Jazz à Luz 2014 (1)
À Luz-Saint Sauveur, on est gourmand (c’est-à-dire généreux) et militant. De ce fait, outre faire « le pari de l’étonnement » comme l’indique la quatrième de couverture du programme, à côté du choix de la trompette comme instrument phare autour de la thématique « musique et cinéma », le festival a décidé de mettre à l’honneur une activité en péril : l’apiculture. Par milliards, les abeilles disparaissent en effet depuis plusieurs années maintenant de notre planète. C’est un peu comme le jazz en France : remise en question du régime des intermittents, disparition du Centre d’information du jazz, Bureau du jazz de Radio France menacé, démission presque totale de nos élites vis-à-vis des musiques que ce mot recouvre, etc. Heureusement, à Luz le changement de couleur de sa mairie n’a pas de répercussions nocives sur la pérennité du festival, contrairement à Cugnaux (31) et à bien d’autres encore hélas. Il n’empêche que les institutions qui participent au budget du festival font de moins en moins cas d’actions culturelles atypiques telle que celle-ci, ce qui oblige l’association Jazz Pyr’ à faire des miracles pour le maintien du festival. Jazz et apiculture : une association thématique logique en fin de compte !
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 12 juillet 2014
Pour sa 24e édition, Jazz à Luz a choisi de déplacer ses concerts de la première à la deuxième semaine de juillet. Le 12 juillet est ainsi seulement sa deuxième journée de festivités.
La tête un peu ailleurs en ce moment, je m’aperçois à 10h30 que le trompettiste Nate Wooley se donnera en solo à 11h. Je prends soudainement conscience que nous ne sommes pas le 11 mais bien le 12, et je suis à 200 kilomètres de là… Le temps de me préparer et de faire le voyage, me voilà à Luz en milieu d’après-midi. Trop tard cependant pour assister au concert de Toma Gouband avec ses percussions de pierres sonnantes : le succès est tel qu’il n’y a plus une place, même debout. À la sortie, les avis sont partagés. Tous reconnaissent la performance, mais tandis que les uns ont totalement adhéré à la transe préhistorique provoquée par Toma Gouband, d’autres, sans doute venus chercher une autre forme musicale, n’ont pas trouvé leur compte.
Je ne perds toutefois pas mon après-midi. Une projection annoncée par le programme du festival du documentaire Des abeilles et des hommes de Markus Imhoof est prévue à 17h30, à laquelle j’assiste. Effarant ! Le film cherche à comprendre la ou les raisons de l’épidémie qui frappe les abeilles, cet insecte sans lequel un tiers des végétaux de la planète ne peut se reproduire, dont l’ensemble des arbres fruitiers. Je ne peux qu’en recommander le visionnage, autant pour la prise de conscience que pour la lueur d’espoir finale.
Aparté : En Chine, une sentence absurde de Mao a des conséquences pour le moins inattendues : le dirigeant chinois considère que les moineaux mangent les graines destinées à la consommation humaine et qu’en conséquence il convient de les exterminer. La chose faite (!), la vermine se développe et bientôt les abeilles disparaissent d’une partie de la Chine. Résultat, dans le Nord du pays on récolte le pollen que l’on vend au Sud. Comme le montre le documentaire, ce sont donc des hommes qui pollinisent à la main chaque fleur des arbres nourriciers !
À la sortie de la projection, il est temps de rejoindre le Bar de l’Europe devant lequel se produit The Taikonauts, un quatuor toulousain à deux guitares très rock’n’roll, tant dans l’habillement que dans l’attitude et le son. Nourri à la culture science fiction des années 1960, le groupe rencontre un franc succès auprès d’un large public qu’il convient de rassurer à côté des musiques « bizarres » que le festival propose. C’est chose faite.
Chapiteau du Verger, 21h.
Agustí Fernández & Nate Wooley
Nate Wooley (tp), Agustí Fernández (p).
Le grand concert du jour est un petit duo. Coup de cœur de Jean-Pierre Layrac, le directeur du festival, ce dernier nous apprend lors de sa présentation d’avant concert que les deux musiciens se produisent habituellement en trio avec le guitariste Joe Morris. Il s’agit donc d’une première sous la forme de ce duo.
Comme Peter Evans ou Taylor Ho Bynum, Nate Wooley insuffle un vent de fraîcheur dans l’approche de son instrument. Capable comme ses confrères de jouer dans tous les contextes, du bop traditionnel à l’improvisation radicale, il a su développer une technique sans pareille qui renouvelle l’image de la trompette. Ainsi sa prestation et celle du pianiste espagnol aura-t-elle été placée avant tout sous le signe de l’exploration sonore.
