Jazz a San Sebastian: Jazzaldia, festival de plaisirs
De sa main droite elle entame sur le clavier un long motif rythmique très percussif. Son mari fixe sur ses doigts en mouvement un regard très attentionné, limite empreint de gravité. Toshiko Akiyoshi, lauréate du « Donostiako Jazzaldia 2014 « (Prix du Festival de Jazz de San Sebastian) offre en illustration pianistique de cette distinction un bref concert dans le cadre moderne et chic du Basque Culinary Center. Le temps d’un hommage à Duke Ellington et d’une élégie aux victimes d’Hiroshima, elle reçoit, silhouette fine et fragile, souriante mais émue son trophée des mains de Juan Karlos Izagirre, maire nationaliste radical de la cité basque. Sans un mot d’échange de la part des deux protagonistes, curieusement.
Muhal Richard Abrams: Theatro Victor Eugenia
Enrico Rava Tribe, Bobby McFerrin Spiritual, Nicolas Payton & L’instrumental de Gascogne, John Scofield Uberjam Band, Dave Holland Prism, Sun Ra Centennial Dream Orchestra : Plaza de la Trinidad
Chick Corea/Stanley Clarke, Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Quartet: Auditorium Kursaal
Heinken Jazzaldia, Donostia San Sebastian, 24-25-26 juillet
Si l’on ne devait s’en tenir qu’à la seule lignée des pianistes et sans prétendre à l’exhaustivité tant les scènes s’avèrent multiples en simultané dans ce festival, en trois jours passés à San Sebastian on aura pu successivement écouter Muhal Richard Abrams, Giovanni Guidi, Gil Goldstein, Chick Corea, Toshiko Akiyoshi, Graig Taborn notamment. A la lecture de tels patronymes on peut ne voir qu’une simple énumération, un pur effet statistique. Sauf qu’au-delà du chiffre, c’est bel et bien de pianistes de jazz qu’il s’agit. Plutôt révélateur d’ailleurs de l’état actuel de cette musique, de la vie qu’il vit dans des lieux du monde. Autant le dire : pour que le jazz- et avec lui toutes ses différences de musique caméléon- garde ses entrées dans le public au sens large de spécialistes ou non, le rôle de présentation des musiciens de jazz ne prend que plus d’importance, de nécessité de la part des grandes machines de guerre festivalières étiquetées jazz. Aujourd’hui l’équation sur laquelle se base les gros festivals ignore une inconnue : pour cause de budget à équilibrer, donc de recette indispensable ils doivent consommer des grands noms sur leurs affiches, de ceux qui attirent à coup sur le public cochon de payeur. A ce titre le jazz désormais n’offre que peu de solutions certaines, sécurisées, a fortiori dans une période de forte concurrence. D’où les ouvertures forcées aux autres types de musique, les mélanges plus ou moins savants (chanson, world, musiques ethniques etc.…) et les dites grosses affiches tiroir-caisse. Dans un tel cadre le festival de San Sebastian (140 000 entrées répertoriées cette année dont 12 650 payantes) entend garder un cap jazz « Je tiens à ce que notre site fétiche située au cœur de la vieille ville, la Plaza de la Trinidad demeure avant tout une scène jazz » plaide Miguel Martin, le boss du festival donostiarra.
Programmer Muhal Richard Abrams en solo représente malgré tout une forme de pari, surtout outre Pyrénées où le free n’a quasiment jamais fait étape dans ses années fastes. Le pianiste de Chicago n’en a cure. Il démarre son concert sur dix minutes dans une sorte de plan séquence consacré à l’exploration des basses du piano. De quoi produire live, visage impassible penché sur le clavier, un discours de notes éclatées, frappées à l’unité ou en accords et autres clusters. Les différences de relief s’opèrent en fonction du degré de force de la percussion donnée aux grappes de notes égrenées. Deux longues plages très intense, pour au final une conclusion en mode plutôt blues plus ou moins dissimulé sous un motif rythmique complexe. Au bout de sa trajectoire du soir le président historique de l’AACM saluera en s’inclinant devant le public restreint resté pour l’écouter jusqu’au bout. Sans concession.
Bien sur Enrico Rava est la tête d’affiche. Mais l’attraction demeure toujours son compère Gianluca Petrella, pour ses pics d’intensité, son art de la relance, sa découpes des temps de ou sans mesure. Son trombone à lui relève de la scène, des caves ou même des musiques de rue. A ce moment précis la sonorisation ne restitue pas bien le son global de l’orchestre. Mais la musique est riche, s’appuyant sur des formules rythmiques renouvelées, des unissons cuivres-piano comme autant de sillons tracés. Peut-être pourra-t-on trouver paradoxal de goûter à une version live à haut niveau sonore d’une musique originellement très léchée, travaillée pour le label ECM. Et lorsque l’on pose la question à Rava du pourquoi de l’abandon du bugle au profit de la trompette, réponse claire du maestro « La difficulté donc la vraie richesse, c’est la trompette qui me la donne ! Pas le bugle, trop limité »
De Bobby McFerrin comme d’un athlète de haut niveau (sonore) on attend l’exploit à chaque occasion. N’est il pas souvent perçu comme un sauteur en hauteur de tessitures ? A San Sebastian on l’avait notamment vu faire une performance en équipe avec un chœur d’homme local, l’Orfeon Donostiarra, devant plus de dix mille personnes…Là pourtant, dans le cadre plus intime des vieilles pierres de la Trinidad, il parait tout de suite moins en forme. La faute à l’humidité ambiante peut-être. De par une volonté affichée de se fondre davantage dans une formule d’orchestre fournie autant qu’exogène chez lui (guitares en nombre, dobro, steel guitar, batteur/guitariste, accordéon etc.) sans doute aussi. Et puis ce n’est rien que de dire que l’apport de la voix de sa fille Madison n’a rien de décisif dans le contexte…Au total un vocal moins prégnant donc, dès lors qu’il se trouve dilué dans une tonalité musicale finalement très country. Distendue. Ce qui n’empêche pas le chanteur de mouiller la chemise stricto sensu : malgré l’averse Bobby Mc Ferrin est descendu dans l’arène au contact du public pour le faire chanter avec lui sous les gouttes…
Au contact de l’océan la magnifique salle du Kursaal reste une nef magique de qualité acoustique. Donc de rendu musical. Au point que Keith Jarreth, habitué des lieux en solo ou trio n’y a jamais perdu ni flegme, ni sourire en dépit d’innombrable demandes de rappels…Autre piani
ste, autre partie de plaisir non moins marquée. Chick Corea et Stanley Clarke sont venus pour y célébrer The Songs of Return Forever. En trois moments forts. Un : dix minutes laissées à Stanley Clarke pour une basse lâchée en solo. De cette séquence on retiendra plus la sonorité incroyable -netteté, qualité de toucher, beauté naturelle- que sa terrible virtuosité de toujours. Deux : l’hommage de Chick à son ami Paco disparu. Là c’est de bon feeling transmis qu’il convient de parler. Corea au piano, transpire bien sur l’aisance, un jeu de clavier telle une eau qui court libre. En mémoire du guitariste de Cadix Paco de Lucia , avec une émotion juste mais sans charge de pathos excessive, le pianiste fait preuve d’une inspiration juste, forte. Appropriée. Trois : les thèmes du Return Forever ont été conçus pour s’afficher dans une vitrine électrique. Dans un décor adéquat pour ce faire, Corea et son « bassiste préféré » les ont revisités (No Mistery, After The cosmic Rain, La Fiesta) en version acoustique avec un plaisir du jeu, une intensité dans l’exposition accrue, libératoire. En rappel Bobby Mc Ferrin, encore lui, est venu ajouter sa voix à l’incontournable « Spain ». Ovation immédiate, il va s’en dire même si là encore on a senti le chanteur un tantinet en dedans…
Donner une nouvelle version de Sketches of Spain dans le pays cité ne coule pas de source. Jouer du même instrument que Miles Davis non plus sur le même matériau. Se retrouver en ombre portée du travail d’arrangement original signé Gil Evans pas davantage. Afin d’innover sur le métier et mettre sa patte sur l’ouvrage Nicolas Payton a choisi de s’adjoindre un orchestre symphonique. En l’occurrence l’Ensemble de Gascogne, à l’occasion du concert donné dans la capitale du Guipuzcoa (l’une des sept provinces basques) Un travail d’orfèvre sans doute. Pourtant sur des sentiers aussi fréquentés que ceux du Concerto d’Aranjuez et consort, l’on n’a pas enregistré de jonction, d’addition de plaisirs ou d’intérêts à fonctionner musicalement ensemble entre l’orchestre et le trio. D’où une note d’ennui prolongé. Dommage.
