Le Trophée Pierre Bédard (Un jazz-critic un pays breton 1)
Passé le marathon du numéro des festivals d’été que les abonnés de Jazz Magazine ont probablement déjà trouvé dans leurs boîtes aux lettres et qui parviendra dans les kiosques à journaux vendredi 30 mai, j’ai pris l’habitude de couper les ponts et, tandis que mes confrères se pressent à Coutances, je m’en vais (non sans quelques regrets, car Jazz Sous les Pommiers est l’un des plus plaisants festivals qui soient) souffler quelques jours dans ma maisonnette du Pays Pourlet, au nord de Lorient, où rien ne saurait me détourner du Trophée Pierre Bédard à Saint-Yves-en-Bubry.
Derrière ma haie, l’accordéon s’est tu.
Premier matin de repos, la sirène des pompiers condamne ma grasse matinée. De part et d’autre, mes deux voisins ont un âge où le cœur peut vous lâcher à tout moment. C’est Louis Le Sciellour que la mort vient de frapper sans crier gare. Louis Le Sciellour, maçon de son métier, faisait danser et chanter ses enfants et petits enfants à chaque fête de famille au son de son accordéon que j’aimais entendre derrière ma haie. Peu de temps après notre arrivée à Saint-Yves, cet homme discret à l’œil vif et clair, nous avait invité à venir trinquer chez lui, n’avait pas tardé à nous confier sa passion pour la danse et, poussant sur le côté la table basse, s’était livré à une démonstration de quelques pas de gavotte, scottish et autres aéroplanes avec son épouse, qui s’attendait à partir avant lui et que j’abandonne seule désormais, dans sa cuisine, attendant l’arrivée de ses enfants, tandis qu’au loin, les marteaux commencent à se faire entendre du côté de l’ancien presbytère devenu maison des associations, où l’on dresse la buvette pour le Pardon de Saint-Yves (prononcez Sant Ewan).
Pardon de Saint-Yves et Trophée Pierre Bédard.
À Saint-Yves, la fête du patron du village, s’accompagne d’un concours, le trophée Pierre Bédard, du nom d’un sonneur de biniou que l’on n’entendit jamais sonner ni au Sunset, ni au Duc des Lombards, mais dont le café au centre du bourg Saint-Yves fut un haut lieu de la culture locale. Chaque année, le quatrième dimanche de mai, alors que l’église se remplit pour la messe, sur l’aire de l’ancienne pompe du village qui ne délivre plus en guise de carburant que bière, muscadet entre autres essences euphorisantes, les mécréants et les mélomanes se mêlent aux candidats et membres du jury du Trophée Pierre Bédard.
Bombarde et biniou
Un peu comme lors d’un rendez-vous de motards, le village pétarade alors de sonorités vindicatives les sonneurs s’égayant alentours pour s’échauffer. Deux catégories de couples de sonneurs s’y présentent : bombarde et biniou kozh (la petite cornemuse bretonne, dont le chalumeau vous vrille les tympans une octave au-dessus de la bombarde, le hautbois traditionnel breton), bombarde et biniou braz (la grande cornemuse écossaise qui s’est répandue en Bretagne au milieu du siècle dernier). Le matin, chaque couple, d’une catégorie comme de l’autre, se soumet à deux épreuves : la marche et la mélodie.
L’épreuve de la marche
Où l’on voit deux sonneurs se concerter à l’extérieur de l’aire de jeu (le sonneur de bombarde aidant parfois son compère à accorder son bourdon), échanger quelques trilles. Alors qu’un air prend forme, ils s’avancent à pas comptés vers la table du jury, se balançant d’un pied sur l’autre, l’élégance de leur marche, plus ou moins sobre, plus ou moins spectaculaire, que l’on pourrait qualifier de rubato tant elle défie les règles du tempo, comptant parmi les appréciations du jury. Depuis bientôt quinze ans, j’y assiste chaque année, vaguement coupable de ne pas y prêter une oreille critique, mais ravi d’une jouissance exotique qui est bien le moins que puisse m’accorder cette semaine de vacances. Loin de la rue des Lombards, du studio de l’Ermitage ou du Triton, je me laisse aller au pur plaisir du son et de mélodies épiques, étranges, tendres ou martiales, abandonnant, aussitôt formulées, les quelques velléités qui, par habitude professionnelle, me reviennent, de comprendre, de compter, de mesurer, de quantifier, de battre une mesure qui me semble ici toujours un peu folle.
