Alain Cavalier sur Culture, Laurent Cugny à l’Ermitage, Gil Evans Lester Young par-dessus le toit
Le 8 octobre dernier, Laurent Cugny présentait le premier concert de son Gil Evans Paris Workshop au Studio de l’Ermitage. Le matin même Alain Cavalier faisait entendre Lester Young sur France Culture et on lui faisait écouter la “joyeuse élégie pour Fats Waller” que Jason Moran publie chez Blue Note, exception confirmant la règle d’une radio où un bon jazzman est un jazzman mort ou un chanteur. Ce qui suscita un long enchaînement de réflexions sur la route qui me ramenait de l’Ermitage à ma chaumière, réflexions dont j’essaie de reconstituer le fil.
Digression 1 : Alain Cavalier sur France Culture
Ayant bien pesé la somme de retard accumulé, retard de sommeil et de tâches en souffrance, je m’étais donc levé bien décidé à aller entendre ce premier concert du Gil Evans Paris Workshop (si les digressions qui suivent vous paraissent trop longues, rendez-vous plus loin…). De la brume sonore qui se dissipait progressivement autour de moi au fur et à mesure que mes sens s’éveillaient, je compris au ton de Marc Voinchet sur France Culture qu’il recevait son invité avec une considération toute spéciale (« et merci à toute l’équipe » comme ont l’habitude de le dire les producteurs radio pour saluer réalisateurs, assistants de production, etc.) Alain Cavalier venait parler de son nouveau film Le Paradis.
J’entends l’émission comme on perçoit les dialogues chez Tati, à l’arrière-plan d’une bande son de brossage de dents, de savonnage d’oreille, de crissement de la lame sous le menton, de bruits de robinetterie et de chasse d’eau, de grésillement du transistor indiquant que le voisin du dessus utilise un rasoir électrique, de bouilloire et de vaisselle entrechoquée, d’une tempête de jurons à la chute de la tartine de miel, côté tartiné, sur mon dernier pantalon propre. Mais l’interview est elle-même entrecoupée de bruits de vent, de pas dans la neige et de feuilles mortes (où Cavalier reconnaît le truc des bruiteurs qui remue de la pellicule cinéma pour “faire” les feuilles mortes). Ces bruits qui, je l’ai découvert ce soir avant d’écrire ces mots, constituent la bande son de Le Paradis. Ce bandes son faites de bruits, sans musique, sont celles que je préfère, goûtant assez peu les conventions de la BO qui trahissent trop souvent l’absence de culture musicale des réalisateurs et le manque d’imagination du compositeur (ou sa démission face à l’inculture du réalisateur). Et je surprends ce passage, alors que l’une des invités de l’émission, bruiteuse, reproduit à l’intention de Cavalier un battement de cœur : « C’est magnifique ce que vous faîtes. Moi, quand je faisais des films, je battais le tempo de la séquence. Et petit à petit, je me suis aperçu que taper, comme le cœur, ça mécanisait un petit peu les choses, et je suis passé au souffle. De la batterie à la flûte, ou au saxophone. En surveillant mon souffle, je surveille mieux mes films qu’en battant la mesure. »
Digression 2 : Jason Moran sur France Culture
Et l’incorrigible Voinchet de lui proposer, alors que l’on vient de parler de saxophone, un énième Sinatra (il finira par nous en dégoûter), avec cette fausse excuse que Quincy Jones a reçu la veille une breloque des mains de Jacques Lang, ce dont on se contrefout, lorsque la musique vivante attend de France Culture que l’on prête un peu plus d’attention “à ce qui nous arrive en musique” AUJOURD’HUI (pour reprendre le titre de la rubrique musicale du matin). Voinchet se dédouanera plus tard, on va le voir, mais auparavant, il se produit une chose qui n’était pas arrivé depuis des lustres sur France Culture dont le contenu musical hésite entre Fun Radio et Nostalgie. Mathieu Conquet, le monsieur musique de la chaîne, diffuse dans sa rubrique Ce qui nous arrive en musique un jazzman qui n’est ni mort, ni vocaliste, un authentique jazzman contemporain : Jason Moran et son nouvel album Blue Note “All Rise : A Joyous Elegy for Fats Waller”, un hommage de plus certes, mais d’une audace et d’une contemporanéité folles. Il faut dire que le Conquet a un alibi solide : certains titres sont chantés (par Meshell Ndegeocello) et il a décelé des influences hip hop. Une sorte de laisser passer. Nous reparlerons de cette joyeuse élégie dans le numéro de novembre qui est actuellement sur les établis de Jazzmag.
Digression 3 : Lester Young et Claude Debussy
Nouveau coup de théâtre ! Alors que je m’apprête à quitter la maison, cartable au dos : Stardust par Lester Young, car c’est ainsi que se termine le film de Cavalier, avec ce chef d’œuvre d’Hoagy Carmichael dans l’interprétation de Lester Young, qu’il nous donne à écouter, non pas comme une musique de film, ni en illustration, ni en accompagnement, mais au premier plan tandis que ses personnages, une petite oie mécanique et un petit robot miniature se “connaissent bibliquement” et s’effacent. Et la voix de Cavalier dira en coda : « Ça va bien. », dernières paroles du film.
Et ce matin 8 octobre, à l’issue de cette émission, ça irait bien si quelques minutes avant, sollicité à la fin du morceau, Cavalier n’avait dit ceci : « Le jazz, c’est ma vie. Ma jeunesse, c’était le cinéma et le jazz (1) et je connais très bien comment est arrivé bop, et comment certains musiciens extrêmement doués ayant appris le jazz naturellement se sont mis à réfléchir et ont été drivés par des esprits un peu plus forts, soit disant, qui leur ont appris Debussy et à ce moment leur musique est devenue très complexe et peut-être moins directe et moins plaisante. » Et Conquet de jubiler : « J’adore la précision, apprendre la musique naturellement. » Une certaine phrase doit lui brûler la langue (« Jazz is not dead, but it smells funny », qu’il est de bon ton de citer dans les salons, sans connaître le contexte de cette citation ni savoir ce que le jazz représentait pour son auteur, Frank Zappa). Vous voyez, le jazz est bien mort nous signifie ses ennemis qui ne savent même pas de quoi ils parlent, encouragés par ce discours sur “les arts excluants” qui gangrène le monde culturel et dont les musiques instrumentales non formatées/non chantées sont les premières victimes, le jazz en tête… et bientôt les films d’Alain Cavalier. Deux spectatrices derrière moi exprimaient à l’issue de la projection de Le Paradis des propos pas très éloignés de ce que le jazz post-parkérien inspire à Cavalier et Conquet (hélas soudain fourré dans le même sac… ce que Cavalier ne mérite pas). Ni très naturel, ni très plaisant, et fort excluant.
Digression 4 : qu’est-ce que la musique naturelle ?
Et j’en veux donc à Cavalier et surtout à l’usage que l’on s’empresse de faire de son propos. Tout en comprenant bien comment on peut penser ainsi lorsque l’on est parvenu à un cinéma d’un tel dépouillement. Mais ce dépouillement, très savamment filmé et éclairé, par quelle culture n’est-il pas passé ! Et Stardust, est-ce une mélodie naturelle ? Est-ce que Conquet et Voinchet la siffle naturellement sous la douche, verse et chorus ? On me fera remarquer que Hoagy Carmichael n’a jamais étudié le piano académiquement, mais n’a-t-il pas écouté Debussy avec ou à travers son ami Bix Beiderbecke ? Est-il interdit aux jazzmen, et plus spécifiquement aux musiciens noirs, d’écouter les classiques ? N’entend-on pas surgir de Glass Enclosure de Bud Powell et de la farce du Honeysucke Rose a la Bach, Beethoven, Brahms and Waller qu’enregistra Fats la détresse de musiciens refoulés vers le music-hall, les sketches du vaudeville et les mauvais pianos désaccordés. De même qu’il a fallu plus tard la Black Rock Coalition de Vernon Reid pour revendiquer le droit des Noirs à s’inspirer avec la même légitimité de Led Zeppelin que de James Brown.
Et qu’est-ce donc que cet “apprendre la musique naturellement” ? Quelle idée se font les non musiciens d’un apprentissage non académique ou autodidacte? Un don du ciel? Et pour un Django Reinhardt qui apprend la musique comme on apprend à parler (réalité qui mériterait une étude complète), combien de génies qui ont appris, comme on apprend un métier, cet art dont Leibnitz disait que faire de la musique c’est compter sans en avoir conscience. Combien d’heures d’exercices de calculs mentaux avant de perdre cette conscience de compter acquise par les grands improvisateurs ! Ce qui est amusant dans toute cette affaire où l’ombre de Panassié refait surface, c’est que Panassié opposait Hawkins qu’il considérait comme un vrai jazzman, à Lester Young dans la musique duquel il voyait un jazz perverti, intello. Alors que le plus savant, le plus ambitieux, le plus attaché à la théorie musicale, à la verticalité de l’harmonie et le plus dédaigneux du blues et de la culture du sud Noir, c’était Coleman Hawkins qui jouait Debussy au piano et avait étudié le violoncelle. Comme quoi les cartes sont brouillées. Et j’ajouterai que la deuxième génération de boppers passés par la Great Lake Naval Training Station pendant la mobilisation et qui profitèrent du GI Bill pour reprendre des études de musique après-guerre, Coltrane en tête, amenèrent le bop à un naturel dont il était privé à ses débuts, Charlie Parker excepté.
Nous voici enfin à L’Ermitage pour Laurent Cugny
Laissons là ce débat, remontons la rue Ménilmontant pour tourner à gauche dans la rue de l’Ermitage et prenons la queue sous la pluie pour entendre le Gil Evans Paris Workshop, parmi un public plus jeune qu’à l’ordinaire (il a en bonne partie l’âge des étudiants de Cugny à la Sorbonne et des musiciens qui constituent son orchestre). Plus, heureusement pour moi, aussi quelques vieilles barbes qui étaient là dans les années 80 lorsque Lumière reçut l’adoubement de Gil Evans lors d’une tournée restée dans leurs mémoires : Pierre-Olivier Govin membre permanent de Lumière depuis le premier concert en 1979, qui participa aux répétitions de ce Workshop dont le contrebassiste, Joachim Govin, n’est autre que son fils ; Arnaud Merlin (que France Musique a privé de son Matin des musiciens, “trop excluant”, alors qu’il ne s’agissait que de très bonne vulgarisation, qui si elle avait porté sur la peinture ou la littérature aurait reçu l’agrément de Radio France), Xavier Prévost (que l’on a purement et simplement viré et avec lui le bureau du jazz et la production de concerts par Radio France) ; Daniel Richard et Marie-Claude Nouy (deux virés d’Universal France, le premier qui fit du département jazz une anomalie et un modèle en matière du développement du jazz dans une major et à qui l’on doit, entre autres, les disques du big band Lumière de Laurent Cugny, avec ou sans Gil Evans ; Marie Claude Nouy qui entre autres aventures musicales, dirigea la branche française d’ECM vingt ans durant). Allez, place aux jeunes, ils sont là et ils trépignent d’impatience, les uns de jouer, les autres d’entendre.
