Tubafest au Triton
Quand Andy Emler est entré sur scène, il a eu la mine d’un enfant auquel, le jour de Noël, on aurait offert non pas une panoplie de Spiderman, non pas un cerf volant, (ou plutôt, pour faire semblant d’être de notre temps, un drone télécommandé) mais le magasin de jouets tout entier. Devant lui, sur la scène du Triton, quatuor à cordes et un quatuor de cuivres étaient réunis pour jouer sa musique.
Tubafest, vendredi 23 octobre, Le triton,Mairie des Lilas, 75020 Paris
Quatuor à cordes Cactus composé de Théo Ceccaldi (violon), Anne Le Pape (violon), Séverine Morfin (alto), Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Evolutiv Brass Quartet composé de Gilles Mercier (trompette), Anthony Caillet (euphonium), Nicolas Vallade (trombone), François Thuillier (tuba) avec la participation de Tom Caudelle (saxhorn) et Andy Emler (piano)
Compositions et arrangements d’Andy Emler
Tous ces grands musiciens étaient réunis pour mettre à l’honneur un instrument trop souvent sous-estimé : le tuba. C’est François Thuillier, tubiste virtuose, qui a initié ce projet. Au début de l’année il proposait à Andy Emler (qu’il fréquente depuis des années au sein du MégaOctet) de lui écrire un projet avec quatuor à cordes. Autant proposer des miles gratuits à un pirate de l’air. Trois semaines plus tard, Andy Emler livrait une partition pour quatuor à cordes et quatuor de cuivres.
Cela donne une sorte de musique de chambre festive et groovante, très écrite mais laissant de belles fenêtres d’improvisation aux solistes. Avec une gourmandise visible, Andy Emler s’est amusé à multiplier les configurations sonores, frottant ses cordes contre ses cuivres en testant à chaque fois un angle d’attaque différent. Il organise des collisions frontales ou feutrées, des alliances insolites, des dialogues et des permutations. Le quatuor à cordes est utilisé avec doigté et légèreté. Mais bien entendu, Andy Emler ne renonce pas au plaisir de faire entendre de belles prairies de violon. Quand celles-ci soutiennent le tuba de François Thuillier, cela crée une confrontation de timbres et d’univers particulièrement savoureuse. C’est une image sonore et visuelle de ce concert que l’on emporte avec soi : un tuba qui groove, avec derrière lui ces nappes de cordes.
Pour donner une meilleure idée de la musique proposée, on peut tenter de décrire quelques moments du premier morceau, au titre si typiquement emlerien, Tubastone 12023. Il commence par une magnifique introduction au violon de Théo Ceccaldi, toute en lyrisme disloqué, puis s’engage sur un dialogue entre le tuba de François Thuillier et des pizzicatos de l’altiste Séverine Morfin, avant que des nappes de violon viennent se confronter avec le tuba, donnant un tour dramatique à la musique. Ensuite, le tuba se retrouve seul, avant que le quatuor à cordes ne vienne s’enrouler autour de lui.
Au milieu de ces configurations musicales changeantes se trouve, on l’aura compris, un homme de base, le tubiste François Thuillier. Il est utilisé comme bassiste ou comme soliste. Ses basses propulsent un groove puissant mais souple. Cela évoque les clapotis brûlants de la lave d’un volcan en éruption. En même temps, il y a quelque chose de très organique dans ce son. En filigrane, on entend les dents, la langue, le souffle, la salive, toute la machinerie humaine qu’il faut mobiliser pour faire vibrer l’énorme éléphant de cuivre. Les grandes goulées de respiration que prend François Thuillier entre deux traits disent assez l’engagement physique requis par l’instrument. Comme soliste, il excelle à de jolis effets de double sons, ou de grognements-trépignements, mais explore aussi des directions plus moelleuses, avec un son rappelant celui du cor, qui vient se poser délicatement sur le tapis des cordes. On l’entend sous toutes ses facettes dans Rendez vous avec Docteur Solo, morceau fait pour le mettre en valeur, mais aussi dans Un printemps dans l’assiette, où son tuba (ainsi que l’euphonium) est revêtu d’une sourdine rouge à pois blanc. Avec cette amanite tue-mouches comme couvre-chef, son tuba repousse encore plus l’éventail des possibles en produisant des sons plus grésillants, plus éraillés. La trompette se lance alors dans un motif répétitif, dans le registre aigu, que tuba, trombone, et euphonium semblent ignorer.
