Jazz à Luz 2014 (3)
Les derniers concerts du 24e festival « Jazz à Luz » n’ont pas été les moins bons, loin s’en faut. Remarquablement lancée par le trio Piak, la journée s’est refermée en fanfare avec Kaze (prononcer « kazé »). Vous ne connaissez ni l’un, ni l’autre ? Normal puisqu’il s’agit de deux formations assez jeunes. À ceux qui aiment la musique habitée, investie et haletante : Piak et Kaze sont faits pour vous.
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 14 juillet 2014
Maison de la vallée, 11h
Piak
Julien Gineste (ts, as), Florian Nastorg (as, bs), Bertrand Fraysse (dm).
Moins de sept heures après les derniers effluves de la free jazz session, les festivaliers retrouvent la salle des voûtes de la Maison de la vallée pour le concert d’un trio aux origines aveyronnaises que peu connaissent encore, en dehors de Jean-Pierre Layrac et de quelques proches qui le côtoie. Les trois jeunes barbus empoignent leurs instruments, ferment les yeux et se lancent. Longue tenue, plus ou moins la même note selon le moment, à la manière des grandes trompes des Alpes suisse mais en plus aigues ; sons de cloches, ferrailleries diverses ; pulsation de marche au tempo variable joué grosse caisse+charleston : cet appel pose le paysage sonore. Une litanie est en marche. Elle débouche sur un 12/8 obsessionnel de Bertrand Fraysse au-dessus duquel les saxophonistes m’évoquent – fil rouge luzéen oblige – le vol de deux abeilles en furie. Au cours du second moment de cette heure non-stop d’improvisation totale, l’éclat domine davantage. Toute de plaintes et de gémissements, Piak entraîne l’auditoire dans une transe noire, ailleurs étrange et souvent inquiétant pour qui n’a pas l’habitude de fréquenter de telles contrées. « Très beau concert » s’écrie la propriétaire du gîte venue écouter les Piak qu’elle accueille sous son toit. Effectivement, pour ce qui concerne les prestations d’improvisation libre qu’il m’ait été donné d’entendre au cours du festival, celle de Piak s’est révélée tout particulièrement enthousiasmante. Le public hétéroclite, composé de jeunes las des productions prêtes-à-consommer, de vieux aspirants libertaires, de touristes curieux découvrant ce monde intriguant de prime abord, ou encore de passionnés d’improvisation venus à Luz pour prendre une bouffée d’air frais ne s’y trompent pas et applaudissent chaudement les artistes. L’air étonné d’un tel accueil, ils ont le bon goût de ne pas faire de bis.
Comme souvent, le caractère des Piak – doux, calme, timide – contraste avec l’esthétique hurlante et déchirée qu’ils développent. Une raison supplémentaire pour les inviter, amis programmateurs !
Conférence « Jazz et cinéma », Maison de la vallée, 15h
Pierre-Henri Ardonceau (conférencier)
Vers 15h, Pierre-Henri Ardonceau entame sa conférence sur le jazz et le cinéma, toujours à la Maison de la vallée. Sous forme de boutade, il réclame que sa prochaine conférence soit programmée par exemple à 11h, au lieu de cet horaire habituellement réservé à la sieste.
En préambule à son intervention, il précise que les relations entre les deux pratiques artistiques ont été, et sont encore, si riches et complexes qu’il existe mille et une manières pour traiter le sujet. Pour ce qui le concerne, il a choisi un parti pris un peu polémique : démontrer qu’entre les décennies 1920 et 1940 le jazz n’a cessé d’être mal traité par le cinéma américain. La faute originelle, Pierre-Henri Ardonceau la trouve dans Le Chanteur de jazz, le premier film parlant, où un Blanc se grime en Noir pour pouvoir se lancer dans une carrière de Music Hall à l’insu de son père très religieux. Le film, bien que mauvais et sans réel qualité musicale relevant du jazz véritable, précise le conférencier, obtint un succès considérable en son temps, donnant à l’Amérique entière une représentation biaisée de l’art jazz. Pierre-Henri Ardonceau n’eut ensuite de cesse de démontrer sa thèse. Non sans quelques écarts du côté de l’humour d’ailleurs, tel ce passage très drôle du Shérif est en prison (Blazing Saddles, 1974) de Mel Brooks où l’orchestre qui exécute la bande son se retrouve soudain à l’écran, en plein désert. Son chef en est Count Basie en personne !