Et John Scofield alors, même lieu, heure suivante ? On ne parlera même pas de jazz pur celui qui fréquenta, lui, directement Miles. Mais même si l’on ne reste au seul niveau guitare, lorsqu’à l’écoute de l’instrument on se situe morceau après morceau entre Clapton, Jeff Beck, voire Buddy Guy ou Duane Allman comment sortir de la référence inévitable? Scofield garde sa sonorité doucereuse/acide intacte. Pour ce faire il bénéficie d’une Télécaster Fender aux jolis reflets plus bleus que ses notes. Il parait prendre plaisir dans le rôle jouissif de guitar heroe (plutôt singulier cette façon de mimer les plans à la pédale wah wah, en tordant sa bouche ouverte, rappelant les longs visages sévères et tourmentés peints par Vélasquez) OK…So what John ?
Dave Holland, autre musicien ayant fréquenté Miles, était donc de retour à la « Trini », la scène culte de San Sebastian. Lors des mises en place, entre les orchestres on y entend monter très distinctement les voix, les cris, les plaisirs , jusqu’aux commandes des consommateurs de pintxos (tapas) plus succulents les uns que les autres, bruit ambiant venant des dizaines de bars environnants, tous ouverts directs sur la rue….Sauf que cette rumeur permanente de plaisirs de bouches, de palais et de rencontres estivales-festivalières on ne l’a plus entendue une heure et demie durant pour cause d’assaut ininterrompue de musique sur-vitaminée, jetée en force au dépend de toute finesse. La veille Scofield naviguait à courte vue entre blues et rock. Dave Holland, (plus que) secondé par son vieux pote Kevin Eubanks ajoutait à ce cocktail une touche de soul-funk. Et basta ! Excellents musiciens, oui, haut niveau technique, certes. Mais quelle pauvreté dans les matériaux utilisés pour construire un concert. Voir ainsi Craig Taborn quasi réduit au silence…On pensait à l’équipe du Brésil de la dernière Coupe du Monde courant après le ballon à contre temps, incapable de changer de rythme, comme dépourvu de tout souci de marquer des buts et l’adrénaline qui va avec…
En fin d’après midi dans le confort sonore de l’auditorium du Kursaal, Toshiko Akiyoshi retrouvait son mari Lew Tabackin pour un set en quartet. Plus de mille personnes étaient venues célébrer la lauréate du festival 2014. A San Sebastian, à deux pas d’une plage bondée sous le soleil de juillet, on se déplace aussi pour du jazz. Qu’on se le dise « A Bordeaux pour cette même affiche on ferait à peine trois-quatre cents » avouait en connaisseur Patrick Duval, directeur du Rocher de Palmer. La pianiste américaine d’origine japonaise, par principe de fidélité instille à son concert une certaine dose d académisme ès jazz. Manière qu’elle intégra à Boston avant de la développer à New York. Dans une prestation en solo jusqu’à la conduite d’un big band, elle se veut précise dans les exposés, carré dans ses lancements. Et laisse volontairement de l’espace au soliste. En cette fin d’après midi lumineuse, Lew Tabackin, complice et mari (et vice versa) en bénéficie. Il en use au ténor avec profit, sonorité ronde et style carré, très direct, Il en abuse me semble-t-il à la flute, son péché mignon, jusqu’au soliloque du stop chorus répété. Derrière, en rideau de fond, la rythmique assure, solide, attentive. Et lorsqu’elle prend la parole pour conclure, Toshiko femme leader, loue à nouveau un de ses modèles, Duke Ellington …
Restait un concert, cette nuit du samedi, avant la « despedida » finale du dimanche. Sun Ra Centennial Dream Orchestra c’est comment dire ? A la fois chic et choc. Un spectacle d’abord, haut en couleurs, costumes flamboyants tirant dans tous le spectre des teintes fortes et pastels. Spectacle de danse aussi, en accompagnement des mouvements ondulants de l’orchestre. Exposition de voix enfin : elles sont sensées traduire et communiquer une dimension cosmique, vieux dada dadaïste du fondateur de l’Arkestra. A tous moments l’orchestre tourne sous la baguette, les injonctions et les cris jetés dans l’alto de Marshal Allen, désormais précepteur-continuateur de l’esprit de la musique du chef d’orchestre disparu il y a vingt ans. Un son dru, épais, une multiplication à plusieurs facteurs musicaux, carré, humoristique, classique et un peu foutraque à la fois. Mais l’ensemble baigne toujours dans un jus swing. On revient ainsi à la notion de plaisir dans un jazz qui, comme le défunt leader a traversé ses âges, du ragtime au free. Et lorsqu’au final, les cuivres quittent la scène pour dans la nuit défiler en serpent multicolore au beau milieu du parterre des
auditeurs-spectateurs, dans les dizaines de photos tirées des smartphones, les « smileys » prennent le dessus. Le jazz de Sun Ra a gagné son pari de la nuit à Donostia-San Sebastian : le plaisir en mode de cosmogonie.
L’an prochain Jazzaldia fêtera les 50 ans du Festival de Jazz de San Sebastian. On lui souhaite simplement de toujours faire durer le plaisir.
