousiastes dans le public. Jusqu’alors, je n’étais parvenu qu’à me mettre en mode « analyse de la situation musicale » et à retrouver certains principes mis en avant dans la thèse de Clément Canonne sur l’improvisation collective libre[1]. Mais, là encore, la musique du trio ne parvenait pas à m’extraire de moi-même, au contraire de plusieurs personnes dans le public, littéralement en transe. La suite du concert ne fit que confirmer cet état de fait : moi (et NeimadSoul cette fois) quelque peu en dehors, d’autres exaltés par la prestation. Décidément, chez l’auditeur aussi il y a des soirs sans.
Samedi 25 janvier 2014, Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine (94), 20h30.
1e partie : HPrizm « Waves »
High Priest (machines), Wadada Leo Smith (tp), Steve Lehman (as), David Virelles (p), Emmanuel Pridre (vidéo)
2e partie : Wadada Leo Smith Golden Quartet « Ten Freedom Summers »
Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p), Ashley Walters (vlle), Pheeroan AkLaff (dm)
« “Waves” Volume 1, an interpretative composition based on the lives of Bud Powell & Thelonious Monk » annonce le programme du concert. Le rédacteur de la note de concert précise : « Waves : 21 Electric Dream est une “composition audio-visuelle impressionniste” s’inspirant des vies mouvementées de Bud Powell et Thelonious Monk, de tout ce qu’ils eurent à surmonter. » Et de fait, l’ambiance ne fut pas à la gaudriole tout à long de la prestation conçue par HPrizm, l’un des membres d’Antipop Consortium. Il est vrai que les traitements subis par les deux pianistes donnent à réfléchir. « Que veut donc dire cette différence de traitement entre la béatification par la postérité, une fois que les “troubles mentaux” ont été réduits à un folklore, coupés de leurs causes, et les sévices de l’électro-convulsivothérapie, idéale pour soigner la dépression, la bipolarité, la schizophrénie, le mauvais génie des artistes, pour atrophier l’humeur et la mémoire, et pour taire d’autres stigmates, davantage socioéconomiques, liés à la race et à la classe ? Où est l’anormalité ? » indique encore la note de programme non signée.
Le principe de base du concert est le suivant : depuis ses machines, HPrizm diffuse des séquences, joue de ses sons pré-programmés, dirige l’ensemble, tandis que les musiciens acoustiques augmentent, commentent, agrémentent cette construction sonore. D’autre part, le vidéaste projette sur le grand écran des dessins évolutifs qu’il choisit dans l’instant (fils délinéamentés, réalisés à partir de profils de Monk et Powell), les effets graphiques se modifiant en fonction des propositions des solistes. Certains passages rappellent la musique mixte (électro-acoustique + instruments acoustiques), l’approche musicale consistant à être dans le son plutôt que de jouer avec les hauteurs. Au milieu des sons numérisés, David Virelles au piano ajoute quelque chose de granitique ici et là ; la sonorité de Wadada Leo Smith accuse l’expression souvent douloureuse ou appose des touches de couleurs à de brefs moments (rugissements dans l’extrême grave à la fin de cette première partie de concert).
L’ambiance générale captive, avec des samples de batterie originaux, et de bons moments (solos de Steve Lehmann). Pourtant, l’ensemble me paraît un rien distancié. Le projet est convaincant, et pourtant, là encore, il ne me transcende pas. La faute encore à mon épuisement général ? Pas seulement, le peu d’interaction entre les différents acteurs musicaux ayant sa part dans ce ressenti : HPrizm mène sa barque, et les trois instrumentistes suivent, sans possibilité d’influer véritablement sur ce qui se déroule. Mais, après tout, n’est-ce pas précisément ce que recherche le rappeur ? Ne s’agit-il pas justement de l’état dans lequel la société technique et technologique dominante a tenté de maintenir Powell et Monk ?
Toutefois, le grand moment de la soirée devait être le « Ten Freedom Summers » de Wadada Leo Smith. Et pour cause : un projet centré autour des activistes du Mouvement des droits civiques, une composition étalée sur trente-quatre années (commencée en 1977), avec à la clé un cycle de vingt et une compositions créé à Los Angeles en 2011, et donné pour la première fois en France : il y avait de quoi être alléché. Wadada Leo Smith précise dans une interview : « J’ai toujours réfléchi à la signification de ma musique, comment j’aimerais qu’elle trouve son sens dans la société. ».