Dans une configuration instrumentale aussi riche, Andy Emler réussit quand même à ménager de beaux moments d’intimité, notamment en duo : on retient notamment celui entre Andy Emler et Tom Caudelle, au saxhorn (le saxhorn, on a oublié de le spécifier, est une variété de tuba qui n’est pas du tout un tuba. Il s’en distingue comme l’éléphant d’Asie se distingue de l’éléphant d’Afrique. Le saxhorn a des oreilles et une trompe plus petites que le tuba). Dans ce duo, donc, Tom Caudelle et Andy Emler se font mille malices, mille coups de bluffs, avant que Tom Cautel ne prenne un chorus lyrique, avec un son ample et magnifique soutenu par les miroitements du piano d’Andy Emler.
On retient aussi bien sûr, le duo de François Thuillier et Anthony Caillet à l’euphonium dans Art et Fact. François Thuillier fait office de basse, avec beaucoup de nuances (parfois on n’entend plus que le timbre de l’instrument) tandis qu’Anthony Caillet lance des serpentins dans l’aigu. Sous ses doigts virtuoses, l’euphonium arrive à avoir un registre proche de la trompette. Ce duo est la démonstration la plus limpide, la plus probante, de la richesse d’expressivité du tuba et de l’euphonium.
Au bout du compte, la musique ressemble quand même à du Andy Emler pur jus. Il y a des blagues, des citations musicales incongrues, et des courses poursuites à perdre haleine. Les musiciens, à cordes comme à cuivres, ont endossé des
« chaussettes-cactus » couleur vert pomme. Parfois ils parlent tous ensembles, ou font semblant de dormir après un chorus intense. Mais les moments d’humour sont souvent suivis de brutales reprises d’intensité. Andy Emler n’a pas son pareil pour tendre les rênes de sa musique, au moment même où il semble affairé à de délicats entrechoquements de timbre.
Après le concert, on essaie de glaner quelques phrases auprès des musiciens. Emler est émerveillé par la performance de son ami François Thuillier (« C’est pas seulement un extra-terrestre, c’est un terrestre extra !»). Il relève l’engagement de tous les musiciens pour faire exister une partition dont il souligne la complexité. Théo et Valentin Ceccaldi l’ont épaté : « T’as vu ça, les deux frangins ? Ah, ça me donne quelques regrets. Si j’avais su que c’étaient eux qui seraient dans le quatuor à cordes, j’aurais laissé plus de place à l’impro !». Non loin de là, François Thuillier, le visage encore marqué par l’effort, explique comment les cuivres et les cordes, ont réussi à coexister sans se dévorer : « Dans la dynamique, les cuivres sont plus forts que les cordes. Alors on a été obligés de changer notre jeu, notre phrasé, notre technique. Pour que ça marche, il faut se fondre dans le son des cordes ».
Quelques jours plus tard, je poursuis au téléphone cette conversation avec François Thuillier. Il raconte un peu son parcours, sa découverte de la musique dans les fanfares de rue à Amiens, puis sa formation classique qui le mène à l’opéra de Lyon pendant plusieurs années, et lui donne le goût des partitions difficiles (il a joué, entre autres, du Boulez). Il souligne le tournant crucial qu’a représenté pour lui, dans les années 80, son passage dans le Tubapack de Marc Steckart, figure historique du tuba. Ce sont Marc Steckart, Philippe Le Gris, autre tubiste éminent, autre membre de Tubapack qui lui ont mis le pied à l’étrier et l’ont fait connaître, et il ne l’a pas oublié.
On lui demande le secret de ces basses si groovantes qu’il a produit tout au long du concert : « Mon secret c’est Jaco Pastorius…J’aime beaucoup le funk, et j’ai essayé de reproduire son jeu. Dans son phrasé sur la fretless, j’entendais un instrument à vent. J’ai beaucoup travaillé pour essayer de le reproduire. Et mon deuxième maître c’est le tromboniste Albert Mangelsdorff, qui a beaucoup défriché au trombone tout ce qui est polyphonique. Je me suis beaucoup inspiré de lui ».
François Thuillier est intarissable sur le tuba. Pendant longtemps il a été un complément, un instrument d’appoint. Les bassistes de la Nouvelle Orléans jouaient du tuba en extérieur, et de la contrebasse en intérieur. Ensuite, ce sont les trombonistes qui ont joué du tuba pour élargir leur palette. C’est seulement depuis une trentaine d’années, que cet instrument s’est autonomisé, et que les tubistes ont gagné le droit d’être uniquement et pleinement des tubistes. François Thuillier veut croire que son instrument peut connaître le même décloisonnement que l’accordéon, dont des musiciens comme Vicent Peirani ne cessent de repousser les frontières. On peut l’entendre dans de très nombreux contextes : avec le MégaOctet, mais aussi avec Jean-Marie Machado, Patrice Caratini, ou encore avec le MegaTuba Orchestra qu’il dirige.