Il fait froid sous le grand chapiteau ; de nombreux enfants se font entendre dans le verger, des pleurs aux cris amusés ; les photographes n’ont pas choisi l’option « silencieux » sur leurs appareils. Bref, des conditions pas nécessairement motivantes pour se lancer dans l’inconnu. Cela n’effraie pourtant pas le matador Agustí Fernández. Il explore son piano façon Cecil Taylor, il gratte, il frotte, il racle, il frappe du poing les cordes de son instrument. On pense aux Macrocosmos de Crumb. Wooley lui emboîte le pas en des doubles sons, des trilles, des grésillements. Un monsieur d’un certain âge à ma gauche entre immédiatement en symbiose et se balance sur sa chaise. Le photographe placé à ma droite semble dubitatif. « Que font-ils ? Est-ce que cela signifie ? Ils font n’importe quoi ?? » semble-t-il penser – du moins, c’est ce que j’en déduis aux mimiques de son faciès. Peut-être ne poserait-il pas la question s’il entendait de la techno, car comme pour le duo de ce soir, la techno est une descendance de la révolution électro-acoustique : après la mélodie, l’harmonie, la question formelle et le rythme, les musiciens se passionnent pour l’exploration du son en lui-même. La seconde pièce confirme cet attrait, Agustí Fernández en solo se retrouvant à l’opposé de son clavier pour violenter les cordes de son piano et créer un effet de saturation qui aspire à l’esthétisme.
Apparemment raccord avec l’intérêt manifesté par le festival pour les abeilles, la pièce suivante n’est que vrombissements, buzzs, ronflements, bourdonnements, le duo reformant à lui seul ce que doit entendre une ouvrière au milieu de sa ruche. Pour son moment en solo, Nate Wooley prend comme point de départ les pleurnicheries d’un enfant, qu’il imite d’abord avant d’en développer divers aspects. Agustí Fernández le rejoint en tapotant les touches
du piano sans les enfoncer, en cognant doucement sur son couvercle – et cette fois, on pense au Guero de Lachenmann. Plus le concert avance, plus les musiciens pénètrent loin dans ces interstices insoupçonnés. Wooley nous fait suffoquer lorsqu’il se lance dans une phase de respiration continue digne d’Evan Parker ; la dramaturgie lancée par Agustí Fernández nous entraîne dans un monde in-ouï et éphémère d’une cohérence crée au fil de l’eau.
À la fin du concert, mon voisin photographe a trouvé réponse à ses interrogations : le sens de cette musique repose sur l’exploration de gestes instrumentaux détachés des codes musicaux traditionnels. Il s’agit de prendre l’instant à bras le corps et de tenter de lui conférer un sens expressif, de donner sa chance à la saturation, au silence, de révéler des espaces inédits, de générer des mouvements d’énergie que seuls les artistes musiciens peuvent entr’apercevoir. Puisque le public en redemande, le duo revient sur scène donner un bis. Agustí Fernández prend la parole pour dédier ce concert à Charlie Haden qui vient de disparaître. Très court, il s’apparente à une élégie sobre et sans morbidité aucune.
Chapiteau du Verger, 23h30
Chromb !
Antoine Mermet (as, effets, vx), Camille Durieux (kb, vx), Lucas Hercberg (elb, effets, vx), Léo Dumont (dm).
Contrastant un maximum avec le duo précédant, le groupe lyonnais Chromb donne dans l’athlétique et le gros son. Leur esthétique emprunte tout à la fois au hard rock, au punk, à Soft Machine et à John Zorn. Musique dominée par les infra basses et une batterie grasse, elle repose sur le principe de la rupture. Les explosions de purs décibels et les passages authentiquement free se voient subitement interrompues par de grands moments quasi silencieux d’où, progressivement, émerge une nouvelle vague énergétique, parfois à partir de principes musicaux venus de la musique minimaliste.
La gourmandise luzéenne n’ayant pas de limite, la soirée s’est ensuite prolongée par une prestation des Fabulous Wadness, un duo de beatboxeurs toulousains, elle-même suivie d’un mix de El Selector Andaluz à partir de 2h du matin. Mais comme le premier rendez-vous musical du lendemain était prévu à 11h du matin, votre rapporteur a sagement choisi d’aller écouter les conseils de Morphée.