Seulement pour qu’une musique soit porteuse du sens précis que l’on veut lui assigner, encore faut-il lui donner toutes ses chances. Or, ce ne fut pas le cas pour la version exécutée à Vitry-sur-Seine. Plus le concert avançait, plus il était clair que les musiciens manquaient cruellement de répétitions. Engoncés dans leurs multiples grandes partitions, regardant du coin de l’œil les signes de leur leader sans toujours les percevoir, un peu perdus parfois, les trois musiciens qui partageaient la scène avec Smith se décomposaient peu à peu. Smith lui-même, en dépit de ce son magnifique que je découvrais pour la première fois en live, donnait des signes de trouble.
Il eut certes de bons moments, notamment, on s’en doute, dans les parties lentes, le tempo permettant d’anticiper un peu mieux la musique à produire. Bien sûr, Ashley Walters, qui remplaçait (au pied levé ?) John Lindberg, victime d’une fracture du poignet, se montra vigoureuse et impliquée. Pheeroan AkLaff ouvrit et ferma le bal de la plus belle des manières. Mais dans l’ensemble, la déception et la frustration furent des sensations qui dominèrent l’auditoire.
Pour les connaître quelque peu, il est certain que les membres du staff de Sons d’hiver avaient fait au mieux leur travail. Mais ils ne peuvent rien lorsque les artistes programmés ne se sont pas impliqués autant qu’eux dans la réalisation d’un projet tel que celui-ci.
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Mettre sur pied un festival consiste à imaginer certaines conditions aptes à faire entrer en résonance des projets auxquels on croit avec un public aussi large que possible. Une fois les artistes définis, toute une logistique se met en place pour la bonne réussite de l’entreprise : communication, organisation des transports, artistes que l’on choie, etc. Ces bonnes conditions remplies, la responsabilité de la réussite ou non d’un concert repose sur la qualité de chaque prestation musicale et sur la réceptivité des auditoires. D’Anthony Davis, le 24 janvier, jusqu’à Wadada Leo Smith, le lendemain, les organisateurs de Sons d’hiver n’avaient sans doute pas imaginé l’éventail des réactions contraires suscitées par leurs artistes invités.
Vendredi 24 janvier 2014, Auditorium Jean-Pierre-Miquel du « Cœur de ville », Vincennes (94), 20h30.
1e partie : Anthony Davis solo
Anthony Davis (p)
2e partie : Roscoe Mitchell Trio
Roscoe Mitchell (vents), Hugh Ragin (tp), Tyshawn Sorey (tb, p, dm)
La réception de la musique est toujours subjective, mais il est des périodes de la vie où cette subjectivité-là est conditionnée/modifiée par un état d’esprit tout particulier. Est-ce parce que votre rapporteur était dans l’une d’elles qu’il n’a pas vraiment réussi à entrer dans les concerts respectifs d’Anthony Davis et du trio de Roscoe Mitchell ? En écoutant les réactions de mon voisin, enthousiasmé par la prestation de Davis, et celles du public durant des improvisations du second, tout porte à le croire.
Pour mon voisin, un mélomane du nom de NeimadSoul, Anthony Davis développe un jeu unique, absolument cohérent, aux teintes d’une grande variété. Il a raison, et ajoutons à ces qualités, celles d’un goût sûr pour les harmonies rares, un jeu de main gauche d’une singulière approche, avec pour conséquence un dialogue à deux voix réelles quasi permanent. Pour ma part, j’ai été hautement impressionné par la conception de sa pratique en solo. Elle s’apparente en effet davantage à de la composition dans l’instant qu’à de l’improvisation « instinctive ». En ce sens, et avant même qu’Anthony Davis explicite oralement sa démarche, il était évident que ses improvisations relevaient du « thème et variations », une pratique exigeante où le motif initial est en permanence maintenu dans la ligne de mire d’une imagination dont l’action consiste à en transformer, métamorphoser, transcender le suc initial. La première pièce fut ainsi irriguée par un fragment musical d’Olivier Messiaen, tandis que les variations suivantes furent élaborées à partir d’un air tiré d’Amistad, l’un des quatre opéras composés par Anthony Davis. N’étant pourtant pas disciple de Roscoe Mitchell, Davis sembla toutefois appliquer à la lettre les déclarations du premier : « Pour bien improviser, il faut savoir composer ».
En dépit, ou à cause de ce sens aigu de la construction, je n’arrivais pas à entrer dans la musique. Là où NeimadSoul plongeait avec délectation dans les effluves du pianiste, je ne parvenais qu’à en apprécier son savoir-faire. Y compris sur une ballade de sa plume, d’un lyrisme teinté de touches bitonales bien venues, ou au cours d’une reprise de Monk’s Mood, qu’Anthony Davis donna en bis. Ayant conscience d’être un peu « passé au travers », je me préparais pour la seconde partie.