Les éléphants ont de beaux jours devant eux
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët
|
Quand Andy Emler est entré sur scène, il a eu la mine d’un enfant auquel, le jour de Noël, on aurait offert non pas une panoplie de Spiderman, non pas un cerf volant, (ou plutôt, pour faire semblant d’être de notre temps, un drone télécommandé) mais le magasin de jouets tout entier. Devant lui, sur la scène du Triton, quatuor à cordes et un quatuor de cuivres étaient réunis pour jouer sa musique.
Tubafest, vendredi 23 octobre, Le triton,Mairie des Lilas, 75020 Paris
Quatuor à cordes Cactus composé de Théo Ceccaldi (violon), Anne Le Pape (violon), Séverine Morfin (alto), Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Evolutiv Brass Quartet composé de Gilles Mercier (trompette), Anthony Caillet (euphonium), Nicolas Vallade (trombone), François Thuillier (tuba) avec la participation de Tom Caudelle (saxhorn) et Andy Emler (piano)
Compositions et arrangements d’Andy Emler
Tous ces grands musiciens étaient réunis pour mettre à l’honneur un instrument trop souvent sous-estimé : le tuba. C’est François Thuillier, tubiste virtuose, qui a initié ce projet. Au début de l’année il proposait à Andy Emler (qu’il fréquente depuis des années au sein du MégaOctet) de lui écrire un projet avec quatuor à cordes. Autant proposer des miles gratuits à un pirate de l’air. Trois semaines plus tard, Andy Emler livrait une partition pour quatuor à cordes et quatuor de cuivres.
Cela donne une sorte de musique de chambre festive et groovante, très écrite mais laissant de belles fenêtres d’improvisation aux solistes. Avec une gourmandise visible, Andy Emler s’est amusé à multiplier les configurations sonores, frottant ses cordes contre ses cuivres en testant à chaque fois un angle d’attaque différent. Il organise des collisions frontales ou feutrées, des alliances insolites, des dialogues et des permutations. Le quatuor à cordes est utilisé avec doigté et légèreté. Mais bien entendu, Andy Emler ne renonce pas au plaisir de faire entendre de belles prairies de violon. Quand celles-ci soutiennent le tuba de François Thuillier, cela crée une confrontation de timbres et d’univers particulièrement savoureuse. C’est une image sonore et visuelle de ce concert que l’on emporte avec soi : un tuba qui groove, avec derrière lui ces nappes de cordes.
Pour donner une meilleure idée de la musique proposée, on peut tenter de décrire quelques moments du premier morceau, au titre si typiquement emlerien, Tubastone 12023. Il commence par une magnifique introduction au violon de Théo Ceccaldi, toute en lyrisme disloqué, puis s’engage sur un dialogue entre le tuba de François Thuillier et des pizzicatos de l’altiste Séverine Morfin, avant que des nappes de violon viennent se confronter avec le tuba, donnant un tour dramatique à la musique. Ensuite, le tuba se retrouve seul, avant que le quatuor à cordes ne vienne s’enrouler autour de lui.
Au milieu de ces configurations musicales changeantes se trouve, on l’aura compris, un homme de base, le tubiste François Thuillier. Il est utilisé comme bassiste ou comme soliste. Ses basses propulsent un groove puissant mais souple. Cela évoque les clapotis brûlants de la lave d’un volcan en éruption. En même temps, il y a quelque chose de très organique dans ce son. En filigrane, on entend les dents, la langue, le souffle, la salive, toute la machinerie humaine qu’il faut mobiliser pour faire vibrer l’énorme éléphant de cuivre. Les grandes goulées de respiration que prend François Thuillier entre deux traits disent assez l’engagement physique requis par l’instrument. Comme soliste, il excelle à de jolis effets de double sons, ou de grognements-trépignements, mais explore aussi des directions plus moelleuses, avec un son rappelant celui du cor, qui vient se poser délicatement sur le tapis des cordes. On l’entend sous toutes ses facettes dans Rendez vous avec Docteur Solo, morceau fait pour le mettre en valeur, mais aussi dans Un printemps dans l’assiette, où son tuba (ainsi que l’euphonium) est revêtu d’une sourdine rouge à pois blanc. Avec cette amanite tue-mouches comme couvre-chef, son tuba repousse encore plus l’éventail des possibles en produisant des sons plus grésillants, plus éraillés. La trompette se lance alors dans un motif répétitif, dans le registre aigu, que tuba, trombone, et euphonium semblent ignorer.