New bottle, Old Wine
Parmi les spectateurs, combien connaissent la musique de Gil Evans, cet éternel jeune homme qui par bien des égards me rappelle l’éternelle jeunesse d’Alain Cavalier (encore que Cavalier lui reprocherait probablement d’avoir écouté Debussy et Delibes, alors invoquons la mémoire d’une autre galopin, Alain Resnais, qui ne risque plus de me démentir). Le mérite de Laurent Cugny et de son Workshop est de lui donner une seconde jeunesse. Le terme est d’ailleurs inadéquat, car Gil Evans n’a pas connu une ou deux jeunesses, mais autant qu’il connut de printemps, remettant constamment sur l’établi des partitions qu’il ressuscitait lui-même puisqu’il n’en était que rarement compositeur et qu’il empruntait à Granados, Kurt Weill, Jelly Roll Morton, Charles Mingus, Thelonious Monk… les revisitant avec les moyens et les compétences du moment, le smooth swing de l’orchestre de Claude Thornhill et les premières partitions du bop naissant, Miles Davis, et sa “Birth of the cool”, le hard bop de Cannonball Adderley et Paul Chambers, le jazz moderne de Wayne Shorter et Elvin Jones, les visions de Jimi Hendrix qu’il faisait revisiter par les jazzmen de la même génération, encore et encore Miles Davis et ses visions post-bop, modales, flamenco, électriques, funk ou pop…
“New bottle, Old Wine”, tel est titre qu’Evans avait donné à son deuxième disque en 1958 (il avait 46 ans ! Il avait signé son premier à 44 ans). C’était le programme de Laurent Cugny en 1987 lorsqu’il reprit le répertoire de Gil avec son auteur et les jeunes Stéphane Belmondo, François Chassagnite, Philippe Sellam, Andy Sheppard, Charles Schneider, Lionel Benhamou, Dominique Di Piazza, Stéphane Huchard, Xavier Desandre… C’est son toujours son programme, avec des partitions d’époque entièrement remaniées, de nouvelles empruntées au répertoire de Gil ou de sa propre plume, le tout confié aux bons soins de jeunes gens qui ont l’âge de Stéphane Belmondo en 1987, de Billy Harper en 1969, de Wayne Shorter en 1964, de Johnny Coles en 1960, de Steve Lacy en 1957, d’Helen Merrill en 1956 et de Lee Konitz en 1947.
Brice Moscardini, Quentin Ghomari, Olivier Laisney, Arno de Cazanove (trompette), Bastien Balaz, Leo Pellet (trombone), Victor Michaud (cor), Brice Perda (tuba), Antonin-Tri Hoang (sax alto), Julien Pontvianne, Martin Guerpin(sax ténor), Jean-Philippe Scali (sax baryon), Marc-Antoine Perrio (guitare électrique), Joachim Govin (co
ntrebasse), Gautier Garrigue (batterie), Laurent Cugny (piano, direction, compositions et arrangements).
Ils sont savants, ils ont appris, “naturellement” ou pas (voir plus haut), ils sortent de l’école, pour la plupart du département jazz du CNSMDP (conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris) et j’en vois déjà qui froncent le nez parce qu’ils en savent trop. Ils ont le sens de l’histoire et connaissent leur classique (ce n’est tout de même pas Mathieu Conquet qui va nous la faire, lui dont les chanteurs de la rubrique “ce qui nous arrive en musique” (voir plus haut) recuisent les même restes depuis les Beatles, Lou Reed, Nirvana et Radiohead (les rares instrumentistes dont il parle étant les virtuoses du répertoire le plus convenu de la musique classique). J’entends dire du côté de certains de leurs aînés dans le monde du jazz qu’ils sont formatés. Ce qui me frappe ici, c’est la diversité des styles, certes enracinés : il y a du Johnny Coles dans les solo de Ghomari sur le Thisness de Miles Davis (l’un des très beaux moments solistes du concert) ; quelque chose qui me parle bien sans que je puisse coller un nom de référence au lyrisme et à la sonorité généreusement beurrés d’Arno de Cazanove sur La Vie Facile de Cugny (peut-être le solo le plus applaudi de la soirée, j’en étais, d’une progression très admirable) ; une verticalité qui remonte à Hawkins et sa descendance dans la façon de détailler l’harmonie de Martin Guerpin sur un titre que ma mémoire associe à Mingus sans que je parvienne à y mettre un nom. Si Bastien Balaz a grandi dans la grande tradition des trombones de big bands blancs (les Rosolino et autres Fontana), on sait la place qu’il occupe au sein du Kami Quintet et si j’ai imaginé d’inscrire Olivier Laisney dans la lignée de Booker Little à l’occasion d’un compte rendu de concert à ce même Studio de l’Ermitage c’est pour l’avoir entendu à la tête de son Slugged Quintet tout à fait original.
Julien Pontvianne démarre à la Wayne Shorter sur Time of the Baracudas, une référence qu’il vrille rapidement, faisant écho à son travail personnel au limite du spectral au sein du big band Aum et du trio Khoom, sans qu’il y ait d’ailleurs rupture de ton avec son entrée en matière shorterienne. Victor Michaud, le corniste qui monte, lui fait suite dans cette veine qu’il travaille au sein de son Wunderbar Orchestra. Antonin-Tri Hoang met le feu au King Porter Stomp de Jelly Roll Morton (qui connaît sa énième réincarnation orchestrale depuis celles successives de Fletcher Henderson, puis de Gil Evans), avec ce langage qui l’une des jeunes figures les plus originales du jazz français, qu’il nourrit pourtant de la longue histoire du morceau. Le guitariste Marc-Antoine Perrio est singulier, notamment dans ce travail de coloration permanente de l’orchestre qui marquera le cru 2014 de Laurent Cugny comme Lionel Benhamou avait marqué Lumière. Avec en outre, une permanence chez Cugny qui tient à ce sens du climat et de la couleur très filmique caractéristique de toute la discographie du chef dont on se souvient qu’il hésita entre sa passion du jazz et celle du cinéma, qu’il nomma son premier big band Lumière en hommage aux frères du même nom et que l’une de ses premières partitions authentifiables empruntait sont titre à L’Etat des choses de Wim Wenders.
Coda : roll mops et pattes de pigeon
J’écris ce compte rendu en rentrant de voir La Paradis d’Alain Cavalier. La critique cinématographique n’est pas mon métier, mais je ne peux m’empêcher de mentionner le hasard qui m’a fait voir la même semaine le concert-spectacle Mu-temps d’Archimusic sur une musique de Jean-Rémy Guédon et des paroles de Jacques Rebotier (voir mon compte rendu du 10 octobre). Il y a quelque chose de commun entre cette façon de faire chanter des Pascal à l’écran chez Archimusic pour dire l’état du monde et ces jouets qui remplacent les acteurs chez Cavalier pour rejouer les grands mythes grecs et bibliques qui l’ont façonné. Rebotier et Guédon aimeront surement ce rapprochement à l’écran, dans Le Paradis, entre une hostie et un roll mops, entre l’éblouissement ressenti par Cavalier à l’absorption de sa première hostie, éblouissement qu’il rechercha longtemps et qu’il retrouva par hasard en croquant dans un roll mops acheté au supermarché un jour de grand faim. Il y a cependant peut-être un sens de l’économie, de l’essentiel et de la précision de l’intention chez Cavalier en défaut chez Guédon qui nous réjouit plutôt par son optimiste boulimie. Quel étrange cinéma que ce Paradis ! Rapporté au jazz, Cavalier ce serait qui ? Surement pas Lester Young. Plutôt Thelonious Monk ou Paul Motian ou Steve Lacy.
Écrivant ces lignes, je réécoute Stardust par Lester Young. Lui qui ne jouait pas une chanson sans en connaître les paroles, voyez comme il survole la mélodie, ne prenant appui sur elle qu’ici et là, comme on lit une page en diagonale, me rappelant ce que disait Wayne Shorter (encore un musicien “naturel” passé par un enseignement académique à la Newark Arts High School puis à la New York University) lorsqu’on l’interrogeait sur sa façon d’improviser sur l’une de ses compositions : « Je joue sur l’ADN du morceau. » Wayne qui fut l’un des premiers à rendre hommage à Lester après sa mort en lui dédiant Lester Left Town qu’il avait écrit en songeant à la démarche des pigeons, car c’est ainsi qu’il voyait Lester marcher. J’imagine le film que pourrait faire Cavalier sur Lester. Franck Bergerot
(1) À cette évocation du jazz de ses jeunes années par Cavalier, je me souviens de notre numéro spécial Ascenseur pour l’échafaud en décembre 2007, où la sœur de René Urtreger Jeanne de Mirbeck racontait : « Marcel Romano cherchait à faire un film sur la tournée. La confirmation de celle-ci n’était pas évidente, sa mise en œuvre était difficile. Marcel n’avait pas les moyens financiers. Or, deux jeunes gens, Alain Cavalier et François Leterrier, assistants de Louis Malle, fréquentaient assidûment le club Saint-Germain. Le montage d’Ascenseur était terminé, avec une musique classique qui ne faisait pas l’unanimité. Marcel leur parla de son projet avorté et, de fil en aiguille, ils suggérèrent à Louis Malle le quintette de Miles. » Quittant Jeanne de Mirbeck, j’avais aussitôt suggéré à Michel Boujut d’aller interroger Cavalier et Leterrier. Si Leterrier s’était montré coopérant, Cavalier s’en était tenu à ceci, qui ressemble à son cinéma : « J’étais bien là. Mais je m’interdis de parler du passé, aussi riche soit-il. Quand on raconte ses souvenirs, on doit souvent en cacher une partie. Et tricher avec le reste par perte de mémoire. Il n’en reste donc que des lambeaux et la vérité en souffre. Ce que je retiens de cette nuit, c’est que tout était intime, feutré et détendu. Aujourd’hui, il en irait tou
t autrement. Il y aurait des équipes télé, des photographes, des importuns. Ce serait tout simplement infernal… » C’est tout et Michel Boujut avait intitulé son enquête Souvenirs arrachés à l’oubli.