Chapiteau du verger, 18h30
Anne-James Chaton, Andy Moor & Thurston Moore
Anne-James Chaton (déclamation, elg), Andy Moor (elg), Thurston Moore (elg)
À Luz, on aime aussi le rock noise, ce versant du rock qui batifole avec l’improvisation, s’affranchit des frontières stylistiques. Les guitaristes commencent en duo : ça détend les cordes graves, ça joue des power chords atonals, ça lacère, ça sature, ça casse des cordes, ça use de multiples effets, le tout avec en permanence une distorsion pour entretenir un continuum sonore au volume très élevé. Anne-James Chaton entre en scène. Il lit ses textes d’une voix grave, sûre et timbrée. Hélas, je ne comprends pas tout, la sonorisation n’étant pas exempte de tout reproche. Je reconnais pourtant au cours de la prestation les grands thèmes attachés au rock : la mort, les accidents de la vie, les grandes figures mythiques, le sexe, le voyage sans but, l’alcool… Les guitaristes, Ex de Sonic Youth et ex de… The Ex soutiennent l’auteur des textes d’une manière à la fois très rock dans l’enveloppe principale et très ouverte dans le détail, avec un côté « dark » à la Dead Man, le film de Jim Jarmush dont la musique n’est assurée que par la guitare de Neil Young. Les artistes ont imaginé différentes configurations qui, sans rompre son unité de ton, apporte de la variété (sans jeu de mot) à la prestation : deux textes se superposant Thurston Moore se révélant un excellent lecteur) ; un même texte lu alternativement en français et en anglais ; un pur jeu d’esprit lorsque Anne-James Chaton débite une liste de noms suivis d’une lettre indiquant l’accord à réaliser pour les instrumentistes (Antonin Artaud – A = la majeur, Henri Miller – E = mi majeur, François Mauriac – F = fa majeur, etc.).
Aux applaudissements du public, j’en déduis que mon ressenti correspond à l’appréciation générale : de belles trouvailles, une bonne énergie, mais pas d’extase transcendantale pour autant !
Moor & Moore
Chapiteau du verger, 21h30
Kaze
Nats
uki Tamura (tp, objets divers), Christian Pruvost (tp, accessoires divers), Satoko Fuji (p), Peter Orins (dm)
Pour sa présentation de concert, Jean-Pierre Layrac explique qu’en imaginant la programmation de l’édition 2014 du festival un nom a d’emblée été inscrit sur la liste des artistes à inviter : Kaze. Les Japonais et les deux musiciens du collectif Muzzix se sont rencontrés en 2010. Depuis, ils ont déjà réalisé deux albums : “Rafale” (2011) et “Tornado” (2013), dont je n’avais pas eu vent. De quoi piquer ma curiosité au vif.
Le début du concert luzéen s’avère très japonais, avec une musique du presque-rien, née quasiment du silence : le piano sonne comme un orgue de cristal, il n’y a que du vent qui sorte du pavillon des trompettistes, et c’est une vibration à peine suggérée que le batteur obtient de sa cymbale jouée aux mailloches. Après le minimalisme de l’ONJ, la musique minimale de Kaze ! Cette longue pièce inaugurale colore toujours davantage la teinte funèbre d’emblée palpable. Aux roulements de tambours (caisse claire et toms) succède une sonnerie aux morts entonnées par les trompettes, tandis que Satoko Fuji contrarie son ostinato-chaconne de commentaires mélodiques joués dans la partie préparée de son clavier ou par d’énormes clusters graves qui sonnent le glas. C’est à un cérémoniel auquel nous assistons.
En fondu-enchaîné, une partie modale à la McCoy Tyner amène le groupe à un autre extrême. C’est en effet à du free « comme à l’époque » auquel se livre alors les musiciens. Au vu de l’actualité récente du Japon, on comprend les raisons d’une telle expression. Les pièces suivantes semblent confirmer mon intuition. De nouveau, tout n’est que souffle irradié, paysage désertifié, grésillements de compteur geiger.
Et pourtant, loin d’effrayer, voilà une musique éminemment prenante, écriture et improvisation étant subtilement déséquilibrées en faveur de la seconde. Conquis, en dépit des perturbations du bal des pompiers commencé plus tôt que convenu, le public réclame à corps et à cris un bis qu’il obtint.
Une nouvelle fois, Jazz à Luz ne s’est pas trompé sur le choix de son final. Si vous voulez entraîner ceux de vos amis qui ne connaissent pas encore l’univers de la musique improvisée, emmenez-les écouter Kaze (ce nouvel appel du pied à nos amis programmateurs n’est pas fortuit).
