Jazz live
Publié le 31 Juil 2014

Vague de Jazz, contre vents et marées

Chaque été depuis 2003, entre Les Sables-d’Olonne et Longeville-Sur-Mer, Jacques-Henri Béchieau et sa joyeuse bande d’A.A.C.™ (Authentiques Agitateurs Culturels™) font claquer dix jours durant le fier étendard du jazz libre. Morceaux choisis, goûtés entre le 26 et le 29 juillet.


Deux fois de suite, à quelques minutes d’écart, la vie tranquille des innombrables locataires des fonds boueux du Marais Poitevin a été bouleversée. Imaginez : une cymbale de grande taille qui d’un coup s’écrase sur leur tête ! Imaginez encore : des êtres géants dont on ne devine que les pieds nus, et qui martèlent le sol frénétiquement (l’eau est trop opaque pour distinguer quoi que ce soit) dans l’espoir de retrouver le précieux objet cuivré. Qu’on se rassure : grâce à Louis Sclavis (lui-même) et à l’un des joyeux bénévoles (qui y laissa ses lunettes de soleil…) la pêche fut par deux fois miraculeuse, et les archéologues du futur ne tireront pas de conclusions hâtives en  52014 : non, au début du XXIe siècle, il n’existait pas de coutume consistant à jeter des cymbales vintage au fond de l’eau. Ainsi, Edward Perraud et Louis Sclavis, malgré ces deux interruptions “cymbale & plongée” dignes d’une épreuve de Fort Boyard, purent voguer sans entraves sur leur frêle esquif (2).

C’est une tradition à Vague de Jazz : chaque année, deux improvisateurs risque-tout nous mènent en bateau, pardon, en barque(tte) sur les rives de l’impro libre et ludique. Et depuis peu, non content d’interagir avec les rayons du soleil et le subtil tanguage qui berce leur petit périple aquatique, ils croisent le fildefériste Josselin Disdier pour mettre en musique ses danses et ses acrobaties affranchies de la pesanteur.

 

La veille, au Théâtre de Verdure des Sables-d’Olonne (1), l’une des chouchouttes du festival, Jeanne Added, donnait pour la… – on ne compte plus ! – son récital solo, chansons à vif et basse électrique. On craignait la lassitude, il n’en fut rien. Et quand, la faute à une fanfare de baloche qui squatte le remblai face à l’Océan, elle perd un peu (beaucoup) de sa concentration, elle se recentre instantanément sur l’un de ses chouchoux, Prince, Forever In My Life, la chanson bien nommée. En 2015, Jeanne Added sortira enfin son premier disque “pop”, chez Naïve. Elle reviendra, c’est promis, à Vague de Jazz pour le jouer en direct,avec son groupe, devant celles et ceux qui la suivent depuis déjà longtemps. En attendant, en guise d’au revoir bouclant une boucle de sa vie, elle termine son set a cappella. Emotion.


Changement de plateau. La bière est fraîche et le vent aussi. Les frileux sortent le sweat ou le foulard indien. Mais Louis Sclavis en a vu d’autres et n’a jamais eu froid aux yeux : sans tambours ni trompette mais avec une guitare (celle de Gilles Coronado) et des claviers (ceux, acoustique et électrique, de Benjamin Moussay), il s’invente avec son Trio Atlas son propre espace-temps, ses micro-climats à lui. En mars 2012, dans les colonnes de Jazz Magazine Jazzman (“Louis Sclavis, la passion intacte”, n° 635), le clarinettiste confiait à Stéphane Ollivier : « C’était une formule instrumentale totalement inédite pour moi, qui m’a obligé à complètement remettre en question mes réflèxes en matière de composition. J’ai écrit des trucs pour ce projet qui m’ont embarqué dans des régions où je n’avais aucune certitude… Mais bon, j’avais envie de jouer avec ces musiciens, il fallait bien que j’invente quelque chose qui justifie cette association. Quand je leur ai présenté les compositions, j’ai vu au-dessus de leur tête se dessiner un gros point d’interrogation… Même moi je me demandais ce qu’on allait pouvoir faire de ces morceaux. »

Dans sa chronique de “Sources”, le premier disque du Trio Atlas (Jazz Magazine Jazzman n° 639, juillet 2012), Stéphane précisait à juste titre : « De ces failles et de cette incertitude que Sclavis a su tirer le meilleur parti. Et c’est dans cet écart fécond entre le geste spontané de ces partitions, souvent à peine ébauchées, que cette musique sur le fil du rasoir est venue puiser sa force, sa tension sourde et son extrême concentration expressive. » Deux ans plus tard, le fil du rasoir a cédé sa place à celui du temps, et les beautés fragiles du Trio Atlas n’ont rien perdu, sur scène, de leur force d’attraction suggestive. Portée par une pulsation invisible et pourtant si prégnante, la musique de Sclavis et des siens rappelle, au gré d’une note ou d’un accord inattendus, électrisants, boisés, saisissants ou rassurants, les doux vertiges d’un autre trio hors-normes, celui que formaient, naguère, Jimmy Giuffre, Paul Bley et Steve Swallow. C’est dire la grandeur d’âme de cette musique à hauteur d’homme. [Le 25 août prochain, ECM publiera “Silk And Salt Melodies”, soit le Trio Atlas plus le percussionniste Keyvan Chemirani. L’aventure continue.]

 

Dimanche 27, à l’Espace Culturel du Clouzy (3), mini-Paisley Park perdu au milieu des champs, on a de nouveau l’ouïe fine pour Sclavis, qui pour la première fois duettise avec Elise Dabrowski (contrebasse, chant). Sans filet, donc, mais avec tant de provisions… A sa compère, il donne beaucoup à déguster, nourritures spirituelles et hors-d’œuvres hors-normes. Elle adore, ça se voit, ça s’entend. Elle contourne ses repères, oublie ses certitudes, joue avec les mots, improvise un sketch (“La clarinette étranglée”, irrésistible, avec Sclavis en mime-vedette), mon tout sous la direction de l’expert-grand-frère ès-folies douces, qui dès qu’il claque des doigts change le décor. Magique, ou presque, cette gestuelle souple comme le roseau qui invite avec tendresse et fermeté ses interlocuteurs à se remettre en question.

