Jouer du saxophone avec une danseuse sur le dos
Dans un spectacle récent du festival Dodécadanse, la rencontre entre un grand musicien (Louis Sclavis) et un grand danseur (Loïc Touzé) avait donné des choses formidables, mais chacun était resté dans son pré-carré. La danseuse Kaori Ito et la saxophoniste Alexandra Grimal ont choisi des interactions plus frontales, et de s’exposer dans leurs fragilités…
Vendredi 9 mai 2014, le Triton, Mairie des Lilas (75020 paris)
Alexandra Grimal (saxophone ténor, saxophone sopranino, clarinette, french cancan) et Kaori Ito (french cancan, borborygmes franco-japonais, sauts, pointes, reptations, convulsions)
Présentons nos deux héroïnes. Les amateurs de jazz connaissent déjà Alexandra Grimal qui depuis dix ans mène une carrière impeccablement exigeante entre les Etats-Unis et la France. Son avant-dernier disque Owls talk réunissait Lee Konitz, Gary Peacock, Paul Motian. Elle fait partie du nouvel ONJ d’Olivier Benoît et de nombreux autres projets créatifs.
Kaori Ito, installée en France depuis une dizaine d’années s’est fait connaître par sa danse spectaculaire, fiévreuse, convulsive, et ses spectacles où elle semble jouer sa vie sur chaque mouvement. James Thierrée, Philippe Decouflé, et dernièrement Denis Podalydès ont fait appel à elle. Elle est aussi réalisatrice et chorégraphe. Son dernier spectacle s’appelle ASOBI.
Alexandra Grimal entre sur scène en portant dans ses bras son sax ténor, son sopranino et sa clarinette. Elle opte pour le ténor, dont elle actionne les clès à vide, pendant que Kaori Ito s’échauffe. Elle porte une robe fendue de manière dissymétrique qui n’entrave pas ses mouvements. Son menton, et ses lèvres dessinent un ovale parfait. Un visage de poupée sur des jambes de lutteuse.
Très vite on comprend qu’il n’y aura pas d’un côté la musicienne qui joue et la danseuse qui danse. Chacune s’attache à sortir de sa zone de confort, et à ne pas se cacher derrière sa maîtrise technique. Alexandra Grimal joue en regardant Kaori Ito, attentive au moindre mouvement de sa partenaire. Puis les voilà qui esquissent une sorte de french cancan, ce qui n’empêche pas Alexandra Grimal de jouer (on verra par la suite qu’à peu près rien ne peut l’empêcher de jouer…).
Kaori Ito bouge, court, piétine, pose un pied sur l’épaule d’un spectateur, passe de manière gracieuse sa jambe derrière sa tête, court autour d’Alexandra Grimal, va dans le public , marmonne un truc en Franco-japonais, revient, court de nouveau autour d’Alexandra Grimal, puis se met à frapper le sol avec violence, comme une danseuse de flamenco enragée. Alexandra Grimal ne se démonte pas. Elle répond posément à chaque situation que lui propose Kaori Ito , un peu comme quelqu’un qui irait pique-niquer et qui se mettrait en demeure de résoudre un par un, les défis qui se présentent, avec la certitude inébranlable qu’à la fin, on passera un bon moment. Le plus bouleversant est de la voir renoncer à sa virtuosité, pour s’exposer plus encore, ou peut-être pour ne pas se mettre en situation de supériorité par rapport à sa partenaire. Elle joue peu de notes, cherche les dissonances, on la devine attentive à ne pas laisser ses doigts en pilote automatique.
De temps en temps il y a des sortes de gimmicks dont on devine qu’ils ont été non pas travaillés, mais trouvés lors des trois répétitions qui ont précédé le spectacle. Kaori Ito vient souffler dans le pavillon d’Alexandra Grimal qui fait mine de perdre l’équilibre, comme emportée par une rafale de vent. C’est drôle et gracieux. D’autres moments sont plus dérangeants : comme lorsque Kaori Ito rampe sur le sol en chantant une comptine en Japonais. Elle se contorsionne dans une rage quasi épileptique tout en continuant à chanter. A ce moment-là, Alexandra Grimal est en coulisses. Quand elle revient, elle se met à genoux et commence à jouer de la clarinette. Kaori Ito est derrière elle. Elle met d’abord ses deux bras au-dessus d’elle, comme une sorte d’auréole de chair. Puis avec son bras droit, parallèle à la clarinette, suit le mouvement de l’instrument : et c’est très beau.
Puis Kaori Ito se laisse tomber sur le dos d’Alexandra Frimal, s’y accroche avec l’obstination d’ un nouveau-né. Alexandra Grimal se relève et joue , essoufflée mais vaillante. Kaori Ito s’ingénie à lui compliquer la vie, en posant ses deux pieds sur son pavillon. Puis elle fait le poirier, et s’enroule autour d’Alexandra Grimal comme un lierre. Celle-ci joue toujours.A certains moment on devine qu’elle s’amuse beaucoup des initiatives de sa partenaire, à d’autres moments on ne sait pas…
Ensuite ça retombe un peu, Kaori Ito va dans le public, escalade un pilier, s’y accroche quelques instants (sans doute parce qu’escalader Alexandra Grimal devenait un peu monotone à la longue). Elle marmonne des trucs en franco-japonais. Alexandra Grimal quitte la scène elle-aussi, se met côté public où elle joue du sopranino et de la clarinette en même temps, et avec la même bouche. Arrive ensuite un des plus jolis moments de la soirée. Alexandra Grimal chante, tout en mimant le mouvement des doigts sur les clés, et même l’action de secouer le saxophone pour en tirer un effet de vibrato. Elle a une voix claire et forte, trouve des aigus acrobatiques et les tient sans faiblir. Kaori Ito fait des pointes. Il y a ensuite un moment assez sauvage, assez impressionna
nt, où elle se projette violemment et à plusieurs reprises sur le sol. Puis elle se dirige soudainement vers les coulisses, comme un enfant boudeur qui n’aurait pas supporté qu’on lui dise qu’il devait s’arrêter de jouer pour faire ses devoirs. C’est fini.