L’épreuve de la mélodie.
Les deux marcheurs s’assoient enfin, face au jury, pour se soumettre à l’épreuve de la mélodie, et lorsque, ému par l’une d’elles qui soudain s’échappe en quelque étrange envolée modale ou se contracte en quelque mystérieuse convulsion du tempérament, je m’entends répondre dans une moue réprobatrice de l’un de connaisseurs à ma portée que ce couple n’est pas du pays Pourlet et ne joue pas dans le style… je porte mon petit verre de muscadet à mes lèvres et m’étire d’aise au soleil qui a eu la bonté de venir se poser ce jour-là sur la devanture du bar de L’Escale.
Feu de joie et Journal Intime
Le concours sera interrompu par la procession qui, bannières et reliques en tête, se rend de l’église au grand feu qui brûlera les péchés du village, puis s’en retournera, bagad en tête. Après quoi, ceux qui préfèrent brûler leurs péchés au petit muscadet et au son des sonneurs reprendront le cours du trophée Pierre Bédard. Une fois les deux épreuve achevées, ils rejoindront le banquet qui accueillent 500 personnes ou plus à l’ancien presbytère : pâté de campagne, langue de bœuf sauce Pourlet, rostern forn (le porc rôti et son assortiment de pommes de terre au four), gâteau breton… À nos côtés, Céline Le Forestier, émérite sonneuse de biniou khoz qui ne sait pas encore qu’elle remportera ce soir le Trophée Pierre Bédard en compagnie de Mickaël Jouanno (mais ce n’est une première ni pour l’un ni pour l’autre, qui le remportèrent déjà au sein d’autres couples). Son compagnon, Fred Garnier batteur et tambour au sein de divers bagads, raconte avec émotion une masterclass animée à L’Estran de Guidel en avril par les musiciens du trio Journal Intime… car telle est la Bretagne.
Dilemne: ciné-concert ou photo-concert?
Tandis que le concours reprend – cette fois-ci dans l’enceinte du presbytère autour d’une aire de danse (qui n’est plus l’aire à battre le blé, mais un parquet démontable), devant un double jury chargé de désigner les meilleurs sonneurs de gavotte Pourlet et les meilleurs danseurs dans le style Pourlet (tout le village danse, mais les candidats se distinguent par leur
s dossards numérotés) – un dilemme s’impose pour la soirée du mercredi 28 : au Ciné Roch de Guéméné-sur-Scorff est annoncé une soirée consacrée à Qui a tué Louis Le Ravallec avec la participation de Yann Fanch Kemener qui chantera différentes versions de cette fameuse gwerz (complainte), et avec un documentaire de Philippe Guilloux où l’on découvrira les mobiles et l’auteur du crime légendaire de 1732, grâce aux trouvailles menées dans les années 1960 par un chercheur du CNRS; à L’Estran, même jour même heure, le groupe Nautilis emmené par le clarinettiste Christophe Rocher, jouera sur les images bretonnes de Guy Le Querrec pour le spectacle Regards de Breizh. Le devoir professionnel me reprend, assorti de la curiosité pour un haut lieu du jazz en Bretagne (l’Estran), d’un vif intérêt pour l’orchestre qui fut Révélation de notre numéro 643 (Nautilis) et d’un élan de solidarité vers notre vieux compagnon de route (Le Querrec dont le travail sur la terre de ses ancêtres nous est fort peu connu).