La tension est plus palpable avec le Théo Ceccaldi Trio, qui avait convié leur reine-mère, Joëlle Léandre (« Ce sont mes bébés, oui », dira-t-elle à la radio le lendemain). De gauche à droite, Théo au violon, Joëlle à la contrebasse, Valentin au violoncelle et Guillaume Aknine à
la guitare. De gauche à droite, une musique dense et intense, distillée à fleur de peau. De gauche à droite et de droite à gauche, et inversement, un rythme implicite, sous-tendu, mouvant. Des lignes de fuite, d’autres brisées, des traits étirés au possible, de brusques points d’exclamation. Une fresque sonore toute en ponctuations imprévisibles. Tout juste, de ci, de là rêve-t-on d’un petit accroche-cœur en forme de mélodie… Il viendra sans doute quand on ne l’attendra pas. Restons branché.

 

Elise Caron est irrésistible. Personne ne sait aussi bien qu’elle présenter les musiciens avec autant d’humour et de (douce) folie contagieuse. Elise Caron, c’est la voix du groupe du pianiste Roberto Negro (4), qui interprète sa “Loving Suite Pour Birdy So” (Quatre Etoiles dans Jazz Magazine Jazzman, n° 661, mai 2014). Qui d’autre qu’elle pour donner aux textes tout en délicieuse musicalité de Xavier Machault les saveurs “en chantées” qu’ils méritent ? (Silence dans la salle.) Qui d’autre qu’elle pour vous raconter une histoire (vraiment) drôle à l’entracte ? Ou pour chanter une berceuse à ce bébé qu’elle tient dans ses bras* ? (*Le petit-fils de l’indispensable danseuse et présidente du festival, Florence Savy-Hérault.) Elise Caron est indispensable. Et l’écriture fort subtile du pianiste lui va comme un gant, sorte de “jazz d’avant le jazz”, de musique chambre “à la française” (francese), souriante et mélodique, qui laisse ce qu’il faut de place à l’imaginaire et à l’improvisation.

 

[Plus tôt dans la journée, à midi pile, juste avant de déjeuner, Roberto N. & Théo C. nous avaient offert en entrée un duo digne des meilleurs desserts : on se souviendra longtemps de leurs impros dédiées aux amours sentimentales, parce que rarement deux instruments entrent à ce point en fusion.]

 

La soirée continuait, toujours en français dans le(s) texte(s), ceux de feu le chanteur Allain Leprest cette fois, dits-mais-pas-tout-à-fait-joués (à la bonne heure) par Philippe Torreton, qui s’est choisi un sacré compagnon de jazz en la personne d’Edward Perraud, l’homme en couleurs (les richesses chromatiques de son jeu n’ont d’égal que celles de ses chemises et de ses vestes, qu’on lui envie on l’avoue), le batteur de lumières, l’ambianceur aux rythmes fous. Les textes de chair et de sens de Leprest sont à l’honneur. Et ce duo inouï va tourner tout l’automne : pourvu qu’en 2015 on les retrouve dans d’autres festivals aussi innovants que Vague de Jazz.

 

La veille du départ (tristesse), retour le 29 au Théâtre de Verdure, concert gratuit (5). Juste après les entrechats hyper-électriques et pas easy listening pour un sou de Fanny Lasfargues (basse) et de Rafaëlle Rinaudo (harpe) – bonne nouvelle, le public est ravi –, le vent siffle toujours et l’air est cuivré : le trio de souffleurs Journal Intime joue, c’est si rare, son programme d’Extension des Feux, augmenté d’une guitare savante et d’un accordéon stellaire. Et l’on se dit, en arpentant les rues alentour pour mesurer jusqu’où le jazz en plein air s’entend dans les Sables-D’Olonne (Rue du Boulet Rouge, Place du Commerce, Rue des Halles, Place du Palais de Justice…), que tant qu’il y aura des amoureux-rebellescomme Jacques-Henri Béchieau et sa joyeuse bande d’A.A.C.™ pour donner un peu de place à des artistes jouant une musique aussi exigeante, certains mots auront encore un sens : liberté et culture par exemple, parmi tant d’autres que l’on n’entend plus guère sortir de la bouche de nos chers décideurs.

 

Sa programmation 2015, Jacques-Henri Béchieau l’a déjà en tête. Sa joyeuse bande d’A.A.C.™ est déjà dans les starting-blocks. Grâce soit rendue à ces militants du jazz libre comme l’air.

L’édition 2014 se termine le dimanche 3 août. Si vous êtes en vacances dans le coin, n’hésitez pas : tous les détails sont sur www.vaguedejazz.com. 

Frédéric Goaty

 

(1)

Les Sables-d’Olonne, Théâtre de Verdure, samedi 26 juillet 2014 :

– Jeanne Added (chant, basse électrique) ;

– Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse), Gilles Coronado (guitare électrique), Benjamin Moussay (piano, piano électrique).

 

(2)

Longeville-Sur-Mer, Maison du Marais, Marais Poitevin, dimanche 27 juillet 2014 :

– Louis Sclavis (saxophone, harmonica, flûte), Edward Perraud (caisse-claire, tom basse, cymbales, i-Phone), Josselin Disdier (fil de fer).

 

(3)

Longeville-Sur-Mer, Espace Culturel du Clouzy, dimanche 27 juillet 2014 :

– Elise Dabrowski (contrebasse, chant), Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse) ;

– Théo Ceccaldi Trio : Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Guillaume Aknine (guitare électrique) + Joëlle Léandre (contrebasse, chant).

 

(4)

Longeville-Sur-Mer, Espace Culturel du Clouzy, lundi 28 juillet 2014 :

– Roberto Negro (piano), Théo Ceccaldi (violon) ;

– “Loving Suite pour Birdy So” : Roberto Negro (piano), Elise Caron (chant), Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Federico Casagrande (guitare
électrique), Nicolas Bianco (batterie) ;

– Philippe Torreton (voix), Edward Perraud (batterie, percussion).

 

(5)

Les Sables-d’Olonne, Théâtre de Verdure, mardi 29 juillet 2014 :

– Five 38 : Fanny Lasfargues (contrebasse), Rafaëlle Rinaudo (harpe) ;

– Extension Des Feux : Fred Gastard (saxophone baryton), Sylvain Bardieau (trompette), Matthias Mahler (trombone) + Vincent Peirani (accordéon) et Marc Ducret (guitare électrique).