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Les derniers concerts du 24e festival « Jazz à Luz » n’ont pas été les moins bons, loin s’en faut. Remarquablement lancée par le trio Piak, la journée s’est refermée en fanfare avec Kaze (prononcer « kazé »). Vous ne connaissez ni l’un, ni l’autre ? Normal puisqu’il s’agit de deux formations assez jeunes. À ceux qui aiment la musique habitée, investie et haletante : Piak et Kaze sont faits pour vous.
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 14 juillet 2014
Maison de la vallée, 11h
Piak
Julien Gineste (ts, as), Florian Nastorg (as, bs), Bertrand Fraysse (dm).
Moins de sept heures après les derniers effluves de la free jazz session, les festivaliers retrouvent la salle des voûtes de la Maison de la vallée pour le concert d’un trio aux origines aveyronnaises que peu connaissent encore, en dehors de Jean-Pierre Layrac et de quelques proches qui le côtoie. Les trois jeunes barbus empoignent leurs instruments, ferment les yeux et se lancent. Longue tenue, plus ou moins la même note selon le moment, à la manière des grandes trompes des Alpes suisse mais en plus aigues ; sons de cloches, ferrailleries diverses ; pulsation de marche au tempo variable joué grosse caisse+charleston : cet appel pose le paysage sonore. Une litanie est en marche. Elle débouche sur un 12/8 obsessionnel de Bertrand Fraysse au-dessus duquel les saxophonistes m’évoquent – fil rouge luzéen oblige – le vol de deux abeilles en furie. Au cours du second moment de cette heure non-stop d’improvisation totale, l’éclat domine davantage. Toute de plaintes et de gémissements, Piak entraîne l’auditoire dans une transe noire, ailleurs étrange et souvent inquiétant pour qui n’a pas l’habitude de fréquenter de telles contrées. « Très beau concert » s’écrie la propriétaire du gîte venue écouter les Piak qu’elle accueille sous son toit. Effectivement, pour ce qui concerne les prestations d’improvisation libre qu’il m’ait été donné d’entendre au cours du festival, celle de Piak s’est révélée tout particulièrement enthousiasmante. Le public hétéroclite, composé de jeunes las des productions prêtes-à-consommer, de vieux aspirants libertaires, de touristes curieux découvrant ce monde intriguant de prime abord, ou encore de passionnés d’improvisation venus à Luz pour prendre une bouffée d’air frais ne s’y trompent pas et applaudissent chaudement les artistes. L’air étonné d’un tel accueil, ils ont le bon goût de ne pas faire de bis.
Comme souvent, le caractère des Piak – doux, calme, timide – contraste avec l’esthétique hurlante et déchirée qu’ils développent. Une raison supplémentaire pour les inviter, amis programmateurs !
Conférence « Jazz et cinéma », Maison de la vallée, 15h
Pierre-Henri Ardonceau (conférencier)
Vers 15h, Pierre-Henri Ardonceau entame sa conférence sur le jazz et le cinéma, toujours à la Maison de la vallée. Sous forme de boutade, il réclame que sa prochaine conférence soit programmée par exemple à 11h, au lieu de cet horaire habituellement réservé à la sieste.
En préambule à son intervention, il précise que les relations entre les deux pratiques artistiques ont été, et sont encore, si riches et complexes qu’il existe mille et une manières pour traiter le sujet. Pour ce qui le concerne, il a choisi un parti pris un peu polémique : démontrer qu’entre les décennies 1920 et 1940 le jazz n’a cessé d’être mal traité par le cinéma américain. La faute originelle, Pierre-Henri Ardonceau la trouve dans Le Chanteur de jazz, le premier film parlant, où un Blanc se grime en Noir pour pouvoir se lancer dans une carrière de Music Hall à l’insu de son père très religieux. Le film, bien que mauvais et sans réel qualité musicale relevant du jazz véritable, précise le conférencier, obtint un succès considérable en son temps, donnant à l’Amérique entière une représentation biaisée de l’art jazz. Pierre-Henri Ardonceau n’eut ensuite de cesse de démontrer sa thèse. Non sans quelques écarts du côté de l’humour d’ailleurs, tel ce passage très drôle du Shérif est en prison (Blazing Saddles, 1974) de Mel Brooks où l’orchestre qui exécute la bande son se retrouve soudain à l’écran, en plein désert. Son chef en est Count Basie en personne !