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Le 8 octobre dernier, Laurent Cugny présentait le premier concert de son Gil Evans Paris Workshop au Studio de l’Ermitage. Le matin même Alain Cavalier faisait entendre Lester Young sur France Culture et on lui faisait écouter la “joyeuse élégie pour Fats Waller” que Jason Moran publie chez Blue Note, exception confirmant la règle d’une radio où un bon jazzman est un jazzman mort ou un chanteur. Ce qui suscita un long enchaînement de réflexions sur la route qui me ramenait de l’Ermitage à ma chaumière, réflexions dont j’essaie de reconstituer le fil.
Digression 1 : Alain Cavalier sur France Culture
Ayant bien pesé la somme de retard accumulé, retard de sommeil et de tâches en souffrance, je m’étais donc levé bien décidé à aller entendre ce premier concert du Gil Evans Paris Workshop (si les digressions qui suivent vous paraissent trop longues, rendez-vous plus loin…). De la brume sonore qui se dissipait progressivement autour de moi au fur et à mesure que mes sens s’éveillaient, je compris au ton de Marc Voinchet sur France Culture qu’il recevait son invité avec une considération toute spéciale (« et merci à toute l’équipe » comme ont l’habitude de le dire les producteurs radio pour saluer réalisateurs, assistants de production, etc.) Alain Cavalier venait parler de son nouveau film Le Paradis.
J’entends l’émission comme on perçoit les dialogues chez Tati, à l’arrière-plan d’une bande son de brossage de dents, de savonnage d’oreille, de crissement de la lame sous le menton, de bruits de robinetterie et de chasse d’eau, de grésillement du transistor indiquant que le voisin du dessus utilise un rasoir électrique, de bouilloire et de vaisselle entrechoquée, d’une tempête de jurons à la chute de la tartine de miel, côté tartiné, sur mon dernier pantalon propre. Mais l’interview est elle-même entrecoupée de bruits de vent, de pas dans la neige et de feuilles mortes (où Cavalier reconnaît le truc des bruiteurs qui remue de la pellicule cinéma pour “faire” les feuilles mortes). Ces bruits qui, je l’ai découvert ce soir avant d’écrire ces mots, constituent la bande son de Le Paradis. Ce bandes son faites de bruits, sans musique, sont celles que je préfère, goûtant assez peu les conventions de la BO qui trahissent trop souvent l’absence de culture musicale des réalisateurs et le manque d’imagination du compositeur (ou sa démission face à l’inculture du réalisateur). Et je surprends ce passage, alors que l’une des invités de l’émission, bruiteuse, reproduit à l’intention de Cavalier un battement de cœur : « C’est magnifique ce que vous faîtes. Moi, quand je faisais des films, je battais le tempo de la séquence. Et petit à petit, je me suis aperçu que taper, comme le cœur, ça mécanisait un petit peu les choses, et je suis passé au souffle. De la batterie à la flûte, ou au saxophone. En surveillant mon souffle, je surveille mieux mes films qu’en battant la mesure. »
Digression 2 : Jason Moran sur France Culture
Et l’incorrigible Voinchet de lui proposer, alors que l’on vient de parler de saxophone, un énième Sinatra (il finira par nous en dégoûter), avec cette fausse excuse que Quincy Jones a reçu la veille une breloque des mains de Jacques Lang, ce dont on se contrefout, lorsque la musique vivante attend de France Culture que l’on prête un peu plus d’attention “à ce qui nous arrive en musique” AUJOURD’HUI (pour reprendre le titre de la rubrique musicale du matin). Voinchet se dédouanera plus tard, on va le voir, mais auparavant, il se produit une chose qui n’était pas arrivé depuis des lustres sur France Culture dont le contenu musical hésite entre Fun Radio et Nostalgie. Mathieu Conquet, le monsieur musique de la chaîne, diffuse dans sa rubrique Ce qui nous arrive en musique un jazzman qui n’est ni mort, ni vocaliste, un authentique jazzman contemporain : Jason Moran et son nouvel album Blue Note “All Rise : A Joyous Elegy for Fats Waller”, un hommage de plus certes, mais d’une audace et d’une contemporanéité folles. Il faut dire que le Conquet a un alibi solide : certains titres sont chantés (par Meshell Ndegeocello) et il a décelé des influences hip hop. Une sorte de laisser passer. Nous reparlerons de cette joyeuse élégie dans le numéro de novembre qui est actuellement sur les établis de Jazzmag.
Digression 3 : Lester Young et Claude Debussy
Nouveau coup de théâtre ! Alors que je m’apprête à quitter la maison, cartable au dos : Stardust par Lester Young, car c’est ainsi que se termine le film de Cavalier, avec ce chef d’œuvre d’Hoagy Carmichael dans l’interprétation de Lester Young, qu’il nous donne à écouter, non pas comme une musique de film, ni en illustration, ni en accompagnement, mais au premier plan tandis que ses personnages, une petite oie mécanique et un petit robot miniature se “connaissent bibliquement” et s’effacent. Et la voix de Cavalier dira en coda : « Ça va bien. », dernières paroles du film.
Et ce matin 8 octobre, à l’issue de cette émission, ça irait bien si quelques minutes avant, sollicité à la fin du morceau, Cavalier n’avait dit ceci : « Le jazz, c’est ma vie. Ma jeunesse, c’était le cinéma et le jazz (1) et je connais très bien comment est arrivé bop, et comment certains musiciens extrêmement doués ayant appris le jazz naturellement se sont mis à réfléchir et ont été drivés par des esprits un peu plus forts, soit disant, qui leur ont appris Debussy et à ce moment leur musique est devenue très complexe et peut-être moins directe et moins plaisante. » Et Conquet de jubiler : « J’adore la précision, apprendre la musique naturellement. » Une certaine phrase doit lui brûler la langue (« Jazz is not dead, but it smells funny », qu’il est de bon ton de citer dans les salons, sans connaître le contexte de cette citation ni savoir ce que le jazz représentait pour son auteur, Frank Zappa). Vous voyez, le jazz est bien mort nous signifie ses ennemis qui ne savent même pas de quoi ils parlent, encouragés par ce discours sur “les arts excluants” qui gangrène le monde culturel et dont les musiques instrumentales non formatées/non chantées sont les premières victimes, le jazz en tête… et bientôt les films d’Alain Cavalier. Deux spectatrices derrière moi exprimaient à l’issue de la projection de Le Paradis des propos pas très éloignés de ce que le jazz post-parkérien inspire à Cavalier et Conquet (hélas soudain fourré dans le même sac… ce que Cavalier ne mérite pas). Ni très naturel, ni très plaisant, et fort excluant.
Digression 4 : qu’est-ce que la musique naturelle ?
Et j’en veux donc à Cavalier et surtout à l’usage que l’on s’empresse de faire de son propos. Tout en comprenant bien comment on peut penser ainsi lorsque l’on est parvenu à un cinéma d’un tel dépouillement. Mais ce dépouillement, très savamment filmé et éclairé, par quelle culture n’est-il pas passé ! Et Stardust, est-ce une mélodie naturelle ? Est-ce que Conquet et Voinchet la siffle naturellement sous la douche, verse et chorus ? On me fera remarquer que Hoagy Carmichael n’a jamais étudié le piano académiquement, mais n’a-t-il pas écouté Debussy avec ou à travers son ami Bix Beiderbecke ? Est-il interdit aux jazzmen, et plus spécifiquement aux musiciens noirs, d’écouter les classiques ? N’entend-on pas surgir de Glass Enclosure de Bud Powell et de la farce du Honeysucke Rose a la Bach, Beethoven, Brahms and Waller qu’enregistra Fats la détresse de musiciens refoulés vers le music-hall, les sketches du vaudeville et les mauvais pianos désaccordés. De même qu’il a fallu plus tard la Black Rock Coalition de Vernon Reid pour revendiquer le droit des Noirs à s’inspirer avec la même légitimité de Led Zeppelin que de James Brown.
Et qu’est-ce donc que cet “apprendre la musique naturellement” ? Quelle idée se font les non musiciens d’un apprentissage non académique ou autodidacte? Un don du ciel? Et pour un Django Reinhardt qui apprend la musique comme on apprend à parler (réalité qui mériterait une étude complète), combien de génies qui ont appris, comme on apprend un métier, cet art dont Leibnitz disait que faire de la musique c’est compter sans en avoir conscience. Combien d’heures d’exercices de calculs mentaux avant de perdre cette conscience de compter acquise par les grands improvisateurs ! Ce qui est amusant dans toute cette affaire où l’ombre de Panassié refait surface, c’est que Panassié opposait Hawkins qu’il considérait comme un vrai jazzman, à Lester Young dans la musique duquel il voyait un jazz perverti, intello. Alors que le plus savant, le plus ambitieux, le plus attaché à la théorie musicale, à la verticalité de l’harmonie et le plus dédaigneux du blues et de la culture du sud Noir, c’était Coleman Hawkins qui jouait Debussy au piano et avait étudié le violoncelle. Comme quoi les cartes sont brouillées. Et j’ajouterai que la deuxième génération de boppers passés par la Great Lake Naval Training Station pendant la mobilisation et qui profitèrent du GI Bill pour reprendre des études de musique après-guerre, Coltrane en tête, amenèrent le bop à un naturel dont il était privé à ses débuts, Charlie Parker excepté.
Nous voici enfin à L’Ermitage pour Laurent Cugny
Laissons là ce débat, remontons la rue Ménilmontant pour tourner à gauche dans la rue de l’Ermitage et prenons la queue sous la pluie pour entendre le Gil Evans Paris Workshop, parmi un public plus jeune qu’à l’ordinaire (il a en bonne partie l’âge des étudiants de Cugny à la Sorbonne et des musiciens qui constituent son orchestre). Plus, heureusement pour moi, aussi quelques vieilles barbes qui étaient là dans les années 80 lorsque Lumière reçut l’adoubement de Gil Evans lors d’une tournée restée dans leurs mémoires : Pierre-Olivier Govin membre permanent de Lumière depuis le premier concert en 1979, qui participa aux répétitions de ce Workshop dont le contrebassiste, Joachim Govin, n’est autre que son fils ; Arnaud Merlin (que France Musique a privé de son Matin des musiciens, “trop excluant”, alors qu’il ne s’agissait que de très bonne vulgarisation, qui si elle avait porté sur la peinture ou la littérature aurait reçu l’agrément de Radio France), Xavier Prévost (que l’on a purement et simplement viré et avec lui le bureau du jazz et la production de concerts par Radio France) ; Daniel Richard et Marie-Claude Nouy (deux virés d’Universal France, le premier qui fit du département jazz une anomalie et un modèle en matière du développement du jazz dans une major et à qui l’on doit, entre autres, les disques du big band Lumière de Laurent Cugny, avec ou sans Gil Evans ; Marie Claude Nouy qui entre autres aventures musicales, dirigea la branche française d’ECM vingt ans durant). Allez, place aux jeunes, ils sont là et ils trépignent d’impatience, les uns de jouer, les autres d’entendre.