Franck Bergerot
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Passé le marathon du numéro des festivals d’été que les abonnés de Jazz Magazine ont probablement déjà trouvé dans leurs boîtes aux lettres et qui parviendra dans les kiosques à journaux vendredi 30 mai, j’ai pris l’habitude de couper les ponts et, tandis que mes confrères se pressent à Coutances, je m’en vais (non sans quelques regrets, car Jazz Sous les Pommiers est l’un des plus plaisants festivals qui soient) souffler quelques jours dans ma maisonnette du Pays Pourlet, au nord de Lorient, où rien ne saurait me détourner du Trophée Pierre Bédard à Saint-Yves-en-Bubry.
Derrière ma haie, l’accordéon s’est tu.
Premier matin de repos, la sirène des pompiers condamne ma grasse matinée. De part et d’autre, mes deux voisins ont un âge où le cœur peut vous lâcher à tout moment. C’est Louis Le Sciellour que la mort vient de frapper sans crier gare. Louis Le Sciellour, maçon de son métier, faisait danser et chanter ses enfants et petits enfants à chaque fête de famille au son de son accordéon que j’aimais entendre derrière ma haie. Peu de temps après notre arrivée à Saint-Yves, cet homme discret à l’œil vif et clair, nous avait invité à venir trinquer chez lui, n’avait pas tardé à nous confier sa passion pour la danse et, poussant sur le côté la table basse, s’était livré à une démonstration de quelques pas de gavotte, scottish et autres aéroplanes avec son épouse, qui s’attendait à partir avant lui et que j’abandonne seule désormais, dans sa cuisine, attendant l’arrivée de ses enfants, tandis qu’au loin, les marteaux commencent à se faire entendre du côté de l’ancien presbytère devenu maison des associations, où l’on dresse la buvette pour le Pardon de Saint-Yves (prononcez Sant Ewan).
Pardon de Saint-Yves et Trophée Pierre Bédard.
À Saint-Yves, la fête du patron du village, s’accompagne d’un concours, le trophée Pierre Bédard, du nom d’un sonneur de biniou que l’on n’entendit jamais sonner ni au Sunset, ni au Duc des Lombards, mais dont le café au centre du bourg Saint-Yves fut un haut lieu de la culture locale. Chaque année, le quatrième dimanche de mai, alors que l’église se remplit pour la messe, sur l’aire de l’ancienne pompe du village qui ne délivre plus en guise de carburant que bière, muscadet entre autres essences euphorisantes, les mécréants et les mélomanes se mêlent aux candidats et membres du jury du Trophée Pierre Bédard.
Bombarde et biniou
Un peu comme lors d’un rendez-vous de motards, le village pétarade alors de sonorités vindicatives les sonneurs s’égayant alentours pour s’échauffer. Deux catégories de couples de sonneurs s’y présentent : bombarde et biniou kozh (la petite cornemuse bretonne, dont le chalumeau vous vrille les tympans une octave au-dessus de la bombarde, le hautbois traditionnel breton), bombarde et biniou braz (la grande cornemuse écossaise qui s’est répandue en Bretagne au milieu du siècle dernier). Le matin, chaque couple, d’une catégorie comme de l’autre, se soumet à deux épreuves : la marche et la mélodie.
L’épreuve de la marche
Où l’on voit deux sonneurs se concerter à l’extérieur de l’aire de jeu (le sonneur de bombarde aidant parfois son compère à accorder son bourdon), échanger quelques trilles. Alors qu’un air prend forme, ils s’avancent à pas comptés vers la table du jury, se balançant d’un pied sur l’autre, l’élégance de leur marche, plus ou moins sobre, plus ou moins spectaculaire, que l’on pourrait qualifier de rubato tant elle défie les règles du tempo, comptant parmi les appréciations du jury. Depuis bientôt quinze ans, j’y assiste chaque année, vaguement coupable de ne pas y prêter une oreille critique, mais ravi d’une jouissance exotique qui est bien le moins que puisse m’accorder cette semaine de vacances. Loin de la rue des Lombards, du studio de l’Ermitage ou du Triton, je me laisse aller au pur plaisir du son et de mélodies épiques, étranges, tendres ou martiales, abandonnant, aussitôt formulées, les quelques velléités qui, par habitude professionnelle, me reviennent, de comprendre, de compter, de mesurer, de quantifier, de battre une mesure qui me semble ici toujours un peu folle.