Robert Latxague
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De sa main droite elle entame sur le clavier un long motif rythmique très percussif. Son mari fixe sur ses doigts en mouvement un regard très attentionné, limite empreint de gravité. Toshiko Akiyoshi, lauréate du « Donostiako Jazzaldia 2014 « (Prix du Festival de Jazz de San Sebastian) offre en illustration pianistique de cette distinction un bref concert dans le cadre moderne et chic du Basque Culinary Center. Le temps d’un hommage à Duke Ellington et d’une élégie aux victimes d’Hiroshima, elle reçoit, silhouette fine et fragile, souriante mais émue son trophée des mains de Juan Karlos Izagirre, maire nationaliste radical de la cité basque. Sans un mot d’échange de la part des deux protagonistes, curieusement.
Muhal Richard Abrams: Theatro Victor Eugenia
Enrico Rava Tribe, Bobby McFerrin Spiritual, Nicolas Payton & L’instrumental de Gascogne, John Scofield Uberjam Band, Dave Holland Prism, Sun Ra Centennial Dream Orchestra : Plaza de la Trinidad
Chick Corea/Stanley Clarke, Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Quartet: Auditorium Kursaal
Heinken Jazzaldia, Donostia San Sebastian, 24-25-26 juillet
Si l’on ne devait s’en tenir qu’à la seule lignée des pianistes et sans prétendre à l’exhaustivité tant les scènes s’avèrent multiples en simultané dans ce festival, en trois jours passés à San Sebastian on aura pu successivement écouter Muhal Richard Abrams, Giovanni Guidi, Gil Goldstein, Chick Corea, Toshiko Akiyoshi, Graig Taborn notamment. A la lecture de tels patronymes on peut ne voir qu’une simple énumération, un pur effet statistique. Sauf qu’au-delà du chiffre, c’est bel et bien de pianistes de jazz qu’il s’agit. Plutôt révélateur d’ailleurs de l’état actuel de cette musique, de la vie qu’il vit dans des lieux du monde. Autant le dire : pour que le jazz- et avec lui toutes ses différences de musique caméléon- garde ses entrées dans le public au sens large de spécialistes ou non, le rôle de présentation des musiciens de jazz ne prend que plus d’importance, de nécessité de la part des grandes machines de guerre festivalières étiquetées jazz. Aujourd’hui l’équation sur laquelle se base les gros festivals ignore une inconnue : pour cause de budget à équilibrer, donc de recette indispensable ils doivent consommer des grands noms sur leurs affiches, de ceux qui attirent à coup sur le public cochon de payeur. A ce titre le jazz désormais n’offre que peu de solutions certaines, sécurisées, a fortiori dans une période de forte concurrence. D’où les ouvertures forcées aux autres types de musique, les mélanges plus ou moins savants (chanson, world, musiques ethniques etc.…) et les dites grosses affiches tiroir-caisse. Dans un tel cadre le festival de San Sebastian (140 000 entrées répertoriées cette année dont 12 650 payantes) entend garder un cap jazz « Je tiens à ce que notre site fétiche située au cœur de la vieille ville, la Plaza de la Trinidad demeure avant tout une scène jazz » plaide Miguel Martin, le boss du festival donostiarra.
Programmer Muhal Richard Abrams en solo représente malgré tout une forme de pari, surtout outre Pyrénées où le free n’a quasiment jamais fait étape dans ses années fastes. Le pianiste de Chicago n’en a cure. Il démarre son concert sur dix minutes dans une sorte de plan séquence consacré à l’exploration des basses du piano. De quoi produire live, visage impassible penché sur le clavier, un discours de notes éclatées, frappées à l’unité ou en accords et autres clusters. Les différences de relief s’opèrent en fonction du degré de force de la percussion donnée aux grappes de notes égrenées. Deux longues plages très intense, pour au final une conclusion en mode plutôt blues plus ou moins dissimulé sous un motif rythmique complexe. Au bout de sa trajectoire du soir le président historique de l’AACM saluera en s’inclinant devant le public restreint resté pour l’écouter jusqu’au bout. Sans concession.
Bien sur Enrico Rava est la tête d’affiche. Mais l’attraction demeure toujours son compère Gianluca Petrella, pour ses pics d’intensité, son art de la relance, sa découpes des temps de ou sans mesure. Son trombone à lui relève de la scène, des caves ou même des musiques de rue. A ce moment précis la sonorisation ne restitue pas bien le son global de l’orchestre. Mais la musique est riche, s’appuyant sur des formules rythmiques renouvelées, des unissons cuivres-piano comme autant de sillons tracés. Peut-être pourra-t-on trouver paradoxal de goûter à une version live à haut niveau sonore d’une musique originellement très léchée, travaillée pour le label ECM. Et lorsque l’on pose la question à Rava du pourquoi de l’abandon du bugle au profit de la trompette, réponse claire du maestro « La difficulté donc la vraie richesse, c’est la trompette qui me la donne ! Pas le bugle, trop limité »
De Bobby McFerrin comme d’un athlète de haut niveau (sonore) on attend l’exploit à chaque occasion. N’est il pas souvent perçu comme un sauteur en hauteur de tessitures ? A San Sebastian on l’avait notamment vu faire une performance en équipe avec un chœur d’homme local, l’Orfeon Donostiarra, devant plus de dix mille personnes…Là pourtant, dans le cadre plus intime des vieilles pierres de la Trinidad, il parait tout de suite moins en forme. La faute à l’humidité ambiante peut-être. De par une volonté affichée de se fondre davantage dans une formule d’orchestre fournie autant qu’exogène chez lui (guitares en nombre, dobro, steel guitar, batteur/guitariste, accordéon etc.) sans doute aussi. Et puis ce n’est rien que de dire que l’apport de la voix de sa fille Madison n’a rien de décisif dans le contexte…Au total un vocal moins prégnant donc, dès lors qu’il se trouve dilué dans une tonalité musicale finalement très country. Distendue. Ce qui n’empêche pas le chanteur de mouiller la chemise stricto sensu : malgré l’averse Bobby Mc Ferrin est descendu dans l’arène au contact du public pour le faire chanter avec lui sous les gouttes…
Au contact de l’océan la magnifique salle du Kursaal reste une nef magique de qualité acoustique. Donc de rendu musical. Au point que Keith Jarreth, habitué des lieux en solo ou trio n’y a jamais perdu ni flegme, ni sourire en dépit d’innombrable demandes de rappels…Autre piani
ste, autre partie de plaisir non moins marquée. Chick Corea et Stanley Clarke sont venus pour y célébrer The Songs of Return Forever. En trois moments forts. Un : dix minutes laissées à Stanley Clarke pour une basse lâchée en solo. De cette séquence on retiendra plus la sonorité incroyable -netteté, qualité de toucher, beauté naturelle- que sa terrible virtuosité de toujours. Deux : l’hommage de Chick à son ami Paco disparu. Là c’est de bon feeling transmis qu’il convient de parler. Corea au piano, transpire bien sur l’aisance, un jeu de clavier telle une eau qui court libre. En mémoire du guitariste de Cadix Paco de Lucia , avec une émotion juste mais sans charge de pathos excessive, le pianiste fait preuve d’une inspiration juste, forte. Appropriée. Trois : les thèmes du Return Forever ont été conçus pour s’afficher dans une vitrine électrique. Dans un décor adéquat pour ce faire, Corea et son « bassiste préféré » les ont revisités (No Mistery, After The cosmic Rain, La Fiesta) en version acoustique avec un plaisir du jeu, une intensité dans l’exposition accrue, libératoire. En rappel Bobby Mc Ferrin, encore lui, est venu ajouter sa voix à l’incontournable « Spain ». Ovation immédiate, il va s’en dire même si là encore on a senti le chanteur un tantinet en dedans…
Donner une nouvelle version de Sketches of Spain dans le pays cité ne coule pas de source. Jouer du même instrument que Miles Davis non plus sur le même matériau. Se retrouver en ombre portée du travail d’arrangement original signé Gil Evans pas davantage. Afin d’innover sur le métier et mettre sa patte sur l’ouvrage Nicolas Payton a choisi de s’adjoindre un orchestre symphonique. En l’occurrence l’Ensemble de Gascogne, à l’occasion du concert donné dans la capitale du Guipuzcoa (l’une des sept provinces basques) Un travail d’orfèvre sans doute. Pourtant sur des sentiers aussi fréquentés que ceux du Concerto d’Aranjuez et consort, l’on n’a pas enregistré de jonction, d’addition de plaisirs ou d’intérêts à fonctionner musicalement ensemble entre l’orchestre et le trio. D’où une note d’ennui prolongé. Dommage.