Elle débuta de façon très classique pour ce qui concerne la pratique musicale de Roscoe Mitchell : un son soufflé, d’où émergeaient de temps à autre des sons doubles ou des couinements hésitant entre plusieurs notes. Bientôt, trombone et trompette rejoignent le saxophone, et l’on saisit mieux pourquoi les cuivres et les bois sont rangés dans la famille des vents. Le souffle vital : tel fut le point de convergence du début de la première longue improvisation « totale » de ce concert qui devait en comprendre trois. Durant le concert, Tyshawn Sorey passa du trombone au piano puis à la batterie, Roscoe Mitchell du saxophone soprano au sopranino, quelque fois à la flûte en bois, et souvent à l’alto, tandis que, plus sobrement, Hugh Ragin se contenta de la trompette, l’une en si bémol, l’autre en ré (plus aigue). Les formats se constituèrent et se désassemblèrent au gré du moment. Parmi ceux-ci, me reste en mémoire un duo trompette/piano de très belles factures, tout de contrastes, Ragin réalisant des lignes mélodiques assez lyriques (longues notes tenues, vibrato, ligne mélodique plutôt claire) tandis que Sorey entretenait une énergie nerveuse, à base d’éclairs gestuels, zébrant le clavier pour établir un contrepoint pointilliste aux sonorités toute contemporaines.
Au bout de vingt-cinq minutes, le premier point culminant fut atteint, ce qui provoqua des réactions enthousiastes dans le public. Jusqu’alors, je n’étais parvenu qu’à me mettre en mode « analyse de la situation musicale » et à retrouver certains principes mis en avant dans la thèse de Clément Canonne sur l’improvisation collective libre[1]. Mais, là encore, la musique du trio ne parvenait pas à m’extraire de moi-même, au contraire de plusieurs personnes dans le public, littéralement en transe. La suite du concert ne fit que confirmer cet état de fait : moi (et NeimadSoul cette fois) quelque peu en dehors, d’autres exaltés par la prestation. Décidément, chez l’auditeur aussi il y a des soirs sans.
Samedi 25 janvier 2014, Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine (94), 20h30.
1e partie : HPrizm « Waves »
High Priest (machines), Wadada Leo Smith (tp), Steve Lehman (as), David Virelles (p), Emmanuel Pridre (vidéo)
2e partie : Wadada Leo Smith Golden Quartet « Ten Freedom Summers »
Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p), Ashley Walters (vlle), Pheeroan AkLaff (dm)
« “Waves” Volume 1, an interpretative composition based on the lives of Bud Powell & Thelonious Monk » annonce le programme du concert. Le rédacteur de la note de concert précise : « Waves : 21 Electric Dream est une “composition audio-visuelle impressionniste” s’inspirant des vies mouvementées de Bud Powell et Thelonious Monk, de tout ce qu’ils eurent à surmonter. » Et de fait, l’ambiance ne fut pas à la gaudriole tout à long de la prestation conçue par HPrizm, l’un des membres d’Antipop Consortium. Il est vrai que les traitements subis par les deux pianistes donnent à réfléchir. « Que veut donc dire cette différence de traitement entre la béatification par la postérité, une fois que les “troubles mentaux” ont été réduits à un folklore, coupés de leurs causes, et les sévices de l’électro-convulsivothérapie, idéale pour soigner la dépression, la bipolarité, la schizophrénie, le mauvais génie des artistes, pour atrophier l’humeur et la mémoire, et pour taire d’autres stigmates, davantage socioéconomiques, liés à la race et à la classe ? Où est l’anormalité ? » indique encore la note de programme non signée.
Le principe de base du concert est le suivant : depuis ses machines, HPrizm diffuse des séquences, joue de ses sons pré-programmés, dirige l’ensemble, tandis que les musiciens acoustiques augmentent, commentent, agrémentent cette construction sonore. D’autre part, le vidéaste projette sur le grand écran des dessins évolutifs qu’il choisit dans l’instant (fils délinéamentés, réalisés à partir de profils de Monk et Powell), les effets graphiques se modifiant en fonction des propositions des solistes. Certains passages rappellent la musique mixte (électro-acoustique + instruments acoustiques), l’approche musicale consistant à être dans le son plutôt que de jouer avec les hauteurs. Au milieu des sons numérisés, David Virelles au piano ajoute quelque chose de granitique ici et là ; la sonorité de Wadada Leo Smith accuse l’expression souvent douloureuse ou appose des touches de couleurs à de brefs moments (rugissements dans l’extrême grave à la fin de cette première partie de concert).
L’ambiance générale captive, avec des samples de batterie originaux, et de bons moments (solos de Steve Lehmann). Pourtant, l’ensemble me paraît un rien distancié. Le projet est convaincant, et pourtant, là encore, il ne me transcende pas. La faute encore à mon épuisement général ? Pas seulement, le peu d’interaction entre les différents acteurs musicaux ayant sa part dans ce ressenti : HPrizm mène sa barque, et les trois instrumentistes suivent, sans possibilité d’influer véritablement sur ce qui se déroule. Mais, après tout, n’est-ce pas précisément ce que recherche le rappeur ? Ne s’agit-il pas justement de l’état dans lequel la société technique et technologique dominante a tenté de maintenir Powell et Monk ?