Chapiteau du verger, 18h30
Anne-James Chaton, Andy Moor & Thurston Moore
Anne-James Chaton (déclamation, elg), Andy Moor (elg), Thurston Moore (elg)
À Luz, on aime aussi le rock noise, ce versant du rock qui batifole avec l’improvisation, s’affranchit des frontières stylistiques. Les guitaristes commencent en duo : ça détend les cordes graves, ça joue des power chords atonals, ça lacère, ça sature, ça casse des cordes, ça use de multiples effets, le tout avec en permanence une distorsion pour entretenir un continuum sonore au volume très élevé. Anne-James Chaton entre en scène. Il lit ses textes d’une voix grave, sûre et timbrée. Hélas, je ne comprends pas tout, la sonorisation n’étant pas exempte de tout reproche. Je reconnais pourtant au cours de la prestation les grands thèmes attachés au rock : la mort, les accidents de la vie, les grandes figures mythiques, le sexe, le voyage sans but, l’alcool… Les guitaristes, Ex de Sonic Youth et ex de… The Ex soutiennent l’auteur des textes d’une manière à la fois très rock dans l’enveloppe principale et très ouverte dans le détail, avec un côté « dark » à la Dead Man, le film de Jim Jarmush dont la musique n’est assurée que par la guitare de Neil Young. Les artistes ont imaginé différentes configurations qui, sans rompre son unité de ton, apporte de la variété (sans jeu de mot) à la prestation : deux textes se superposant Thurston Moore se révélant un excellent lecteur) ; un même texte lu alternativement en français et en anglais ; un pur jeu d’esprit lorsque Anne-James Chaton débite une liste de noms suivis d’une lettre indiquant l’accord à réaliser pour les instrumentistes (Antonin Artaud – A = la majeur, Henri Miller – E = mi majeur, François Mauriac – F = fa majeur, etc.).
Aux applaudissements du public, j’en déduis que mon ressenti correspond à l’appréciation générale : de belles trouvailles, une bonne énergie, mais pas d’extase transcendantale pour autant !
Moor & Moore
Chapiteau du verger, 21h30
Kaze
Nats
uki Tamura (tp, objets divers), Christian Pruvost (tp, accessoires divers), Satoko Fuji (p), Peter Orins (dm)
Pour sa présentation de concert, Jean-Pierre Layrac explique qu’en imaginant la programmation de l’édition 2014 du festival un nom a d’emblée été inscrit sur la liste des artistes à inviter : Kaze. Les Japonais et les deux musiciens du collectif Muzzix se sont rencontrés en 2010. Depuis, ils ont déjà réalisé deux albums : “Rafale” (2011) et “Tornado” (2013), dont je n’avais pas eu vent. De quoi piquer ma curiosité au vif.
Le début du concert luzéen s’avère très japonais, avec une musique du presque-rien, née quasiment du silence : le piano sonne comme un orgue de cristal, il n’y a que du vent qui sorte du pavillon des trompettistes, et c’est une vibration à peine suggérée que le batteur obtient de sa cymbale jouée aux mailloches. Après le minimalisme de l’ONJ, la musique minimale de Kaze ! Cette longue pièce inaugurale colore toujours davantage la teinte funèbre d’emblée palpable. Aux roulements de tambours (caisse claire et toms) succède une sonnerie aux morts entonnées par les trompettes, tandis que Satoko Fuji contrarie son ostinato-chaconne de commentaires mélodiques joués dans la partie préparée de son clavier ou par d’énormes clusters graves qui sonnent le glas. C’est à un cérémoniel auquel nous assistons.
En fondu-enchaîné, une partie modale à la McCoy Tyner amène le groupe à un autre extrême. C’est en effet à du free « comme à l’époque » auquel se livre alors les musiciens. Au vu de l’actualité récente du Japon, on comprend les raisons d’une telle expression. Les pièces suivantes semblent confirmer mon intuition. De nouveau, tout n’est que souffle irradié, paysage désertifié, grésillements de compteur geiger.
Et pourtant, loin d’effrayer, voilà une musique éminemment prenante, écriture et improvisation étant subtilement déséquilibrées en faveur de la seconde. Conquis, en dépit des perturbations du bal des pompiers commencé plus tôt que convenu, le public réclame à corps et à cris un bis qu’il obtint.
Une nouvelle fois, Jazz à Luz ne s’est pas trompé sur le choix de son final. Si vous voulez entraîner ceux de vos amis qui ne connaissent pas encore l’univers de la musique improvisée, emmenez-les écouter Kaze (ce nouvel appel du pied à nos amis programmateurs n’est pas fortuit).