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Chaque été depuis 2003, entre Les Sables-d’Olonne et Longeville-Sur-Mer, Jacques-Henri Béchieau et sa joyeuse bande d’A.A.C.™ (Authentiques Agitateurs Culturels™) font claquer dix jours durant le fier étendard du jazz libre. Morceaux choisis, goûtés entre le 26 et le 29 juillet.


Deux fois de suite, à quelques minutes d’écart, la vie tranquille des innombrables locataires des fonds boueux du Marais Poitevin a été bouleversée. Imaginez : une cymbale de grande taille qui d’un coup s’écrase sur leur tête ! Imaginez encore : des êtres géants dont on ne devine que les pieds nus, et qui martèlent le sol frénétiquement (l’eau est trop opaque pour distinguer quoi que ce soit) dans l’espoir de retrouver le précieux objet cuivré. Qu’on se rassure : grâce à Louis Sclavis (lui-même) et à l’un des joyeux bénévoles (qui y laissa ses lunettes de soleil…) la pêche fut par deux fois miraculeuse, et les archéologues du futur ne tireront pas de conclusions hâtives en  52014 : non, au début du XXIe siècle, il n’existait pas de coutume consistant à jeter des cymbales vintage au fond de l’eau. Ainsi, Edward Perraud et Louis Sclavis, malgré ces deux interruptions “cymbale & plongée” dignes d’une épreuve de Fort Boyard, purent voguer sans entraves sur leur frêle esquif (2).

C’est une tradition à Vague de Jazz : chaque année, deux improvisateurs risque-tout nous mènent en bateau, pardon, en barque(tte) sur les rives de l’impro libre et ludique. Et depuis peu, non content d’interagir avec les rayons du soleil et le subtil tanguage qui berce leur petit périple aquatique, ils croisent le fildefériste Josselin Disdier pour mettre en musique ses danses et ses acrobaties affranchies de la pesanteur.

 

La veille, au Théâtre de Verdure des Sables-d’Olonne (1), l’une des chouchouttes du festival, Jeanne Added, donnait pour la… – on ne compte plus ! – son récital solo, chansons à vif et basse électrique. On craignait la lassitude, il n’en fut rien. Et quand, la faute à une fanfare de baloche qui squatte le remblai face à l’Océan, elle perd un peu (beaucoup) de sa concentration, elle se recentre instantanément sur l’un de ses chouchoux, Prince, Forever In My Life, la chanson bien nommée. En 2015, Jeanne Added sortira enfin son premier disque “pop”, chez Naïve. Elle reviendra, c’est promis, à Vague de Jazz pour le jouer en direct,avec son groupe, devant celles et ceux qui la suivent depuis déjà longtemps. En attendant, en guise d’au revoir bouclant une boucle de sa vie, elle termine son set a cappella. Emotion.


Changement de plateau. La bière est fraîche et le vent aussi. Les frileux sortent le sweat ou le foulard indien. Mais Louis Sclavis en a vu d’autres et n’a jamais eu froid aux yeux : sans tambours ni trompette mais avec une guitare (celle de Gilles Coronado) et des claviers (ceux, acoustique et électrique, de Benjamin Moussay), il s’invente avec son Trio Atlas son propre espace-temps, ses micro-climats à lui. En mars 2012, dans les colonnes de Jazz Magazine Jazzman (“Louis Sclavis, la passion intacte”, n° 635), le clarinettiste confiait à Stéphane Ollivier : « C’était une formule instrumentale totalement inédite pour moi, qui m’a obligé à complètement remettre en question mes réflèxes en matière de composition. J’ai écrit des trucs pour ce projet qui m’ont embarqué dans des régions où je n’avais aucune certitude… Mais bon, j’avais envie de jouer avec ces musiciens, il fallait bien que j’invente quelque chose qui justifie cette association. Quand je leur ai présenté les compositions, j’ai vu au-dessus de leur tête se dessiner un gros point d’interrogation… Même moi je me demandais ce qu’on allait pouvoir faire de ces morceaux. »

Dans sa chronique de “Sources”, le premier disque du Trio Atlas (Jazz Magazine Jazzman n° 639, juillet 2012), Stéphane précisait à juste titre : « De ces failles et de cette incertitude que Sclavis a su tirer le meilleur parti. Et c’est dans cet écart fécond entre le geste spontané de ces partitions, souvent à peine ébauchées, que cette musique sur le fil du rasoir est venue puiser sa force, sa tension sourde et son extrême concentration expressive. » Deux ans plus tard, le fil du rasoir a cédé sa place à celui du temps, et les beautés fragiles du Trio Atlas n’ont rien perdu, sur scène, de leur force d’attraction suggestive. Portée par une pulsation invisible et pourtant si prégnante, la musique de Sclavis et des siens rappelle, au gré d’une note ou d’un accord inattendus, électrisants, boisés, saisissants ou rassurants, les doux vertiges d’un autre trio hors-normes, celui que formaient, naguère, Jimmy Giuffre, Paul Bley et Steve Swallow. C’est dire la grandeur d’âme de cette musique à hauteur d’homme. [Le 25 août prochain, ECM publiera “Silk And Salt Melodies”, soit le Trio Atlas plus le percussionniste Keyvan Chemirani. L’aventure continue.]

 

Dimanche 27, à l’Espace Culturel du Clouzy (3), mini-Paisley Park perdu au milieu des champs, on a de nouveau l’ouïe fine pour Sclavis, qui pour la première fois duettise avec Elise Dabrowski (contrebasse, chant). Sans filet, donc, mais avec tant de provisions… A sa compère, il donne beaucoup à déguster, nourritures spirituelles et hors-d’œuvres hors-normes. Elle adore, ça se voit, ça s’entend. Elle contourne ses repères, oublie ses certitudes, joue avec les mots, improvise un sketch (“La clarinette étranglée”, irrésistible, avec Sclavis en mime-vedette), mon tout sous la direction de l’expert-grand-frère ès-folies douces, qui dès qu’il claque des doigts change le décor. Magique, ou presque, cette gestuelle souple comme le roseau qui invite avec tendresse et fermeté ses interlocuteurs à se remettre en question.