Dans une configuration instrumentale aussi riche, Andy Emler réussit quand même à ménager de beaux moments d’intimité, notamment en duo : on retient notamment celui entre Andy Emler et Tom Caudelle, au saxhorn (le saxhorn, on a oublié de le spécifier, est une variété de tuba qui n’est pas du tout un tuba. Il s’en distingue comme l’éléphant d’Asie se distingue de l’éléphant d’Afrique. Le saxhorn a des oreilles et une trompe plus petites que le tuba). Dans ce duo, donc, Tom Caudelle et Andy Emler se font mille malices, mille coups de bluffs, avant que Tom Cautel ne prenne un chorus lyrique, avec un son ample et magnifique soutenu par les miroitements du piano d’Andy Emler.
On retient aussi bien sûr, le duo de François Thuillier et Anthony Caillet à l’euphonium dans Art et Fact. François Thuillier fait office de basse, avec beaucoup de nuances (parfois on n’entend plus que le timbre de l’instrument) tandis qu’Anthony Caillet lance des serpentins dans l’aigu. Sous ses doigts virtuoses, l’euphonium arrive à avoir un registre proche de la trompette. Ce duo est la démonstration la plus limpide, la plus probante, de la richesse d’expressivité du tuba et de l’euphonium.
Au bout du compte, la musique ressemble quand même à du Andy Emler pur jus. Il y a des blagues, des citations musicales incongrues, et des courses poursuites à perdre haleine. Les musiciens, à cordes comme à cuivres, ont endossé des
« chaussettes-cactus » couleur vert pomme. Parfois ils parlent tous ensembles, ou font semblant de dormir après un chorus intense. Mais les moments d’humour sont souvent suivis de brutales reprises d’intensité. Andy Emler n’a pas son pareil pour tendre les rênes de sa musique, au moment même où il semble affairé à de délicats entrechoquements de timbre.
Après le concert, on essaie de glaner quelques phrases auprès des musiciens. Emler est émerveillé par la performance de son ami François Thuillier (« C’est pas seulement un extra-terrestre, c’est un terrestre extra !»). Il relève l’engagement de tous les musiciens pour faire exister une partition dont il souligne la complexité. Théo et Valentin Ceccaldi l’ont épaté : « T’as vu ça, les deux frangins ? Ah, ça me donne quelques regrets. Si j’avais su que c’étaient eux qui seraient dans le quatuor à cordes, j’aurais laissé plus de place à l’impro !». Non loin de là, François Thuillier, le visage encore marqué par l’effort, explique comment les cuivres et les cordes, ont réussi à coexister sans se dévorer : « Dans la dynamique, les cuivres sont plus forts que les cordes. Alors on a été obligés de changer notre jeu, notre phrasé, notre technique. Pour que ça marche, il faut se fondre dans le son des cordes ».
Quelques jours plus tard, je poursuis au téléphone cette conversation avec François Thuillier. Il raconte un peu son parcours, sa découverte de la musique dans les fanfares de rue à Amiens, puis sa formation classique qui le mène à l’opéra de Lyon pendant plusieurs années, et lui donne le goût des partitions difficiles (il a joué, entre autres, du Boulez). Il souligne le tournant crucial qu’a représenté pour lui, dans les années 80, son passage dans le Tubapack de Marc Steckart, figure historique du tuba. Ce sont Marc Steckart, Philippe Le Gris, autre tubiste éminent, autre membre de Tubapack qui lui ont mis le pied à l’étrier et l’ont fait connaître, et il ne l’a pas oublié.
On lui demande le secret de ces basses si groovantes qu’il a produit tout au long du concert : « Mon secret c’est Jaco Pastorius…J’aime beaucoup le funk, et j’ai essayé de reproduire son jeu. Dans son phrasé sur la fretless, j’entendais un instrument à vent. J’ai beaucoup travaillé pour essayer de le reproduire. Et mon deuxième maître c’est le tromboniste Albert Mangelsdorff, qui a beaucoup défriché au trombone tout ce qui est polyphonique. Je me suis beaucoup inspiré de lui ».
François Thuillier est intarissable sur le tuba. Pendant longtemps il a été un complément, un instrument d’appoint. Les bassistes de la Nouvelle Orléans jouaient du tuba en extérieur, et de la contrebasse en intérieur. Ensuite, ce sont les trombonistes qui ont joué du tuba pour élargir leur palette. C’est seulement depuis une trentaine d’années, que cet instrument s’est autonomisé, et que les tubistes ont gagné le droit d’être uniquement et pleinement des tubistes. François Thuillier veut croire que son instrument peut connaître le même décloisonnement que l’accordéon, dont des musiciens comme Vicent Peirani ne cessent de repousser les frontières. On peut l’entendre dans de très nombreux contextes : avec le MégaOctet, mais aussi avec Jean-Marie Machado, Patrice Caratini, ou encore avec le MegaTuba Orchestra qu’il dirige.