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À Luz-Saint Sauveur, on est gourmand (c’est-à-dire généreux) et militant. De ce fait, outre faire « le pari de l’étonnement » comme l’indique la quatrième de couverture du programme, à côté du choix de la trompette comme instrument phare autour de la thématique « musique et cinéma », le festival a décidé de mettre à l’honneur une activité en péril : l’apiculture. Par milliards, les abeilles disparaissent en effet depuis plusieurs années maintenant de notre planète. C’est un peu comme le jazz en France : remise en question du régime des intermittents, disparition du Centre d’information du jazz, Bureau du jazz de Radio France menacé, démission presque totale de nos élites vis-à-vis des musiques que ce mot recouvre, etc. Heureusement, à Luz le changement de couleur de sa mairie n’a pas de répercussions nocives sur la pérennité du festival, contrairement à Cugnaux (31) et à bien d’autres encore hélas. Il n’empêche que les institutions qui participent au budget du festival font de moins en moins cas d’actions culturelles atypiques telle que celle-ci, ce qui oblige l’association Jazz Pyr’ à faire des miracles pour le maintien du festival. Jazz et apiculture : une association thématique logique en fin de compte !
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 12 juillet 2014
Pour sa 24e édition, Jazz à Luz a choisi de déplacer ses concerts de la première à la deuxième semaine de juillet. Le 12 juillet est ainsi seulement sa deuxième journée de festivités.
La tête un peu ailleurs en ce moment, je m’aperçois à 10h30 que le trompettiste Nate Wooley se donnera en solo à 11h. Je prends soudainement conscience que nous ne sommes pas le 11 mais bien le 12, et je suis à 200 kilomètres de là… Le temps de me préparer et de faire le voyage, me voilà à Luz en milieu d’après-midi. Trop tard cependant pour assister au concert de Toma Gouband avec ses percussions de pierres sonnantes : le succès est tel qu’il n’y a plus une place, même debout. À la sortie, les avis sont partagés. Tous reconnaissent la performance, mais tandis que les uns ont totalement adhéré à la transe préhistorique provoquée par Toma Gouband, d’autres, sans doute venus chercher une autre forme musicale, n’ont pas trouvé leur compte.
Je ne perds toutefois pas mon après-midi. Une projection annoncée par le programme du festival du documentaire Des abeilles et des hommes de Markus Imhoof est prévue à 17h30, à laquelle j’assiste. Effarant ! Le film cherche à comprendre la ou les raisons de l’épidémie qui frappe les abeilles, cet insecte sans lequel un tiers des végétaux de la planète ne peut se reproduire, dont l’ensemble des arbres fruitiers. Je ne peux qu’en recommander le visionnage, autant pour la prise de conscience que pour la lueur d’espoir finale.
Aparté : En Chine, une sentence absurde de Mao a des conséquences pour le moins inattendues : le dirigeant chinois considère que les moineaux mangent les graines destinées à la consommation humaine et qu’en conséquence il convient de les exterminer. La chose faite (!), la vermine se développe et bientôt les abeilles disparaissent d’une partie de la Chine. Résultat, dans le Nord du pays on récolte le pollen que l’on vend au Sud. Comme le montre le documentaire, ce sont donc des hommes qui pollinisent à la main chaque fleur des arbres nourriciers !
À la sortie de la projection, il est temps de rejoindre le Bar de l’Europe devant lequel se produit The Taikonauts, un quatuor toulousain à deux guitares très rock’n’roll, tant dans l’habillement que dans l’attitude et le son. Nourri à la culture science fiction des années 1960, le groupe rencontre un franc succès auprès d’un large public qu’il convient de rassurer à côté des musiques « bizarres » que le festival propose. C’est chose faite.
Chapiteau du Verger, 21h.
Agustí Fernández & Nate Wooley
Nate Wooley (tp), Agustí Fernández (p).
Le grand concert du jour est un petit duo. Coup de cœur de Jean-Pierre Layrac, le directeur du festival, ce dernier nous apprend lors de sa présentation d’avant concert que les deux musiciens se produisent habituellement en trio avec le guitariste Joe Morris. Il s’agit donc d’une première sous la forme de ce duo.
Comme Peter Evans ou Taylor Ho Bynum, Nate Wooley insuffle un vent de fraîcheur dans l’approche de son instrument. Capable comme ses confrères de jouer dans tous les contextes, du bop traditionnel à l’improvisation radicale, il a su développer une technique sans pareille qui renouvelle l’image de la trompette. Ainsi sa prestation et celle du pianiste espagnol aura-t-elle été placée avant tout sous le signe de l’exploration sonore.