L’épreuve de la mélodie.
Les deux marcheurs s’assoient enfin, face au jury, pour se soumettre à l’épreuve de la mélodie, et lorsque, ému par l’une d’elles qui soudain s’échappe en quelque étrange envolée modale ou se contracte en quelque mystérieuse convulsion du tempérament, je m’entends répondre dans une moue réprobatrice de l’un de connaisseurs à ma portée que ce couple n’est pas du pays Pourlet et ne joue pas dans le style… je porte mon petit verre de muscadet à mes lèvres et m’étire d’aise au soleil qui a eu la bonté de venir se poser ce jour-là sur la devanture du bar de L’Escale.
Feu de joie et Journal Intime
Le concours sera interrompu par la procession qui, bannières et reliques en tête, se rend de l’église au grand feu qui brûlera les péchés du village, puis s’en retournera, bagad en tête. Après quoi, ceux qui préfèrent brûler leurs péchés au petit muscadet et au son des sonneurs reprendront le cours du trophée Pierre Bédard. Une fois les deux épreuve achevées, ils rejoindront le banquet qui accueillent 500 personnes ou plus à l’ancien presbytère : pâté de campagne, langue de bœuf sauce Pourlet, rostern forn (le porc rôti et son assortiment de pommes de terre au four), gâteau breton… À nos côtés, Céline Le Forestier, émérite sonneuse de biniou khoz qui ne sait pas encore qu’elle remportera ce soir le Trophée Pierre Bédard en compagnie de Mickaël Jouanno (mais ce n’est une première ni pour l’un ni pour l’autre, qui le remportèrent déjà au sein d’autres couples). Son compagnon, Fred Garnier batteur et tambour au sein de divers bagads, raconte avec émotion une masterclass animée à L’Estran de Guidel en avril par les musiciens du trio Journal Intime… car telle est la Bretagne.
Dilemne: ciné-concert ou photo-concert?
Tandis que le concours reprend – cette fois-ci dans l’enceinte du presbytère autour d’une aire de danse (qui n’est plus l’aire à battre le blé, mais un parquet démontable), devant un double jury chargé de désigner les meilleurs sonneurs de gavotte Pourlet et les meilleurs danseurs dans le style Pourlet (tout le village danse, mais les candidats se distinguent par leur
s dossards numérotés) – un dilemme s’impose pour la soirée du mercredi 28 : au Ciné Roch de Guéméné-sur-Scorff est annoncé une soirée consacrée à Qui a tué Louis Le Ravallec avec la participation de Yann Fanch Kemener qui chantera différentes versions de cette fameuse gwerz (complainte), et avec un documentaire de Philippe Guilloux où l’on découvrira les mobiles et l’auteur du crime légendaire de 1732, grâce aux trouvailles menées dans les années 1960 par un chercheur du CNRS; à L’Estran, même jour même heure, le groupe Nautilis emmené par le clarinettiste Christophe Rocher, jouera sur les images bretonnes de Guy Le Querrec pour le spectacle Regards de Breizh. Le devoir professionnel me reprend, assorti de la curiosité pour un haut lieu du jazz en Bretagne (l’Estran), d’un vif intérêt pour l’orchestre qui fut Révélation de notre numéro 643 (Nautilis) et d’un élan de solidarité vers notre vieux compagnon de route (Le Querrec dont le travail sur la terre de ses ancêtres nous est fort peu connu).