Après le spectacle, on observe un peu les danseuses. Elles ont beaucoup donné, et semblent exténuées, surtout Alexandra Grimal. Kaori Ito mange une salade de fruits. Elle plante son regard dans celui de son interlocuteur comme deux harpons, parle dans un Français parfait de son art, de sa danse, de son énergie. Elle dit qu’elle a déjà dansé sur de la musique interprétée en direct par des musiciens (Denis Charolles, Jean-François Zygel) mais jamais par une femme, et jamais aussi longtemps. Elle dit comme s’il s’agissait d’une évidence qu’avec une femme les jeux de pouvoir sont moins importants : « Avec Alexandra, c’était comme d’avoir une jumelle ». Elle raconte les trois jours de répétition que les deux artistes ont eu pour s’apprivoiser. Ces répétitions ont eu lieu tard le soir, entre 22h et minuit, puisque le reste du temps Kaori Ito travaille à la comédie française où elle chorégraphie certains passages de la prochaine pièce mise en scène par Denys Podalydès. Elle dit, mystérieuse, que grâce à ces répétitions nocturnes « des choses sont sorties ». Alexandra Grimal, juste à côté, a les traits tirés. Elle dit qu’elle a trouvé l’expérience « merveilleuse ». Elle affirme très calmement qu’elle ne s’est sentie nullement débordée par la vitalité débordante de sa partenaire. « Nous avons des énergies similaires, mais je ne saurais pas les définir. Elle, c’est une force explosive, moi c’est une force plus intériorisée.… ». Elle parle du chant, et de l’importance nouvelle que cela prend dans sa vie d’artiste : « Je prends des leçons depuis six mois…Depuis toujours, j’ai la sensation que chanter enrichit mon jeu au saxophone. Mais désormais je voudrais aller plus loin. Je voudrais développer ce rapport au chant, arriver à le faire exister le chant presque autant que mon jeu de saxophone… »
On pourra entendre Alexandra Grimal le 25 et le 26 juin à l’occasion de la sortie du disque du nouvel ONJ d’Olivier Benoît. On pourra constater qu’elle joue des choses formidables même quand elle n’a pas de danseuse sur le dos.
Alice au pays du CNSM
On fait se rencontrer danse et on jazz au Triton. Mais on aime ce type de rencontres au CNSM, où le maître-mot est « transversalité ». Alice au pays des merveilles est le terrain idéal pour se faire rencontre jazz et danse. Bien sûr Alice aux pays des Merveilles a une dimension visuelle si forte qu’elle est pain bénit pour un chorégraphe. Mais Alice in Wonderland est aussi un merveilleux standard de jazz, fort prisé de Bill Evans notamment. L’idée de Riccardo del Fra, directeur du département jazz du CNSM, d’associer apprentis danseurs et apprentis jazzmen autour de la thématique d’Alice coulait de source.
Le pari a été tenu, et l’on a assisté mardi soir 6 mai, pour le spectacle « merveilleuse Alice émerveillée », à de fort jolies choses tant du côté des danseurs (chorégraphie de Cathy Bisson) que du côté des musiciens. Le spectacle commence par l’arrivée d’une Alice alanguie et somnambulique qui vient s’allonger sur un canapé à fleurs où elle se tourne et se retourne. Un danseur bondissant, qui semble monté sur ressort, surgit, et c’est une belle idée d’avoir figuré ainsi le lapin blanc par lequel Lewis Carroll commence son histoire. Les tableaux s’enchaînent, sans craindre de prendre des libertés avec l’original. On reconnaît les jardiniers en forme de cartes à jouer (mais ici les cartes ne sont plus que des insignes fichés sur leurs salopettes), on reconnaît la reine tyrannique, affublée d’une hache, puisque l’un des problèmes posés dans Alice est : comment décapiter un corps sans tête. On reconnaît aussi les animaux de la mare au diable, cette mare créée par les larmes d’Alice et dans laquelle elle manque de se noyer. Ils sont symbolisés par un duo endiablé entre un danseur affublé d’un masque de poule, et un autre danseur coiffé d’une tête de tortue. Les tableaux se succèdent donc, et l’on admire la danse vive et nerveuse des jeunes danseurs du conservatoire.
La musique n’est pas pour rien dans l’énergie qui se dégage du spectacle. La direction musicale a été confiée à Timothée Quost , élève de deuxième année du CNSM. Timothée Quost est trompettiste, et c’est même un des jeunes trompettistes les plus passionnants que l’on ait entendus depuis longtemps. Il possède à la trompette un lyrisme chaleureux, un swing à l’ancienne, mais comme compositeur manifeste un goût et un appétit pour toutes les musiques actuelles, de la musique spectrale à la musique électro-accoustique. Cet éclectisme s’entend dans les musiques proposées (et qui ont été composées, outre Timothée Quost, par Baptiste Crespim Bidarra, Leo Jassef, Baptiste Thiebault). Les treize musiciens (sections de cuivres, flûte, guitare, vibraphone, batterie, percussions, piano contrebasse) passent du rock (avec une batterie spectaculairement binaire) au brass band, avec des dissonances caractéristiques de la musique contemporaine. Le point commun entre tous ces styles réside dans l’énergie dégagée. Après le spectacle, on bavarde un peu avec Timothée Quost, ravi de cette expérience avec les danseurs qu’il qualifie de « vraie découverte ». Il raconte comment il a compris que les danseurs s’emparaient des musiques qui leur étaient proposées : « j’ai vu qu’ils étaient sensibles à la chaleur du son…J’ai vu qu’ils s’étaient appropriés la musique quand j’ai surpris certains danseurs arriver aux répétitions en chantant certains passages… ».