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Les derniers concerts du 24e festival « Jazz à Luz » n’ont pas été les moins bons, loin s’en faut. Remarquablement lancée par le trio Piak, la journée s’est refermée en fanfare avec Kaze (prononcer « kazé »). Vous ne connaissez ni l’un, ni l’autre ? Normal puisqu’il s’agit de deux formations assez jeunes. À ceux qui aiment la musique habitée, investie et haletante : Piak et Kaze sont faits pour vous.
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 14 juillet 2014
Maison de la vallée, 11h
Piak
Julien Gineste (ts, as), Florian Nastorg (as, bs), Bertrand Fraysse (dm).
Moins de sept heures après les derniers effluves de la free jazz session, les festivaliers retrouvent la salle des voûtes de la Maison de la vallée pour le concert d’un trio aux origines aveyronnaises que peu connaissent encore, en dehors de Jean-Pierre Layrac et de quelques proches qui le côtoie. Les trois jeunes barbus empoignent leurs instruments, ferment les yeux et se lancent. Longue tenue, plus ou moins la même note selon le moment, à la manière des grandes trompes des Alpes suisse mais en plus aigues ; sons de cloches, ferrailleries diverses ; pulsation de marche au tempo variable joué grosse caisse+charleston : cet appel pose le paysage sonore. Une litanie est en marche. Elle débouche sur un 12/8 obsessionnel de Bertrand Fraysse au-dessus duquel les saxophonistes m’évoquent – fil rouge luzéen oblige – le vol de deux abeilles en furie. Au cours du second moment de cette heure non-stop d’improvisation totale, l’éclat domine davantage. Toute de plaintes et de gémissements, Piak entraîne l’auditoire dans une transe noire, ailleurs étrange et souvent inquiétant pour qui n’a pas l’habitude de fréquenter de telles contrées. « Très beau concert » s’écrie la propriétaire du gîte venue écouter les Piak qu’elle accueille sous son toit. Effectivement, pour ce qui concerne les prestations d’improvisation libre qu’il m’ait été donné d’entendre au cours du festival, celle de Piak s’est révélée tout particulièrement enthousiasmante. Le public hétéroclite, composé de jeunes las des productions prêtes-à-consommer, de vieux aspirants libertaires, de touristes curieux découvrant ce monde intriguant de prime abord, ou encore de passionnés d’improvisation venus à Luz pour prendre une bouffée d’air frais ne s’y trompent pas et applaudissent chaudement les artistes. L’air étonné d’un tel accueil, ils ont le bon goût de ne pas faire de bis.
Comme souvent, le caractère des Piak – doux, calme, timide – contraste avec l’esthétique hurlante et déchirée qu’ils développent. Une raison supplémentaire pour les inviter, amis programmateurs !
Conférence « Jazz et cinéma », Maison de la vallée, 15h
Pierre-Henri Ardonceau (conférencier)
Vers 15h, Pierre-Henri Ardonceau entame sa conférence sur le jazz et le cinéma, toujours à la Maison de la vallée. Sous forme de boutade, il réclame que sa prochaine conférence soit programmée par exemple à 11h, au lieu de cet horaire habituellement réservé à la sieste.
En préambule à son intervention, il précise que les relations entre les deux pratiques artistiques ont été, et sont encore, si riches et complexes qu’il existe mille et une manières pour traiter le sujet. Pour ce qui le concerne, il a choisi un parti pris un peu polémique : démontrer qu’entre les décennies 1920 et 1940 le jazz n’a cessé d’être mal traité par le cinéma américain. La faute originelle, Pierre-Henri Ardonceau la trouve dans Le Chanteur de jazz, le premier film parlant, où un Blanc se grime en Noir pour pouvoir se lancer dans une carrière de Music Hall à l’insu de son père très religieux. Le film, bien que mauvais et sans réel qualité musicale relevant du jazz véritable, précise le conférencier, obtint un succès considérable en son temps, donnant à l’Amérique entière une représentation biaisée de l’art jazz. Pierre-Henri Ardonceau n’eut ensuite de cesse de démontrer sa thèse. Non sans quelques écarts du côté de l’humour d’ailleurs, tel ce passage très drôle du Shérif est en prison (Blazing Saddles, 1974) de Mel Brooks où l’orchestre qui exécute la bande son se retrouve soudain à l’écran, en plein désert. Son chef en est Count Basie en personne !