Toutefois, le grand moment de la soirée devait être le « Ten Freedom Summers » de Wadada Leo Smith. Et pour cause : un projet centré autour des activistes du Mouvement des droits civiques, une composition étalée sur trente-quatre années (commencée en 1977), avec à la clé un cycle de vingt et une compositions créé à Los Angeles en 2011, et donné pour la première fois en France : il y avait de quoi être alléché. Wadada Leo Smith précise dans une interview : « J’ai toujours réfléchi à la signification de ma musique, comment j’aimerais qu’elle trouve son sens dans la société. ».
Seulement pour qu’une musique soit porteuse du sens précis que l’on veut lui assigner, encore faut-il lui donner toutes ses chances. Or, ce ne fut pas le cas pour la version exécutée à Vitry-sur-Seine. Plus le concert avançait, plus il était clair que les musiciens manquaient cruellement de répétitions. Engoncés dans leurs multiples grandes partitions, regardant du coin de l’œil les signes de leur leader sans toujours les percevoir, un peu perdus parfois, les trois musiciens qui partageaient la scène avec Smith se décomposaient peu à peu. Smith lui-même, en dépit de ce son magnifique que je découvrais pour la première fois en live, donnait des signes de trouble.
Il eut certes de bons moments, notamment, on s’en doute, dans les parties lentes, le tempo permettant d’anticiper un peu mieux la musique à produire. Bien sûr, Ashley Walters, qui remplaçait (au pied levé ?) John Lindberg, victime d’une fracture du poignet, se montra vigoureuse et impliquée. Pheeroan AkLaff ouvrit et ferma le bal de la plus belle des manières. Mais dans l’ensemble, la déception et la frustration furent des sensations qui dominèrent l’auditoire.
Pour les connaître quelque peu, il est certain que les membres du staff de Sons d’hiver avaient fait au mieux leur travail. Mais ils ne peuvent rien lorsque les artistes programmés ne se sont pas impliqués autant qu’eux dans la réalisation d’un projet tel que celui-ci.
|
Mettre sur pied un festival consiste à imaginer certaines conditions aptes à faire entrer en résonance des projets auxquels on croit avec un public aussi large que possible. Une fois les artistes définis, toute une logistique se met en place pour la bonne réussite de l’entreprise : communication, organisation des transports, artistes que l’on choie, etc. Ces bonnes conditions remplies, la responsabilité de la réussite ou non d’un concert repose sur la qualité de chaque prestation musicale et sur la réceptivité des auditoires. D’Anthony Davis, le 24 janvier, jusqu’à Wadada Leo Smith, le lendemain, les organisateurs de Sons d’hiver n’avaient sans doute pas imaginé l’éventail des réactions contraires suscitées par leurs artistes invités.
Vendredi 24 janvier 2014, Auditorium Jean-Pierre-Miquel du « Cœur de ville », Vincennes (94), 20h30.
1e partie : Anthony Davis solo
Anthony Davis (p)
2e partie : Roscoe Mitchell Trio
Roscoe Mitchell (vents), Hugh Ragin (tp), Tyshawn Sorey (tb, p, dm)
La réception de la musique est toujours subjective, mais il est des périodes de la vie où cette subjectivité-là est conditionnée/modifiée par un état d’esprit tout particulier. Est-ce parce que votre rapporteur était dans l’une d’elles qu’il n’a pas vraiment réussi à entrer dans les concerts respectifs d’Anthony Davis et du trio de Roscoe Mitchell ? En écoutant les réactions de mon voisin, enthousiasmé par la prestation de Davis, et celles du public durant des improvisations du second, tout porte à le croire.
Pour mon voisin, un mélomane du nom de NeimadSoul, Anthony Davis développe un jeu unique, absolument cohérent, aux teintes d’une grande variété. Il a raison, et ajoutons à ces qualités, celles d’un goût sûr pour les harmonies rares, un jeu de main gauche d’une singulière approche, avec pour conséquence un dialogue à deux voix réelles quasi permanent. Pour ma part, j’ai été hautement impressionné par la conception de sa pratique en solo. Elle s’apparente en effet davantage à de la composition dans l’instant qu’à de l’improvisation « instinctive ». En ce sens, et avant même qu’Anthony Davis explicite oralement sa démarche, il était évident que ses improvisations relevaient du « thème et variations », une pratique exigeante où le motif initial est en permanence maintenu dans la ligne de mire d’une imagination dont l’action consiste à en transformer, métamorphoser, transcender le suc initial. La première pièce fut ainsi irriguée par un fragment musical d’Olivier Messiaen, tandis que les variations suivantes furent élaborées à partir d’un air tiré d’Amistad, l’un des quatre opéras composés par Anthony Davis. N’étant pourtant pas disciple de Roscoe Mitchell, Davis sembla toutefois appliquer à la lettre les déclarations du premier : « Pour bien improviser, il faut savoir composer ».