Texte: JF Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët< /p>|
Dans un spectacle récent du festival Dodécadanse, la rencontre entre un grand musicien (Louis Sclavis) et un grand danseur (Loïc Touzé) avait donné des choses formidables, mais chacun était resté dans son pré-carré. La danseuse Kaori Ito et la saxophoniste Alexandra Grimal ont choisi des interactions plus frontales, et de s’exposer dans leurs fragilités…
Vendredi 9 mai 2014, le Triton, Mairie des Lilas (75020 paris)
Alexandra Grimal (saxophone ténor, saxophone sopranino, clarinette, french cancan) et Kaori Ito (french cancan, borborygmes franco-japonais, sauts, pointes, reptations, convulsions)
Présentons nos deux héroïnes. Les amateurs de jazz connaissent déjà Alexandra Grimal qui depuis dix ans mène une carrière impeccablement exigeante entre les Etats-Unis et la France. Son avant-dernier disque Owls talk réunissait Lee Konitz, Gary Peacock, Paul Motian. Elle fait partie du nouvel ONJ d’Olivier Benoît et de nombreux autres projets créatifs.
Kaori Ito, installée en France depuis une dizaine d’années s’est fait connaître par sa danse spectaculaire, fiévreuse, convulsive, et ses spectacles où elle semble jouer sa vie sur chaque mouvement. James Thierrée, Philippe Decouflé, et dernièrement Denis Podalydès ont fait appel à elle. Elle est aussi réalisatrice et chorégraphe. Son dernier spectacle s’appelle ASOBI.
Alexandra Grimal entre sur scène en portant dans ses bras son sax ténor, son sopranino et sa clarinette. Elle opte pour le ténor, dont elle actionne les clès à vide, pendant que Kaori Ito s’échauffe. Elle porte une robe fendue de manière dissymétrique qui n’entrave pas ses mouvements. Son menton, et ses lèvres dessinent un ovale parfait. Un visage de poupée sur des jambes de lutteuse.
Très vite on comprend qu’il n’y aura pas d’un côté la musicienne qui joue et la danseuse qui danse. Chacune s’attache à sortir de sa zone de confort, et à ne pas se cacher derrière sa maîtrise technique. Alexandra Grimal joue en regardant Kaori Ito, attentive au moindre mouvement de sa partenaire. Puis les voilà qui esquissent une sorte de french cancan, ce qui n’empêche pas Alexandra Grimal de jouer (on verra par la suite qu’à peu près rien ne peut l’empêcher de jouer…).
Kaori Ito bouge, court, piétine, pose un pied sur l’épaule d’un spectateur, passe de manière gracieuse sa jambe derrière sa tête, court autour d’Alexandra Grimal, va dans le public , marmonne un truc en Franco-japonais, revient, court de nouveau autour d’Alexandra Grimal, puis se met à frapper le sol avec violence, comme une danseuse de flamenco enragée. Alexandra Grimal ne se démonte pas. Elle répond posément à chaque situation que lui propose Kaori Ito , un peu comme quelqu’un qui irait pique-niquer et qui se mettrait en demeure de résoudre un par un, les défis qui se présentent, avec la certitude inébranlable qu’à la fin, on passera un bon moment. Le plus bouleversant est de la voir renoncer à sa virtuosité, pour s’exposer plus encore, ou peut-être pour ne pas se mettre en situation de supériorité par rapport à sa partenaire. Elle joue peu de notes, cherche les dissonances, on la devine attentive à ne pas laisser ses doigts en pilote automatique.
De temps en temps il y a des sortes de gimmicks dont on devine qu’ils ont été non pas travaillés, mais trouvés lors des trois répétitions qui ont précédé le spectacle. Kaori Ito vient souffler dans le pavillon d’Alexandra Grimal qui fait mine de perdre l’équilibre, comme emportée par une rafale de vent. C’est drôle et gracieux. D’autres moments sont plus dérangeants : comme lorsque Kaori Ito rampe sur le sol en chantant une comptine en Japonais. Elle se contorsionne dans une rage quasi épileptique tout en continuant à chanter. A ce moment-là, Alexandra Grimal est en coulisses. Quand elle revient, elle se met à genoux et commence à jouer de la clarinette. Kaori Ito est derrière elle. Elle met d’abord ses deux bras au-dessus d’elle, comme une sorte d’auréole de chair. Puis avec son bras droit, parallèle à la clarinette, suit le mouvement de l’instrument : et c’est très beau.
Puis Kaori Ito se laisse tomber sur le dos d’Alexandra Frimal, s’y accroche avec l’obstination d’ un nouveau-né. Alexandra Grimal se relève et joue , essoufflée mais vaillante. Kaori Ito s’ingénie à lui compliquer la vie, en posant ses deux pieds sur son pavillon. Puis elle fait le poirier, et s’enroule autour d’Alexandra Grimal comme un lierre. Celle-ci joue toujours.A certains moment on devine qu’elle s’amuse beaucoup des initiatives de sa partenaire, à d’autres moments on ne sait pas…
Ensuite ça retombe un peu, Kaori Ito va dans le public, escalade un pilier, s’y accroche quelques instants (sans doute parce qu’escalader Alexandra Grimal devenait un peu monotone à la longue). Elle marmonne des trucs en franco-japonais. Alexandra Grimal quitte la scène elle-aussi, se met côté public où elle joue du sopranino et de la clarinette en même temps, et avec la même bouche. Arrive ensuite un des plus jolis moments de la soirée. Alexandra Grimal chante, tout en mimant le mouvement des doigts sur les clés, et même l’action de secouer le saxophone pour en tirer un effet de vibrato. Elle a une voix claire et forte, trouve des aigus acrobatiques et les tient sans faiblir. Kaori Ito fait des pointes. Il y a ensuite un moment assez sauvage, assez impressionna
nt, où elle se projette violemment et à plusieurs reprises sur le sol. Puis elle se dirige soudainement vers les coulisses, comme un enfant boudeur qui n’aurait pas supporté qu’on lui dise qu’il devait s’arrêter de jouer pour faire ses devoirs. C’est fini.