Il fait froid sous le grand chapiteau ; de nombreux enfants se font entendre dans le verger, des pleurs aux cris amusés ; les photographes n’ont pas choisi l’option « silencieux » sur leurs appareils. Bref, des conditions pas nécessairement motivantes pour se lancer dans l’inconnu. Cela n’effraie pourtant pas le matador Agustí Fernández. Il explore son piano façon Cecil Taylor, il gratte, il frotte, il racle, il frappe du poing les cordes de son instrument. On pense aux Macrocosmos de Crumb. Wooley lui emboîte le pas en des doubles sons, des trilles, des grésillements. Un monsieur d’un certain âge à ma gauche entre immédiatement en symbiose et se balance sur sa chaise. Le photographe placé à ma droite semble dubitatif. « Que font-ils ? Est-ce que cela signifie ? Ils font n’importe quoi ?? » semble-t-il penser – du moins, c’est ce que j’en déduis aux mimiques de son faciès. Peut-être ne poserait-il pas la question s’il entendait de la techno, car comme pour le duo de ce soir, la techno est une descendance de la révolution électro-acoustique : après la mélodie, l’harmonie, la question formelle et le rythme, les musiciens se passionnent pour l’exploration du son en lui-même. La seconde pièce confirme cet attrait, Agustí Fernández en solo se retrouvant à l’opposé de son clavier pour violenter les cordes de son piano et créer un effet de saturation qui aspire à l’esthétisme.
Apparemment raccord avec l’intérêt manifesté par le festival pour les abeilles, la pièce suivante n’est que vrombissements, buzzs, ronflements, bourdonnements, le duo reformant à lui seul ce que doit entendre une ouvrière au milieu de sa ruche. Pour son moment en solo, Nate Wooley prend comme point de départ les pleurnicheries d’un enfant, qu’il imite d’abord avant d’en développer divers aspects. Agustí Fernández le rejoint en tapotant les touches
du piano sans les enfoncer, en cognant doucement sur son couvercle – et cette fois, on pense au Guero de Lachenmann. Plus le concert avance, plus les musiciens pénètrent loin dans ces interstices insoupçonnés. Wooley nous fait suffoquer lorsqu’il se lance dans une phase de respiration continue digne d’Evan Parker ; la dramaturgie lancée par Agustí Fernández nous entraîne dans un monde in-ouï et éphémère d’une cohérence crée au fil de l’eau.
À la fin du concert, mon voisin photographe a trouvé réponse à ses interrogations : le sens de cette musique repose sur l’exploration de gestes instrumentaux détachés des codes musicaux traditionnels. Il s’agit de prendre l’instant à bras le corps et de tenter de lui conférer un sens expressif, de donner sa chance à la saturation, au silence, de révéler des espaces inédits, de générer des mouvements d’énergie que seuls les artistes musiciens peuvent entr’apercevoir. Puisque le public en redemande, le duo revient sur scène donner un bis. Agustí Fernández prend la parole pour dédier ce concert à Charlie Haden qui vient de disparaître. Très court, il s’apparente à une élégie sobre et sans morbidité aucune.
Chapiteau du Verger, 23h30
Chromb !
Antoine Mermet (as, effets, vx), Camille Durieux (kb, vx), Lucas Hercberg (elb, effets, vx), Léo Dumont (dm).
Contrastant un maximum avec le duo précédant, le groupe lyonnais Chromb donne dans l’athlétique et le gros son. Leur esthétique emprunte tout à la fois au hard rock, au punk, à Soft Machine et à John Zorn. Musique dominée par les infra basses et une batterie grasse, elle repose sur le principe de la rupture. Les explosions de purs décibels et les passages authentiquement free se voient subitement interrompues par de grands moments quasi silencieux d’où, progressivement, émerge une nouvelle vague énergétique, parfois à partir de principes musicaux venus de la musique minimaliste.
La gourmandise luzéenne n’ayant pas de limite, la soirée s’est ensuite prolongée par une prestation des Fabulous Wadness, un duo de beatboxeurs toulousains, elle-même suivie d’un mix de El Selector Andaluz à partir de 2h du matin. Mais comme le premier rendez-vous musical du lendemain était prévu à 11h du matin, votre rapporteur a sagement choisi d’aller écouter les conseils de Morphée.