En dépit, ou à cause de ce sens aigu de la construction, je n’arrivais pas à entrer dans la musique. Là où NeimadSoul plongeait avec délectation dans les effluves du pianiste, je ne parvenais qu’à en apprécier son savoir-faire. Y compris sur une ballade de sa plume, d’un lyrisme teinté de touches bitonales bien venues, ou au cours d’une reprise de Monk’s Mood, qu’Anthony Davis donna en bis. Ayant conscience d’être un peu « passé au travers », je me préparais pour la seconde partie.
Elle débuta de façon très classique pour ce qui concerne la pratique musicale de Roscoe Mitchell : un son soufflé, d’où émergeaient de temps à autre des sons doubles ou des couinements hésitant entre plusieurs notes. Bientôt, trombone et trompette rejoignent le saxophone, et l’on saisit mieux pourquoi les cuivres et les bois sont rangés dans la famille des vents. Le souffle vital : tel fut le point de convergence du début de la première longue improvisation « totale » de ce concert qui devait en comprendre trois. Durant le concert, Tyshawn Sorey passa du trombone au piano puis à la batterie, Roscoe Mitchell du saxophone soprano au sopranino, quelque fois à la flûte en bois, et souvent à l’alto, tandis que, plus sobrement, Hugh Ragin se contenta de la trompette, l’une en si bémol, l’autre en ré (plus aigue). Les formats se constituèrent et se désassemblèrent au gré du moment. Parmi ceux-ci, me reste en mémoire un duo trompette/piano de très belles factures, tout de contrastes, Ragin réalisant des lignes mélodiques assez lyriques (longues notes tenues, vibrato, ligne mélodique plutôt claire) tandis que Sorey entretenait une énergie nerveuse, à base d’éclairs gestuels, zébrant le clavier pour établir un contrepoint pointilliste aux sonorités toute contemporaines.
Au bout de vingt-cinq minutes, le premier point culminant fut atteint, ce qui provoqua des réactions enthousiastes dans le public. Jusqu’alors, je n’étais parvenu qu’à me mettre en mode « analyse de la situation musicale » et à retrouver certains principes mis en avant dans la thèse de Clément Canonne sur l’improvisation collective libre[1]. Mais, là encore, la musique du trio ne parvenait pas à m’extraire de moi-même, au contraire de plusieurs personnes dans le public, littéralement en transe. La suite du concert ne fit que confirmer cet état de fait : moi (et NeimadSoul cette fois) quelque peu en dehors, d’autres exaltés par la prestation. Décidément, chez l’auditeur aussi il y a des soirs sans.
Samedi 25 janvier 2014, Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine (94), 20h30.
1e partie : HPrizm « Waves »
High Priest (machines), Wadada Leo Smith (tp), Steve Lehman (as), David Virelles (p), Emmanuel Pridre (vidéo)
2e partie : Wadada Leo Smith Golden Quartet « Ten Freedom Summers »
Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p), Ashley Walters (vlle), Pheeroan AkLaff (dm)
« “Waves” Volume 1, an interpretative composition based on the lives of Bud Powell & Thelonious Monk » annonce le programme du concert. Le rédacteur de la note de concert précise : « Waves : 21 Electric Dream est une “composition audio-visuelle impressionniste” s’inspirant des vies mouvementées de Bud Powell et Thelonious Monk, de tout ce qu’ils eurent à surmonter. » Et de fait, l’ambiance ne fut pas à la gaudriole tout à long de la prestation conçue par HPrizm, l’un des membres d’Antipop Consortium. Il est vrai que les traitements subis par les deux pianistes donnent à réfléchir. « Que veut donc dire cette différence de traitement entre la béatification par la postérité, une fois que les “troubles mentaux” ont été réduits à un folklore, coupés de leurs causes, et les sévices de l’électro-convulsivothérapie, idéale pour soigner la dépression, la bipolarité, la schizophrénie, le mauvais génie des artistes, pour atrophier l’humeur et la mémoire, et pour taire d’autres stigmates, davantage socioéconomiques, liés à la race et à la classe ? Où est l’anormalité ? » indique encore la note de programme non signée.
Le principe de base du concert est le suivant : depuis ses machines, HPrizm diffuse des séquences, joue de ses sons pré-programmés, dirige l’ensemble, tandis que les musiciens acoustiques augmentent, commentent, agrémentent cette construction sonore. D’autre part, le vidéaste projette sur le grand écran des dessins évolutifs qu’il choisit dans l’instant (fils délinéamentés, réalisés à partir de profils de Monk et Powell), les effets graphiques se modifiant en fonction des propositions des solistes. Certains passages rappellent la musique mixte (électro-acoustique + instruments acoustiques), l’approche musicale consistant à être dans le son plutôt que de jouer avec les hauteurs. Au milieu des sons numérisés, David Virelles au piano ajoute quelque chose de granitique ici et là ; la sonorité de Wadada Leo Smith accuse l’expression souvent douloureuse ou appose des touches de couleurs à de brefs moments (rugissements dans l’extrême grave à la fin de cette première partie de concert).
L’ambiance générale captive, avec des samples de batterie originaux, et de bons moments (solos de Steve Lehmann). Pourtant, l’ensemble me paraît un rien distancié. Le projet est convaincant, et pourtant, là encore, il ne me transcende pas. La faute encore à mon épuisement général ? Pas seulement, le peu d’interaction entre les différents acteurs musicaux ayant sa part dans ce ressenti : HPrizm mène sa barque, et les trois instrumentistes suivent, sans possibilité d’influer véritablement sur ce qui se déroule. Mais, après tout, n’est-ce pas précisément ce que recherche le rappeur ? Ne s’agit-il pas justement de l’état dans lequel la société technique et technologique dominante a tenté de maintenir Powell et Monk ?
Toutefois, le grand moment de la soirée devait être le « Ten Freedom Summers » de Wadada Leo Smith. Et pour cause : un projet centré autour des activistes du Mouvement des droits civiques, une composition étalée sur trente-quatre années (commencée en 1977), avec à la clé un cycle de vingt et une compositions créé à Los Angeles en 2011, et donné pour la première fois en France : il y avait de quoi être alléché. Wadada Leo Smith précise dans une interview : « J’ai toujours réfléchi à la signification de ma musique, comment j’aimerais qu’elle trouve son sens dans la société. ».
Seulement pour qu’une musique soit porteuse du sens précis que l’on veut lui assigner, encore faut-il lui donner toutes ses chances. Or, ce ne fut pas le cas pour la version exécutée à Vitry-sur-Seine. Plus le concert avançait, plus il était clair que les musiciens manquaient cruellement de répétitions. Engoncés dans leurs multiples grandes partitions, regardant du coin de l’œil les signes de leur leader sans toujours les percevoir, un peu perdus parfois, les trois musiciens qui partageaient la scène avec Smith se décomposaient peu à peu. Smith lui-même, en dépit de ce son magnifique que je découvrais pour la première fois en live, donnait des signes de trouble.
Il eut certes de bons moments, notamment, on s’en doute, dans les parties lentes, le tempo permettant d’anticiper un peu mieux la musique à produire. Bien sûr, Ashley Walters, qui remplaçait (au pied levé ?) John Lindberg, victime d’une fracture du poignet, se montra vigoureuse et impliquée. Pheeroan AkLaff ouvrit et ferma le bal de la plus belle des manières. Mais dans l’ensemble, la déception et la frustration furent des sensations qui dominèrent l’auditoire.
Pour les connaître quelque peu, il est certain que les membres du staff de Sons d’hiver avaient fait au mieux leur travail. Mais ils ne peuvent rien lorsque les artistes programmés ne se sont pas impliqués autant qu’eux dans la réalisation d’un projet tel que celui-ci.
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Mettre sur pied un festival consiste à imaginer certaines conditions aptes à faire entrer en résonance des projets auxquels on croit avec un public aussi large que possible. Une fois les artistes définis, toute une logistique se met en place pour la bonne réussite de l’entreprise : communication, organisation des transports, artistes que l’on choie, etc. Ces bonnes conditions remplies, la responsabilité de la réussite ou non d’un concert repose sur la qualité de chaque prestation musicale et sur la réceptivité des auditoires. D’Anthony Davis, le 24 janvier, jusqu’à Wadada Leo Smith, le lendemain, les organisateurs de Sons d’hiver n’avaient sans doute pas imaginé l’éventail des réactions contraires suscitées par leurs artistes invités.
Vendredi 24 janvier 2014, Auditorium Jean-Pierre-Miquel du « Cœur de ville », Vincennes (94), 20h30.
1e partie : Anthony Davis solo
Anthony Davis (p)
2e partie : Roscoe Mitchell Trio
Roscoe Mitchell (vents), Hugh Ragin (tp), Tyshawn Sorey (tb, p, dm)
La réception de la musique est toujours subjective, mais il est des périodes de la vie où cette subjectivité-là est conditionnée/modifiée par un état d’esprit tout particulier. Est-ce parce que votre rapporteur était dans l’une d’elles qu’il n’a pas vraiment réussi à entrer dans les concerts respectifs d’Anthony Davis et du trio de Roscoe Mitchell ? En écoutant les réactions de mon voisin, enthousiasmé par la prestation de Davis, et celles du public durant des improvisations du second, tout porte à le croire.
Pour mon voisin, un mélomane du nom de NeimadSoul, Anthony Davis développe un jeu unique, absolument cohérent, aux teintes d’une grande variété. Il a raison, et ajoutons à ces qualités, celles d’un goût sûr pour les harmonies rares, un jeu de main gauche d’une singulière approche, avec pour conséquence un dialogue à deux voix réelles quasi permanent. Pour ma part, j’ai été hautement impressionné par la conception de sa pratique en solo. Elle s’apparente en effet davantage à de la composition dans l’instant qu’à de l’improvisation « instinctive ». En ce sens, et avant même qu’Anthony Davis explicite oralement sa démarche, il était évident que ses improvisations relevaient du « thème et variations », une pratique exigeante où le motif initial est en permanence maintenu dans la ligne de mire d’une imagination dont l’action consiste à en transformer, métamorphoser, transcender le suc initial. La première pièce fut ainsi irriguée par un fragment musical d’Olivier Messiaen, tandis que les variations suivantes furent élaborées à partir d’un air tiré d’Amistad, l’un des quatre opéras composés par Anthony Davis. N’étant pourtant pas disciple de Roscoe Mitchell, Davis sembla toutefois appliquer à la lettre les déclarations du premier : « Pour bien improviser, il faut savoir composer ».
En dépit, ou à cause de ce sens aigu de la construction, je n’arrivais pas à entrer dans la musique. Là où NeimadSoul plongeait avec délectation dans les effluves du pianiste, je ne parvenais qu’à en apprécier son savoir-faire. Y compris sur une ballade de sa plume, d’un lyrisme teinté de touches bitonales bien venues, ou au cours d’une reprise de Monk’s Mood, qu’Anthony Davis donna en bis. Ayant conscience d’être un peu « passé au travers », je me préparais pour la seconde partie.
Elle débuta de façon très classique pour ce qui concerne la pratique musicale de Roscoe Mitchell : un son soufflé, d’où émergeaient de temps à autre des sons doubles ou des couinements hésitant entre plusieurs notes. Bientôt, trombone et trompette rejoignent le saxophone, et l’on saisit mieux pourquoi les cuivres et les bois sont rangés dans la famille des vents. Le souffle vital : tel fut le point de convergence du début de la première longue improvisation « totale » de ce concert qui devait en comprendre trois. Durant le concert, Tyshawn Sorey passa du trombone au piano puis à la batterie, Roscoe Mitchell du saxophone soprano au sopranino, quelque fois à la flûte en bois, et souvent à l’alto, tandis que, plus sobrement, Hugh Ragin se contenta de la trompette, l’une en si bémol, l’autre en ré (plus aigue). Les formats se constituèrent et se désassemblèrent au gré du moment. Parmi ceux-ci, me reste en mémoire un duo trompette/piano de très belles factures, tout de contrastes, Ragin réalisant des lignes mélodiques assez lyriques (longues notes tenues, vibrato, ligne mélodique plutôt claire) tandis que Sorey entretenait une énergie nerveuse, à base d’éclairs gestuels, zébrant le clavier pour établir un contrepoint pointilliste aux sonorités toute contemporaines.
Au bout de vingt-cinq minutes, le premier point culminant fut atteint, ce qui provoqua des réactions enthousiastes dans le public. Jusqu’alors, je n’étais parvenu qu’à me mettre en mode « analyse de la situation musicale » et à retrouver certains principes mis en avant dans la thèse de Clément Canonne sur l’improvisation collective libre[1]. Mais, là encore, la musique du trio ne parvenait pas à m’extraire de moi-même, au contraire de plusieurs personnes dans le public, littéralement en transe. La suite du concert ne fit que confirmer cet état de fait : moi (et NeimadSoul cette fois) quelque peu en dehors, d’autres exaltés par la prestation. Décidément, chez l’auditeur aussi il y a des soirs sans.
Samedi 25 janvier 2014, Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine (94), 20h30.