Après le spectacle, on observe un peu les danseuses. Elles ont beaucoup donné, et semblent exténuées, surtout Alexandra Grimal. Kaori Ito mange une salade de fruits. Elle plante son regard dans celui de son interlocuteur comme deux harpons, parle dans un Français parfait de son art, de sa danse, de son énergie. Elle dit qu’elle a déjà dansé sur de la musique interprétée en direct par des musiciens (Denis Charolles, Jean-François Zygel) mais jamais par une femme, et jamais aussi longtemps. Elle dit comme s’il s’agissait d’une évidence qu’avec une femme les jeux de pouvoir sont moins importants : « Avec Alexandra, c’était comme d’avoir une jumelle ». Elle raconte les trois jours de répétition que les deux artistes ont eu pour s’apprivoiser. Ces répétitions ont eu lieu tard le soir, entre 22h et minuit, puisque le reste du temps Kaori Ito travaille à la comédie française où elle chorégraphie certains passages de la prochaine pièce mise en scène par Denys Podalydès. Elle dit, mystérieuse, que grâce à ces répétitions nocturnes « des choses sont sorties ». Alexandra Grimal, juste à côté, a les traits tirés. Elle dit qu’elle a trouvé l’expérience « merveilleuse ». Elle affirme très calmement qu’elle ne s’est sentie nullement débordée par la vitalité débordante de sa partenaire. « Nous avons des énergies similaires, mais je ne saurais pas les définir. Elle, c’est une force explosive, moi c’est une force plus intériorisée.… ». Elle parle du chant, et de l’importance nouvelle que cela prend dans sa vie d’artiste : « Je prends des leçons depuis six mois…Depuis toujours, j’ai la sensation que chanter enrichit mon jeu au saxophone. Mais désormais je voudrais aller plus loin. Je voudrais développer ce rapport au chant, arriver à le faire exister le chant presque autant que mon jeu de saxophone… »
On pourra entendre Alexandra Grimal le 25 et le 26 juin à l’occasion de la sortie du disque du nouvel ONJ d’Olivier Benoît. On pourra constater qu’elle joue des choses formidables même quand elle n’a pas de danseuse sur le dos.
Alice au pays du CNSM
On fait se rencontrer danse et on jazz au Triton. Mais on aime ce type de rencontres au CNSM, où le maître-mot est « transversalité ». Alice au pays des merveilles est le terrain idéal pour se faire rencontre jazz et danse. Bien sûr Alice aux pays des Merveilles a une dimension visuelle si forte qu’elle est pain bénit pour un chorégraphe. Mais Alice in Wonderland est aussi un merveilleux standard de jazz, fort prisé de Bill Evans notamment. L’idée de Riccardo del Fra, directeur du département jazz du CNSM, d’associer apprentis danseurs et apprentis jazzmen autour de la thématique d’Alice coulait de source.
Le pari a été tenu, et l’on a assisté mardi soir 6 mai, pour le spectacle « merveilleuse Alice émerveillée », à de fort jolies choses tant du côté des danseurs (chorégraphie de Cathy Bisson) que du côté des musiciens. Le spectacle commence par l’arrivée d’une Alice alanguie et somnambulique qui vient s’allonger sur un canapé à fleurs où elle se tourne et se retourne. Un danseur bondissant, qui semble monté sur ressort, surgit, et c’est une belle idée d’avoir figuré ainsi le lapin blanc par lequel Lewis Carroll commence son histoire. Les tableaux s’enchaînent, sans craindre de prendre des libertés avec l’original. On reconnaît les jardiniers en forme de cartes à jouer (mais ici les cartes ne sont plus que des insignes fichés sur leurs salopettes), on reconnaît la reine tyrannique, affublée d’une hache, puisque l’un des problèmes posés dans Alice est : comment décapiter un corps sans tête. On reconnaît aussi les animaux de la mare au diable, cette mare créée par les larmes d’Alice et dans laquelle elle manque de se noyer. Ils sont symbolisés par un duo endiablé entre un danseur affublé d’un masque de poule, et un autre danseur coiffé d’une tête de tortue. Les tableaux se succèdent donc, et l’on admire la danse vive et nerveuse des jeunes danseurs du conservatoire.
La musique n’est pas pour rien dans l’énergie qui se dégage du spectacle. La direction musicale a été confiée à Timothée Quost , élève de deuxième année du CNSM. Timothée Quost est trompettiste, et c’est même un des jeunes trompettistes les plus passionnants que l’on ait entendus depuis longtemps. Il possède à la trompette un lyrisme chaleureux, un swing à l’ancienne, mais comme compositeur manifeste un goût et un appétit pour toutes les musiques actuelles, de la musique spectrale à la musique électro-accoustique. Cet éclectisme s’entend dans les musiques proposées (et qui ont été composées, outre Timothée Quost, par Baptiste Crespim Bidarra, Leo Jassef, Baptiste Thiebault). Les treize musiciens (sections de cuivres, flûte, guitare, vibraphone, batterie, percussions, piano contrebasse) passent du rock (avec une batterie spectaculairement binaire) au brass band, avec des dissonances caractéristiques de la musique contemporaine. Le point commun entre tous ces styles réside dans l’énergie dégagée. Après le spectacle, on bavarde un peu avec Timothée Quost, ravi de cette expérience avec les danseurs qu’il qualifie de « vraie découverte ». Il raconte comment il a compris que les danseurs s’emparaient des musiques qui leur étaient proposées : « j’ai vu qu’ils étaient sensibles à la chaleur du son…J’ai vu qu’ils s’étaient appropriés la musique quand j’ai surpris certains danseurs arriver aux répétitions en chantant certains passages… ».