Les éléphants ont de beaux jours devant eux
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët
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Quand Andy Emler est entré sur scène, il a eu la mine d’un enfant auquel, le jour de Noël, on aurait offert non pas une panoplie de Spiderman, non pas un cerf volant, (ou plutôt, pour faire semblant d’être de notre temps, un drone télécommandé) mais le magasin de jouets tout entier. Devant lui, sur la scène du Triton, quatuor à cordes et un quatuor de cuivres étaient réunis pour jouer sa musique.
Tubafest, vendredi 23 octobre, Le triton,Mairie des Lilas, 75020 Paris
Quatuor à cordes Cactus composé de Théo Ceccaldi (violon), Anne Le Pape (violon), Séverine Morfin (alto), Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Evolutiv Brass Quartet composé de Gilles Mercier (trompette), Anthony Caillet (euphonium), Nicolas Vallade (trombone), François Thuillier (tuba) avec la participation de Tom Caudelle (saxhorn) et Andy Emler (piano)
Compositions et arrangements d’Andy Emler
Tous ces grands musiciens étaient réunis pour mettre à l’honneur un instrument trop souvent sous-estimé : le tuba. C’est François Thuillier, tubiste virtuose, qui a initié ce projet. Au début de l’année il proposait à Andy Emler (qu’il fréquente depuis des années au sein du MégaOctet) de lui écrire un projet avec quatuor à cordes. Autant proposer des miles gratuits à un pirate de l’air. Trois semaines plus tard, Andy Emler livrait une partition pour quatuor à cordes et quatuor de cuivres.
Cela donne une sorte de musique de chambre festive et groovante, très écrite mais laissant de belles fenêtres d’improvisation aux solistes. Avec une gourmandise visible, Andy Emler s’est amusé à multiplier les configurations sonores, frottant ses cordes contre ses cuivres en testant à chaque fois un angle d’attaque différent. Il organise des collisions frontales ou feutrées, des alliances insolites, des dialogues et des permutations. Le quatuor à cordes est utilisé avec doigté et légèreté. Mais bien entendu, Andy Emler ne renonce pas au plaisir de faire entendre de belles prairies de violon. Quand celles-ci soutiennent le tuba de François Thuillier, cela crée une confrontation de timbres et d’univers particulièrement savoureuse. C’est une image sonore et visuelle de ce concert que l’on emporte avec soi : un tuba qui groove, avec derrière lui ces nappes de cordes.
Pour donner une meilleure idée de la musique proposée, on peut tenter de décrire quelques moments du premier morceau, au titre si typiquement emlerien, Tubastone 12023. Il commence par une magnifique introduction au violon de Théo Ceccaldi, toute en lyrisme disloqué, puis s’engage sur un dialogue entre le tuba de François Thuillier et des pizzicatos de l’altiste Séverine Morfin, avant que des nappes de violon viennent se confronter avec le tuba, donnant un tour dramatique à la musique. Ensuite, le tuba se retrouve seul, avant que le quatuor à cordes ne vienne s’enrouler autour de lui.
Au milieu de ces configurations musicales changeantes se trouve, on l’aura compris, un homme de base, le tubiste François Thuillier. Il est utilisé comme bassiste ou comme soliste. Ses basses propulsent un groove puissant mais souple. Cela évoque les clapotis brûlants de la lave d’un volcan en éruption. En même temps, il y a quelque chose de très organique dans ce son. En filigrane, on entend les dents, la langue, le souffle, la salive, toute la machinerie humaine qu’il faut mobiliser pour faire vibrer l’énorme éléphant de cuivre. Les grandes goulées de respiration que prend François Thuillier entre deux traits disent assez l’engagement physique requis par l’instrument. Comme soliste, il excelle à de jolis effets de double sons, ou de grognements-trépignements, mais explore aussi des directions plus moelleuses, avec un son rappelant celui du cor, qui vient se poser délicatement sur le tapis des cordes. On l’entend sous toutes ses facettes dans Rendez vous avec Docteur Solo, morceau fait pour le mettre en valeur, mais aussi dans Un printemps dans l’assiette, où son tuba (ainsi que l’euphonium) est revêtu d’une sourdine rouge à pois blanc. Avec cette amanite tue-mouches comme couvre-chef, son tuba repousse encore plus l’éventail des possibles en produisant des sons plus grésillants, plus éraillés. La trompette se lance alors dans un motif répétitif, dans le registre aigu, que tuba, trombone, et euphonium semblent ignorer.