Et John Scofield alors, même lieu, heure suivante ? On ne parlera même pas de jazz pur celui qui fréquenta, lui, directement Miles. Mais même si l’on ne reste au seul niveau guitare, lorsqu’à l’écoute de l’instrument on se situe morceau après morceau entre Clapton, Jeff Beck, voire Buddy Guy ou Duane Allman comment sortir de la référence inévitable? Scofield garde sa sonorité doucereuse/acide intacte. Pour ce faire il bénéficie d’une Télécaster Fender aux jolis reflets plus bleus que ses notes. Il parait prendre plaisir dans le rôle jouissif de guitar heroe (plutôt singulier cette façon de mimer les plans à la pédale wah wah, en tordant sa bouche ouverte, rappelant les longs visages sévères et tourmentés peints par Vélasquez) OK…So what John ?
Dave Holland, autre musicien ayant fréquenté Miles, était donc de retour à la « Trini », la scène culte de San Sebastian. Lors des mises en place, entre les orchestres on y entend monter très distinctement les voix, les cris, les plaisirs , jusqu’aux commandes des consommateurs de pintxos (tapas) plus succulents les uns que les autres, bruit ambiant venant des dizaines de bars environnants, tous ouverts directs sur la rue….Sauf que cette rumeur permanente de plaisirs de bouches, de palais et de rencontres estivales-festivalières on ne l’a plus entendue une heure et demie durant pour cause d’assaut ininterrompue de musique sur-vitaminée, jetée en force au dépend de toute finesse. La veille Scofield naviguait à courte vue entre blues et rock. Dave Holland, (plus que) secondé par son vieux pote Kevin Eubanks ajoutait à ce cocktail une touche de soul-funk. Et basta ! Excellents musiciens, oui, haut niveau technique, certes. Mais quelle pauvreté dans les matériaux utilisés pour construire un concert. Voir ainsi Craig Taborn quasi réduit au silence…On pensait à l’équipe du Brésil de la dernière Coupe du Monde courant après le ballon à contre temps, incapable de changer de rythme, comme dépourvu de tout souci de marquer des buts et l’adrénaline qui va avec…
En fin d’après midi dans le confort sonore de l’auditorium du Kursaal, Toshiko Akiyoshi retrouvait son mari Lew Tabackin pour un set en quartet. Plus de mille personnes étaient venues célébrer la lauréate du festival 2014. A San Sebastian, à deux pas d’une plage bondée sous le soleil de juillet, on se déplace aussi pour du jazz. Qu’on se le dise « A Bordeaux pour cette même affiche on ferait à peine trois-quatre cents » avouait en connaisseur Patrick Duval, directeur du Rocher de Palmer. La pianiste américaine d’origine japonaise, par principe de fidélité instille à son concert une certaine dose d académisme ès jazz. Manière qu’elle intégra à Boston avant de la développer à New York. Dans une prestation en solo jusqu’à la conduite d’un big band, elle se veut précise dans les exposés, carré dans ses lancements. Et laisse volontairement de l’espace au soliste. En cette fin d’après midi lumineuse, Lew Tabackin, complice et mari (et vice versa) en bénéficie. Il en use au ténor avec profit, sonorité ronde et style carré, très direct, Il en abuse me semble-t-il à la flute, son péché mignon, jusqu’au soliloque du stop chorus répété. Derrière, en rideau de fond, la rythmique assure, solide, attentive. Et lorsqu’elle prend la parole pour conclure, Toshiko femme leader, loue à nouveau un de ses modèles, Duke Ellington …
Restait un concert, cette nuit du samedi, avant la « despedida » finale du dimanche. Sun Ra Centennial Dream Orchestra c’est comment dire ? A la fois chic et choc. Un spectacle d’abord, haut en couleurs, costumes flamboyants tirant dans tous le spectre des teintes fortes et pastels. Spectacle de danse aussi, en accompagnement des mouvements ondulants de l’orchestre. Exposition de voix enfin : elles sont sensées traduire et communiquer une dimension cosmique, vieux dada dadaïste du fondateur de l’Arkestra. A tous moments l’orchestre tourne sous la baguette, les injonctions et les cris jetés dans l’alto de Marshal Allen, désormais précepteur-continuateur de l’esprit de la musique du chef d’orchestre disparu il y a vingt ans. Un son dru, épais, une multiplication à plusieurs facteurs musicaux, carré, humoristique, classique et un peu foutraque à la fois. Mais l’ensemble baigne toujours dans un jus swing. On revient ainsi à la notion de plaisir dans un jazz qui, comme le défunt leader a traversé ses âges, du ragtime au free. Et lorsqu’au final, les cuivres quittent la scène pour dans la nuit défiler en serpent multicolore au beau milieu du parterre des
auditeurs-spectateurs, dans les dizaines de photos tirées des smartphones, les « smileys » prennent le dessus. Le jazz de Sun Ra a gagné son pari de la nuit à Donostia-San Sebastian : le plaisir en mode de cosmogonie.
L’an prochain Jazzaldia fêtera les 50 ans du Festival de Jazz de San Sebastian. On lui souhaite simplement de toujours faire durer le plaisir.