New bottle, Old Wine
Parmi les spectateurs, combien connaissent la musique de Gil Evans, cet éternel jeune homme qui par bien des égards me rappelle l’éternelle jeunesse d’Alain Cavalier (encore que Cavalier lui reprocherait probablement d’avoir écouté Debussy et Delibes, alors invoquons la mémoire d’une autre galopin, Alain Resnais, qui ne risque plus de me démentir). Le mérite de Laurent Cugny et de son Workshop est de lui donner une seconde jeunesse. Le terme est d’ailleurs inadéquat, car Gil Evans n’a pas connu une ou deux jeunesses, mais autant qu’il connut de printemps, remettant constamment sur l’établi des partitions qu’il ressuscitait lui-même puisqu’il n’en était que rarement compositeur et qu’il empruntait à Granados, Kurt Weill, Jelly Roll Morton, Charles Mingus, Thelonious Monk… les revisitant avec les moyens et les compétences du moment, le smooth swing de l’orchestre de Claude Thornhill et les premières partitions du bop naissant, Miles Davis, et sa “Birth of the cool”, le hard bop de Cannonball Adderley et Paul Chambers, le jazz moderne de Wayne Shorter et Elvin Jones, les visions de Jimi Hendrix qu’il faisait revisiter par les jazzmen de la même génération, encore et encore Miles Davis et ses visions post-bop, modales, flamenco, électriques, funk ou pop…
“New bottle, Old Wine”, tel est titre qu’Evans avait donné à son deuxième disque en 1958 (il avait 46 ans ! Il avait signé son premier à 44 ans). C’était le programme de Laurent Cugny en 1987 lorsqu’il reprit le répertoire de Gil avec son auteur et les jeunes Stéphane Belmondo, François Chassagnite, Philippe Sellam, Andy Sheppard, Charles Schneider, Lionel Benhamou, Dominique Di Piazza, Stéphane Huchard, Xavier Desandre… C’est son toujours son programme, avec des partitions d’époque entièrement remaniées, de nouvelles empruntées au répertoire de Gil ou de sa propre plume, le tout confié aux bons soins de jeunes gens qui ont l’âge de Stéphane Belmondo en 1987, de Billy Harper en 1969, de Wayne Shorter en 1964, de Johnny Coles en 1960, de Steve Lacy en 1957, d’Helen Merrill en 1956 et de Lee Konitz en 1947.
Brice Moscardini, Quentin Ghomari, Olivier Laisney, Arno de Cazanove (trompette), Bastien Balaz, Leo Pellet (trombone), Victor Michaud (cor), Brice Perda (tuba), Antonin-Tri Hoang (sax alto), Julien Pontvianne, Martin Guerpin(sax ténor), Jean-Philippe Scali (sax baryon), Marc-Antoine Perrio (guitare électrique), Joachim Govin (co
ntrebasse), Gautier Garrigue (batterie), Laurent Cugny (piano, direction, compositions et arrangements).
Ils sont savants, ils ont appris, “naturellement” ou pas (voir plus haut), ils sortent de l’école, pour la plupart du département jazz du CNSMDP (conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris) et j’en vois déjà qui froncent le nez parce qu’ils en savent trop. Ils ont le sens de l’histoire et connaissent leur classique (ce n’est tout de même pas Mathieu Conquet qui va nous la faire, lui dont les chanteurs de la rubrique “ce qui nous arrive en musique” (voir plus haut) recuisent les même restes depuis les Beatles, Lou Reed, Nirvana et Radiohead (les rares instrumentistes dont il parle étant les virtuoses du répertoire le plus convenu de la musique classique). J’entends dire du côté de certains de leurs aînés dans le monde du jazz qu’ils sont formatés. Ce qui me frappe ici, c’est la diversité des styles, certes enracinés : il y a du Johnny Coles dans les solo de Ghomari sur le Thisness de Miles Davis (l’un des très beaux moments solistes du concert) ; quelque chose qui me parle bien sans que je puisse coller un nom de référence au lyrisme et à la sonorité généreusement beurrés d’Arno de Cazanove sur La Vie Facile de Cugny (peut-être le solo le plus applaudi de la soirée, j’en étais, d’une progression très admirable) ; une verticalité qui remonte à Hawkins et sa descendance dans la façon de détailler l’harmonie de Martin Guerpin sur un titre que ma mémoire associe à Mingus sans que je parvienne à y mettre un nom. Si Bastien Balaz a grandi dans la grande tradition des trombones de big bands blancs (les Rosolino et autres Fontana), on sait la place qu’il occupe au sein du Kami Quintet et si j’ai imaginé d’inscrire Olivier Laisney dans la lignée de Booker Little à l’occasion d’un compte rendu de concert à ce même Studio de l’Ermitage c’est pour l’avoir entendu à la tête de son Slugged Quintet tout à fait original.
Julien Pontvianne démarre à la Wayne Shorter sur Time of the Baracudas, une référence qu’il vrille rapidement, faisant écho à son travail personnel au limite du spectral au sein du big band Aum et du trio Khoom, sans qu’il y ait d’ailleurs rupture de ton avec son entrée en matière shorterienne. Victor Michaud, le corniste qui monte, lui fait suite dans cette veine qu’il travaille au sein de son Wunderbar Orchestra. Antonin-Tri Hoang met le feu au King Porter Stomp de Jelly Roll Morton (qui connaît sa énième réincarnation orchestrale depuis celles successives de Fletcher Henderson, puis de Gil Evans), avec ce langage qui l’une des jeunes figures les plus originales du jazz français, qu’il nourrit pourtant de la longue histoire du morceau. Le guitariste Marc-Antoine Perrio est singulier, notamment dans ce travail de coloration permanente de l’orchestre qui marquera le cru 2014 de Laurent Cugny comme Lionel Benhamou avait marqué Lumière. Avec en outre, une permanence chez Cugny qui tient à ce sens du climat et de la couleur très filmique caractéristique de toute la discographie du chef dont on se souvient qu’il hésita entre sa passion du jazz et celle du cinéma, qu’il nomma son premier big band Lumière en hommage aux frères du même nom et que l’une de ses premières partitions authentifiables empruntait sont titre à L’Etat des choses de Wim Wenders.
Coda : roll mops et pattes de pigeon
J’écris ce compte rendu en rentrant de voir La Paradis d’Alain Cavalier. La critique cinématographique n’est pas mon métier, mais je ne peux m’empêcher de mentionner le hasard qui m’a fait voir la même semaine le concert-spectacle Mu-temps d’Archimusic sur une musique de Jean-Rémy Guédon et des paroles de Jacques Rebotier (voir mon compte rendu du 10 octobre). Il y a quelque chose de commun entre cette façon de faire chanter des Pascal à l’écran chez Archimusic pour dire l’état du monde et ces jouets qui remplacent les acteurs chez Cavalier pour rejouer les grands mythes grecs et bibliques qui l’ont façonné. Rebotier et Guédon aimeront surement ce rapprochement à l’écran, dans Le Paradis, entre une hostie et un roll mops, entre l’éblouissement ressenti par Cavalier à l’absorption de sa première hostie, éblouissement qu’il rechercha longtemps et qu’il retrouva par hasard en croquant dans un roll mops acheté au supermarché un jour de grand faim. Il y a cependant peut-être un sens de l’économie, de l’essentiel et de la précision de l’intention chez Cavalier en défaut chez Guédon qui nous réjouit plutôt par son optimiste boulimie. Quel étrange cinéma que ce Paradis ! Rapporté au jazz, Cavalier ce serait qui ? Surement pas Lester Young. Plutôt Thelonious Monk ou Paul Motian ou Steve Lacy.
Écrivant ces lignes, je réécoute Stardust par Lester Young. Lui qui ne jouait pas une chanson sans en connaître les paroles, voyez comme il survole la mélodie, ne prenant appui sur elle qu’ici et là, comme on lit une page en diagonale, me rappelant ce que disait Wayne Shorter (encore un musicien “naturel” passé par un enseignement académique à la Newark Arts High School puis à la New York University) lorsqu’on l’interrogeait sur sa façon d’improviser sur l’une de ses compositions : « Je joue sur l’ADN du morceau. » Wayne qui fut l’un des premiers à rendre hommage à Lester après sa mort en lui dédiant Lester Left Town qu’il avait écrit en songeant à la démarche des pigeons, car c’est ainsi qu’il voyait Lester marcher. J’imagine le film que pourrait faire Cavalier sur Lester. Franck Bergerot
(1) À cette évocation du jazz de ses jeunes années par Cavalier, je me souviens de notre numéro spécial Ascenseur pour l’échafaud en décembre 2007, où la sœur de René Urtreger Jeanne de Mirbeck racontait : « Marcel Romano cherchait à faire un film sur la tournée. La confirmation de celle-ci n’était pas évidente, sa mise en œuvre était difficile. Marcel n’avait pas les moyens financiers. Or, deux jeunes gens, Alain Cavalier et François Leterrier, assistants de Louis Malle, fréquentaient assidûment le club Saint-Germain. Le montage d’Ascenseur était terminé, avec une musique classique qui ne faisait pas l’unanimité. Marcel leur parla de son projet avorté et, de fil en aiguille, ils suggérèrent à Louis Malle le quintette de Miles. » Quittant Jeanne de Mirbeck, j’avais aussitôt suggéré à Michel Boujut d’aller interroger Cavalier et Leterrier. Si Leterrier s’était montré coopérant, Cavalier s’en était tenu à ceci, qui ressemble à son cinéma : « J’étais bien là. Mais je m’interdis de parler du passé, aussi riche soit-il. Quand on raconte ses souvenirs, on doit souvent en cacher une partie. Et tricher avec le reste par perte de mémoire. Il n’en reste donc que des lambeaux et la vérité en souffre. Ce que je retiens de cette nuit, c’est que tout était intime, feutré et détendu. Aujourd’hui, il en irait tou
t autrement. Il y aurait des équipes télé, des photographes, des importuns. Ce serait tout simplement infernal… » C’est tout et Michel Boujut avait intitulé son enquête Souvenirs arrachés à l’oubli.
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Le 8 octobre dernier, Laurent Cugny présentait le premier concert de son Gil Evans Paris Workshop au Studio de l’Ermitage. Le matin même Alain Cavalier faisait entendre Lester Young sur France Culture et on lui faisait écouter la “joyeuse élégie pour Fats Waller” que Jason Moran publie chez Blue Note, exception confirmant la règle d’une radio où un bon jazzman est un jazzman mort ou un chanteur. Ce qui suscita un long enchaînement de réflexions sur la route qui me ramenait de l’Ermitage à ma chaumière, réflexions dont j’essaie de reconstituer le fil.
Digression 1 : Alain Cavalier sur France Culture
Ayant bien pesé la somme de retard accumulé, retard de sommeil et de tâches en souffrance, je m’étais donc levé bien décidé à aller entendre ce premier concert du Gil Evans Paris Workshop (si les digressions qui suivent vous paraissent trop longues, rendez-vous plus loin…). De la brume sonore qui se dissipait progressivement autour de moi au fur et à mesure que mes sens s’éveillaient, je compris au ton de Marc Voinchet sur France Culture qu’il recevait son invité avec une considération toute spéciale (« et merci à toute l’équipe » comme ont l’habitude de le dire les producteurs radio pour saluer réalisateurs, assistants de production, etc.) Alain Cavalier venait parler de son nouveau film Le Paradis.
J’entends l’émission comme on perçoit les dialogues chez Tati, à l’arrière-plan d’une bande son de brossage de dents, de savonnage d’oreille, de crissement de la lame sous le menton, de bruits de robinetterie et de chasse d’eau, de grésillement du transistor indiquant que le voisin du dessus utilise un rasoir électrique, de bouilloire et de vaisselle entrechoquée, d’une tempête de jurons à la chute de la tartine de miel, côté tartiné, sur mon dernier pantalon propre. Mais l’interview est elle-même entrecoupée de bruits de vent, de pas dans la neige et de feuilles mortes (où Cavalier reconnaît le truc des bruiteurs qui remue de la pellicule cinéma pour “faire” les feuilles mortes). Ces bruits qui, je l’ai découvert ce soir avant d’écrire ces mots, constituent la bande son de Le Paradis. Ce bandes son faites de bruits, sans musique, sont celles que je préfère, goûtant assez peu les conventions de la BO qui trahissent trop souvent l’absence de culture musicale des réalisateurs et le manque d’imagination du compositeur (ou sa démission face à l’inculture du réalisateur). Et je surprends ce passage, alors que l’une des invités de l’émission, bruiteuse, reproduit à l’intention de Cavalier un battement de cœur : « C’est magnifique ce que vous faîtes. Moi, quand je faisais des films, je battais le tempo de la séquence. Et petit à petit, je me suis aperçu que taper, comme le cœur, ça mécanisait un petit peu les choses, et je suis passé au souffle. De la batterie à la flûte, ou au saxophone. En surveillant mon souffle, je surveille mieux mes films qu’en battant la mesure. »
Digression 2 : Jason Moran sur France Culture
Et l’incorrigible Voinchet de lui proposer, alors que l’on vient de parler de saxophone, un énième Sinatra (il finira par nous en dégoûter), avec cette fausse excuse que Quincy Jones a reçu la veille une breloque des mains de Jacques Lang, ce dont on se contrefout, lorsque la musique vivante attend de France Culture que l’on prête un peu plus d’attention “à ce qui nous arrive en musique” AUJOURD’HUI (pour reprendre le titre de la rubrique musicale du matin). Voinchet se dédouanera plus tard, on va le voir, mais auparavant, il se produit une chose qui n’était pas arrivé depuis des lustres sur France Culture dont le contenu musical hésite entre Fun Radio et Nostalgie. Mathieu Conquet, le monsieur musique de la chaîne, diffuse dans sa rubrique Ce qui nous arrive en musique un jazzman qui n’est ni mort, ni vocaliste, un authentique jazzman contemporain : Jason Moran et son nouvel album Blue Note “All Rise : A Joyous Elegy for Fats Waller”, un hommage de plus certes, mais d’une audace et d’une contemporanéité folles. Il faut dire que le Conquet a un alibi solide : certains titres sont chantés (par Meshell Ndegeocello) et il a décelé des influences hip hop. Une sorte de laisser passer. Nous reparlerons de cette joyeuse élégie dans le numéro de novembre qui est actuellement sur les établis de Jazzmag.
Digression 3 : Lester Young et Claude Debussy
Nouveau coup de théâtre ! Alors que je m’apprête à quitter la maison, cartable au dos : Stardust par Lester Young, car c’est ainsi que se termine le film de Cavalier, avec ce chef d’œuvre d’Hoagy Carmichael dans l’interprétation de Lester Young, qu’il nous donne à écouter, non pas comme une musique de film, ni en illustration, ni en accompagnement, mais au premier plan tandis que ses personnages, une petite oie mécanique et un petit robot miniature se “connaissent bibliquement” et s’effacent. Et la voix de Cavalier dira en coda : « Ça va bien. », dernières paroles du film.
Et ce matin 8 octobre, à l’issue de cette émission, ça irait bien si quelques minutes avant, sollicité à la fin du morceau, Cavalier n’avait dit ceci : « Le jazz, c’est ma vie. Ma jeunesse, c’était le cinéma et le jazz (1) et je connais très bien comment est arrivé bop, et comment certains musiciens extrêmement doués ayant appris le jazz naturellement se sont mis à réfléchir et ont été drivés par des esprits un peu plus forts, soit disant, qui leur ont appris Debussy et à ce moment leur musique est devenue très complexe et peut-être moins directe et moins plaisante. » Et Conquet de jubiler : « J’adore la précision, apprendre la musique naturellement. » Une certaine phrase doit lui brûler la langue (« Jazz is not dead, but it smells funny », qu’il est de bon ton de citer dans les salons, sans connaître le contexte de cette citation ni savoir ce que le jazz représentait pour son auteur, Frank Zappa). Vous voyez, le jazz est bien mort nous signifie ses ennemis qui ne savent même pas de quoi ils parlent, encouragés par ce discours sur “les arts excluants” qui gangrène le monde culturel et dont les musiques instrumentales non formatées/non chantées sont les premières victimes, le jazz en tête… et bientôt les films d’Alain Cavalier. Deux spectatrices derrière moi exprimaient à l’issue de la projection de Le Paradis des propos pas très éloignés de ce que le jazz post-parkérien inspire à Cavalier et Conquet (hélas soudain fourré dans le même sac… ce que Cavalier ne mérite pas). Ni très naturel, ni très plaisant, et fort excluant.
Digression 4 : qu’est-ce que la musique naturelle ?
Et j’en veux donc à Cavalier et surtout à l’usage que l’on s’empresse de faire de son propos. Tout en comprenant bien comment on peut penser ainsi lorsque l’on est parvenu à un cinéma d’un tel dépouillement. Mais ce dépouillement, très savamment filmé et éclairé, par quelle culture n’est-il pas passé ! Et Stardust, est-ce une mélodie naturelle ? Est-ce que Conquet et Voinchet la siffle naturellement sous la douche, verse et chorus ? On me fera remarquer que Hoagy Carmichael n’a jamais étudié le piano académiquement, mais n’a-t-il pas écouté Debussy avec ou à travers son ami Bix Beiderbecke ? Est-il interdit aux jazzmen, et plus spécifiquement aux musiciens noirs, d’écouter les classiques ? N’entend-on pas surgir de Glass Enclosure de Bud Powell et de la farce du Honeysucke Rose a la Bach, Beethoven, Brahms and Waller qu’enregistra Fats la détresse de musiciens refoulés vers le music-hall, les sketches du vaudeville et les mauvais pianos désaccordés. De même qu’il a fallu plus tard la Black Rock Coalition de Vernon Reid pour revendiquer le droit des Noirs à s’inspirer avec la même légitimité de Led Zeppelin que de James Brown.
Et qu’est-ce donc que cet “apprendre la musique naturellement” ? Quelle idée se font les non musiciens d’un apprentissage non académique ou autodidacte? Un don du ciel? Et pour un Django Reinhardt qui apprend la musique comme on apprend à parler (réalité qui mériterait une étude complète), combien de génies qui ont appris, comme on apprend un métier, cet art dont Leibnitz disait que faire de la musique c’est compter sans en avoir conscience. Combien d’heures d’exercices de calculs mentaux avant de perdre cette conscience de compter acquise par les grands improvisateurs ! Ce qui est amusant dans toute cette affaire où l’ombre de Panassié refait surface, c’est que Panassié opposait Hawkins qu’il considérait comme un vrai jazzman, à Lester Young dans la musique duquel il voyait un jazz perverti, intello. Alors que le plus savant, le plus ambitieux, le plus attaché à la théorie musicale, à la verticalité de l’harmonie et le plus dédaigneux du blues et de la culture du sud Noir, c’était Coleman Hawkins qui jouait Debussy au piano et avait étudié le violoncelle. Comme quoi les cartes sont brouillées. Et j’ajouterai que la deuxième génération de boppers passés par la Great Lake Naval Training Station pendant la mobilisation et qui profitèrent du GI Bill pour reprendre des études de musique après-guerre, Coltrane en tête, amenèrent le bop à un naturel dont il était privé à ses débuts, Charlie Parker excepté.
Nous voici enfin à L’Ermitage pour Laurent Cugny
Laissons là ce débat, remontons la rue Ménilmontant pour tourner à gauche dans la rue de l’Ermitage et prenons la queue sous la pluie pour entendre le Gil Evans Paris Workshop, parmi un public plus jeune qu’à l’ordinaire (il a en bonne partie l’âge des étudiants de Cugny à la Sorbonne et des musiciens qui constituent son orchestre). Plus, heureusement pour moi, aussi quelques vieilles barbes qui étaient là dans les années 80 lorsque Lumière reçut l’adoubement de Gil Evans lors d’une tournée restée dans leurs mémoires : Pierre-Olivier Govin membre permanent de Lumière depuis le premier concert en 1979, qui participa aux répétitions de ce Workshop dont le contrebassiste, Joachim Govin, n’est autre que son fils ; Arnaud Merlin (que France Musique a privé de son Matin des musiciens, “trop excluant”, alors qu’il ne s’agissait que de très bonne vulgarisation, qui si elle avait porté sur la peinture ou la littérature aurait reçu l’agrément de Radio France), Xavier Prévost (que l’on a purement et simplement viré et avec lui le bureau du jazz et la production de concerts par Radio France) ; Daniel Richard et Marie-Claude Nouy (deux virés d’Universal France, le premier qui fit du département jazz une anomalie et un modèle en matière du développement du jazz dans une major et à qui l’on doit, entre autres, les disques du big band Lumière de Laurent Cugny, avec ou sans Gil Evans ; Marie Claude Nouy qui entre autres aventures musicales, dirigea la branche française d’ECM vingt ans durant). Allez, place aux jeunes, ils sont là et ils trépignent d’impatience, les uns de jouer, les autres d’entendre.