Texte: JF Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët< /p>|
Dans un spectacle récent du festival Dodécadanse, la rencontre entre un grand musicien (Louis Sclavis) et un grand danseur (Loïc Touzé) avait donné des choses formidables, mais chacun était resté dans son pré-carré. La danseuse Kaori Ito et la saxophoniste Alexandra Grimal ont choisi des interactions plus frontales, et de s’exposer dans leurs fragilités…
Vendredi 9 mai 2014, le Triton, Mairie des Lilas (75020 paris)
Alexandra Grimal (saxophone ténor, saxophone sopranino, clarinette, french cancan) et Kaori Ito (french cancan, borborygmes franco-japonais, sauts, pointes, reptations, convulsions)
Présentons nos deux héroïnes. Les amateurs de jazz connaissent déjà Alexandra Grimal qui depuis dix ans mène une carrière impeccablement exigeante entre les Etats-Unis et la France. Son avant-dernier disque Owls talk réunissait Lee Konitz, Gary Peacock, Paul Motian. Elle fait partie du nouvel ONJ d’Olivier Benoît et de nombreux autres projets créatifs.
Kaori Ito, installée en France depuis une dizaine d’années s’est fait connaître par sa danse spectaculaire, fiévreuse, convulsive, et ses spectacles où elle semble jouer sa vie sur chaque mouvement. James Thierrée, Philippe Decouflé, et dernièrement Denis Podalydès ont fait appel à elle. Elle est aussi réalisatrice et chorégraphe. Son dernier spectacle s’appelle ASOBI.
Alexandra Grimal entre sur scène en portant dans ses bras son sax ténor, son sopranino et sa clarinette. Elle opte pour le ténor, dont elle actionne les clès à vide, pendant que Kaori Ito s’échauffe. Elle porte une robe fendue de manière dissymétrique qui n’entrave pas ses mouvements. Son menton, et ses lèvres dessinent un ovale parfait. Un visage de poupée sur des jambes de lutteuse.
Très vite on comprend qu’il n’y aura pas d’un côté la musicienne qui joue et la danseuse qui danse. Chacune s’attache à sortir de sa zone de confort, et à ne pas se cacher derrière sa maîtrise technique. Alexandra Grimal joue en regardant Kaori Ito, attentive au moindre mouvement de sa partenaire. Puis les voilà qui esquissent une sorte de french cancan, ce qui n’empêche pas Alexandra Grimal de jouer (on verra par la suite qu’à peu près rien ne peut l’empêcher de jouer…).
Kaori Ito bouge, court, piétine, pose un pied sur l’épaule d’un spectateur, passe de manière gracieuse sa jambe derrière sa tête, court autour d’Alexandra Grimal, va dans le public , marmonne un truc en Franco-japonais, revient, court de nouveau autour d’Alexandra Grimal, puis se met à frapper le sol avec violence, comme une danseuse de flamenco enragée. Alexandra Grimal ne se démonte pas. Elle répond posément à chaque situation que lui propose Kaori Ito , un peu comme quelqu’un qui irait pique-niquer et qui se mettrait en demeure de résoudre un par un, les défis qui se présentent, avec la certitude inébranlable qu’à la fin, on passera un bon moment. Le plus bouleversant est de la voir renoncer à sa virtuosité, pour s’exposer plus encore, ou peut-être pour ne pas se mettre en situation de supériorité par rapport à sa partenaire. Elle joue peu de notes, cherche les dissonances, on la devine attentive à ne pas laisser ses doigts en pilote automatique.
De temps en temps il y a des sortes de gimmicks dont on devine qu’ils ont été non pas travaillés, mais trouvés lors des trois répétitions qui ont précédé le spectacle. Kaori Ito vient souffler dans le pavillon d’Alexandra Grimal qui fait mine de perdre l’équilibre, comme emportée par une rafale de vent. C’est drôle et gracieux. D’autres moments sont plus dérangeants : comme lorsque Kaori Ito rampe sur le sol en chantant une comptine en Japonais. Elle se contorsionne dans une rage quasi épileptique tout en continuant à chanter. A ce moment-là, Alexandra Grimal est en coulisses. Quand elle revient, elle se met à genoux et commence à jouer de la clarinette. Kaori Ito est derrière elle. Elle met d’abord ses deux bras au-dessus d’elle, comme une sorte d’auréole de chair. Puis avec son bras droit, parallèle à la clarinette, suit le mouvement de l’instrument : et c’est très beau.
Puis Kaori Ito se laisse tomber sur le dos d’Alexandra Frimal, s’y accroche avec l’obstination d’ un nouveau-né. Alexandra Grimal se relève et joue , essoufflée mais vaillante. Kaori Ito s’ingénie à lui compliquer la vie, en posant ses deux pieds sur son pavillon. Puis elle fait le poirier, et s’enroule autour d’Alexandra Grimal comme un lierre. Celle-ci joue toujours.A certains moment on devine qu’elle s’amuse beaucoup des initiatives de sa partenaire, à d’autres moments on ne sait pas…
Ensuite ça retombe un peu, Kaori Ito va dans le public, escalade un pilier, s’y accroche quelques instants (sans doute parce qu’escalader Alexandra Grimal devenait un peu monotone à la longue). Elle marmonne des trucs en franco-japonais. Alexandra Grimal quitte la scène elle-aussi, se met côté public où elle joue du sopranino et de la clarinette en même temps, et avec la même bouche. Arrive ensuite un des plus jolis moments de la soirée. Alexandra Grimal chante, tout en mimant le mouvement des doigts sur les clés, et même l’action de secouer le saxophone pour en tirer un effet de vibrato. Elle a une voix claire et forte, trouve des aigus acrobatiques et les tient sans faiblir. Kaori Ito fait des pointes. Il y a ensuite un moment assez sauvage, assez impressionna
nt, où elle se projette violemment et à plusieurs reprises sur le sol. Puis elle se dirige soudainement vers les coulisses, comme un enfant boudeur qui n’aurait pas supporté qu’on lui dise qu’il devait s’arrêter de jouer pour faire ses devoirs. C’est fini.