Chapiteau du verger, 18h30
Anne-James Chaton, Andy Moor & Thurston Moore
Anne-James Chaton (déclamation, elg), Andy Moor (elg), Thurston Moore (elg)
À Luz, on aime aussi le rock noise, ce versant du rock qui batifole avec l’improvisation, s’affranchit des frontières stylistiques. Les guitaristes commencent en duo : ça détend les cordes graves, ça joue des power chords atonals, ça lacère, ça sature, ça casse des cordes, ça use de multiples effets, le tout avec en permanence une distorsion pour entretenir un continuum sonore au volume très élevé. Anne-James Chaton entre en scène. Il lit ses textes d’une voix grave, sûre et timbrée. Hélas, je ne comprends pas tout, la sonorisation n’étant pas exempte de tout reproche. Je reconnais pourtant au cours de la prestation les grands thèmes attachés au rock : la mort, les accidents de la vie, les grandes figures mythiques, le sexe, le voyage sans but, l’alcool… Les guitaristes, Ex de Sonic Youth et ex de… The Ex soutiennent l’auteur des textes d’une manière à la fois très rock dans l’enveloppe principale et très ouverte dans le détail, avec un côté « dark » à la Dead Man, le film de Jim Jarmush dont la musique n’est assurée que par la guitare de Neil Young. Les artistes ont imaginé différentes configurations qui, sans rompre son unité de ton, apporte de la variété (sans jeu de mot) à la prestation : deux textes se superposant Thurston Moore se révélant un excellent lecteur) ; un même texte lu alternativement en français et en anglais ; un pur jeu d’esprit lorsque Anne-James Chaton débite une liste de noms suivis d’une lettre indiquant l’accord à réaliser pour les instrumentistes (Antonin Artaud – A = la majeur, Henri Miller – E = mi majeur, François Mauriac – F = fa majeur, etc.).
Aux applaudissements du public, j’en déduis que mon ressenti correspond à l’appréciation générale : de belles trouvailles, une bonne énergie, mais pas d’extase transcendantale pour autant !
Moor & Moore
Chapiteau du verger, 21h30
Kaze
Nats
uki Tamura (tp, objets divers), Christian Pruvost (tp, accessoires divers), Satoko Fuji (p), Peter Orins (dm)
Pour sa présentation de concert, Jean-Pierre Layrac explique qu’en imaginant la programmation de l’édition 2014 du festival un nom a d’emblée été inscrit sur la liste des artistes à inviter : Kaze. Les Japonais et les deux musiciens du collectif Muzzix se sont rencontrés en 2010. Depuis, ils ont déjà réalisé deux albums : “Rafale” (2011) et “Tornado” (2013), dont je n’avais pas eu vent. De quoi piquer ma curiosité au vif.
Le début du concert luzéen s’avère très japonais, avec une musique du presque-rien, née quasiment du silence : le piano sonne comme un orgue de cristal, il n’y a que du vent qui sorte du pavillon des trompettistes, et c’est une vibration à peine suggérée que le batteur obtient de sa cymbale jouée aux mailloches. Après le minimalisme de l’ONJ, la musique minimale de Kaze ! Cette longue pièce inaugurale colore toujours davantage la teinte funèbre d’emblée palpable. Aux roulements de tambours (caisse claire et toms) succède une sonnerie aux morts entonnées par les trompettes, tandis que Satoko Fuji contrarie son ostinato-chaconne de commentaires mélodiques joués dans la partie préparée de son clavier ou par d’énormes clusters graves qui sonnent le glas. C’est à un cérémoniel auquel nous assistons.
En fondu-enchaîné, une partie modale à la McCoy Tyner amène le groupe à un autre extrême. C’est en effet à du free « comme à l’époque » auquel se livre alors les musiciens. Au vu de l’actualité récente du Japon, on comprend les raisons d’une telle expression. Les pièces suivantes semblent confirmer mon intuition. De nouveau, tout n’est que souffle irradié, paysage désertifié, grésillements de compteur geiger.
Et pourtant, loin d’effrayer, voilà une musique éminemment prenante, écriture et improvisation étant subtilement déséquilibrées en faveur de la seconde. Conquis, en dépit des perturbations du bal des pompiers commencé plus tôt que convenu, le public réclame à corps et à cris un bis qu’il obtint.
Une nouvelle fois, Jazz à Luz ne s’est pas trompé sur le choix de son final. Si vous voulez entraîner ceux de vos amis qui ne connaissent pas encore l’univers de la musique improvisée, emmenez-les écouter Kaze (ce nouvel appel du pied à nos amis programmateurs n’est pas fortuit).
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Les derniers concerts du 24e festival « Jazz à Luz » n’ont pas été les moins bons, loin s’en faut. Remarquablement lancée par le trio Piak, la journée s’est refermée en fanfare avec Kaze (prononcer « kazé »). Vous ne connaissez ni l’un, ni l’autre ? Normal puisqu’il s’agit de deux formations assez jeunes. À ceux qui aiment la musique habitée, investie et haletante : Piak et Kaze sont faits pour vous.
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 14 juillet 2014
Maison de la vallée, 11h
Piak
Julien Gineste (ts, as), Florian Nastorg (as, bs), Bertrand Fraysse (dm).
Moins de sept heures après les derniers effluves de la free jazz session, les festivaliers retrouvent la salle des voûtes de la Maison de la vallée pour le concert d’un trio aux origines aveyronnaises que peu connaissent encore, en dehors de Jean-Pierre Layrac et de quelques proches qui le côtoie. Les trois jeunes barbus empoignent leurs instruments, ferment les yeux et se lancent. Longue tenue, plus ou moins la même note selon le moment, à la manière des grandes trompes des Alpes suisse mais en plus aigues ; sons de cloches, ferrailleries diverses ; pulsation de marche au tempo variable joué grosse caisse+charleston : cet appel pose le paysage sonore. Une litanie est en marche. Elle débouche sur un 12/8 obsessionnel de Bertrand Fraysse au-dessus duquel les saxophonistes m’évoquent – fil rouge luzéen oblige – le vol de deux abeilles en furie. Au cours du second moment de cette heure non-stop d’improvisation totale, l’éclat domine davantage. Toute de plaintes et de gémissements, Piak entraîne l’auditoire dans une transe noire, ailleurs étrange et souvent inquiétant pour qui n’a pas l’habitude de fréquenter de telles contrées. « Très beau concert » s’écrie la propriétaire du gîte venue écouter les Piak qu’elle accueille sous son toit. Effectivement, pour ce qui concerne les prestations d’improvisation libre qu’il m’ait été donné d’entendre au cours du festival, celle de Piak s’est révélée tout particulièrement enthousiasmante. Le public hétéroclite, composé de jeunes las des productions prêtes-à-consommer, de vieux aspirants libertaires, de touristes curieux découvrant ce monde intriguant de prime abord, ou encore de passionnés d’improvisation venus à Luz pour prendre une bouffée d’air frais ne s’y trompent pas et applaudissent chaudement les artistes. L’air étonné d’un tel accueil, ils ont le bon goût de ne pas faire de bis.
Comme souvent, le caractère des Piak – doux, calme, timide – contraste avec l’esthétique hurlante et déchirée qu’ils développent. Une raison supplémentaire pour les inviter, amis programmateurs !
Conférence « Jazz et cinéma », Maison de la vallée, 15h
Pierre-Henri Ardonceau (conférencier)
Vers 15h, Pierre-Henri Ardonceau entame sa conférence sur le jazz et le cinéma, toujours à la Maison de la vallée. Sous forme de boutade, il réclame que sa prochaine conférence soit programmée par exemple à 11h, au lieu de cet horaire habituellement réservé à la sieste.
En préambule à son intervention, il précise que les relations entre les deux pratiques artistiques ont été, et sont encore, si riches et complexes qu’il existe mille et une manières pour traiter le sujet. Pour ce qui le concerne, il a choisi un parti pris un peu polémique : démontrer qu’entre les décennies 1920 et 1940 le jazz n’a cessé d’être mal traité par le cinéma américain. La faute originelle, Pierre-Henri Ardonceau la trouve dans Le Chanteur de jazz, le premier film parlant, où un Blanc se grime en Noir pour pouvoir se lancer dans une carrière de Music Hall à l’insu de son père très religieux. Le film, bien que mauvais et sans réel qualité musicale relevant du jazz véritable, précise le conférencier, obtint un succès considérable en son temps, donnant à l’Amérique entière une représentation biaisée de l’art jazz. Pierre-Henri Ardonceau n’eut ensuite de cesse de démontrer sa thèse. Non sans quelques écarts du côté de l’humour d’ailleurs, tel ce passage très drôle du Shérif est en prison (Blazing Saddles, 1974) de Mel Brooks où l’orchestre qui exécute la bande son se retrouve soudain à l’écran, en plein désert. Son chef en est Count Basie en personne !
Chapiteau du verger, 18h30
Anne-James Chaton, Andy Moor & Thurston Moore
Anne-James Chaton (déclamation, elg), Andy Moor (elg), Thurston Moore (elg)
À Luz, on aime aussi le rock noise, ce versant du rock qui batifole avec l’improvisation, s’affranchit des frontières stylistiques. Les guitaristes commencent en duo : ça détend les cordes graves, ça joue des power chords atonals, ça lacère, ça sature, ça casse des cordes, ça use de multiples effets, le tout avec en permanence une distorsion pour entretenir un continuum sonore au volume très élevé. Anne-James Chaton entre en scène. Il lit ses textes d’une voix grave, sûre et timbrée. Hélas, je ne comprends pas tout, la sonorisation n’étant pas exempte de tout reproche. Je reconnais pourtant au cours de la prestation les grands thèmes attachés au rock : la mort, les accidents de la vie, les grandes figures mythiques, le sexe, le voyage sans but, l’alcool… Les guitaristes, Ex de Sonic Youth et ex de… The Ex soutiennent l’auteur des textes d’une manière à la fois très rock dans l’enveloppe principale et très ouverte dans le détail, avec un côté « dark » à la Dead Man, le film de Jim Jarmush dont la musique n’est assurée que par la guitare de Neil Young. Les artistes ont imaginé différentes configurations qui, sans rompre son unité de ton, apporte de la variété (sans jeu de mot) à la prestation : deux textes se superposant Thurston Moore se révélant un excellent lecteur) ; un même texte lu alternativement en français et en anglais ; un pur jeu d’esprit lorsque Anne-James Chaton débite une liste de noms suivis d’une lettre indiquant l’accord à réaliser pour les instrumentistes (Antonin Artaud – A = la majeur, Henri Miller – E = mi majeur, François Mauriac – F = fa majeur, etc.).
Aux applaudissements du public, j’en déduis que mon ressenti correspond à l’appréciation générale : de belles trouvailles, une bonne énergie, mais pas d’extase transcendantale pour autant !
Moor & Moore
Chapiteau du verger, 21h30
Kaze
Nats
uki Tamura (tp, objets divers), Christian Pruvost (tp, accessoires divers), Satoko Fuji (p), Peter Orins (dm)
Pour sa présentation de concert, Jean-Pierre Layrac explique qu’en imaginant la programmation de l’édition 2014 du festival un nom a d’emblée été inscrit sur la liste des artistes à inviter : Kaze. Les Japonais et les deux musiciens du collectif Muzzix se sont rencontrés en 2010. Depuis, ils ont déjà réalisé deux albums : “Rafale” (2011) et “Tornado” (2013), dont je n’avais pas eu vent. De quoi piquer ma curiosité au vif.
Le début du concert luzéen s’avère très japonais, avec une musique du presque-rien, née quasiment du silence : le piano sonne comme un orgue de cristal, il n’y a que du vent qui sorte du pavillon des trompettistes, et c’est une vibration à peine suggérée que le batteur obtient de sa cymbale jouée aux mailloches. Après le minimalisme de l’ONJ, la musique minimale de Kaze ! Cette longue pièce inaugurale colore toujours davantage la teinte funèbre d’emblée palpable. Aux roulements de tambours (caisse claire et toms) succède une sonnerie aux morts entonnées par les trompettes, tandis que Satoko Fuji contrarie son ostinato-chaconne de commentaires mélodiques joués dans la partie préparée de son clavier ou par d’énormes clusters graves qui sonnent le glas. C’est à un cérémoniel auquel nous assistons.
En fondu-enchaîné, une partie modale à la McCoy Tyner amène le groupe à un autre extrême. C’est en effet à du free « comme à l’époque » auquel se livre alors les musiciens. Au vu de l’actualité récente du Japon, on comprend les raisons d’une telle expression. Les pièces suivantes semblent confirmer mon intuition. De nouveau, tout n’est que souffle irradié, paysage désertifié, grésillements de compteur geiger.
Et pourtant, loin d’effrayer, voilà une musique éminemment prenante, écriture et improvisation étant subtilement déséquilibrées en faveur de la seconde. Conquis, en dépit des perturbations du bal des pompiers commencé plus tôt que convenu, le public réclame à corps et à cris un bis qu’il obtint.
Une nouvelle fois, Jazz à Luz ne s’est pas trompé sur le choix de son final. Si vous voulez entraîner ceux de vos amis qui ne connaissent pas encore l’univers de la musique improvisée, emmenez-les écouter Kaze (ce nouvel appel du pied à nos amis programmateurs n’est pas fortuit).