1e partie : HPrizm « Waves »
High Priest (machines), Wadada Leo Smith (tp), Steve Lehman (as), David Virelles (p), Emmanuel Pridre (vidéo)
2e partie : Wadada Leo Smith Golden Quartet « Ten Freedom Summers »
Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p), Ashley Walters (vlle), Pheeroan AkLaff (dm)
« “Waves” Volume 1, an interpretative composition based on the lives of Bud Powell & Thelonious Monk » annonce le programme du concert. Le rédacteur de la note de concert précise : « Waves : 21 Electric Dream est une “composition audio-visuelle impressionniste” s’inspirant des vies mouvementées de Bud Powell et Thelonious Monk, de tout ce qu’ils eurent à surmonter. » Et de fait, l’ambiance ne fut pas à la gaudriole tout à long de la prestation conçue par HPrizm, l’un des membres d’Antipop Consortium. Il est vrai que les traitements subis par les deux pianistes donnent à réfléchir. « Que veut donc dire cette différence de traitement entre la béatification par la postérité, une fois que les “troubles mentaux” ont été réduits à un folklore, coupés de leurs causes, et les sévices de l’électro-convulsivothérapie, idéale pour soigner la dépression, la bipolarité, la schizophrénie, le mauvais génie des artistes, pour atrophier l’humeur et la mémoire, et pour taire d’autres stigmates, davantage socioéconomiques, liés à la race et à la classe ? Où est l’anormalité ? » indique encore la note de programme non signée.
Le principe de base du concert est le suivant : depuis ses machines, HPrizm diffuse des séquences, joue de ses sons pré-programmés, dirige l’ensemble, tandis que les musiciens acoustiques augmentent, commentent, agrémentent cette construction sonore. D’autre part, le vidéaste projette sur le grand écran des dessins évolutifs qu’il choisit dans l’instant (fils délinéamentés, réalisés à partir de profils de Monk et Powell), les effets graphiques se modifiant en fonction des propositions des solistes. Certains passages rappellent la musique mixte (électro-acoustique + instruments acoustiques), l’approche musicale consistant à être dans le son plutôt que de jouer avec les hauteurs. Au milieu des sons numérisés, David Virelles au piano ajoute quelque chose de granitique ici et là ; la sonorité de Wadada Leo Smith accuse l’expression souvent douloureuse ou appose des touches de couleurs à de brefs moments (rugissements dans l’extrême grave à la fin de cette première partie de concert).
L’ambiance générale captive, avec des samples de batterie originaux, et de bons moments (solos de Steve Lehmann). Pourtant, l’ensemble me paraît un rien distancié. Le projet est convaincant, et pourtant, là encore, il ne me transcende pas. La faute encore à mon épuisement général ? Pas seulement, le peu d’interaction entre les différents acteurs musicaux ayant sa part dans ce ressenti : HPrizm mène sa barque, et les trois instrumentistes suivent, sans possibilité d’influer véritablement sur ce qui se déroule. Mais, après tout, n’est-ce pas précisément ce que recherche le rappeur ? Ne s’agit-il pas justement de l’état dans lequel la société technique et technologique dominante a tenté de maintenir Powell et Monk ?
Toutefois, le grand moment de la soirée devait être le « Ten Freedom Summers » de Wadada Leo Smith. Et pour cause : un projet centré autour des activistes du Mouvement des droits civiques, une composition étalée sur trente-quatre années (commencée en 1977), avec à la clé un cycle de vingt et une compositions créé à Los Angeles en 2011, et donné pour la première fois en France : il y avait de quoi être alléché. Wadada Leo Smith précise dans une interview : « J’ai toujours réfléchi à la signification de ma musique, comment j’aimerais qu’elle trouve son sens dans la société. ».
Seulement pour qu’une musique soit porteuse du sens précis que l’on veut lui assigner, encore faut-il lui donner toutes ses chances. Or, ce ne fut pas le cas pour la version exécutée à Vitry-sur-Seine. Plus le concert avançait, plus il était clair que les musiciens manquaient cruellement de répétitions. Engoncés dans leurs multiples grandes partitions, regardant du coin de l’œil les signes de leur leader sans toujours les percevoir, un peu perdus parfois, les trois musiciens qui partageaient la scène avec Smith se décomposaient peu à peu. Smith lui-même, en dépit de ce son magnifique que je découvrais pour la première fois en live, donnait des signes de trouble.
Il eut certes de bons moments, notamment, on s’en doute, dans les parties lentes, le tempo permettant d’anticiper un peu mieux la musique à produire. Bien sûr, Ashley Walters, qui remplaçait (au pied levé ?) John Lindberg, victime d’une fracture du poignet, se montra vigoureuse et impliquée. Pheeroan AkLaff ouvrit et ferma le bal de la plus belle des manières. Mais dans l’ensemble, la déception et la frustration furent des sensations qui dominèrent l’auditoire.
Pour les connaître quelque peu, il est certain que les membres du staff de Sons d’hiver avaient fait au mieux leur travail. Mais ils ne peuvent rien lorsque les artistes programmés ne se sont pas impliqués autant qu’eux dans la réalisation d’un projet tel que celui-ci.