Après le spectacle, on observe un peu les danseuses. Elles ont beaucoup donné, et semblent exténuées, surtout Alexandra Grimal. Kaori Ito mange une salade de fruits. Elle plante son regard dans celui de son interlocuteur comme deux harpons, parle dans un Français parfait de son art, de sa danse, de son énergie. Elle dit qu’elle a déjà dansé sur de la musique interprétée en direct par des musiciens (Denis Charolles, Jean-François Zygel) mais jamais par une femme, et jamais aussi longtemps. Elle dit comme s’il s’agissait d’une évidence qu’avec une femme les jeux de pouvoir sont moins importants : « Avec Alexandra, c’était comme d’avoir une jumelle ». Elle raconte les trois jours de répétition que les deux artistes ont eu pour s’apprivoiser. Ces répétitions ont eu lieu tard le soir, entre 22h et minuit, puisque le reste du temps Kaori Ito travaille à la comédie française où elle chorégraphie certains passages de la prochaine pièce mise en scène par Denys Podalydès. Elle dit, mystérieuse, que grâce à ces répétitions nocturnes « des choses sont sorties ». Alexandra Grimal, juste à côté, a les traits tirés. Elle dit qu’elle a trouvé l’expérience « merveilleuse ». Elle affirme très calmement qu’elle ne s’est sentie nullement débordée par la vitalité débordante de sa partenaire. « Nous avons des énergies similaires, mais je ne saurais pas les définir. Elle, c’est une force explosive, moi c’est une force plus intériorisée.… ». Elle parle du chant, et de l’importance nouvelle que cela prend dans sa vie d’artiste : « Je prends des leçons depuis six mois…Depuis toujours, j’ai la sensation que chanter enrichit mon jeu au saxophone. Mais désormais je voudrais aller plus loin. Je voudrais développer ce rapport au chant, arriver à le faire exister le chant presque autant que mon jeu de saxophone… »
On pourra entendre Alexandra Grimal le 25 et le 26 juin à l’occasion de la sortie du disque du nouvel ONJ d’Olivier Benoît. On pourra constater qu’elle joue des choses formidables même quand elle n’a pas de danseuse sur le dos.
Alice au pays du CNSM
On fait se rencontrer danse et on jazz au Triton. Mais on aime ce type de rencontres au CNSM, où le maître-mot est « transversalité ». Alice au pays des merveilles est le terrain idéal pour se faire rencontre jazz et danse. Bien sûr Alice aux pays des Merveilles a une dimension visuelle si forte qu’elle est pain bénit pour un chorégraphe. Mais Alice in Wonderland est aussi un merveilleux standard de jazz, fort prisé de Bill Evans notamment. L’idée de Riccardo del Fra, directeur du département jazz du CNSM, d’associer apprentis danseurs et apprentis jazzmen autour de la thématique d’Alice coulait de source.
Le pari a été tenu, et l’on a assisté mardi soir 6 mai, pour le spectacle « merveilleuse Alice émerveillée », à de fort jolies choses tant du côté des danseurs (chorégraphie de Cathy Bisson) que du côté des musiciens. Le spectacle commence par l’arrivée d’une Alice alanguie et somnambulique qui vient s’allonger sur un canapé à fleurs où elle se tourne et se retourne. Un danseur bondissant, qui semble monté sur ressort, surgit, et c’est une belle idée d’avoir figuré ainsi le lapin blanc par lequel Lewis Carroll commence son histoire. Les tableaux s’enchaînent, sans craindre de prendre des libertés avec l’original. On reconnaît les jardiniers en forme de cartes à jouer (mais ici les cartes ne sont plus que des insignes fichés sur leurs salopettes), on reconnaît la reine tyrannique, affublée d’une hache, puisque l’un des problèmes posés dans Alice est : comment décapiter un corps sans tête. On reconnaît aussi les animaux de la mare au diable, cette mare créée par les larmes d’Alice et dans laquelle elle manque de se noyer. Ils sont symbolisés par un duo endiablé entre un danseur affublé d’un masque de poule, et un autre danseur coiffé d’une tête de tortue. Les tableaux se succèdent donc, et l’on admire la danse vive et nerveuse des jeunes danseurs du conservatoire.
La musique n’est pas pour rien dans l’énergie qui se dégage du spectacle. La direction musicale a été confiée à Timothée Quost , élève de deuxième année du CNSM. Timothée Quost est trompettiste, et c’est même un des jeunes trompettistes les plus passionnants que l’on ait entendus depuis longtemps. Il possède à la trompette un lyrisme chaleureux, un swing à l’ancienne, mais comme compositeur manifeste un goût et un appétit pour toutes les musiques actuelles, de la musique spectrale à la musique électro-accoustique. Cet éclectisme s’entend dans les musiques proposées (et qui ont été composées, outre Timothée Quost, par Baptiste Crespim Bidarra, Leo Jassef, Baptiste Thiebault). Les treize musiciens (sections de cuivres, flûte, guitare, vibraphone, batterie, percussions, piano contrebasse) passent du rock (avec une batterie spectaculairement binaire) au brass band, avec des dissonances caractéristiques de la musique contemporaine. Le point commun entre tous ces styles réside dans l’énergie dégagée. Après le spectacle, on bavarde un peu avec Timothée Quost, ravi de cette expérience avec les danseurs qu’il qualifie de « vraie découverte ». Il raconte comment il a compris que les danseurs s’emparaient des musiques qui leur étaient proposées : « j’ai vu qu’ils étaient sensibles à la chaleur du son…J’ai vu qu’ils s’étaient appropriés la musique quand j’ai surpris certains danseurs arriver aux répétitions en chantant certains passages… ».