La tension est plus palpable avec le Théo Ceccaldi Trio, qui avait convié leur reine-mère, Joëlle Léandre (« Ce sont mes bébés, oui », dira-t-elle à la radio le lendemain). De gauche à droite, Théo au violon, Joëlle à la contrebasse, Valentin au violoncelle et Guillaume Aknine à
la guitare. De gauche à droite, une musique dense et intense, distillée à fleur de peau. De gauche à droite et de droite à gauche, et inversement, un rythme implicite, sous-tendu, mouvant. Des lignes de fuite, d’autres brisées, des traits étirés au possible, de brusques points d’exclamation. Une fresque sonore toute en ponctuations imprévisibles. Tout juste, de ci, de là rêve-t-on d’un petit accroche-cœur en forme de mélodie… Il viendra sans doute quand on ne l’attendra pas. Restons branché.

 

Elise Caron est irrésistible. Personne ne sait aussi bien qu’elle présenter les musiciens avec autant d’humour et de (douce) folie contagieuse. Elise Caron, c’est la voix du groupe du pianiste Roberto Negro (4), qui interprète sa “Loving Suite Pour Birdy So” (Quatre Etoiles dans Jazz Magazine Jazzman, n° 661, mai 2014). Qui d’autre qu’elle pour donner aux textes tout en délicieuse musicalité de Xavier Machault les saveurs “en chantées” qu’ils méritent ? (Silence dans la salle.) Qui d’autre qu’elle pour vous raconter une histoire (vraiment) drôle à l’entracte ? Ou pour chanter une berceuse à ce bébé qu’elle tient dans ses bras* ? (*Le petit-fils de l’indispensable danseuse et présidente du festival, Florence Savy-Hérault.) Elise Caron est indispensable. Et l’écriture fort subtile du pianiste lui va comme un gant, sorte de “jazz d’avant le jazz”, de musique chambre “à la française” (francese), souriante et mélodique, qui laisse ce qu’il faut de place à l’imaginaire et à l’improvisation.

 

[Plus tôt dans la journée, à midi pile, juste avant de déjeuner, Roberto N. & Théo C. nous avaient offert en entrée un duo digne des meilleurs desserts : on se souviendra longtemps de leurs impros dédiées aux amours sentimentales, parce que rarement deux instruments entrent à ce point en fusion.]

 

La soirée continuait, toujours en français dans le(s) texte(s), ceux de feu le chanteur Allain Leprest cette fois, dits-mais-pas-tout-à-fait-joués (à la bonne heure) par Philippe Torreton, qui s’est choisi un sacré compagnon de jazz en la personne d’Edward Perraud, l’homme en couleurs (les richesses chromatiques de son jeu n’ont d’égal que celles de ses chemises et de ses vestes, qu’on lui envie on l’avoue), le batteur de lumières, l’ambianceur aux rythmes fous. Les textes de chair et de sens de Leprest sont à l’honneur. Et ce duo inouï va tourner tout l’automne : pourvu qu’en 2015 on les retrouve dans d’autres festivals aussi innovants que Vague de Jazz.

 

La veille du départ (tristesse), retour le 29 au Théâtre de Verdure, concert gratuit (5). Juste après les entrechats hyper-électriques et pas easy listening pour un sou de Fanny Lasfargues (basse) et de Rafaëlle Rinaudo (harpe) – bonne nouvelle, le public est ravi –, le vent siffle toujours et l’air est cuivré : le trio de souffleurs Journal Intime joue, c’est si rare, son programme d’Extension des Feux, augmenté d’une guitare savante et d’un accordéon stellaire. Et l’on se dit, en arpentant les rues alentour pour mesurer jusqu’où le jazz en plein air s’entend dans les Sables-D’Olonne (Rue du Boulet Rouge, Place du Commerce, Rue des Halles, Place du Palais de Justice…), que tant qu’il y aura des amoureux-rebellescomme Jacques-Henri Béchieau et sa joyeuse bande d’A.A.C.™ pour donner un peu de place à des artistes jouant une musique aussi exigeante, certains mots auront encore un sens : liberté et culture par exemple, parmi tant d’autres que l’on n’entend plus guère sortir de la bouche de nos chers décideurs.

 

Sa programmation 2015, Jacques-Henri Béchieau l’a déjà en tête. Sa joyeuse bande d’A.A.C.™ est déjà dans les starting-blocks. Grâce soit rendue à ces militants du jazz libre comme l’air.

L’édition 2014 se termine le dimanche 3 août. Si vous êtes en vacances dans le coin, n’hésitez pas : tous les détails sont sur www.vaguedejazz.com. 

Frédéric Goaty

 

(1)

Les Sables-d’Olonne, Théâtre de Verdure, samedi 26 juillet 2014 :

– Jeanne Added (chant, basse électrique) ;

– Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse), Gilles Coronado (guitare électrique), Benjamin Moussay (piano, piano électrique).

 

(2)

Longeville-Sur-Mer, Maison du Marais, Marais Poitevin, dimanche 27 juillet 2014 :

– Louis Sclavis (saxophone, harmonica, flûte), Edward Perraud (caisse-claire, tom basse, cymbales, i-Phone), Josselin Disdier (fil de fer).

 

(3)

Longeville-Sur-Mer, Espace Culturel du Clouzy, dimanche 27 juillet 2014 :

– Elise Dabrowski (contrebasse, chant), Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse) ;

– Théo Ceccaldi Trio : Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Guillaume Aknine (guitare électrique) + Joëlle Léandre (contrebasse, chant).

 

(4)

Longeville-Sur-Mer, Espace Culturel du Clouzy, lundi 28 juillet 2014 :

– Roberto Negro (piano), Théo Ceccaldi (violon) ;

– “Loving Suite pour Birdy So” : Roberto Negro (piano), Elise Caron (chant), Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Federico Casagrande (guitare
électrique), Nicolas Bianco (batterie) ;

– Philippe Torreton (voix), Edward Perraud (batterie, percussion).

 

(5)

Les Sables-d’Olonne, Théâtre de Verdure, mardi 29 juillet 2014 :

– Five 38 : Fanny Lasfargues (contrebasse), Rafaëlle Rinaudo (harpe) ;

– Extension Des Feux : Fred Gastard (saxophone baryton), Sylvain Bardieau (trompette), Matthias Mahler (trombone) + Vincent Peirani (accordéon) et Marc Ducret (guitare électrique).