New bottle, Old Wine
Parmi les spectateurs, combien connaissent la musique de Gil Evans, cet éternel jeune homme qui par bien des égards me rappelle l’éternelle jeunesse d’Alain Cavalier (encore que Cavalier lui reprocherait probablement d’avoir écouté Debussy et Delibes, alors invoquons la mémoire d’une autre galopin, Alain Resnais, qui ne risque plus de me démentir). Le mérite de Laurent Cugny et de son Workshop est de lui donner une seconde jeunesse. Le terme est d’ailleurs inadéquat, car Gil Evans n’a pas connu une ou deux jeunesses, mais autant qu’il connut de printemps, remettant constamment sur l’établi des partitions qu’il ressuscitait lui-même puisqu’il n’en était que rarement compositeur et qu’il empruntait à Granados, Kurt Weill, Jelly Roll Morton, Charles Mingus, Thelonious Monk… les revisitant avec les moyens et les compétences du moment, le smooth swing de l’orchestre de Claude Thornhill et les premières partitions du bop naissant, Miles Davis, et sa “Birth of the cool”, le hard bop de Cannonball Adderley et Paul Chambers, le jazz moderne de Wayne Shorter et Elvin Jones, les visions de Jimi Hendrix qu’il faisait revisiter par les jazzmen de la même génération, encore et encore Miles Davis et ses visions post-bop, modales, flamenco, électriques, funk ou pop…
“New bottle, Old Wine”, tel est titre qu’Evans avait donné à son deuxième disque en 1958 (il avait 46 ans ! Il avait signé son premier à 44 ans). C’était le programme de Laurent Cugny en 1987 lorsqu’il reprit le répertoire de Gil avec son auteur et les jeunes Stéphane Belmondo, François Chassagnite, Philippe Sellam, Andy Sheppard, Charles Schneider, Lionel Benhamou, Dominique Di Piazza, Stéphane Huchard, Xavier Desandre… C’est son toujours son programme, avec des partitions d’époque entièrement remaniées, de nouvelles empruntées au répertoire de Gil ou de sa propre plume, le tout confié aux bons soins de jeunes gens qui ont l’âge de Stéphane Belmondo en 1987, de Billy Harper en 1969, de Wayne Shorter en 1964, de Johnny Coles en 1960, de Steve Lacy en 1957, d’Helen Merrill en 1956 et de Lee Konitz en 1947.
Brice Moscardini, Quentin Ghomari, Olivier Laisney, Arno de Cazanove (trompette), Bastien Balaz, Leo Pellet (trombone), Victor Michaud (cor), Brice Perda (tuba), Antonin-Tri Hoang (sax alto), Julien Pontvianne, Martin Guerpin(sax ténor), Jean-Philippe Scali (sax baryon), Marc-Antoine Perrio (guitare électrique), Joachim Govin (co
ntrebasse), Gautier Garrigue (batterie), Laurent Cugny (piano, direction, compositions et arrangements).
Ils sont savants, ils ont appris, “naturellement” ou pas (voir plus haut), ils sortent de l’école, pour la plupart du département jazz du CNSMDP (conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris) et j’en vois déjà qui froncent le nez parce qu’ils en savent trop. Ils ont le sens de l’histoire et connaissent leur classique (ce n’est tout de même pas Mathieu Conquet qui va nous la faire, lui dont les chanteurs de la rubrique “ce qui nous arrive en musique” (voir plus haut) recuisent les même restes depuis les Beatles, Lou Reed, Nirvana et Radiohead (les rares instrumentistes dont il parle étant les virtuoses du répertoire le plus convenu de la musique classique). J’entends dire du côté de certains de leurs aînés dans le monde du jazz qu’ils sont formatés. Ce qui me frappe ici, c’est la diversité des styles, certes enracinés : il y a du Johnny Coles dans les solo de Ghomari sur le Thisness de Miles Davis (l’un des très beaux moments solistes du concert) ; quelque chose qui me parle bien sans que je puisse coller un nom de référence au lyrisme et à la sonorité généreusement beurrés d’Arno de Cazanove sur La Vie Facile de Cugny (peut-être le solo le plus applaudi de la soirée, j’en étais, d’une progression très admirable) ; une verticalité qui remonte à Hawkins et sa descendance dans la façon de détailler l’harmonie de Martin Guerpin sur un titre que ma mémoire associe à Mingus sans que je parvienne à y mettre un nom. Si Bastien Balaz a grandi dans la grande tradition des trombones de big bands blancs (les Rosolino et autres Fontana), on sait la place qu’il occupe au sein du Kami Quintet et si j’ai imaginé d’inscrire Olivier Laisney dans la lignée de Booker Little à l’occasion d’un compte rendu de concert à ce même Studio de l’Ermitage c’est pour l’avoir entendu à la tête de son Slugged Quintet tout à fait original.
Julien Pontvianne démarre à la Wayne Shorter sur Time of the Baracudas, une référence qu’il vrille rapidement, faisant écho à son travail personnel au limite du spectral au sein du big band Aum et du trio Khoom, sans qu’il y ait d’ailleurs rupture de ton avec son entrée en matière shorterienne. Victor Michaud, le corniste qui monte, lui fait suite dans cette veine qu’il travaille au sein de son Wunderbar Orchestra. Antonin-Tri Hoang met le feu au King Porter Stomp de Jelly Roll Morton (qui connaît sa énième réincarnation orchestrale depuis celles successives de Fletcher Henderson, puis de Gil Evans), avec ce langage qui l’une des jeunes figures les plus originales du jazz français, qu’il nourrit pourtant de la longue histoire du morceau. Le guitariste Marc-Antoine Perrio est singulier, notamment dans ce travail de coloration permanente de l’orchestre qui marquera le cru 2014 de Laurent Cugny comme Lionel Benhamou avait marqué Lumière. Avec en outre, une permanence chez Cugny qui tient à ce sens du climat et de la couleur très filmique caractéristique de toute la discographie du chef dont on se souvient qu’il hésita entre sa passion du jazz et celle du cinéma, qu’il nomma son premier big band Lumière en hommage aux frères du même nom et que l’une de ses premières partitions authentifiables empruntait sont titre à L’Etat des choses de Wim Wenders.
Coda : roll mops et pattes de pigeon
J’écris ce compte rendu en rentrant de voir La Paradis d’Alain Cavalier. La critique cinématographique n’est pas mon métier, mais je ne peux m’empêcher de mentionner le hasard qui m’a fait voir la même semaine le concert-spectacle Mu-temps d’Archimusic sur une musique de Jean-Rémy Guédon et des paroles de Jacques Rebotier (voir mon compte rendu du 10 octobre). Il y a quelque chose de commun entre cette façon de faire chanter des Pascal à l’écran chez Archimusic pour dire l’état du monde et ces jouets qui remplacent les acteurs chez Cavalier pour rejouer les grands mythes grecs et bibliques qui l’ont façonné. Rebotier et Guédon aimeront surement ce rapprochement à l’écran, dans Le Paradis, entre une hostie et un roll mops, entre l’éblouissement ressenti par Cavalier à l’absorption de sa première hostie, éblouissement qu’il rechercha longtemps et qu’il retrouva par hasard en croquant dans un roll mops acheté au supermarché un jour de grand faim. Il y a cependant peut-être un sens de l’économie, de l’essentiel et de la précision de l’intention chez Cavalier en défaut chez Guédon qui nous réjouit plutôt par son optimiste boulimie. Quel étrange cinéma que ce Paradis ! Rapporté au jazz, Cavalier ce serait qui ? Surement pas Lester Young. Plutôt Thelonious Monk ou Paul Motian ou Steve Lacy.
Écrivant ces lignes, je réécoute Stardust par Lester Young. Lui qui ne jouait pas une chanson sans en connaître les paroles, voyez comme il survole la mélodie, ne prenant appui sur elle qu’ici et là, comme on lit une page en diagonale, me rappelant ce que disait Wayne Shorter (encore un musicien “naturel” passé par un enseignement académique à la Newark Arts High School puis à la New York University) lorsqu’on l’interrogeait sur sa façon d’improviser sur l’une de ses compositions : « Je joue sur l’ADN du morceau. » Wayne qui fut l’un des premiers à rendre hommage à Lester après sa mort en lui dédiant Lester Left Town qu’il avait écrit en songeant à la démarche des pigeons, car c’est ainsi qu’il voyait Lester marcher. J’imagine le film que pourrait faire Cavalier sur Lester. Franck Bergerot
(1) À cette évocation du jazz de ses jeunes années par Cavalier, je me souviens de notre numéro spécial Ascenseur pour l’échafaud en décembre 2007, où la sœur de René Urtreger Jeanne de Mirbeck racontait : « Marcel Romano cherchait à faire un film sur la tournée. La confirmation de celle-ci n’était pas évidente, sa mise en œuvre était difficile. Marcel n’avait pas les moyens financiers. Or, deux jeunes gens, Alain Cavalier et François Leterrier, assistants de Louis Malle, fréquentaient assidûment le club Saint-Germain. Le montage d’Ascenseur était terminé, avec une musique classique qui ne faisait pas l’unanimité. Marcel leur parla de son projet avorté et, de fil en aiguille, ils suggérèrent à Louis Malle le quintette de Miles. » Quittant Jeanne de Mirbeck, j’avais aussitôt suggéré à Michel Boujut d’aller interroger Cavalier et Leterrier. Si Leterrier s’était montré coopérant, Cavalier s’en était tenu à ceci, qui ressemble à son cinéma : « J’étais bien là. Mais je m’interdis de parler du passé, aussi riche soit-il. Quand on raconte ses souvenirs, on doit souvent en cacher une partie. Et tricher avec le reste par perte de mémoire. Il n’en reste donc que des lambeaux et la vérité en souffre. Ce que je retiens de cette nuit, c’est que tout était intime, feutré et détendu. Aujourd’hui, il en irait tou
t autrement. Il y aurait des équipes télé, des photographes, des importuns. Ce serait tout simplement infernal… » C’est tout et Michel Boujut avait intitulé son enquête Souvenirs arrachés à l’oubli.