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À Luz-Saint Sauveur, on est gourmand (c’est-à-dire généreux) et militant. De ce fait, outre faire « le pari de l’étonnement » comme l’indique la quatrième de couverture du programme, à côté du choix de la trompette comme instrument phare autour de la thématique « musique et cinéma », le festival a décidé de mettre à l’honneur une activité en péril : l’apiculture. Par milliards, les abeilles disparaissent en effet depuis plusieurs années maintenant de notre planète. C’est un peu comme le jazz en France : remise en question du régime des intermittents, disparition du Centre d’information du jazz, Bureau du jazz de Radio France menacé, démission presque totale de nos élites vis-à-vis des musiques que ce mot recouvre, etc. Heureusement, à Luz le changement de couleur de sa mairie n’a pas de répercussions nocives sur la pérennité du festival, contrairement à Cugnaux (31) et à bien d’autres encore hélas. Il n’empêche que les institutions qui participent au budget du festival font de moins en moins cas d’actions culturelles atypiques telle que celle-ci, ce qui oblige l’association Jazz Pyr’ à faire des miracles pour le maintien du festival. Jazz et apiculture : une association thématique logique en fin de compte !
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 12 juillet 2014
Pour sa 24e édition, Jazz à Luz a choisi de déplacer ses concerts de la première à la deuxième semaine de juillet. Le 12 juillet est ainsi seulement sa deuxième journée de festivités.
La tête un peu ailleurs en ce moment, je m’aperçois à 10h30 que le trompettiste Nate Wooley se donnera en solo à 11h. Je prends soudainement conscience que nous ne sommes pas le 11 mais bien le 12, et je suis à 200 kilomètres de là… Le temps de me préparer et de faire le voyage, me voilà à Luz en milieu d’après-midi. Trop tard cependant pour assister au concert de Toma Gouband avec ses percussions de pierres sonnantes : le succès est tel qu’il n’y a plus une place, même debout. À la sortie, les avis sont partagés. Tous reconnaissent la performance, mais tandis que les uns ont totalement adhéré à la transe préhistorique provoquée par Toma Gouband, d’autres, sans doute venus chercher une autre forme musicale, n’ont pas trouvé leur compte.
Je ne perds toutefois pas mon après-midi. Une projection annoncée par le programme du festival du documentaire Des abeilles et des hommes de Markus Imhoof est prévue à 17h30, à laquelle j’assiste. Effarant ! Le film cherche à comprendre la ou les raisons de l’épidémie qui frappe les abeilles, cet insecte sans lequel un tiers des végétaux de la planète ne peut se reproduire, dont l’ensemble des arbres fruitiers. Je ne peux qu’en recommander le visionnage, autant pour la prise de conscience que pour la lueur d’espoir finale.
Aparté : En Chine, une sentence absurde de Mao a des conséquences pour le moins inattendues : le dirigeant chinois considère que les moineaux mangent les graines destinées à la consommation humaine et qu’en conséquence il convient de les exterminer. La chose faite (!), la vermine se développe et bientôt les abeilles disparaissent d’une partie de la Chine. Résultat, dans le Nord du pays on récolte le pollen que l’on vend au Sud. Comme le montre le documentaire, ce sont donc des hommes qui pollinisent à la main chaque fleur des arbres nourriciers !
À la sortie de la projection, il est temps de rejoindre le Bar de l’Europe devant lequel se produit The Taikonauts, un quatuor toulousain à deux guitares très rock’n’roll, tant dans l’habillement que dans l’attitude et le son. Nourri à la culture science fiction des années 1960, le groupe rencontre un franc succès auprès d’un large public qu’il convient de rassurer à côté des musiques « bizarres » que le festival propose. C’est chose faite.
Chapiteau du Verger, 21h.
Agustí Fernández & Nate Wooley
Nate Wooley (tp), Agustí Fernández (p).
Le grand concert du jour est un petit duo. Coup de cœur de Jean-Pierre Layrac, le directeur du festival, ce dernier nous apprend lors de sa présentation d’avant concert que les deux musiciens se produisent habituellement en trio avec le guitariste Joe Morris. Il s’agit donc d’une première sous la forme de ce duo.
Comme Peter Evans ou Taylor Ho Bynum, Nate Wooley insuffle un vent de fraîcheur dans l’approche de son instrument. Capable comme ses confrères de jouer dans tous les contextes, du bop traditionnel à l’improvisation radicale, il a su développer une technique sans pareille qui renouvelle l’image de la trompette. Ainsi sa prestation et celle du pianiste espagnol aura-t-elle été placée avant tout sous le signe de l’exploration sonore.