Texte: JF Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët< /p>|
Dans un spectacle récent du festival Dodécadanse, la rencontre entre un grand musicien (Louis Sclavis) et un grand danseur (Loïc Touzé) avait donné des choses formidables, mais chacun était resté dans son pré-carré. La danseuse Kaori Ito et la saxophoniste Alexandra Grimal ont choisi des interactions plus frontales, et de s’exposer dans leurs fragilités…
Vendredi 9 mai 2014, le Triton, Mairie des Lilas (75020 paris)
Alexandra Grimal (saxophone ténor, saxophone sopranino, clarinette, french cancan) et Kaori Ito (french cancan, borborygmes franco-japonais, sauts, pointes, reptations, convulsions)
Présentons nos deux héroïnes. Les amateurs de jazz connaissent déjà Alexandra Grimal qui depuis dix ans mène une carrière impeccablement exigeante entre les Etats-Unis et la France. Son avant-dernier disque Owls talk réunissait Lee Konitz, Gary Peacock, Paul Motian. Elle fait partie du nouvel ONJ d’Olivier Benoît et de nombreux autres projets créatifs.
Kaori Ito, installée en France depuis une dizaine d’années s’est fait connaître par sa danse spectaculaire, fiévreuse, convulsive, et ses spectacles où elle semble jouer sa vie sur chaque mouvement. James Thierrée, Philippe Decouflé, et dernièrement Denis Podalydès ont fait appel à elle. Elle est aussi réalisatrice et chorégraphe. Son dernier spectacle s’appelle ASOBI.
Alexandra Grimal entre sur scène en portant dans ses bras son sax ténor, son sopranino et sa clarinette. Elle opte pour le ténor, dont elle actionne les clès à vide, pendant que Kaori Ito s’échauffe. Elle porte une robe fendue de manière dissymétrique qui n’entrave pas ses mouvements. Son menton, et ses lèvres dessinent un ovale parfait. Un visage de poupée sur des jambes de lutteuse.
Très vite on comprend qu’il n’y aura pas d’un côté la musicienne qui joue et la danseuse qui danse. Chacune s’attache à sortir de sa zone de confort, et à ne pas se cacher derrière sa maîtrise technique. Alexandra Grimal joue en regardant Kaori Ito, attentive au moindre mouvement de sa partenaire. Puis les voilà qui esquissent une sorte de french cancan, ce qui n’empêche pas Alexandra Grimal de jouer (on verra par la suite qu’à peu près rien ne peut l’empêcher de jouer…).
Kaori Ito bouge, court, piétine, pose un pied sur l’épaule d’un spectateur, passe de manière gracieuse sa jambe derrière sa tête, court autour d’Alexandra Grimal, va dans le public , marmonne un truc en Franco-japonais, revient, court de nouveau autour d’Alexandra Grimal, puis se met à frapper le sol avec violence, comme une danseuse de flamenco enragée. Alexandra Grimal ne se démonte pas. Elle répond posément à chaque situation que lui propose Kaori Ito , un peu comme quelqu’un qui irait pique-niquer et qui se mettrait en demeure de résoudre un par un, les défis qui se présentent, avec la certitude inébranlable qu’à la fin, on passera un bon moment. Le plus bouleversant est de la voir renoncer à sa virtuosité, pour s’exposer plus encore, ou peut-être pour ne pas se mettre en situation de supériorité par rapport à sa partenaire. Elle joue peu de notes, cherche les dissonances, on la devine attentive à ne pas laisser ses doigts en pilote automatique.
De temps en temps il y a des sortes de gimmicks dont on devine qu’ils ont été non pas travaillés, mais trouvés lors des trois répétitions qui ont précédé le spectacle. Kaori Ito vient souffler dans le pavillon d’Alexandra Grimal qui fait mine de perdre l’équilibre, comme emportée par une rafale de vent. C’est drôle et gracieux. D’autres moments sont plus dérangeants : comme lorsque Kaori Ito rampe sur le sol en chantant une comptine en Japonais. Elle se contorsionne dans une rage quasi épileptique tout en continuant à chanter. A ce moment-là, Alexandra Grimal est en coulisses. Quand elle revient, elle se met à genoux et commence à jouer de la clarinette. Kaori Ito est derrière elle. Elle met d’abord ses deux bras au-dessus d’elle, comme une sorte d’auréole de chair. Puis avec son bras droit, parallèle à la clarinette, suit le mouvement de l’instrument : et c’est très beau.
Puis Kaori Ito se laisse tomber sur le dos d’Alexandra Frimal, s’y accroche avec l’obstination d’ un nouveau-né. Alexandra Grimal se relève et joue , essoufflée mais vaillante. Kaori Ito s’ingénie à lui compliquer la vie, en posant ses deux pieds sur son pavillon. Puis elle fait le poirier, et s’enroule autour d’Alexandra Grimal comme un lierre. Celle-ci joue toujours.A certains moment on devine qu’elle s’amuse beaucoup des initiatives de sa partenaire, à d’autres moments on ne sait pas…
Ensuite ça retombe un peu, Kaori Ito va dans le public, escalade un pilier, s’y accroche quelques instants (sans doute parce qu’escalader Alexandra Grimal devenait un peu monotone à la longue). Elle marmonne des trucs en franco-japonais. Alexandra Grimal quitte la scène elle-aussi, se met côté public où elle joue du sopranino et de la clarinette en même temps, et avec la même bouche. Arrive ensuite un des plus jolis moments de la soirée. Alexandra Grimal chante, tout en mimant le mouvement des doigts sur les clés, et même l’action de secouer le saxophone pour en tirer un effet de vibrato. Elle a une voix claire et forte, trouve des aigus acrobatiques et les tient sans faiblir. Kaori Ito fait des pointes. Il y a ensuite un moment assez sauvage, assez impressionna
nt, où elle se projette violemment et à plusieurs reprises sur le sol. Puis elle se dirige soudainement vers les coulisses, comme un enfant boudeur qui n’aurait pas supporté qu’on lui dise qu’il devait s’arrêter de jouer pour faire ses devoirs. C’est fini.