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Le 8 octobre dernier, Laurent Cugny présentait le premier concert de son Gil Evans Paris Workshop au Studio de l’Ermitage. Le matin même Alain Cavalier faisait entendre Lester Young sur France Culture et on lui faisait écouter la “joyeuse élégie pour Fats Waller” que Jason Moran publie chez Blue Note, exception confirmant la règle d’une radio où un bon jazzman est un jazzman mort ou un chanteur. Ce qui suscita un long enchaînement de réflexions sur la route qui me ramenait de l’Ermitage à ma chaumière, réflexions dont j’essaie de reconstituer le fil.
Digression 1 : Alain Cavalier sur France Culture
Ayant bien pesé la somme de retard accumulé, retard de sommeil et de tâches en souffrance, je m’étais donc levé bien décidé à aller entendre ce premier concert du Gil Evans Paris Workshop (si les digressions qui suivent vous paraissent trop longues, rendez-vous plus loin…). De la brume sonore qui se dissipait progressivement autour de moi au fur et à mesure que mes sens s’éveillaient, je compris au ton de Marc Voinchet sur France Culture qu’il recevait son invité avec une considération toute spéciale (« et merci à toute l’équipe » comme ont l’habitude de le dire les producteurs radio pour saluer réalisateurs, assistants de production, etc.) Alain Cavalier venait parler de son nouveau film Le Paradis.
J’entends l’émission comme on perçoit les dialogues chez Tati, à l’arrière-plan d’une bande son de brossage de dents, de savonnage d’oreille, de crissement de la lame sous le menton, de bruits de robinetterie et de chasse d’eau, de grésillement du transistor indiquant que le voisin du dessus utilise un rasoir électrique, de bouilloire et de vaisselle entrechoquée, d’une tempête de jurons à la chute de la tartine de miel, côté tartiné, sur mon dernier pantalon propre. Mais l’interview est elle-même entrecoupée de bruits de vent, de pas dans la neige et de feuilles mortes (où Cavalier reconnaît le truc des bruiteurs qui remue de la pellicule cinéma pour “faire” les feuilles mortes). Ces bruits qui, je l’ai découvert ce soir avant d’écrire ces mots, constituent la bande son de Le Paradis. Ce bandes son faites de bruits, sans musique, sont celles que je préfère, goûtant assez peu les conventions de la BO qui trahissent trop souvent l’absence de culture musicale des réalisateurs et le manque d’imagination du compositeur (ou sa démission face à l’inculture du réalisateur). Et je surprends ce passage, alors que l’une des invités de l’émission, bruiteuse, reproduit à l’intention de Cavalier un battement de cœur : « C’est magnifique ce que vous faîtes. Moi, quand je faisais des films, je battais le tempo de la séquence. Et petit à petit, je me suis aperçu que taper, comme le cœur, ça mécanisait un petit peu les choses, et je suis passé au souffle. De la batterie à la flûte, ou au saxophone. En surveillant mon souffle, je surveille mieux mes films qu’en battant la mesure. »
Digression 2 : Jason Moran sur France Culture
Et l’incorrigible Voinchet de lui proposer, alors que l’on vient de parler de saxophone, un énième Sinatra (il finira par nous en dégoûter), avec cette fausse excuse que Quincy Jones a reçu la veille une breloque des mains de Jacques Lang, ce dont on se contrefout, lorsque la musique vivante attend de France Culture que l’on prête un peu plus d’attention “à ce qui nous arrive en musique” AUJOURD’HUI (pour reprendre le titre de la rubrique musicale du matin). Voinchet se dédouanera plus tard, on va le voir, mais auparavant, il se produit une chose qui n’était pas arrivé depuis des lustres sur France Culture dont le contenu musical hésite entre Fun Radio et Nostalgie. Mathieu Conquet, le monsieur musique de la chaîne, diffuse dans sa rubrique Ce qui nous arrive en musique un jazzman qui n’est ni mort, ni vocaliste, un authentique jazzman contemporain : Jason Moran et son nouvel album Blue Note “All Rise : A Joyous Elegy for Fats Waller”, un hommage de plus certes, mais d’une audace et d’une contemporanéité folles. Il faut dire que le Conquet a un alibi solide : certains titres sont chantés (par Meshell Ndegeocello) et il a décelé des influences hip hop. Une sorte de laisser passer. Nous reparlerons de cette joyeuse élégie dans le numéro de novembre qui est actuellement sur les établis de Jazzmag.
Digression 3 : Lester Young et Claude Debussy
Nouveau coup de théâtre ! Alors que je m’apprête à quitter la maison, cartable au dos : Stardust par Lester Young, car c’est ainsi que se termine le film de Cavalier, avec ce chef d’œuvre d’Hoagy Carmichael dans l’interprétation de Lester Young, qu’il nous donne à écouter, non pas comme une musique de film, ni en illustration, ni en accompagnement, mais au premier plan tandis que ses personnages, une petite oie mécanique et un petit robot miniature se “connaissent bibliquement” et s’effacent. Et la voix de Cavalier dira en coda : « Ça va bien. », dernières paroles du film.
Et ce matin 8 octobre, à l’issue de cette émission, ça irait bien si quelques minutes avant, sollicité à la fin du morceau, Cavalier n’avait dit ceci : « Le jazz, c’est ma vie. Ma jeunesse, c’était le cinéma et le jazz (1) et je connais très bien comment est arrivé bop, et comment certains musiciens extrêmement doués ayant appris le jazz naturellement se sont mis à réfléchir et ont été drivés par des esprits un peu plus forts, soit disant, qui leur ont appris Debussy et à ce moment leur musique est devenue très complexe et peut-être moins directe et moins plaisante. » Et Conquet de jubiler : « J’adore la précision, apprendre la musique naturellement. » Une certaine phrase doit lui brûler la langue (« Jazz is not dead, but it smells funny », qu’il est de bon ton de citer dans les salons, sans connaître le contexte de cette citation ni savoir ce que le jazz représentait pour son auteur, Frank Zappa). Vous voyez, le jazz est bien mort nous signifie ses ennemis qui ne savent même pas de quoi ils parlent, encouragés par ce discours sur “les arts excluants” qui gangrène le monde culturel et dont les musiques instrumentales non formatées/non chantées sont les premières victimes, le jazz en tête… et bientôt les films d’Alain Cavalier. Deux spectatrices derrière moi exprimaient à l’issue de la projection de Le Paradis des propos pas très éloignés de ce que le jazz post-parkérien inspire à Cavalier et Conquet (hélas soudain fourré dans le même sac… ce que Cavalier ne mérite pas). Ni très naturel, ni très plaisant, et fort excluant.
Digression 4 : qu’est-ce que la musique naturelle ?
Et j’en veux donc à Cavalier et surtout à l’usage que l’on s’empresse de faire de son propos. Tout en comprenant bien comment on peut penser ainsi lorsque l’on est parvenu à un cinéma d’un tel dépouillement. Mais ce dépouillement, très savamment filmé et éclairé, par quelle culture n’est-il pas passé ! Et Stardust, est-ce une mélodie naturelle ? Est-ce que Conquet et Voinchet la siffle naturellement sous la douche, verse et chorus ? On me fera remarquer que Hoagy Carmichael n’a jamais étudié le piano académiquement, mais n’a-t-il pas écouté Debussy avec ou à travers son ami Bix Beiderbecke ? Est-il interdit aux jazzmen, et plus spécifiquement aux musiciens noirs, d’écouter les classiques ? N’entend-on pas surgir de Glass Enclosure de Bud Powell et de la farce du Honeysucke Rose a la Bach, Beethoven, Brahms and Waller qu’enregistra Fats la détresse de musiciens refoulés vers le music-hall, les sketches du vaudeville et les mauvais pianos désaccordés. De même qu’il a fallu plus tard la Black Rock Coalition de Vernon Reid pour revendiquer le droit des Noirs à s’inspirer avec la même légitimité de Led Zeppelin que de James Brown.
Et qu’est-ce donc que cet “apprendre la musique naturellement” ? Quelle idée se font les non musiciens d’un apprentissage non académique ou autodidacte? Un don du ciel? Et pour un Django Reinhardt qui apprend la musique comme on apprend à parler (réalité qui mériterait une étude complète), combien de génies qui ont appris, comme on apprend un métier, cet art dont Leibnitz disait que faire de la musique c’est compter sans en avoir conscience. Combien d’heures d’exercices de calculs mentaux avant de perdre cette conscience de compter acquise par les grands improvisateurs ! Ce qui est amusant dans toute cette affaire où l’ombre de Panassié refait surface, c’est que Panassié opposait Hawkins qu’il considérait comme un vrai jazzman, à Lester Young dans la musique duquel il voyait un jazz perverti, intello. Alors que le plus savant, le plus ambitieux, le plus attaché à la théorie musicale, à la verticalité de l’harmonie et le plus dédaigneux du blues et de la culture du sud Noir, c’était Coleman Hawkins qui jouait Debussy au piano et avait étudié le violoncelle. Comme quoi les cartes sont brouillées. Et j’ajouterai que la deuxième génération de boppers passés par la Great Lake Naval Training Station pendant la mobilisation et qui profitèrent du GI Bill pour reprendre des études de musique après-guerre, Coltrane en tête, amenèrent le bop à un naturel dont il était privé à ses débuts, Charlie Parker excepté.
Nous voici enfin à L’Ermitage pour Laurent Cugny
Laissons là ce débat, remontons la rue Ménilmontant pour tourner à gauche dans la rue de l’Ermitage et prenons la queue sous la pluie pour entendre le Gil Evans Paris Workshop, parmi un public plus jeune qu’à l’ordinaire (il a en bonne partie l’âge des étudiants de Cugny à la Sorbonne et des musiciens qui constituent son orchestre). Plus, heureusement pour moi, aussi quelques vieilles barbes qui étaient là dans les années 80 lorsque Lumière reçut l’adoubement de Gil Evans lors d’une tournée restée dans leurs mémoires : Pierre-Olivier Govin membre permanent de Lumière depuis le premier concert en 1979, qui participa aux répétitions de ce Workshop dont le contrebassiste, Joachim Govin, n’est autre que son fils ; Arnaud Merlin (que France Musique a privé de son Matin des musiciens, “trop excluant”, alors qu’il ne s’agissait que de très bonne vulgarisation, qui si elle avait porté sur la peinture ou la littérature aurait reçu l’agrément de Radio France), Xavier Prévost (que l’on a purement et simplement viré et avec lui le bureau du jazz et la production de concerts par Radio France) ; Daniel Richard et Marie-Claude Nouy (deux virés d’Universal France, le premier qui fit du département jazz une anomalie et un modèle en matière du développement du jazz dans une major et à qui l’on doit, entre autres, les disques du big band Lumière de Laurent Cugny, avec ou sans Gil Evans ; Marie Claude Nouy qui entre autres aventures musicales, dirigea la branche française d’ECM vingt ans durant). Allez, place aux jeunes, ils sont là et ils trépignent d’impatience, les uns de jouer, les autres d’entendre.