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Chaque été depuis 2003, entre Les Sables-d’Olonne et Longeville-Sur-Mer, Jacques-Henri Béchieau et sa joyeuse bande d’A.A.C.™ (Authentiques Agitateurs Culturels™) font claquer dix jours durant le fier étendard du jazz libre. Morceaux choisis, goûtés entre le 26 et le 29 juillet.


Deux fois de suite, à quelques minutes d’écart, la vie tranquille des innombrables locataires des fonds boueux du Marais Poitevin a été bouleversée. Imaginez : une cymbale de grande taille qui d’un coup s’écrase sur leur tête ! Imaginez encore : des êtres géants dont on ne devine que les pieds nus, et qui martèlent le sol frénétiquement (l’eau est trop opaque pour distinguer quoi que ce soit) dans l’espoir de retrouver le précieux objet cuivré. Qu’on se rassure : grâce à Louis Sclavis (lui-même) et à l’un des joyeux bénévoles (qui y laissa ses lunettes de soleil…) la pêche fut par deux fois miraculeuse, et les archéologues du futur ne tireront pas de conclusions hâtives en  52014 : non, au début du XXIe siècle, il n’existait pas de coutume consistant à jeter des cymbales vintage au fond de l’eau. Ainsi, Edward Perraud et Louis Sclavis, malgré ces deux interruptions “cymbale & plongée” dignes d’une épreuve de Fort Boyard, purent voguer sans entraves sur leur frêle esquif (2).

C’est une tradition à Vague de Jazz : chaque année, deux improvisateurs risque-tout nous mènent en bateau, pardon, en barque(tte) sur les rives de l’impro libre et ludique. Et depuis peu, non content d’interagir avec les rayons du soleil et le subtil tanguage qui berce leur petit périple aquatique, ils croisent le fildefériste Josselin Disdier pour mettre en musique ses danses et ses acrobaties affranchies de la pesanteur.

 

La veille, au Théâtre de Verdure des Sables-d’Olonne (1), l’une des chouchouttes du festival, Jeanne Added, donnait pour la… – on ne compte plus ! – son récital solo, chansons à vif et basse électrique. On craignait la lassitude, il n’en fut rien. Et quand, la faute à une fanfare de baloche qui squatte le remblai face à l’Océan, elle perd un peu (beaucoup) de sa concentration, elle se recentre instantanément sur l’un de ses chouchoux, Prince, Forever In My Life, la chanson bien nommée. En 2015, Jeanne Added sortira enfin son premier disque “pop”, chez Naïve. Elle reviendra, c’est promis, à Vague de Jazz pour le jouer en direct,avec son groupe, devant celles et ceux qui la suivent depuis déjà longtemps. En attendant, en guise d’au revoir bouclant une boucle de sa vie, elle termine son set a cappella. Emotion.


Changement de plateau. La bière est fraîche et le vent aussi. Les frileux sortent le sweat ou le foulard indien. Mais Louis Sclavis en a vu d’autres et n’a jamais eu froid aux yeux : sans tambours ni trompette mais avec une guitare (celle de Gilles Coronado) et des claviers (ceux, acoustique et électrique, de Benjamin Moussay), il s’invente avec son Trio Atlas son propre espace-temps, ses micro-climats à lui. En mars 2012, dans les colonnes de Jazz Magazine Jazzman (“Louis Sclavis, la passion intacte”, n° 635), le clarinettiste confiait à Stéphane Ollivier : « C’était une formule instrumentale totalement inédite pour moi, qui m’a obligé à complètement remettre en question mes réflèxes en matière de composition. J’ai écrit des trucs pour ce projet qui m’ont embarqué dans des régions où je n’avais aucune certitude… Mais bon, j’avais envie de jouer avec ces musiciens, il fallait bien que j’invente quelque chose qui justifie cette association. Quand je leur ai présenté les compositions, j’ai vu au-dessus de leur tête se dessiner un gros point d’interrogation… Même moi je me demandais ce qu’on allait pouvoir faire de ces morceaux. »

Dans sa chronique de “Sources”, le premier disque du Trio Atlas (Jazz Magazine Jazzman n° 639, juillet 2012), Stéphane précisait à juste titre : « De ces failles et de cette incertitude que Sclavis a su tirer le meilleur parti. Et c’est dans cet écart fécond entre le geste spontané de ces partitions, souvent à peine ébauchées, que cette musique sur le fil du rasoir est venue puiser sa force, sa tension sourde et son extrême concentration expressive. » Deux ans plus tard, le fil du rasoir a cédé sa place à celui du temps, et les beautés fragiles du Trio Atlas n’ont rien perdu, sur scène, de leur force d’attraction suggestive. Portée par une pulsation invisible et pourtant si prégnante, la musique de Sclavis et des siens rappelle, au gré d’une note ou d’un accord inattendus, électrisants, boisés, saisissants ou rassurants, les doux vertiges d’un autre trio hors-normes, celui que formaient, naguère, Jimmy Giuffre, Paul Bley et Steve Swallow. C’est dire la grandeur d’âme de cette musique à hauteur d’homme. [Le 25 août prochain, ECM publiera “Silk And Salt Melodies”, soit le Trio Atlas plus le percussionniste Keyvan Chemirani. L’aventure continue.]

 

Dimanche 27, à l’Espace Culturel du Clouzy (3), mini-Paisley Park perdu au milieu des champs, on a de nouveau l’ouïe fine pour Sclavis, qui pour la première fois duettise avec Elise Dabrowski (contrebasse, chant). Sans filet, donc, mais avec tant de provisions… A sa compère, il donne beaucoup à déguster, nourritures spirituelles et hors-d’œuvres hors-normes. Elle adore, ça se voit, ça s’entend. Elle contourne ses repères, oublie ses certitudes, joue avec les mots, improvise un sketch (“La clarinette étranglée”, irrésistible, avec Sclavis en mime-vedette), mon tout sous la direction de l’expert-grand-frère ès-folies douces, qui dès qu’il claque des doigts change le décor. Magique, ou presque, cette gestuelle souple comme le roseau qui invite avec tendresse et fermeté ses interlocuteurs à se remettre en question.

La tension est plus palpable avec le Théo Ceccaldi Trio, qui avait convié leur reine-mère, Joëlle Léandre (« Ce sont mes bébés, oui », dira-t-elle à la radio le lendemain). De gauche à droite, Théo au violon, Joëlle à la contrebasse, Valentin au violoncelle et Guillaume Aknine à
la guitare. De gauche à droite, une musique dense et intense, distillée à fleur de peau. De gauche à droite et de droite à gauche, et inversement, un rythme implicite, sous-tendu, mouvant. Des lignes de fuite, d’autres brisées, des traits étirés au possible, de brusques points d’exclamation. Une fresque sonore toute en ponctuations imprévisibles. Tout juste, de ci, de là rêve-t-on d’un petit accroche-cœur en forme de mélodie… Il viendra sans doute quand on ne l’attendra pas. Restons branché.

 

Elise Caron est irrésistible. Personne ne sait aussi bien qu’elle présenter les musiciens avec autant d’humour et de (douce) folie contagieuse. Elise Caron, c’est la voix du groupe du pianiste Roberto Negro (4), qui interprète sa “Loving Suite Pour Birdy So” (Quatre Etoiles dans Jazz Magazine Jazzman, n° 661, mai 2014). Qui d’autre qu’elle pour donner aux textes tout en délicieuse musicalité de Xavier Machault les saveurs “en chantées” qu’ils méritent ? (Silence dans la salle.) Qui d’autre qu’elle pour vous raconter une histoire (vraiment) drôle à l’entracte ? Ou pour chanter une berceuse à ce bébé qu’elle tient dans ses bras* ? (*Le petit-fils de l’indispensable danseuse et présidente du festival, Florence Savy-Hérault.) Elise Caron est indispensable. Et l’écriture fort subtile du pianiste lui va comme un gant, sorte de “jazz d’avant le jazz”, de musique chambre “à la française” (francese), souriante et mélodique, qui laisse ce qu’il faut de place à l’imaginaire et à l’improvisation.

 

[Plus tôt dans la journée, à midi pile, juste avant de déjeuner, Roberto N. & Théo C. nous avaient offert en entrée un duo digne des meilleurs desserts : on se souviendra longtemps de leurs impros dédiées aux amours sentimentales, parce que rarement deux instruments entrent à ce point en fusion.]

 

La soirée continuait, toujours en français dans le(s) texte(s), ceux de feu le chanteur Allain Leprest cette fois, dits-mais-pas-tout-à-fait-joués (à la bonne heure) par Philippe Torreton, qui s’est choisi un sacré compagnon de jazz en la personne d’Edward Perraud, l’homme en couleurs (les richesses chromatiques de son jeu n’ont d’égal que celles de ses chemises et de ses vestes, qu’on lui envie on l’avoue), le batteur de lumières, l’ambianceur aux rythmes fous. Les textes de chair et de sens de Leprest sont à l’honneur. Et ce duo inouï va tourner tout l’automne : pourvu qu’en 2015 on les retrouve dans d’autres festivals aussi innovants que Vague de Jazz.

 

La veille du départ (tristesse), retour le 29 au Théâtre de Verdure, concert gratuit (5). Juste après les entrechats hyper-électriques et pas easy listening pour un sou de Fanny Lasfargues (basse) et de Rafaëlle Rinaudo (harpe) – bonne nouvelle, le public est ravi –, le vent siffle toujours et l’air est cuivré : le trio de souffleurs Journal Intime joue, c’est si rare, son programme d’Extension des Feux, augmenté d’une guitare savante et d’un accordéon stellaire. Et l’on se dit, en arpentant les rues alentour pour mesurer jusqu’où le jazz en plein air s’entend dans les Sables-D’Olonne (Rue du Boulet Rouge, Place du Commerce, Rue des Halles, Place du Palais de Justice…), que tant qu’il y aura des amoureux-rebellescomme Jacques-Henri Béchieau et sa joyeuse bande d’A.A.C.™ pour donner un peu de place à des artistes jouant une musique aussi exigeante, certains mots auront encore un sens : liberté et culture par exemple, parmi tant d’autres que l’on n’entend plus guère sortir de la bouche de nos chers décideurs.

 

Sa programmation 2015, Jacques-Henri Béchieau l’a déjà en tête. Sa joyeuse bande d’A.A.C.™ est déjà dans les starting-blocks. Grâce soit rendue à ces militants du jazz libre comme l’air.

L’édition 2014 se termine le dimanche 3 août. Si vous êtes en vacances dans le coin, n’hésitez pas : tous les détails sont sur www.vaguedejazz.com. 

Frédéric Goaty

 

(1)

Les Sables-d’Olonne, Théâtre de Verdure, samedi 26 juillet 2014 :

– Jeanne Added (chant, basse électrique) ;

– Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse), Gilles Coronado (guitare électrique), Benjamin Moussay (piano, piano électrique).

 

(2)

Longeville-Sur-Mer, Maison du Marais, Marais Poitevin, dimanche 27 juillet 2014 :

– Louis Sclavis (saxophone, harmonica, flûte), Edward Perraud (caisse-claire, tom basse, cymbales, i-Phone), Josselin Disdier (fil de fer).

 

(3)

Longeville-Sur-Mer, Espace Culturel du Clouzy, dimanche 27 juillet 2014 :

– Elise Dabrowski (contrebasse, chant), Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse) ;

– Théo Ceccaldi Trio : Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Guillaume Aknine (guitare électrique) + Joëlle Léandre (contrebasse, chant).

 

(4)

Longeville-Sur-Mer, Espace Culturel du Clouzy, lundi 28 juillet 2014 :

– Roberto Negro (piano), Théo Ceccaldi (violon) ;

– “Loving Suite pour Birdy So” : Roberto Negro (piano), Elise Caron (chant), Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Federico Casagrande (guitare
électrique), Nicolas Bianco (batterie) ;

– Philippe Torreton (voix), Edward Perraud (batterie, percussion).

 

(5)

Les Sables-d’Olonne, Théâtre de Verdure, mardi 29 juillet 2014 :

– Five 38 : Fanny Lasfargues (contrebasse), Rafaëlle Rinaudo (harpe) ;

– Extension Des Feux : Fred Gastard (saxophone baryton), Sylvain Bardieau (trompette), Matthias Mahler (trombone) + Vincent Peirani (accordéon) et Marc Ducret (guitare électrique).


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Chaque été depuis 2003, entre Les Sables-d’Olonne et Longeville-Sur-Mer, Jacques-Henri Béchieau et sa joyeuse bande d’A.A.C.™ (Authentiques Agitateurs Culturels™) font claquer dix jours durant le fier étendard du jazz libre. Morceaux choisis, goûtés entre le 26 et le 29 juillet.


Deux fois de suite, à quelques minutes d’écart, la vie tranquille des innombrables locataires des fonds boueux du Marais Poitevin a été bouleversée. Imaginez : une cymbale de grande taille qui d’un coup s’écrase sur leur tête ! Imaginez encore : des êtres géants dont on ne devine que les pieds nus, et qui martèlent le sol frénétiquement (l’eau est trop opaque pour distinguer quoi que ce soit) dans l’espoir de retrouver le précieux objet cuivré. Qu’on se rassure : grâce à Louis Sclavis (lui-même) et à l’un des joyeux bénévoles (qui y laissa ses lunettes de soleil…) la pêche fut par deux fois miraculeuse, et les archéologues du futur ne tireront pas de conclusions hâtives en  52014 : non, au début du XXIe siècle, il n’existait pas de coutume consistant à jeter des cymbales vintage au fond de l’eau. Ainsi, Edward Perraud et Louis Sclavis, malgré ces deux interruptions “cymbale & plongée” dignes d’une épreuve de Fort Boyard, purent voguer sans entraves sur leur frêle esquif (2).

C’est une tradition à Vague de Jazz : chaque année, deux improvisateurs risque-tout nous mènent en bateau, pardon, en barque(tte) sur les rives de l’impro libre et ludique. Et depuis peu, non content d’interagir avec les rayons du soleil et le subtil tanguage qui berce leur petit périple aquatique, ils croisent le fildefériste Josselin Disdier pour mettre en musique ses danses et ses acrobaties affranchies de la pesanteur.

 

La veille, au Théâtre de Verdure des Sables-d’Olonne (1), l’une des chouchouttes du festival, Jeanne Added, donnait pour la… – on ne compte plus ! – son récital solo, chansons à vif et basse électrique. On craignait la lassitude, il n’en fut rien. Et quand, la faute à une fanfare de baloche qui squatte le remblai face à l’Océan, elle perd un peu (beaucoup) de sa concentration, elle se recentre instantanément sur l’un de ses chouchoux, Prince, Forever In My Life, la chanson bien nommée. En 2015, Jeanne Added sortira enfin son premier disque “pop”, chez Naïve. Elle reviendra, c’est promis, à Vague de Jazz pour le jouer en direct,avec son groupe, devant celles et ceux qui la suivent depuis déjà longtemps. En attendant, en guise d’au revoir bouclant une boucle de sa vie, elle termine son set a cappella. Emotion.


Changement de plateau. La bière est fraîche et le vent aussi. Les frileux sortent le sweat ou le foulard indien. Mais Louis Sclavis en a vu d’autres et n’a jamais eu froid aux yeux : sans tambours ni trompette mais avec une guitare (celle de Gilles Coronado) et des claviers (ceux, acoustique et électrique, de Benjamin Moussay), il s’invente avec son Trio Atlas son propre espace-temps, ses micro-climats à lui. En mars 2012, dans les colonnes de Jazz Magazine Jazzman (“Louis Sclavis, la passion intacte”, n° 635), le clarinettiste confiait à Stéphane Ollivier : « C’était une formule instrumentale totalement inédite pour moi, qui m’a obligé à complètement remettre en question mes réflèxes en matière de composition. J’ai écrit des trucs pour ce projet qui m’ont embarqué dans des régions où je n’avais aucune certitude… Mais bon, j’avais envie de jouer avec ces musiciens, il fallait bien que j’invente quelque chose qui justifie cette association. Quand je leur ai présenté les compositions, j’ai vu au-dessus de leur tête se dessiner un gros point d’interrogation… Même moi je me demandais ce qu’on allait pouvoir faire de ces morceaux. »

Dans sa chronique de “Sources”, le premier disque du Trio Atlas (Jazz Magazine Jazzman n° 639, juillet 2012), Stéphane précisait à juste titre : « De ces failles et de cette incertitude que Sclavis a su tirer le meilleur parti. Et c’est dans cet écart fécond entre le geste spontané de ces partitions, souvent à peine ébauchées, que cette musique sur le fil du rasoir est venue puiser sa force, sa tension sourde et son extrême concentration expressive. » Deux ans plus tard, le fil du rasoir a cédé sa place à celui du temps, et les beautés fragiles du Trio Atlas n’ont rien perdu, sur scène, de leur force d’attraction suggestive. Portée par une pulsation invisible et pourtant si prégnante, la musique de Sclavis et des siens rappelle, au gré d’une note ou d’un accord inattendus, électrisants, boisés, saisissants ou rassurants, les doux vertiges d’un autre trio hors-normes, celui que formaient, naguère, Jimmy Giuffre, Paul Bley et Steve Swallow. C’est dire la grandeur d’âme de cette musique à hauteur d’homme. [Le 25 août prochain, ECM publiera “Silk And Salt Melodies”, soit le Trio Atlas plus le percussionniste Keyvan Chemirani. L’aventure continue.]

 

Dimanche 27, à l’Espace Culturel du Clouzy (3), mini-Paisley Park perdu au milieu des champs, on a de nouveau l’ouïe fine pour Sclavis, qui pour la première fois duettise avec Elise Dabrowski (contrebasse, chant). Sans filet, donc, mais avec tant de provisions… A sa compère, il donne beaucoup à déguster, nourritures spirituelles et hors-d’œuvres hors-normes. Elle adore, ça se voit, ça s’entend. Elle contourne ses repères, oublie ses certitudes, joue avec les mots, improvise un sketch (“La clarinette étranglée”, irrésistible, avec Sclavis en mime-vedette), mon tout sous la direction de l’expert-grand-frère ès-folies douces, qui dès qu’il claque des doigts change le décor. Magique, ou presque, cette gestuelle souple comme le roseau qui invite avec tendresse et fermeté ses interlocuteurs à se remettre en question.

La tension est plus palpable avec le Théo Ceccaldi Trio, qui avait convié leur reine-mère, Joëlle Léandre (« Ce sont mes bébés, oui », dira-t-elle à la radio le lendemain). De gauche à droite, Théo au violon, Joëlle à la contrebasse, Valentin au violoncelle et Guillaume Aknine à
la guitare. De gauche à droite, une musique dense et intense, distillée à fleur de peau. De gauche à droite et de droite à gauche, et inversement, un rythme implicite, sous-tendu, mouvant. Des lignes de fuite, d’autres brisées, des traits étirés au possible, de brusques points d’exclamation. Une fresque sonore toute en ponctuations imprévisibles. Tout juste, de ci, de là rêve-t-on d’un petit accroche-cœur en forme de mélodie… Il viendra sans doute quand on ne l’attendra pas. Restons branché.

 

Elise Caron est irrésistible. Personne ne sait aussi bien qu’elle présenter les musiciens avec autant d’humour et de (douce) folie contagieuse. Elise Caron, c’est la voix du groupe du pianiste Roberto Negro (4), qui interprète sa “Loving Suite Pour Birdy So” (Quatre Etoiles dans Jazz Magazine Jazzman, n° 661, mai 2014). Qui d’autre qu’elle pour donner aux textes tout en délicieuse musicalité de Xavier Machault les saveurs “en chantées” qu’ils méritent ? (Silence dans la salle.) Qui d’autre qu’elle pour vous raconter une histoire (vraiment) drôle à l’entracte ? Ou pour chanter une berceuse à ce bébé qu’elle tient dans ses bras* ? (*Le petit-fils de l’indispensable danseuse et présidente du festival, Florence Savy-Hérault.) Elise Caron est indispensable. Et l’écriture fort subtile du pianiste lui va comme un gant, sorte de “jazz d’avant le jazz”, de musique chambre “à la française” (francese), souriante et mélodique, qui laisse ce qu’il faut de place à l’imaginaire et à l’improvisation.

 

[Plus tôt dans la journée, à midi pile, juste avant de déjeuner, Roberto N. & Théo C. nous avaient offert en entrée un duo digne des meilleurs desserts : on se souviendra longtemps de leurs impros dédiées aux amours sentimentales, parce que rarement deux instruments entrent à ce point en fusion.]

 

La soirée continuait, toujours en français dans le(s) texte(s), ceux de feu le chanteur Allain Leprest cette fois, dits-mais-pas-tout-à-fait-joués (à la bonne heure) par Philippe Torreton, qui s’est choisi un sacré compagnon de jazz en la personne d’Edward Perraud, l’homme en couleurs (les richesses chromatiques de son jeu n’ont d’égal que celles de ses chemises et de ses vestes, qu’on lui envie on l’avoue), le batteur de lumières, l’ambianceur aux rythmes fous. Les textes de chair et de sens de Leprest sont à l’honneur. Et ce duo inouï va tourner tout l’automne : pourvu qu’en 2015 on les retrouve dans d’autres festivals aussi innovants que Vague de Jazz.

 

La veille du départ (tristesse), retour le 29 au Théâtre de Verdure, concert gratuit (5). Juste après les entrechats hyper-électriques et pas easy listening pour un sou de Fanny Lasfargues (basse) et de Rafaëlle Rinaudo (harpe) – bonne nouvelle, le public est ravi –, le vent siffle toujours et l’air est cuivré : le trio de souffleurs Journal Intime joue, c’est si rare, son programme d’Extension des Feux, augmenté d’une guitare savante et d’un accordéon stellaire. Et l’on se dit, en arpentant les rues alentour pour mesurer jusqu’où le jazz en plein air s’entend dans les Sables-D’Olonne (Rue du Boulet Rouge, Place du Commerce, Rue des Halles, Place du Palais de Justice…), que tant qu’il y aura des amoureux-rebellescomme Jacques-Henri Béchieau et sa joyeuse bande d’A.A.C.™ pour donner un peu de place à des artistes jouant une musique aussi exigeante, certains mots auront encore un sens : liberté et culture par exemple, parmi tant d’autres que l’on n’entend plus guère sortir de la bouche de nos chers décideurs.

 

Sa programmation 2015, Jacques-Henri Béchieau l’a déjà en tête. Sa joyeuse bande d’A.A.C.™ est déjà dans les starting-blocks. Grâce soit rendue à ces militants du jazz libre comme l’air.

L’édition 2014 se termine le dimanche 3 août. Si vous êtes en vacances dans le coin, n’hésitez pas : tous les détails sont sur www.vaguedejazz.com. 

Frédéric Goaty

 

(1)

Les Sables-d’Olonne, Théâtre de Verdure, samedi 26 juillet 2014 :

– Jeanne Added (chant, basse électrique) ;

– Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse), Gilles Coronado (guitare électrique), Benjamin Moussay (piano, piano électrique).

 

(2)

Longeville-Sur-Mer, Maison du Marais, Marais Poitevin, dimanche 27 juillet 2014 :

– Louis Sclavis (saxophone, harmonica, flûte), Edward Perraud (caisse-claire, tom basse, cymbales, i-Phone), Josselin Disdier (fil de fer).

 

(3)

Longeville-Sur-Mer, Espace Culturel du Clouzy, dimanche 27 juillet 2014 :

– Elise Dabrowski (contrebasse, chant), Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse) ;

– Théo Ceccaldi Trio : Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Guillaume Aknine (guitare électrique) + Joëlle Léandre (contrebasse, chant).

 

(4)

Longeville-Sur-Mer, Espace Culturel du Clouzy, lundi 28 juillet 2014 :

– Roberto Negro (piano), Théo Ceccaldi (violon) ;

– “Loving Suite pour Birdy So” : Roberto Negro (piano), Elise Caron (chant), Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Federico Casagrande (guitare
électrique), Nicolas Bianco (batterie) ;

– Philippe Torreton (voix), Edward Perraud (batterie, percussion).

 

(5)

Les Sables-d’Olonne, Théâtre de Verdure, mardi 29 juillet 2014 :

– Five 38 : Fanny Lasfargues (contrebasse), Rafaëlle Rinaudo (harpe) ;

– Extension Des Feux : Fred Gastard (saxophone baryton), Sylvain Bardieau (trompette), Matthias Mahler (trombone) + Vincent Peirani (accordéon) et Marc Ducret (guitare électrique).