Franck Bergerot
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Passé le marathon du numéro des festivals d’été que les abonnés de Jazz Magazine ont probablement déjà trouvé dans leurs boîtes aux lettres et qui parviendra dans les kiosques à journaux vendredi 30 mai, j’ai pris l’habitude de couper les ponts et, tandis que mes confrères se pressent à Coutances, je m’en vais (non sans quelques regrets, car Jazz Sous les Pommiers est l’un des plus plaisants festivals qui soient) souffler quelques jours dans ma maisonnette du Pays Pourlet, au nord de Lorient, où rien ne saurait me détourner du Trophée Pierre Bédard à Saint-Yves-en-Bubry.
Derrière ma haie, l’accordéon s’est tu.
Premier matin de repos, la sirène des pompiers condamne ma grasse matinée. De part et d’autre, mes deux voisins ont un âge où le cœur peut vous lâcher à tout moment. C’est Louis Le Sciellour que la mort vient de frapper sans crier gare. Louis Le Sciellour, maçon de son métier, faisait danser et chanter ses enfants et petits enfants à chaque fête de famille au son de son accordéon que j’aimais entendre derrière ma haie. Peu de temps après notre arrivée à Saint-Yves, cet homme discret à l’œil vif et clair, nous avait invité à venir trinquer chez lui, n’avait pas tardé à nous confier sa passion pour la danse et, poussant sur le côté la table basse, s’était livré à une démonstration de quelques pas de gavotte, scottish et autres aéroplanes avec son épouse, qui s’attendait à partir avant lui et que j’abandonne seule désormais, dans sa cuisine, attendant l’arrivée de ses enfants, tandis qu’au loin, les marteaux commencent à se faire entendre du côté de l’ancien presbytère devenu maison des associations, où l’on dresse la buvette pour le Pardon de Saint-Yves (prononcez Sant Ewan).
Pardon de Saint-Yves et Trophée Pierre Bédard.
À Saint-Yves, la fête du patron du village, s’accompagne d’un concours, le trophée Pierre Bédard, du nom d’un sonneur de biniou que l’on n’entendit jamais sonner ni au Sunset, ni au Duc des Lombards, mais dont le café au centre du bourg Saint-Yves fut un haut lieu de la culture locale. Chaque année, le quatrième dimanche de mai, alors que l’église se remplit pour la messe, sur l’aire de l’ancienne pompe du village qui ne délivre plus en guise de carburant que bière, muscadet entre autres essences euphorisantes, les mécréants et les mélomanes se mêlent aux candidats et membres du jury du Trophée Pierre Bédard.
Bombarde et biniou
Un peu comme lors d’un rendez-vous de motards, le village pétarade alors de sonorités vindicatives les sonneurs s’égayant alentours pour s’échauffer. Deux catégories de couples de sonneurs s’y présentent : bombarde et biniou kozh (la petite cornemuse bretonne, dont le chalumeau vous vrille les tympans une octave au-dessus de la bombarde, le hautbois traditionnel breton), bombarde et biniou braz (la grande cornemuse écossaise qui s’est répandue en Bretagne au milieu du siècle dernier). Le matin, chaque couple, d’une catégorie comme de l’autre, se soumet à deux épreuves : la marche et la mélodie.
L’épreuve de la marche
Où l’on voit deux sonneurs se concerter à l’extérieur de l’aire de jeu (le sonneur de bombarde aidant parfois son compère à accorder son bourdon), échanger quelques trilles. Alors qu’un air prend forme, ils s’avancent à pas comptés vers la table du jury, se balançant d’un pied sur l’autre, l’élégance de leur marche, plus ou moins sobre, plus ou moins spectaculaire, que l’on pourrait qualifier de rubato tant elle défie les règles du tempo, comptant parmi les appréciations du jury. Depuis bientôt quinze ans, j’y assiste chaque année, vaguement coupable de ne pas y prêter une oreille critique, mais ravi d’une jouissance exotique qui est bien le moins que puisse m’accorder cette semaine de vacances. Loin de la rue des Lombards, du studio de l’Ermitage ou du Triton, je me laisse aller au pur plaisir du son et de mélodies épiques, étranges, tendres ou martiales, abandonnant, aussitôt formulées, les quelques velléités qui, par habitude professionnelle, me reviennent, de comprendre, de compter, de mesurer, de quantifier, de battre une mesure qui me semble ici toujours un peu folle.
L’épreuve de la mélodie.
Les deux marcheurs s’assoient enfin, face au jury, pour se soumettre à l’épreuve de la mélodie, et lorsque, ému par l’une d’elles qui soudain s’échappe en quelque étrange envolée modale ou se contracte en quelque mystérieuse convulsion du tempérament, je m’entends répondre dans une moue réprobatrice de l’un de connaisseurs à ma portée que ce couple n’est pas du pays Pourlet et ne joue pas dans le style… je porte mon petit verre de muscadet à mes lèvres et m’étire d’aise au soleil qui a eu la bonté de venir se poser ce jour-là sur la devanture du bar de L’Escale.
Feu de joie et Journal Intime
Le concours sera interrompu par la procession qui, bannières et reliques en tête, se rend de l’église au grand feu qui brûlera les péchés du village, puis s’en retournera, bagad en tête. Après quoi, ceux qui préfèrent brûler leurs péchés au petit muscadet et au son des sonneurs reprendront le cours du trophée Pierre Bédard. Une fois les deux épreuve achevées, ils rejoindront le banquet qui accueillent 500 personnes ou plus à l’ancien presbytère : pâté de campagne, langue de bœuf sauce Pourlet, rostern forn (le porc rôti et son assortiment de pommes de terre au four), gâteau breton… À nos côtés, Céline Le Forestier, émérite sonneuse de biniou khoz qui ne sait pas encore qu’elle remportera ce soir le Trophée Pierre Bédard en compagnie de Mickaël Jouanno (mais ce n’est une première ni pour l’un ni pour l’autre, qui le remportèrent déjà au sein d’autres couples). Son compagnon, Fred Garnier batteur et tambour au sein de divers bagads, raconte avec émotion une masterclass animée à L’Estran de Guidel en avril par les musiciens du trio Journal Intime… car telle est la Bretagne.
Dilemne: ciné-concert ou photo-concert?
Tandis que le concours reprend – cette fois-ci dans l’enceinte du presbytère autour d’une aire de danse (qui n’est plus l’aire à battre le blé, mais un parquet démontable), devant un double jury chargé de désigner les meilleurs sonneurs de gavotte Pourlet et les meilleurs danseurs dans le style Pourlet (tout le village danse, mais les candidats se distinguent par leur
s dossards numérotés) – un dilemme s’impose pour la soirée du mercredi 28 : au Ciné Roch de Guéméné-sur-Scorff est annoncé une soirée consacrée à Qui a tué Louis Le Ravallec avec la participation de Yann Fanch Kemener qui chantera différentes versions de cette fameuse gwerz (complainte), et avec un documentaire de Philippe Guilloux où l’on découvrira les mobiles et l’auteur du crime légendaire de 1732, grâce aux trouvailles menées dans les années 1960 par un chercheur du CNRS; à L’Estran, même jour même heure, le groupe Nautilis emmené par le clarinettiste Christophe Rocher, jouera sur les images bretonnes de Guy Le Querrec pour le spectacle Regards de Breizh. Le devoir professionnel me reprend, assorti de la curiosité pour un haut lieu du jazz en Bretagne (l’Estran), d’un vif intérêt pour l’orchestre qui fut Révélation de notre numéro 643 (Nautilis) et d’un élan de solidarité vers notre vieux compagnon de route (Le Querrec dont le travail sur la terre de ses ancêtres nous est fort peu connu).