New bottle, Old Wine
Parmi les spectateurs, combien connaissent la musique de Gil Evans, cet éternel jeune homme qui par bien des égards me rappelle l’éternelle jeunesse d’Alain Cavalier (encore que Cavalier lui reprocherait probablement d’avoir écouté Debussy et Delibes, alors invoquons la mémoire d’une autre galopin, Alain Resnais, qui ne risque plus de me démentir). Le mérite de Laurent Cugny et de son Workshop est de lui donner une seconde jeunesse. Le terme est d’ailleurs inadéquat, car Gil Evans n’a pas connu une ou deux jeunesses, mais autant qu’il connut de printemps, remettant constamment sur l’établi des partitions qu’il ressuscitait lui-même puisqu’il n’en était que rarement compositeur et qu’il empruntait à Granados, Kurt Weill, Jelly Roll Morton, Charles Mingus, Thelonious Monk… les revisitant avec les moyens et les compétences du moment, le smooth swing de l’orchestre de Claude Thornhill et les premières partitions du bop naissant, Miles Davis, et sa “Birth of the cool”, le hard bop de Cannonball Adderley et Paul Chambers, le jazz moderne de Wayne Shorter et Elvin Jones, les visions de Jimi Hendrix qu’il faisait revisiter par les jazzmen de la même génération, encore et encore Miles Davis et ses visions post-bop, modales, flamenco, électriques, funk ou pop…
“New bottle, Old Wine”, tel est titre qu’Evans avait donné à son deuxième disque en 1958 (il avait 46 ans ! Il avait signé son premier à 44 ans). C’était le programme de Laurent Cugny en 1987 lorsqu’il reprit le répertoire de Gil avec son auteur et les jeunes Stéphane Belmondo, François Chassagnite, Philippe Sellam, Andy Sheppard, Charles Schneider, Lionel Benhamou, Dominique Di Piazza, Stéphane Huchard, Xavier Desandre… C’est son toujours son programme, avec des partitions d’époque entièrement remaniées, de nouvelles empruntées au répertoire de Gil ou de sa propre plume, le tout confié aux bons soins de jeunes gens qui ont l’âge de Stéphane Belmondo en 1987, de Billy Harper en 1969, de Wayne Shorter en 1964, de Johnny Coles en 1960, de Steve Lacy en 1957, d’Helen Merrill en 1956 et de Lee Konitz en 1947.
Brice Moscardini, Quentin Ghomari, Olivier Laisney, Arno de Cazanove (trompette), Bastien Balaz, Leo Pellet (trombone), Victor Michaud (cor), Brice Perda (tuba), Antonin-Tri Hoang (sax alto), Julien Pontvianne, Martin Guerpin(sax ténor), Jean-Philippe Scali (sax baryon), Marc-Antoine Perrio (guitare électrique), Joachim Govin (co
ntrebasse), Gautier Garrigue (batterie), Laurent Cugny (piano, direction, compositions et arrangements).
Ils sont savants, ils ont appris, “naturellement” ou pas (voir plus haut), ils sortent de l’école, pour la plupart du département jazz du CNSMDP (conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris) et j’en vois déjà qui froncent le nez parce qu’ils en savent trop. Ils ont le sens de l’histoire et connaissent leur classique (ce n’est tout de même pas Mathieu Conquet qui va nous la faire, lui dont les chanteurs de la rubrique “ce qui nous arrive en musique” (voir plus haut) recuisent les même restes depuis les Beatles, Lou Reed, Nirvana et Radiohead (les rares instrumentistes dont il parle étant les virtuoses du répertoire le plus convenu de la musique classique). J’entends dire du côté de certains de leurs aînés dans le monde du jazz qu’ils sont formatés. Ce qui me frappe ici, c’est la diversité des styles, certes enracinés : il y a du Johnny Coles dans les solo de Ghomari sur le Thisness de Miles Davis (l’un des très beaux moments solistes du concert) ; quelque chose qui me parle bien sans que je puisse coller un nom de référence au lyrisme et à la sonorité généreusement beurrés d’Arno de Cazanove sur La Vie Facile de Cugny (peut-être le solo le plus applaudi de la soirée, j’en étais, d’une progression très admirable) ; une verticalité qui remonte à Hawkins et sa descendance dans la façon de détailler l’harmonie de Martin Guerpin sur un titre que ma mémoire associe à Mingus sans que je parvienne à y mettre un nom. Si Bastien Balaz a grandi dans la grande tradition des trombones de big bands blancs (les Rosolino et autres Fontana), on sait la place qu’il occupe au sein du Kami Quintet et si j’ai imaginé d’inscrire Olivier Laisney dans la lignée de Booker Little à l’occasion d’un compte rendu de concert à ce même Studio de l’Ermitage c’est pour l’avoir entendu à la tête de son Slugged Quintet tout à fait original.
Julien Pontvianne démarre à la Wayne Shorter sur Time of the Baracudas, une référence qu’il vrille rapidement, faisant écho à son travail personnel au limite du spectral au sein du big band Aum et du trio Khoom, sans qu’il y ait d’ailleurs rupture de ton avec son entrée en matière shorterienne. Victor Michaud, le corniste qui monte, lui fait suite dans cette veine qu’il travaille au sein de son Wunderbar Orchestra. Antonin-Tri Hoang met le feu au King Porter Stomp de Jelly Roll Morton (qui connaît sa énième réincarnation orchestrale depuis celles successives de Fletcher Henderson, puis de Gil Evans), avec ce langage qui l’une des jeunes figures les plus originales du jazz français, qu’il nourrit pourtant de la longue histoire du morceau. Le guitariste Marc-Antoine Perrio est singulier, notamment dans ce travail de coloration permanente de l’orchestre qui marquera le cru 2014 de Laurent Cugny comme Lionel Benhamou avait marqué Lumière. Avec en outre, une permanence chez Cugny qui tient à ce sens du climat et de la couleur très filmique caractéristique de toute la discographie du chef dont on se souvient qu’il hésita entre sa passion du jazz et celle du cinéma, qu’il nomma son premier big band Lumière en hommage aux frères du même nom et que l’une de ses premières partitions authentifiables empruntait sont titre à L’Etat des choses de Wim Wenders.
Coda : roll mops et pattes de pigeon
J’écris ce compte rendu en rentrant de voir La Paradis d’Alain Cavalier. La critique cinématographique n’est pas mon métier, mais je ne peux m’empêcher de mentionner le hasard qui m’a fait voir la même semaine le concert-spectacle Mu-temps d’Archimusic sur une musique de Jean-Rémy Guédon et des paroles de Jacques Rebotier (voir mon compte rendu du 10 octobre). Il y a quelque chose de commun entre cette façon de faire chanter des Pascal à l’écran chez Archimusic pour dire l’état du monde et ces jouets qui remplacent les acteurs chez Cavalier pour rejouer les grands mythes grecs et bibliques qui l’ont façonné. Rebotier et Guédon aimeront surement ce rapprochement à l’écran, dans Le Paradis, entre une hostie et un roll mops, entre l’éblouissement ressenti par Cavalier à l’absorption de sa première hostie, éblouissement qu’il rechercha longtemps et qu’il retrouva par hasard en croquant dans un roll mops acheté au supermarché un jour de grand faim. Il y a cependant peut-être un sens de l’économie, de l’essentiel et de la précision de l’intention chez Cavalier en défaut chez Guédon qui nous réjouit plutôt par son optimiste boulimie. Quel étrange cinéma que ce Paradis ! Rapporté au jazz, Cavalier ce serait qui ? Surement pas Lester Young. Plutôt Thelonious Monk ou Paul Motian ou Steve Lacy.
Écrivant ces lignes, je réécoute Stardust par Lester Young. Lui qui ne jouait pas une chanson sans en connaître les paroles, voyez comme il survole la mélodie, ne prenant appui sur elle qu’ici et là, comme on lit une page en diagonale, me rappelant ce que disait Wayne Shorter (encore un musicien “naturel” passé par un enseignement académique à la Newark Arts High School puis à la New York University) lorsqu’on l’interrogeait sur sa façon d’improviser sur l’une de ses compositions : « Je joue sur l’ADN du morceau. » Wayne qui fut l’un des premiers à rendre hommage à Lester après sa mort en lui dédiant Lester Left Town qu’il avait écrit en songeant à la démarche des pigeons, car c’est ainsi qu’il voyait Lester marcher. J’imagine le film que pourrait faire Cavalier sur Lester. Franck Bergerot
(1) À cette évocation du jazz de ses jeunes années par Cavalier, je me souviens de notre numéro spécial Ascenseur pour l’échafaud en décembre 2007, où la sœur de René Urtreger Jeanne de Mirbeck racontait : « Marcel Romano cherchait à faire un film sur la tournée. La confirmation de celle-ci n’était pas évidente, sa mise en œuvre était difficile. Marcel n’avait pas les moyens financiers. Or, deux jeunes gens, Alain Cavalier et François Leterrier, assistants de Louis Malle, fréquentaient assidûment le club Saint-Germain. Le montage d’Ascenseur était terminé, avec une musique classique qui ne faisait pas l’unanimité. Marcel leur parla de son projet avorté et, de fil en aiguille, ils suggérèrent à Louis Malle le quintette de Miles. » Quittant Jeanne de Mirbeck, j’avais aussitôt suggéré à Michel Boujut d’aller interroger Cavalier et Leterrier. Si Leterrier s’était montré coopérant, Cavalier s’en était tenu à ceci, qui ressemble à son cinéma : « J’étais bien là. Mais je m’interdis de parler du passé, aussi riche soit-il. Quand on raconte ses souvenirs, on doit souvent en cacher une partie. Et tricher avec le reste par perte de mémoire. Il n’en reste donc que des lambeaux et la vérité en souffre. Ce que je retiens de cette nuit, c’est que tout était intime, feutré et détendu. Aujourd’hui, il en irait tou
t autrement. Il y aurait des équipes télé, des photographes, des importuns. Ce serait tout simplement infernal… » C’est tout et Michel Boujut avait intitulé son enquête Souvenirs arrachés à l’oubli.