Robert Latxague
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De sa main droite elle entame sur le clavier un long motif rythmique très percussif. Son mari fixe sur ses doigts en mouvement un regard très attentionné, limite empreint de gravité. Toshiko Akiyoshi, lauréate du « Donostiako Jazzaldia 2014 « (Prix du Festival de Jazz de San Sebastian) offre en illustration pianistique de cette distinction un bref concert dans le cadre moderne et chic du Basque Culinary Center. Le temps d’un hommage à Duke Ellington et d’une élégie aux victimes d’Hiroshima, elle reçoit, silhouette fine et fragile, souriante mais émue son trophée des mains de Juan Karlos Izagirre, maire nationaliste radical de la cité basque. Sans un mot d’échange de la part des deux protagonistes, curieusement.
Muhal Richard Abrams: Theatro Victor Eugenia
Enrico Rava Tribe, Bobby McFerrin Spiritual, Nicolas Payton & L’instrumental de Gascogne, John Scofield Uberjam Band, Dave Holland Prism, Sun Ra Centennial Dream Orchestra : Plaza de la Trinidad
Chick Corea/Stanley Clarke, Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Quartet: Auditorium Kursaal
Heinken Jazzaldia, Donostia San Sebastian, 24-25-26 juillet
Si l’on ne devait s’en tenir qu’à la seule lignée des pianistes et sans prétendre à l’exhaustivité tant les scènes s’avèrent multiples en simultané dans ce festival, en trois jours passés à San Sebastian on aura pu successivement écouter Muhal Richard Abrams, Giovanni Guidi, Gil Goldstein, Chick Corea, Toshiko Akiyoshi, Graig Taborn notamment. A la lecture de tels patronymes on peut ne voir qu’une simple énumération, un pur effet statistique. Sauf qu’au-delà du chiffre, c’est bel et bien de pianistes de jazz qu’il s’agit. Plutôt révélateur d’ailleurs de l’état actuel de cette musique, de la vie qu’il vit dans des lieux du monde. Autant le dire : pour que le jazz- et avec lui toutes ses différences de musique caméléon- garde ses entrées dans le public au sens large de spécialistes ou non, le rôle de présentation des musiciens de jazz ne prend que plus d’importance, de nécessité de la part des grandes machines de guerre festivalières étiquetées jazz. Aujourd’hui l’équation sur laquelle se base les gros festivals ignore une inconnue : pour cause de budget à équilibrer, donc de recette indispensable ils doivent consommer des grands noms sur leurs affiches, de ceux qui attirent à coup sur le public cochon de payeur. A ce titre le jazz désormais n’offre que peu de solutions certaines, sécurisées, a fortiori dans une période de forte concurrence. D’où les ouvertures forcées aux autres types de musique, les mélanges plus ou moins savants (chanson, world, musiques ethniques etc.…) et les dites grosses affiches tiroir-caisse. Dans un tel cadre le festival de San Sebastian (140 000 entrées répertoriées cette année dont 12 650 payantes) entend garder un cap jazz « Je tiens à ce que notre site fétiche située au cœur de la vieille ville, la Plaza de la Trinidad demeure avant tout une scène jazz » plaide Miguel Martin, le boss du festival donostiarra.
Programmer Muhal Richard Abrams en solo représente malgré tout une forme de pari, surtout outre Pyrénées où le free n’a quasiment jamais fait étape dans ses années fastes. Le pianiste de Chicago n’en a cure. Il démarre son concert sur dix minutes dans une sorte de plan séquence consacré à l’exploration des basses du piano. De quoi produire live, visage impassible penché sur le clavier, un discours de notes éclatées, frappées à l’unité ou en accords et autres clusters. Les différences de relief s’opèrent en fonction du degré de force de la percussion donnée aux grappes de notes égrenées. Deux longues plages très intense, pour au final une conclusion en mode plutôt blues plus ou moins dissimulé sous un motif rythmique complexe. Au bout de sa trajectoire du soir le président historique de l’AACM saluera en s’inclinant devant le public restreint resté pour l’écouter jusqu’au bout. Sans concession.
Bien sur Enrico Rava est la tête d’affiche. Mais l’attraction demeure toujours son compère Gianluca Petrella, pour ses pics d’intensité, son art de la relance, sa découpes des temps de ou sans mesure. Son trombone à lui relève de la scène, des caves ou même des musiques de rue. A ce moment précis la sonorisation ne restitue pas bien le son global de l’orchestre. Mais la musique est riche, s’appuyant sur des formules rythmiques renouvelées, des unissons cuivres-piano comme autant de sillons tracés. Peut-être pourra-t-on trouver paradoxal de goûter à une version live à haut niveau sonore d’une musique originellement très léchée, travaillée pour le label ECM. Et lorsque l’on pose la question à Rava du pourquoi de l’abandon du bugle au profit de la trompette, réponse claire du maestro « La difficulté donc la vraie richesse, c’est la trompette qui me la donne ! Pas le bugle, trop limité »
De Bobby McFerrin comme d’un athlète de haut niveau (sonore) on attend l’exploit à chaque occasion. N’est il pas souvent perçu comme un sauteur en hauteur de tessitures ? A San Sebastian on l’avait notamment vu faire une performance en équipe avec un chœur d’homme local, l’Orfeon Donostiarra, devant plus de dix mille personnes…Là pourtant, dans le cadre plus intime des vieilles pierres de la Trinidad, il parait tout de suite moins en forme. La faute à l’humidité ambiante peut-être. De par une volonté affichée de se fondre davantage dans une formule d’orchestre fournie autant qu’exogène chez lui (guitares en nombre, dobro, steel guitar, batteur/guitariste, accordéon etc.) sans doute aussi. Et puis ce n’est rien que de dire que l’apport de la voix de sa fille Madison n’a rien de décisif dans le contexte…Au total un vocal moins prégnant donc, dès lors qu’il se trouve dilué dans une tonalité musicale finalement très country. Distendue. Ce qui n’empêche pas le chanteur de mouiller la chemise stricto sensu : malgré l’averse Bobby Mc Ferrin est descendu dans l’arène au contact du public pour le faire chanter avec lui sous les gouttes…
Au contact de l’océan la magnifique salle du Kursaal reste une nef magique de qualité acoustique. Donc de rendu musical. Au point que Keith Jarreth, habitué des lieux en solo ou trio n’y a jamais perdu ni flegme, ni sourire en dépit d’innombrable demandes de rappels…Autre piani
ste, autre partie de plaisir non moins marquée. Chick Corea et Stanley Clarke sont venus pour y célébrer The Songs of Return Forever. En trois moments forts. Un : dix minutes laissées à Stanley Clarke pour une basse lâchée en solo. De cette séquence on retiendra plus la sonorité incroyable -netteté, qualité de toucher, beauté naturelle- que sa terrible virtuosité de toujours. Deux : l’hommage de Chick à son ami Paco disparu. Là c’est de bon feeling transmis qu’il convient de parler. Corea au piano, transpire bien sur l’aisance, un jeu de clavier telle une eau qui court libre. En mémoire du guitariste de Cadix Paco de Lucia , avec une émotion juste mais sans charge de pathos excessive, le pianiste fait preuve d’une inspiration juste, forte. Appropriée. Trois : les thèmes du Return Forever ont été conçus pour s’afficher dans une vitrine électrique. Dans un décor adéquat pour ce faire, Corea et son « bassiste préféré » les ont revisités (No Mistery, After The cosmic Rain, La Fiesta) en version acoustique avec un plaisir du jeu, une intensité dans l’exposition accrue, libératoire. En rappel Bobby Mc Ferrin, encore lui, est venu ajouter sa voix à l’incontournable « Spain ». Ovation immédiate, il va s’en dire même si là encore on a senti le chanteur un tantinet en dedans…
Donner une nouvelle version de Sketches of Spain dans le pays cité ne coule pas de source. Jouer du même instrument que Miles Davis non plus sur le même matériau. Se retrouver en ombre portée du travail d’arrangement original signé Gil Evans pas davantage. Afin d’innover sur le métier et mettre sa patte sur l’ouvrage Nicolas Payton a choisi de s’adjoindre un orchestre symphonique. En l’occurrence l’Ensemble de Gascogne, à l’occasion du concert donné dans la capitale du Guipuzcoa (l’une des sept provinces basques) Un travail d’orfèvre sans doute. Pourtant sur des sentiers aussi fréquentés que ceux du Concerto d’Aranjuez et consort, l’on n’a pas enregistré de jonction, d’addition de plaisirs ou d’intérêts à fonctionner musicalement ensemble entre l’orchestre et le trio. D’où une note d’ennui prolongé. Dommage.