Il fait froid sous le grand chapiteau ; de nombreux enfants se font entendre dans le verger, des pleurs aux cris amusés ; les photographes n’ont pas choisi l’option « silencieux » sur leurs appareils. Bref, des conditions pas nécessairement motivantes pour se lancer dans l’inconnu. Cela n’effraie pourtant pas le matador Agustí Fernández. Il explore son piano façon Cecil Taylor, il gratte, il frotte, il racle, il frappe du poing les cordes de son instrument. On pense aux Macrocosmos de Crumb. Wooley lui emboîte le pas en des doubles sons, des trilles, des grésillements. Un monsieur d’un certain âge à ma gauche entre immédiatement en symbiose et se balance sur sa chaise. Le photographe placé à ma droite semble dubitatif. « Que font-ils ? Est-ce que cela signifie ? Ils font n’importe quoi ?? » semble-t-il penser – du moins, c’est ce que j’en déduis aux mimiques de son faciès. Peut-être ne poserait-il pas la question s’il entendait de la techno, car comme pour le duo de ce soir, la techno est une descendance de la révolution électro-acoustique : après la mélodie, l’harmonie, la question formelle et le rythme, les musiciens se passionnent pour l’exploration du son en lui-même. La seconde pièce confirme cet attrait, Agustí Fernández en solo se retrouvant à l’opposé de son clavier pour violenter les cordes de son piano et créer un effet de saturation qui aspire à l’esthétisme.
Apparemment raccord avec l’intérêt manifesté par le festival pour les abeilles, la pièce suivante n’est que vrombissements, buzzs, ronflements, bourdonnements, le duo reformant à lui seul ce que doit entendre une ouvrière au milieu de sa ruche. Pour son moment en solo, Nate Wooley prend comme point de départ les pleurnicheries d’un enfant, qu’il imite d’abord avant d’en développer divers aspects. Agustí Fernández le rejoint en tapotant les touches
du piano sans les enfoncer, en cognant doucement sur son couvercle – et cette fois, on pense au Guero de Lachenmann. Plus le concert avance, plus les musiciens pénètrent loin dans ces interstices insoupçonnés. Wooley nous fait suffoquer lorsqu’il se lance dans une phase de respiration continue digne d’Evan Parker ; la dramaturgie lancée par Agustí Fernández nous entraîne dans un monde in-ouï et éphémère d’une cohérence crée au fil de l’eau.
À la fin du concert, mon voisin photographe a trouvé réponse à ses interrogations : le sens de cette musique repose sur l’exploration de gestes instrumentaux détachés des codes musicaux traditionnels. Il s’agit de prendre l’instant à bras le corps et de tenter de lui conférer un sens expressif, de donner sa chance à la saturation, au silence, de révéler des espaces inédits, de générer des mouvements d’énergie que seuls les artistes musiciens peuvent entr’apercevoir. Puisque le public en redemande, le duo revient sur scène donner un bis. Agustí Fernández prend la parole pour dédier ce concert à Charlie Haden qui vient de disparaître. Très court, il s’apparente à une élégie sobre et sans morbidité aucune.
Chapiteau du Verger, 23h30
Chromb !
Antoine Mermet (as, effets, vx), Camille Durieux (kb, vx), Lucas Hercberg (elb, effets, vx), Léo Dumont (dm).
Contrastant un maximum avec le duo précédant, le groupe lyonnais Chromb donne dans l’athlétique et le gros son. Leur esthétique emprunte tout à la fois au hard rock, au punk, à Soft Machine et à John Zorn. Musique dominée par les infra basses et une batterie grasse, elle repose sur le principe de la rupture. Les explosions de purs décibels et les passages authentiquement free se voient subitement interrompues par de grands moments quasi silencieux d’où, progressivement, émerge une nouvelle vague énergétique, parfois à partir de principes musicaux venus de la musique minimaliste.
La gourmandise luzéenne n’ayant pas de limite, la soirée s’est ensuite prolongée par une prestation des Fabulous Wadness, un duo de beatboxeurs toulousains, elle-même suivie d’un mix de El Selector Andaluz à partir de 2h du matin. Mais comme le premier rendez-vous musical du lendemain était prévu à 11h du matin, votre rapporteur a sagement choisi d’aller écouter les conseils de Morphée.