Après le spectacle, on observe un peu les danseuses. Elles ont beaucoup donné, et semblent exténuées, surtout Alexandra Grimal. Kaori Ito mange une salade de fruits. Elle plante son regard dans celui de son interlocuteur comme deux harpons, parle dans un Français parfait de son art, de sa danse, de son énergie. Elle dit qu’elle a déjà dansé sur de la musique interprétée en direct par des musiciens (Denis Charolles, Jean-François Zygel) mais jamais par une femme, et jamais aussi longtemps. Elle dit comme s’il s’agissait d’une évidence qu’avec une femme les jeux de pouvoir sont moins importants : « Avec Alexandra, c’était comme d’avoir une jumelle ». Elle raconte les trois jours de répétition que les deux artistes ont eu pour s’apprivoiser. Ces répétitions ont eu lieu tard le soir, entre 22h et minuit, puisque le reste du temps Kaori Ito travaille à la comédie française où elle chorégraphie certains passages de la prochaine pièce mise en scène par Denys Podalydès. Elle dit, mystérieuse, que grâce à ces répétitions nocturnes « des choses sont sorties ». Alexandra Grimal, juste à côté, a les traits tirés. Elle dit qu’elle a trouvé l’expérience « merveilleuse ». Elle affirme très calmement qu’elle ne s’est sentie nullement débordée par la vitalité débordante de sa partenaire. « Nous avons des énergies similaires, mais je ne saurais pas les définir. Elle, c’est une force explosive, moi c’est une force plus intériorisée.… ». Elle parle du chant, et de l’importance nouvelle que cela prend dans sa vie d’artiste : « Je prends des leçons depuis six mois…Depuis toujours, j’ai la sensation que chanter enrichit mon jeu au saxophone. Mais désormais je voudrais aller plus loin. Je voudrais développer ce rapport au chant, arriver à le faire exister le chant presque autant que mon jeu de saxophone… »
On pourra entendre Alexandra Grimal le 25 et le 26 juin à l’occasion de la sortie du disque du nouvel ONJ d’Olivier Benoît. On pourra constater qu’elle joue des choses formidables même quand elle n’a pas de danseuse sur le dos.
Alice au pays du CNSM
On fait se rencontrer danse et on jazz au Triton. Mais on aime ce type de rencontres au CNSM, où le maître-mot est « transversalité ». Alice au pays des merveilles est le terrain idéal pour se faire rencontre jazz et danse. Bien sûr Alice aux pays des Merveilles a une dimension visuelle si forte qu’elle est pain bénit pour un chorégraphe. Mais Alice in Wonderland est aussi un merveilleux standard de jazz, fort prisé de Bill Evans notamment. L’idée de Riccardo del Fra, directeur du département jazz du CNSM, d’associer apprentis danseurs et apprentis jazzmen autour de la thématique d’Alice coulait de source.
Le pari a été tenu, et l’on a assisté mardi soir 6 mai, pour le spectacle « merveilleuse Alice émerveillée », à de fort jolies choses tant du côté des danseurs (chorégraphie de Cathy Bisson) que du côté des musiciens. Le spectacle commence par l’arrivée d’une Alice alanguie et somnambulique qui vient s’allonger sur un canapé à fleurs où elle se tourne et se retourne. Un danseur bondissant, qui semble monté sur ressort, surgit, et c’est une belle idée d’avoir figuré ainsi le lapin blanc par lequel Lewis Carroll commence son histoire. Les tableaux s’enchaînent, sans craindre de prendre des libertés avec l’original. On reconnaît les jardiniers en forme de cartes à jouer (mais ici les cartes ne sont plus que des insignes fichés sur leurs salopettes), on reconnaît la reine tyrannique, affublée d’une hache, puisque l’un des problèmes posés dans Alice est : comment décapiter un corps sans tête. On reconnaît aussi les animaux de la mare au diable, cette mare créée par les larmes d’Alice et dans laquelle elle manque de se noyer. Ils sont symbolisés par un duo endiablé entre un danseur affublé d’un masque de poule, et un autre danseur coiffé d’une tête de tortue. Les tableaux se succèdent donc, et l’on admire la danse vive et nerveuse des jeunes danseurs du conservatoire.
La musique n’est pas pour rien dans l’énergie qui se dégage du spectacle. La direction musicale a été confiée à Timothée Quost , élève de deuxième année du CNSM. Timothée Quost est trompettiste, et c’est même un des jeunes trompettistes les plus passionnants que l’on ait entendus depuis longtemps. Il possède à la trompette un lyrisme chaleureux, un swing à l’ancienne, mais comme compositeur manifeste un goût et un appétit pour toutes les musiques actuelles, de la musique spectrale à la musique électro-accoustique. Cet éclectisme s’entend dans les musiques proposées (et qui ont été composées, outre Timothée Quost, par Baptiste Crespim Bidarra, Leo Jassef, Baptiste Thiebault). Les treize musiciens (sections de cuivres, flûte, guitare, vibraphone, batterie, percussions, piano contrebasse) passent du rock (avec une batterie spectaculairement binaire) au brass band, avec des dissonances caractéristiques de la musique contemporaine. Le point commun entre tous ces styles réside dans l’énergie dégagée. Après le spectacle, on bavarde un peu avec Timothée Quost, ravi de cette expérience avec les danseurs qu’il qualifie de « vraie découverte ». Il raconte comment il a compris que les danseurs s’emparaient des musiques qui leur étaient proposées : « j’ai vu qu’ils étaient sensibles à la chaleur du son…J’ai vu qu’ils s’étaient appropriés la musique quand j’ai surpris certains danseurs arriver aux répétitions en chantant certains passages… ».
Texte: JF Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët< /p>