Et John Scofield alors, même lieu, heure suivante ? On ne parlera même pas de jazz pur celui qui fréquenta, lui, directement Miles. Mais même si l’on ne reste au seul niveau guitare, lorsqu’à l’écoute de l’instrument on se situe morceau après morceau entre Clapton, Jeff Beck, voire Buddy Guy ou Duane Allman comment sortir de la référence inévitable? Scofield garde sa sonorité doucereuse/acide intacte. Pour ce faire il bénéficie d’une Télécaster Fender aux jolis reflets plus bleus que ses notes. Il parait prendre plaisir dans le rôle jouissif de guitar heroe (plutôt singulier cette façon de mimer les plans à la pédale wah wah, en tordant sa bouche ouverte, rappelant les longs visages sévères et tourmentés peints par Vélasquez) OK…So what John ?
Dave Holland, autre musicien ayant fréquenté Miles, était donc de retour à la « Trini », la scène culte de San Sebastian. Lors des mises en place, entre les orchestres on y entend monter très distinctement les voix, les cris, les plaisirs , jusqu’aux commandes des consommateurs de pintxos (tapas) plus succulents les uns que les autres, bruit ambiant venant des dizaines de bars environnants, tous ouverts directs sur la rue….Sauf que cette rumeur permanente de plaisirs de bouches, de palais et de rencontres estivales-festivalières on ne l’a plus entendue une heure et demie durant pour cause d’assaut ininterrompue de musique sur-vitaminée, jetée en force au dépend de toute finesse. La veille Scofield naviguait à courte vue entre blues et rock. Dave Holland, (plus que) secondé par son vieux pote Kevin Eubanks ajoutait à ce cocktail une touche de soul-funk. Et basta ! Excellents musiciens, oui, haut niveau technique, certes. Mais quelle pauvreté dans les matériaux utilisés pour construire un concert. Voir ainsi Craig Taborn quasi réduit au silence…On pensait à l’équipe du Brésil de la dernière Coupe du Monde courant après le ballon à contre temps, incapable de changer de rythme, comme dépourvu de tout souci de marquer des buts et l’adrénaline qui va avec…
En fin d’après midi dans le confort sonore de l’auditorium du Kursaal, Toshiko Akiyoshi retrouvait son mari Lew Tabackin pour un set en quartet. Plus de mille personnes étaient venues célébrer la lauréate du festival 2014. A San Sebastian, à deux pas d’une plage bondée sous le soleil de juillet, on se déplace aussi pour du jazz. Qu’on se le dise « A Bordeaux pour cette même affiche on ferait à peine trois-quatre cents » avouait en connaisseur Patrick Duval, directeur du Rocher de Palmer. La pianiste américaine d’origine japonaise, par principe de fidélité instille à son concert une certaine dose d académisme ès jazz. Manière qu’elle intégra à Boston avant de la développer à New York. Dans une prestation en solo jusqu’à la conduite d’un big band, elle se veut précise dans les exposés, carré dans ses lancements. Et laisse volontairement de l’espace au soliste. En cette fin d’après midi lumineuse, Lew Tabackin, complice et mari (et vice versa) en bénéficie. Il en use au ténor avec profit, sonorité ronde et style carré, très direct, Il en abuse me semble-t-il à la flute, son péché mignon, jusqu’au soliloque du stop chorus répété. Derrière, en rideau de fond, la rythmique assure, solide, attentive. Et lorsqu’elle prend la parole pour conclure, Toshiko femme leader, loue à nouveau un de ses modèles, Duke Ellington …
Restait un concert, cette nuit du samedi, avant la « despedida » finale du dimanche. Sun Ra Centennial Dream Orchestra c’est comment dire ? A la fois chic et choc. Un spectacle d’abord, haut en couleurs, costumes flamboyants tirant dans tous le spectre des teintes fortes et pastels. Spectacle de danse aussi, en accompagnement des mouvements ondulants de l’orchestre. Exposition de voix enfin : elles sont sensées traduire et communiquer une dimension cosmique, vieux dada dadaïste du fondateur de l’Arkestra. A tous moments l’orchestre tourne sous la baguette, les injonctions et les cris jetés dans l’alto de Marshal Allen, désormais précepteur-continuateur de l’esprit de la musique du chef d’orchestre disparu il y a vingt ans. Un son dru, épais, une multiplication à plusieurs facteurs musicaux, carré, humoristique, classique et un peu foutraque à la fois. Mais l’ensemble baigne toujours dans un jus swing. On revient ainsi à la notion de plaisir dans un jazz qui, comme le défunt leader a traversé ses âges, du ragtime au free. Et lorsqu’au final, les cuivres quittent la scène pour dans la nuit défiler en serpent multicolore au beau milieu du parterre des
auditeurs-spectateurs, dans les dizaines de photos tirées des smartphones, les « smileys » prennent le dessus. Le jazz de Sun Ra a gagné son pari de la nuit à Donostia-San Sebastian : le plaisir en mode de cosmogonie.
L’an prochain Jazzaldia fêtera les 50 ans du Festival de Jazz de San Sebastian. On lui souhaite simplement de toujours faire durer le plaisir.