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À Luz-Saint Sauveur, on est gourmand (c’est-à-dire généreux) et militant. De ce fait, outre faire « le pari de l’étonnement » comme l’indique la quatrième de couverture du programme, à côté du choix de la trompette comme instrument phare autour de la thématique « musique et cinéma », le festival a décidé de mettre à l’honneur une activité en péril : l’apiculture. Par milliards, les abeilles disparaissent en effet depuis plusieurs années maintenant de notre planète. C’est un peu comme le jazz en France : remise en question du régime des intermittents, disparition du Centre d’information du jazz, Bureau du jazz de Radio France menacé, démission presque totale de nos élites vis-à-vis des musiques que ce mot recouvre, etc. Heureusement, à Luz le changement de couleur de sa mairie n’a pas de répercussions nocives sur la pérennité du festival, contrairement à Cugnaux (31) et à bien d’autres encore hélas. Il n’empêche que les institutions qui participent au budget du festival font de moins en moins cas d’actions culturelles atypiques telle que celle-ci, ce qui oblige l’association Jazz Pyr’ à faire des miracles pour le maintien du festival. Jazz et apiculture : une association thématique logique en fin de compte !
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 12 juillet 2014
Pour sa 24e édition, Jazz à Luz a choisi de déplacer ses concerts de la première à la deuxième semaine de juillet. Le 12 juillet est ainsi seulement sa deuxième journée de festivités.
La tête un peu ailleurs en ce moment, je m’aperçois à 10h30 que le trompettiste Nate Wooley se donnera en solo à 11h. Je prends soudainement conscience que nous ne sommes pas le 11 mais bien le 12, et je suis à 200 kilomètres de là… Le temps de me préparer et de faire le voyage, me voilà à Luz en milieu d’après-midi. Trop tard cependant pour assister au concert de Toma Gouband avec ses percussions de pierres sonnantes : le succès est tel qu’il n’y a plus une place, même debout. À la sortie, les avis sont partagés. Tous reconnaissent la performance, mais tandis que les uns ont totalement adhéré à la transe préhistorique provoquée par Toma Gouband, d’autres, sans doute venus chercher une autre forme musicale, n’ont pas trouvé leur compte.
Je ne perds toutefois pas mon après-midi. Une projection annoncée par le programme du festival du documentaire Des abeilles et des hommes de Markus Imhoof est prévue à 17h30, à laquelle j’assiste. Effarant ! Le film cherche à comprendre la ou les raisons de l’épidémie qui frappe les abeilles, cet insecte sans lequel un tiers des végétaux de la planète ne peut se reproduire, dont l’ensemble des arbres fruitiers. Je ne peux qu’en recommander le visionnage, autant pour la prise de conscience que pour la lueur d’espoir finale.
Aparté : En Chine, une sentence absurde de Mao a des conséquences pour le moins inattendues : le dirigeant chinois considère que les moineaux mangent les graines destinées à la consommation humaine et qu’en conséquence il convient de les exterminer. La chose faite (!), la vermine se développe et bientôt les abeilles disparaissent d’une partie de la Chine. Résultat, dans le Nord du pays on récolte le pollen que l’on vend au Sud. Comme le montre le documentaire, ce sont donc des hommes qui pollinisent à la main chaque fleur des arbres nourriciers !
À la sortie de la projection, il est temps de rejoindre le Bar de l’Europe devant lequel se produit The Taikonauts, un quatuor toulousain à deux guitares très rock’n’roll, tant dans l’habillement que dans l’attitude et le son. Nourri à la culture science fiction des années 1960, le groupe rencontre un franc succès auprès d’un large public qu’il convient de rassurer à côté des musiques « bizarres » que le festival propose. C’est chose faite.
Chapiteau du Verger, 21h.
Agustí Fernández & Nate Wooley
Nate Wooley (tp), Agustí Fernández (p).
Le grand concert du jour est un petit duo. Coup de cœur de Jean-Pierre Layrac, le directeur du festival, ce dernier nous apprend lors de sa présentation d’avant concert que les deux musiciens se produisent habituellement en trio avec le guitariste Joe Morris. Il s’agit donc d’une première sous la forme de ce duo.
Comme Peter Evans ou Taylor Ho Bynum, Nate Wooley insuffle un vent de fraîcheur dans l’approche de son instrument. Capable comme ses confrères de jouer dans tous les contextes, du bop traditionnel à l’improvisation radicale, il a su développer une technique sans pareille qui renouvelle l’image de la trompette. Ainsi sa prestation et celle du pianiste espagnol aura-t-elle été placée avant tout sous le signe de l’exploration sonore.