Franck Bergerot
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Passé le marathon du numéro des festivals d’été que les abonnés de Jazz Magazine ont probablement déjà trouvé dans leurs boîtes aux lettres et qui parviendra dans les kiosques à journaux vendredi 30 mai, j’ai pris l’habitude de couper les ponts et, tandis que mes confrères se pressent à Coutances, je m’en vais (non sans quelques regrets, car Jazz Sous les Pommiers est l’un des plus plaisants festivals qui soient) souffler quelques jours dans ma maisonnette du Pays Pourlet, au nord de Lorient, où rien ne saurait me détourner du Trophée Pierre Bédard à Saint-Yves-en-Bubry.
Derrière ma haie, l’accordéon s’est tu.
Premier matin de repos, la sirène des pompiers condamne ma grasse matinée. De part et d’autre, mes deux voisins ont un âge où le cœur peut vous lâcher à tout moment. C’est Louis Le Sciellour que la mort vient de frapper sans crier gare. Louis Le Sciellour, maçon de son métier, faisait danser et chanter ses enfants et petits enfants à chaque fête de famille au son de son accordéon que j’aimais entendre derrière ma haie. Peu de temps après notre arrivée à Saint-Yves, cet homme discret à l’œil vif et clair, nous avait invité à venir trinquer chez lui, n’avait pas tardé à nous confier sa passion pour la danse et, poussant sur le côté la table basse, s’était livré à une démonstration de quelques pas de gavotte, scottish et autres aéroplanes avec son épouse, qui s’attendait à partir avant lui et que j’abandonne seule désormais, dans sa cuisine, attendant l’arrivée de ses enfants, tandis qu’au loin, les marteaux commencent à se faire entendre du côté de l’ancien presbytère devenu maison des associations, où l’on dresse la buvette pour le Pardon de Saint-Yves (prononcez Sant Ewan).
Pardon de Saint-Yves et Trophée Pierre Bédard.
À Saint-Yves, la fête du patron du village, s’accompagne d’un concours, le trophée Pierre Bédard, du nom d’un sonneur de biniou que l’on n’entendit jamais sonner ni au Sunset, ni au Duc des Lombards, mais dont le café au centre du bourg Saint-Yves fut un haut lieu de la culture locale. Chaque année, le quatrième dimanche de mai, alors que l’église se remplit pour la messe, sur l’aire de l’ancienne pompe du village qui ne délivre plus en guise de carburant que bière, muscadet entre autres essences euphorisantes, les mécréants et les mélomanes se mêlent aux candidats et membres du jury du Trophée Pierre Bédard.
Bombarde et biniou
Un peu comme lors d’un rendez-vous de motards, le village pétarade alors de sonorités vindicatives les sonneurs s’égayant alentours pour s’échauffer. Deux catégories de couples de sonneurs s’y présentent : bombarde et biniou kozh (la petite cornemuse bretonne, dont le chalumeau vous vrille les tympans une octave au-dessus de la bombarde, le hautbois traditionnel breton), bombarde et biniou braz (la grande cornemuse écossaise qui s’est répandue en Bretagne au milieu du siècle dernier). Le matin, chaque couple, d’une catégorie comme de l’autre, se soumet à deux épreuves : la marche et la mélodie.
L’épreuve de la marche
Où l’on voit deux sonneurs se concerter à l’extérieur de l’aire de jeu (le sonneur de bombarde aidant parfois son compère à accorder son bourdon), échanger quelques trilles. Alors qu’un air prend forme, ils s’avancent à pas comptés vers la table du jury, se balançant d’un pied sur l’autre, l’élégance de leur marche, plus ou moins sobre, plus ou moins spectaculaire, que l’on pourrait qualifier de rubato tant elle défie les règles du tempo, comptant parmi les appréciations du jury. Depuis bientôt quinze ans, j’y assiste chaque année, vaguement coupable de ne pas y prêter une oreille critique, mais ravi d’une jouissance exotique qui est bien le moins que puisse m’accorder cette semaine de vacances. Loin de la rue des Lombards, du studio de l’Ermitage ou du Triton, je me laisse aller au pur plaisir du son et de mélodies épiques, étranges, tendres ou martiales, abandonnant, aussitôt formulées, les quelques velléités qui, par habitude professionnelle, me reviennent, de comprendre, de compter, de mesurer, de quantifier, de battre une mesure qui me semble ici toujours un peu folle.
L’épreuve de la mélodie.
Les deux marcheurs s’assoient enfin, face au jury, pour se soumettre à l’épreuve de la mélodie, et lorsque, ému par l’une d’elles qui soudain s’échappe en quelque étrange envolée modale ou se contracte en quelque mystérieuse convulsion du tempérament, je m’entends répondre dans une moue réprobatrice de l’un de connaisseurs à ma portée que ce couple n’est pas du pays Pourlet et ne joue pas dans le style… je porte mon petit verre de muscadet à mes lèvres et m’étire d’aise au soleil qui a eu la bonté de venir se poser ce jour-là sur la devanture du bar de L’Escale.
Feu de joie et Journal Intime
Le concours sera interrompu par la procession qui, bannières et reliques en tête, se rend de l’église au grand feu qui brûlera les péchés du village, puis s’en retournera, bagad en tête. Après quoi, ceux qui préfèrent brûler leurs péchés au petit muscadet et au son des sonneurs reprendront le cours du trophée Pierre Bédard. Une fois les deux épreuve achevées, ils rejoindront le banquet qui accueillent 500 personnes ou plus à l’ancien presbytère : pâté de campagne, langue de bœuf sauce Pourlet, rostern forn (le porc rôti et son assortiment de pommes de terre au four), gâteau breton… À nos côtés, Céline Le Forestier, émérite sonneuse de biniou khoz qui ne sait pas encore qu’elle remportera ce soir le Trophée Pierre Bédard en compagnie de Mickaël Jouanno (mais ce n’est une première ni pour l’un ni pour l’autre, qui le remportèrent déjà au sein d’autres couples). Son compagnon, Fred Garnier batteur et tambour au sein de divers bagads, raconte avec émotion une masterclass animée à L’Estran de Guidel en avril par les musiciens du trio Journal Intime… car telle est la Bretagne.
Dilemne: ciné-concert ou photo-concert?
Tandis que le concours reprend – cette fois-ci dans l’enceinte du presbytère autour d’une aire de danse (qui n’est plus l’aire à battre le blé, mais un parquet démontable), devant un double jury chargé de désigner les meilleurs sonneurs de gavotte Pourlet et les meilleurs danseurs dans le style Pourlet (tout le village danse, mais les candidats se distinguent par leur
s dossards numérotés) – un dilemme s’impose pour la soirée du mercredi 28 : au Ciné Roch de Guéméné-sur-Scorff est annoncé une soirée consacrée à Qui a tué Louis Le Ravallec avec la participation de Yann Fanch Kemener qui chantera différentes versions de cette fameuse gwerz (complainte), et avec un documentaire de Philippe Guilloux où l’on découvrira les mobiles et l’auteur du crime légendaire de 1732, grâce aux trouvailles menées dans les années 1960 par un chercheur du CNRS; à L’Estran, même jour même heure, le groupe Nautilis emmené par le clarinettiste Christophe Rocher, jouera sur les images bretonnes de Guy Le Querrec pour le spectacle Regards de Breizh. Le devoir professionnel me reprend, assorti de la curiosité pour un haut lieu du jazz en Bretagne (l’Estran), d’un vif intérêt pour l’orchestre qui fut Révélation de notre numéro 643 (Nautilis) et d’un élan de solidarité vers notre vieux compagnon de route (Le Querrec dont le travail sur la terre de ses ancêtres nous est fort peu connu).
Franck Bergerot