Robert Latxague
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De sa main droite elle entame sur le clavier un long motif rythmique très percussif. Son mari fixe sur ses doigts en mouvement un regard très attentionné, limite empreint de gravité. Toshiko Akiyoshi, lauréate du « Donostiako Jazzaldia 2014 « (Prix du Festival de Jazz de San Sebastian) offre en illustration pianistique de cette distinction un bref concert dans le cadre moderne et chic du Basque Culinary Center. Le temps d’un hommage à Duke Ellington et d’une élégie aux victimes d’Hiroshima, elle reçoit, silhouette fine et fragile, souriante mais émue son trophée des mains de Juan Karlos Izagirre, maire nationaliste radical de la cité basque. Sans un mot d’échange de la part des deux protagonistes, curieusement.
Muhal Richard Abrams: Theatro Victor Eugenia
Enrico Rava Tribe, Bobby McFerrin Spiritual, Nicolas Payton & L’instrumental de Gascogne, John Scofield Uberjam Band, Dave Holland Prism, Sun Ra Centennial Dream Orchestra : Plaza de la Trinidad
Chick Corea/Stanley Clarke, Toshiko Akiyoshi-Lew Tabackin Quartet: Auditorium Kursaal
Heinken Jazzaldia, Donostia San Sebastian, 24-25-26 juillet
Si l’on ne devait s’en tenir qu’à la seule lignée des pianistes et sans prétendre à l’exhaustivité tant les scènes s’avèrent multiples en simultané dans ce festival, en trois jours passés à San Sebastian on aura pu successivement écouter Muhal Richard Abrams, Giovanni Guidi, Gil Goldstein, Chick Corea, Toshiko Akiyoshi, Graig Taborn notamment. A la lecture de tels patronymes on peut ne voir qu’une simple énumération, un pur effet statistique. Sauf qu’au-delà du chiffre, c’est bel et bien de pianistes de jazz qu’il s’agit. Plutôt révélateur d’ailleurs de l’état actuel de cette musique, de la vie qu’il vit dans des lieux du monde. Autant le dire : pour que le jazz- et avec lui toutes ses différences de musique caméléon- garde ses entrées dans le public au sens large de spécialistes ou non, le rôle de présentation des musiciens de jazz ne prend que plus d’importance, de nécessité de la part des grandes machines de guerre festivalières étiquetées jazz. Aujourd’hui l’équation sur laquelle se base les gros festivals ignore une inconnue : pour cause de budget à équilibrer, donc de recette indispensable ils doivent consommer des grands noms sur leurs affiches, de ceux qui attirent à coup sur le public cochon de payeur. A ce titre le jazz désormais n’offre que peu de solutions certaines, sécurisées, a fortiori dans une période de forte concurrence. D’où les ouvertures forcées aux autres types de musique, les mélanges plus ou moins savants (chanson, world, musiques ethniques etc.…) et les dites grosses affiches tiroir-caisse. Dans un tel cadre le festival de San Sebastian (140 000 entrées répertoriées cette année dont 12 650 payantes) entend garder un cap jazz « Je tiens à ce que notre site fétiche située au cœur de la vieille ville, la Plaza de la Trinidad demeure avant tout une scène jazz » plaide Miguel Martin, le boss du festival donostiarra.
Programmer Muhal Richard Abrams en solo représente malgré tout une forme de pari, surtout outre Pyrénées où le free n’a quasiment jamais fait étape dans ses années fastes. Le pianiste de Chicago n’en a cure. Il démarre son concert sur dix minutes dans une sorte de plan séquence consacré à l’exploration des basses du piano. De quoi produire live, visage impassible penché sur le clavier, un discours de notes éclatées, frappées à l’unité ou en accords et autres clusters. Les différences de relief s’opèrent en fonction du degré de force de la percussion donnée aux grappes de notes égrenées. Deux longues plages très intense, pour au final une conclusion en mode plutôt blues plus ou moins dissimulé sous un motif rythmique complexe. Au bout de sa trajectoire du soir le président historique de l’AACM saluera en s’inclinant devant le public restreint resté pour l’écouter jusqu’au bout. Sans concession.
Bien sur Enrico Rava est la tête d’affiche. Mais l’attraction demeure toujours son compère Gianluca Petrella, pour ses pics d’intensité, son art de la relance, sa découpes des temps de ou sans mesure. Son trombone à lui relève de la scène, des caves ou même des musiques de rue. A ce moment précis la sonorisation ne restitue pas bien le son global de l’orchestre. Mais la musique est riche, s’appuyant sur des formules rythmiques renouvelées, des unissons cuivres-piano comme autant de sillons tracés. Peut-être pourra-t-on trouver paradoxal de goûter à une version live à haut niveau sonore d’une musique originellement très léchée, travaillée pour le label ECM. Et lorsque l’on pose la question à Rava du pourquoi de l’abandon du bugle au profit de la trompette, réponse claire du maestro « La difficulté donc la vraie richesse, c’est la trompette qui me la donne ! Pas le bugle, trop limité »
De Bobby McFerrin comme d’un athlète de haut niveau (sonore) on attend l’exploit à chaque occasion. N’est il pas souvent perçu comme un sauteur en hauteur de tessitures ? A San Sebastian on l’avait notamment vu faire une performance en équipe avec un chœur d’homme local, l’Orfeon Donostiarra, devant plus de dix mille personnes…Là pourtant, dans le cadre plus intime des vieilles pierres de la Trinidad, il parait tout de suite moins en forme. La faute à l’humidité ambiante peut-être. De par une volonté affichée de se fondre davantage dans une formule d’orchestre fournie autant qu’exogène chez lui (guitares en nombre, dobro, steel guitar, batteur/guitariste, accordéon etc.) sans doute aussi. Et puis ce n’est rien que de dire que l’apport de la voix de sa fille Madison n’a rien de décisif dans le contexte…Au total un vocal moins prégnant donc, dès lors qu’il se trouve dilué dans une tonalité musicale finalement très country. Distendue. Ce qui n’empêche pas le chanteur de mouiller la chemise stricto sensu : malgré l’averse Bobby Mc Ferrin est descendu dans l’arène au contact du public pour le faire chanter avec lui sous les gouttes…
Au contact de l’océan la magnifique salle du Kursaal reste une nef magique de qualité acoustique. Donc de rendu musical. Au point que Keith Jarreth, habitué des lieux en solo ou trio n’y a jamais perdu ni flegme, ni sourire en dépit d’innombrable demandes de rappels…Autre piani
ste, autre partie de plaisir non moins marquée. Chick Corea et Stanley Clarke sont venus pour y célébrer The Songs of Return Forever. En trois moments forts. Un : dix minutes laissées à Stanley Clarke pour une basse lâchée en solo. De cette séquence on retiendra plus la sonorité incroyable -netteté, qualité de toucher, beauté naturelle- que sa terrible virtuosité de toujours. Deux : l’hommage de Chick à son ami Paco disparu. Là c’est de bon feeling transmis qu’il convient de parler. Corea au piano, transpire bien sur l’aisance, un jeu de clavier telle une eau qui court libre. En mémoire du guitariste de Cadix Paco de Lucia , avec une émotion juste mais sans charge de pathos excessive, le pianiste fait preuve d’une inspiration juste, forte. Appropriée. Trois : les thèmes du Return Forever ont été conçus pour s’afficher dans une vitrine électrique. Dans un décor adéquat pour ce faire, Corea et son « bassiste préféré » les ont revisités (No Mistery, After The cosmic Rain, La Fiesta) en version acoustique avec un plaisir du jeu, une intensité dans l’exposition accrue, libératoire. En rappel Bobby Mc Ferrin, encore lui, est venu ajouter sa voix à l’incontournable « Spain ». Ovation immédiate, il va s’en dire même si là encore on a senti le chanteur un tantinet en dedans…
Donner une nouvelle version de Sketches of Spain dans le pays cité ne coule pas de source. Jouer du même instrument que Miles Davis non plus sur le même matériau. Se retrouver en ombre portée du travail d’arrangement original signé Gil Evans pas davantage. Afin d’innover sur le métier et mettre sa patte sur l’ouvrage Nicolas Payton a choisi de s’adjoindre un orchestre symphonique. En l’occurrence l’Ensemble de Gascogne, à l’occasion du concert donné dans la capitale du Guipuzcoa (l’une des sept provinces basques) Un travail d’orfèvre sans doute. Pourtant sur des sentiers aussi fréquentés que ceux du Concerto d’Aranjuez et consort, l’on n’a pas enregistré de jonction, d’addition de plaisirs ou d’intérêts à fonctionner musicalement ensemble entre l’orchestre et le trio. D’où une note d’ennui prolongé. Dommage.