Il fait froid sous le grand chapiteau ; de nombreux enfants se font entendre dans le verger, des pleurs aux cris amusés ; les photographes n’ont pas choisi l’option « silencieux » sur leurs appareils. Bref, des conditions pas nécessairement motivantes pour se lancer dans l’inconnu. Cela n’effraie pourtant pas le matador Agustí Fernández. Il explore son piano façon Cecil Taylor, il gratte, il frotte, il racle, il frappe du poing les cordes de son instrument. On pense aux Macrocosmos de Crumb. Wooley lui emboîte le pas en des doubles sons, des trilles, des grésillements. Un monsieur d’un certain âge à ma gauche entre immédiatement en symbiose et se balance sur sa chaise. Le photographe placé à ma droite semble dubitatif. « Que font-ils ? Est-ce que cela signifie ? Ils font n’importe quoi ?? » semble-t-il penser – du moins, c’est ce que j’en déduis aux mimiques de son faciès. Peut-être ne poserait-il pas la question s’il entendait de la techno, car comme pour le duo de ce soir, la techno est une descendance de la révolution électro-acoustique : après la mélodie, l’harmonie, la question formelle et le rythme, les musiciens se passionnent pour l’exploration du son en lui-même. La seconde pièce confirme cet attrait, Agustí Fernández en solo se retrouvant à l’opposé de son clavier pour violenter les cordes de son piano et créer un effet de saturation qui aspire à l’esthétisme.
Apparemment raccord avec l’intérêt manifesté par le festival pour les abeilles, la pièce suivante n’est que vrombissements, buzzs, ronflements, bourdonnements, le duo reformant à lui seul ce que doit entendre une ouvrière au milieu de sa ruche. Pour son moment en solo, Nate Wooley prend comme point de départ les pleurnicheries d’un enfant, qu’il imite d’abord avant d’en développer divers aspects. Agustí Fernández le rejoint en tapotant les touches
du piano sans les enfoncer, en cognant doucement sur son couvercle – et cette fois, on pense au Guero de Lachenmann. Plus le concert avance, plus les musiciens pénètrent loin dans ces interstices insoupçonnés. Wooley nous fait suffoquer lorsqu’il se lance dans une phase de respiration continue digne d’Evan Parker ; la dramaturgie lancée par Agustí Fernández nous entraîne dans un monde in-ouï et éphémère d’une cohérence crée au fil de l’eau.
À la fin du concert, mon voisin photographe a trouvé réponse à ses interrogations : le sens de cette musique repose sur l’exploration de gestes instrumentaux détachés des codes musicaux traditionnels. Il s’agit de prendre l’instant à bras le corps et de tenter de lui conférer un sens expressif, de donner sa chance à la saturation, au silence, de révéler des espaces inédits, de générer des mouvements d’énergie que seuls les artistes musiciens peuvent entr’apercevoir. Puisque le public en redemande, le duo revient sur scène donner un bis. Agustí Fernández prend la parole pour dédier ce concert à Charlie Haden qui vient de disparaître. Très court, il s’apparente à une élégie sobre et sans morbidité aucune.
Chapiteau du Verger, 23h30
Chromb !
Antoine Mermet (as, effets, vx), Camille Durieux (kb, vx), Lucas Hercberg (elb, effets, vx), Léo Dumont (dm).
Contrastant un maximum avec le duo précédant, le groupe lyonnais Chromb donne dans l’athlétique et le gros son. Leur esthétique emprunte tout à la fois au hard rock, au punk, à Soft Machine et à John Zorn. Musique dominée par les infra basses et une batterie grasse, elle repose sur le principe de la rupture. Les explosions de purs décibels et les passages authentiquement free se voient subitement interrompues par de grands moments quasi silencieux d’où, progressivement, émerge une nouvelle vague énergétique, parfois à partir de principes musicaux venus de la musique minimaliste.
La gourmandise luzéenne n’ayant pas de limite, la soirée s’est ensuite prolongée par une prestation des Fabulous Wadness, un duo de beatboxeurs toulousains, elle-même suivie d’un mix de El Selector Andaluz à partir de 2h du matin. Mais comme le premier rendez-vous musical du lendemain était prévu à 11h du matin, votre rapporteur a sagement choisi d’aller écouter les conseils de Morphée.