Dans une configuration instrumentale aussi riche, Andy Emler réussit quand même à ménager de beaux moments d’intimité, notamment en duo : on retient notamment celui entre Andy Emler et Tom Caudelle, au saxhorn (le saxhorn, on a oublié de le spécifier, est une variété de tuba qui n’est pas du tout un tuba. Il s’en distingue comme l’éléphant d’Asie se distingue de l’éléphant d’Afrique. Le saxhorn a des oreilles et une trompe plus petites que le tuba). Dans ce duo, donc, Tom Caudelle et Andy Emler se font mille malices, mille coups de bluffs, avant que Tom Cautel ne prenne un chorus lyrique, avec un son ample et magnifique soutenu par les miroitements du piano d’Andy Emler.
On retient aussi bien sûr, le duo de François Thuillier et Anthony Caillet à l’euphonium dans Art et Fact. François Thuillier fait office de basse, avec beaucoup de nuances (parfois on n’entend plus que le timbre de l’instrument) tandis qu’Anthony Caillet lance des serpentins dans l’aigu. Sous ses doigts virtuoses, l’euphonium arrive à avoir un registre proche de la trompette. Ce duo est la démonstration la plus limpide, la plus probante, de la richesse d’expressivité du tuba et de l’euphonium.
Au bout du compte, la musique ressemble quand même à du Andy Emler pur jus. Il y a des blagues, des citations musicales incongrues, et des courses poursuites à perdre haleine. Les musiciens, à cordes comme à cuivres, ont endossé des
« chaussettes-cactus » couleur vert pomme. Parfois ils parlent tous ensembles, ou font semblant de dormir après un chorus intense. Mais les moments d’humour sont souvent suivis de brutales reprises d’intensité. Andy Emler n’a pas son pareil pour tendre les rênes de sa musique, au moment même où il semble affairé à de délicats entrechoquements de timbre.
Après le concert, on essaie de glaner quelques phrases auprès des musiciens. Emler est émerveillé par la performance de son ami François Thuillier (« C’est pas seulement un extra-terrestre, c’est un terrestre extra !»). Il relève l’engagement de tous les musiciens pour faire exister une partition dont il souligne la complexité. Théo et Valentin Ceccaldi l’ont épaté : « T’as vu ça, les deux frangins ? Ah, ça me donne quelques regrets. Si j’avais su que c’étaient eux qui seraient dans le quatuor à cordes, j’aurais laissé plus de place à l’impro !». Non loin de là, François Thuillier, le visage encore marqué par l’effort, explique comment les cuivres et les cordes, ont réussi à coexister sans se dévorer : « Dans la dynamique, les cuivres sont plus forts que les cordes. Alors on a été obligés de changer notre jeu, notre phrasé, notre technique. Pour que ça marche, il faut se fondre dans le son des cordes ».
Quelques jours plus tard, je poursuis au téléphone cette conversation avec François Thuillier. Il raconte un peu son parcours, sa découverte de la musique dans les fanfares de rue à Amiens, puis sa formation classique qui le mène à l’opéra de Lyon pendant plusieurs années, et lui donne le goût des partitions difficiles (il a joué, entre autres, du Boulez). Il souligne le tournant crucial qu’a représenté pour lui, dans les années 80, son passage dans le Tubapack de Marc Steckart, figure historique du tuba. Ce sont Marc Steckart, Philippe Le Gris, autre tubiste éminent, autre membre de Tubapack qui lui ont mis le pied à l’étrier et l’ont fait connaître, et il ne l’a pas oublié.
On lui demande le secret de ces basses si groovantes qu’il a produit tout au long du concert : « Mon secret c’est Jaco Pastorius…J’aime beaucoup le funk, et j’ai essayé de reproduire son jeu. Dans son phrasé sur la fretless, j’entendais un instrument à vent. J’ai beaucoup travaillé pour essayer de le reproduire. Et mon deuxième maître c’est le tromboniste Albert Mangelsdorff, qui a beaucoup défriché au trombone tout ce qui est polyphonique. Je me suis beaucoup inspiré de lui ».
François Thuillier est intarissable sur le tuba. Pendant longtemps il a été un complément, un instrument d’appoint. Les bassistes de la Nouvelle Orléans jouaient du tuba en extérieur, et de la contrebasse en intérieur. Ensuite, ce sont les trombonistes qui ont joué du tuba pour élargir leur palette. C’est seulement depuis une trentaine d’années, que cet instrument s’est autonomisé, et que les tubistes ont gagné le droit d’être uniquement et pleinement des tubistes. François Thuillier veut croire que son instrument peut connaître le même décloisonnement que l’accordéon, dont des musiciens comme Vicent Peirani ne cessent de repousser les frontières. On peut l’entendre dans de très nombreux contextes : avec le MégaOctet, mais aussi avec Jean-Marie Machado, Patrice Caratini, ou encore avec le MegaTuba Orchestra qu’il dirige.