Et John Scofield alors, même lieu, heure suivante ? On ne parlera même pas de jazz pur celui qui fréquenta, lui, directement Miles. Mais même si l’on ne reste au seul niveau guitare, lorsqu’à l’écoute de l’instrument on se situe morceau après morceau entre Clapton, Jeff Beck, voire Buddy Guy ou Duane Allman comment sortir de la référence inévitable? Scofield garde sa sonorité doucereuse/acide intacte. Pour ce faire il bénéficie d’une Télécaster Fender aux jolis reflets plus bleus que ses notes. Il parait prendre plaisir dans le rôle jouissif de guitar heroe (plutôt singulier cette façon de mimer les plans à la pédale wah wah, en tordant sa bouche ouverte, rappelant les longs visages sévères et tourmentés peints par Vélasquez) OK…So what John ?
Dave Holland, autre musicien ayant fréquenté Miles, était donc de retour à la « Trini », la scène culte de San Sebastian. Lors des mises en place, entre les orchestres on y entend monter très distinctement les voix, les cris, les plaisirs , jusqu’aux commandes des consommateurs de pintxos (tapas) plus succulents les uns que les autres, bruit ambiant venant des dizaines de bars environnants, tous ouverts directs sur la rue….Sauf que cette rumeur permanente de plaisirs de bouches, de palais et de rencontres estivales-festivalières on ne l’a plus entendue une heure et demie durant pour cause d’assaut ininterrompue de musique sur-vitaminée, jetée en force au dépend de toute finesse. La veille Scofield naviguait à courte vue entre blues et rock. Dave Holland, (plus que) secondé par son vieux pote Kevin Eubanks ajoutait à ce cocktail une touche de soul-funk. Et basta ! Excellents musiciens, oui, haut niveau technique, certes. Mais quelle pauvreté dans les matériaux utilisés pour construire un concert. Voir ainsi Craig Taborn quasi réduit au silence…On pensait à l’équipe du Brésil de la dernière Coupe du Monde courant après le ballon à contre temps, incapable de changer de rythme, comme dépourvu de tout souci de marquer des buts et l’adrénaline qui va avec…
En fin d’après midi dans le confort sonore de l’auditorium du Kursaal, Toshiko Akiyoshi retrouvait son mari Lew Tabackin pour un set en quartet. Plus de mille personnes étaient venues célébrer la lauréate du festival 2014. A San Sebastian, à deux pas d’une plage bondée sous le soleil de juillet, on se déplace aussi pour du jazz. Qu’on se le dise « A Bordeaux pour cette même affiche on ferait à peine trois-quatre cents » avouait en connaisseur Patrick Duval, directeur du Rocher de Palmer. La pianiste américaine d’origine japonaise, par principe de fidélité instille à son concert une certaine dose d académisme ès jazz. Manière qu’elle intégra à Boston avant de la développer à New York. Dans une prestation en solo jusqu’à la conduite d’un big band, elle se veut précise dans les exposés, carré dans ses lancements. Et laisse volontairement de l’espace au soliste. En cette fin d’après midi lumineuse, Lew Tabackin, complice et mari (et vice versa) en bénéficie. Il en use au ténor avec profit, sonorité ronde et style carré, très direct, Il en abuse me semble-t-il à la flute, son péché mignon, jusqu’au soliloque du stop chorus répété. Derrière, en rideau de fond, la rythmique assure, solide, attentive. Et lorsqu’elle prend la parole pour conclure, Toshiko femme leader, loue à nouveau un de ses modèles, Duke Ellington …
Restait un concert, cette nuit du samedi, avant la « despedida » finale du dimanche. Sun Ra Centennial Dream Orchestra c’est comment dire ? A la fois chic et choc. Un spectacle d’abord, haut en couleurs, costumes flamboyants tirant dans tous le spectre des teintes fortes et pastels. Spectacle de danse aussi, en accompagnement des mouvements ondulants de l’orchestre. Exposition de voix enfin : elles sont sensées traduire et communiquer une dimension cosmique, vieux dada dadaïste du fondateur de l’Arkestra. A tous moments l’orchestre tourne sous la baguette, les injonctions et les cris jetés dans l’alto de Marshal Allen, désormais précepteur-continuateur de l’esprit de la musique du chef d’orchestre disparu il y a vingt ans. Un son dru, épais, une multiplication à plusieurs facteurs musicaux, carré, humoristique, classique et un peu foutraque à la fois. Mais l’ensemble baigne toujours dans un jus swing. On revient ainsi à la notion de plaisir dans un jazz qui, comme le défunt leader a traversé ses âges, du ragtime au free. Et lorsqu’au final, les cuivres quittent la scène pour dans la nuit défiler en serpent multicolore au beau milieu du parterre des
auditeurs-spectateurs, dans les dizaines de photos tirées des smartphones, les « smileys » prennent le dessus. Le jazz de Sun Ra a gagné son pari de la nuit à Donostia-San Sebastian : le plaisir en mode de cosmogonie.
L’an prochain Jazzaldia fêtera les 50 ans du Festival de Jazz de San Sebastian. On lui souhaite simplement de toujours faire durer le plaisir.
Robert Latxague