Les éléphants ont de beaux jours devant eux
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët
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Quand Andy Emler est entré sur scène, il a eu la mine d’un enfant auquel, le jour de Noël, on aurait offert non pas une panoplie de Spiderman, non pas un cerf volant, (ou plutôt, pour faire semblant d’être de notre temps, un drone télécommandé) mais le magasin de jouets tout entier. Devant lui, sur la scène du Triton, quatuor à cordes et un quatuor de cuivres étaient réunis pour jouer sa musique.
Tubafest, vendredi 23 octobre, Le triton,Mairie des Lilas, 75020 Paris
Quatuor à cordes Cactus composé de Théo Ceccaldi (violon), Anne Le Pape (violon), Séverine Morfin (alto), Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Evolutiv Brass Quartet composé de Gilles Mercier (trompette), Anthony Caillet (euphonium), Nicolas Vallade (trombone), François Thuillier (tuba) avec la participation de Tom Caudelle (saxhorn) et Andy Emler (piano)
Compositions et arrangements d’Andy Emler
Tous ces grands musiciens étaient réunis pour mettre à l’honneur un instrument trop souvent sous-estimé : le tuba. C’est François Thuillier, tubiste virtuose, qui a initié ce projet. Au début de l’année il proposait à Andy Emler (qu’il fréquente depuis des années au sein du MégaOctet) de lui écrire un projet avec quatuor à cordes. Autant proposer des miles gratuits à un pirate de l’air. Trois semaines plus tard, Andy Emler livrait une partition pour quatuor à cordes et quatuor de cuivres.
Cela donne une sorte de musique de chambre festive et groovante, très écrite mais laissant de belles fenêtres d’improvisation aux solistes. Avec une gourmandise visible, Andy Emler s’est amusé à multiplier les configurations sonores, frottant ses cordes contre ses cuivres en testant à chaque fois un angle d’attaque différent. Il organise des collisions frontales ou feutrées, des alliances insolites, des dialogues et des permutations. Le quatuor à cordes est utilisé avec doigté et légèreté. Mais bien entendu, Andy Emler ne renonce pas au plaisir de faire entendre de belles prairies de violon. Quand celles-ci soutiennent le tuba de François Thuillier, cela crée une confrontation de timbres et d’univers particulièrement savoureuse. C’est une image sonore et visuelle de ce concert que l’on emporte avec soi : un tuba qui groove, avec derrière lui ces nappes de cordes.
Pour donner une meilleure idée de la musique proposée, on peut tenter de décrire quelques moments du premier morceau, au titre si typiquement emlerien, Tubastone 12023. Il commence par une magnifique introduction au violon de Théo Ceccaldi, toute en lyrisme disloqué, puis s’engage sur un dialogue entre le tuba de François Thuillier et des pizzicatos de l’altiste Séverine Morfin, avant que des nappes de violon viennent se confronter avec le tuba, donnant un tour dramatique à la musique. Ensuite, le tuba se retrouve seul, avant que le quatuor à cordes ne vienne s’enrouler autour de lui.
Au milieu de ces configurations musicales changeantes se trouve, on l’aura compris, un homme de base, le tubiste François Thuillier. Il est utilisé comme bassiste ou comme soliste. Ses basses propulsent un groove puissant mais souple. Cela évoque les clapotis brûlants de la lave d’un volcan en éruption. En même temps, il y a quelque chose de très organique dans ce son. En filigrane, on entend les dents, la langue, le souffle, la salive, toute la machinerie humaine qu’il faut mobiliser pour faire vibrer l’énorme éléphant de cuivre. Les grandes goulées de respiration que prend François Thuillier entre deux traits disent assez l’engagement physique requis par l’instrument. Comme soliste, il excelle à de jolis effets de double sons, ou de grognements-trépignements, mais explore aussi des directions plus moelleuses, avec un son rappelant celui du cor, qui vient se poser délicatement sur le tapis des cordes. On l’entend sous toutes ses facettes dans Rendez vous avec Docteur Solo, morceau fait pour le mettre en valeur, mais aussi dans Un printemps dans l’assiette, où son tuba (ainsi que l’euphonium) est revêtu d’une sourdine rouge à pois blanc. Avec cette amanite tue-mouches comme couvre-chef, son tuba repousse encore plus l’éventail des possibles en produisant des sons plus grésillants, plus éraillés. La trompette se lance alors dans un motif répétitif, dans le registre aigu, que tuba, trombone, et euphonium semblent ignorer.
Dans une configuration instrumentale aussi riche, Andy Emler réussit quand même à ménager de beaux moments d’intimité, notamment en duo : on retient notamment celui entre Andy Emler et Tom Caudelle, au saxhorn (le saxhorn, on a oublié de le spécifier, est une variété de tuba qui n’est pas du tout un tuba. Il s’en distingue comme l’éléphant d’Asie se distingue de l’éléphant d’Afrique. Le saxhorn a des oreilles et une trompe plus petites que le tuba). Dans ce duo, donc, Tom Caudelle et Andy Emler se font mille malices, mille coups de bluffs, avant que Tom Cautel ne prenne un chorus lyrique, avec un son ample et magnifique soutenu par les miroitements du piano d’Andy Emler.
On retient aussi bien sûr, le duo de François Thuillier et Anthony Caillet à l’euphonium dans Art et Fact. François Thuillier fait office de basse, avec beaucoup de nuances (parfois on n’entend plus que le timbre de l’instrument) tandis qu’Anthony Caillet lance des serpentins dans l’aigu. Sous ses doigts virtuoses, l’euphonium arrive à avoir un registre proche de la trompette. Ce duo est la démonstration la plus limpide, la plus probante, de la richesse d’expressivité du tuba et de l’euphonium.
Au bout du compte, la musique ressemble quand même à du Andy Emler pur jus. Il y a des blagues, des citations musicales incongrues, et des courses poursuites à perdre haleine. Les musiciens, à cordes comme à cuivres, ont endossé des
« chaussettes-cactus » couleur vert pomme. Parfois ils parlent tous ensembles, ou font semblant de dormir après un chorus intense. Mais les moments d’humour sont souvent suivis de brutales reprises d’intensité. Andy Emler n’a pas son pareil pour tendre les rênes de sa musique, au moment même où il semble affairé à de délicats entrechoquements de timbre.
Après le concert, on essaie de glaner quelques phrases auprès des musiciens. Emler est émerveillé par la performance de son ami François Thuillier (« C’est pas seulement un extra-terrestre, c’est un terrestre extra !»). Il relève l’engagement de tous les musiciens pour faire exister une partition dont il souligne la complexité. Théo et Valentin Ceccaldi l’ont épaté : « T’as vu ça, les deux frangins ? Ah, ça me donne quelques regrets. Si j’avais su que c’étaient eux qui seraient dans le quatuor à cordes, j’aurais laissé plus de place à l’impro !». Non loin de là, François Thuillier, le visage encore marqué par l’effort, explique comment les cuivres et les cordes, ont réussi à coexister sans se dévorer : « Dans la dynamique, les cuivres sont plus forts que les cordes. Alors on a été obligés de changer notre jeu, notre phrasé, notre technique. Pour que ça marche, il faut se fondre dans le son des cordes ».
Quelques jours plus tard, je poursuis au téléphone cette conversation avec François Thuillier. Il raconte un peu son parcours, sa découverte de la musique dans les fanfares de rue à Amiens, puis sa formation classique qui le mène à l’opéra de Lyon pendant plusieurs années, et lui donne le goût des partitions difficiles (il a joué, entre autres, du Boulez). Il souligne le tournant crucial qu’a représenté pour lui, dans les années 80, son passage dans le Tubapack de Marc Steckart, figure historique du tuba. Ce sont Marc Steckart, Philippe Le Gris, autre tubiste éminent, autre membre de Tubapack qui lui ont mis le pied à l’étrier et l’ont fait connaître, et il ne l’a pas oublié.
On lui demande le secret de ces basses si groovantes qu’il a produit tout au long du concert : « Mon secret c’est Jaco Pastorius…J’aime beaucoup le funk, et j’ai essayé de reproduire son jeu. Dans son phrasé sur la fretless, j’entendais un instrument à vent. J’ai beaucoup travaillé pour essayer de le reproduire. Et mon deuxième maître c’est le tromboniste Albert Mangelsdorff, qui a beaucoup défriché au trombone tout ce qui est polyphonique. Je me suis beaucoup inspiré de lui ».
François Thuillier est intarissable sur le tuba. Pendant longtemps il a été un complément, un instrument d’appoint. Les bassistes de la Nouvelle Orléans jouaient du tuba en extérieur, et de la contrebasse en intérieur. Ensuite, ce sont les trombonistes qui ont joué du tuba pour élargir leur palette. C’est seulement depuis une trentaine d’années, que cet instrument s’est autonomisé, et que les tubistes ont gagné le droit d’être uniquement et pleinement des tubistes. François Thuillier veut croire que son instrument peut connaître le même décloisonnement que l’accordéon, dont des musiciens comme Vicent Peirani ne cessent de repousser les frontières. On peut l’entendre dans de très nombreux contextes : avec le MégaOctet, mais aussi avec Jean-Marie Machado, Patrice Caratini, ou encore avec le MegaTuba Orchestra qu’il dirige.
Les éléphants ont de beaux jours devant eux
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët