Pause Muziquale n° 3 : le grand mix
Voyage tangentiel pour la troisième édition de notre désormais rituelle Pause Muziquale. Avec, par ordre d’apparition à l’écran, Public Enemy, Andre Lewis/Mandré, Kidsaredead, Royal Blood, Dick Wagner, Joni Mitchell et Captain Beefheart.
Quand, à l’été 1989, nous vîmes pour la première fois Do The Right Thing de Spike Lee sur grand écran, il y eut un avant et un après dans notre vie de cinéphile. Ce film, c’est le moins qu’on puisse dire, a marqué son temps. Et nos esprits, et nos rétines, et nos tympans.
Il y a peu, au cœur du XXème arrondissement de Paris, on se remémorait quelques scènes cultes en compagnie d’un bassiste à chapeau plat qui le connaissait aussi bien que nous. « You’re the man… – No, you’re the man ! »… « Yo Mook – Yeeah, what ? – Stay black man. » « Pino, who is your favorite artist ? Prince ! – No man, Bruce, the Boss, man… – No Pino, Prince… » Etc., etc. Comment ne pas évoquer non plus ce fameux générique où Rosie Perez fait furieusement bouger son corps au son de Fight The Power de Public Enemy ? Autant l’avouer, c’est ce fabuleux morceau qui nous a définitivement fait aimer le groupe du political preacher Chuck D et du zébulon-à-grosse-montre-pendentif Flavor Flav, que nous eûmes la chance de voir en concert au Zénith – quel souvenir !
En 1989, Fight The Power n’était disponible qu’en maxi 45t ou dans le cd de la BO de Do The Right Thing, que l’on se procura illico, ainsi que “Yo ! Bum Rush The Show” et “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” de Public Enemy, deux brûlots que l’on mit un certain temps à admettre, à comprendre et à digérer. La musique de Public Enemy était âpre, puissante, féroce, dérangeante, mais toujours funky, et méchamment novatrice. L’écouter au casque en marchant dans la rue procurait un plaisir fou. Essayer de convaincre ses amis jazzfans que Public Enemy faisait une musique aussi créative que Miles Davis en 1972 était une autre paire de manches, voire une mission impossible (big up à notre ami Bernard Loupias, aka MC Loulou, Grand Initiateur Hip-Hop qui nous donna les bonnes clés pour défendre notre cause d’amateur-militant).
Au printemps 1990, “Fear Of A Black Planet” déboula à son tour dans les bacs. Quoique conscient de l’importance esthétique – et bientôt historique – de “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back”, c’est bien celui-là qui nous trusta les tympans des mois durant. A l’époque, jamais je n’aurais osé parler de Public Enemy dans Jazz Magazine. J’aurais dû. “Fear Of A Black Planet” est un chef-d’œuvre. Il finit d’ailleurs par figurer dans notre sélection “50 ans de musiques noires en 150 disques essentiels” (Jazz Magazine Jazzman n° 649, mai 2013). Sur la même double page : Living Colour, A Tribe Called Quest, Gary Thomas, Horace Tapscott, Don Byron et Roy Hargrove. Parfait ! Vous avez beaucoup aimé ce Jazzmag, des emails parvenus à la rédaction en attestaient (« Grâce à vous, je découvre que le hip-hop est aussi une musique créative… Il était temps ! »).
Dans les années qui suivirent, à peu jusqu’au milieu des années 1990, d’autres chefs-d’œuvre du hip-hop nous firent un effet aussi durable : ceux de De La Soul, de A Tribe Called Quest, de Gang Starr et du Wu-Tang Clan.
Aujourd’hui, après des années d’attente, “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” et “Fear Of A Black Planet” ressortent enfin Deluxe Edition (tous deux sur Def Jam Recordings / Universal). Le premier en 2 CD / 1 DVD (le disque original, un disque de remixes et un mix concert filmé/vidéo-clips), le second en 2 CD (le disque original et un disque de remixes, dont la fameuse version instrumentale Powersax de Fight The Power avec Branford Marsalis). Les samples génialement trafiqués et les beats assassins concocté par les chercheurs-trouveurs Bomb Squad – les Teo Macero de leur époque – n’ont pas pris une ride, et s’écoutant avec autant de délectation que se regarde un tableau de Jean-Michel Basquiat… ou Do The Right Thing de Spike Lee.
Restons funky, et réécoutons aussi le premier album d’un ex de la grande famille Zappa, le claviériste et chanteur Andre Lewis (disparu en janvier 2012), qui publia successivement deux albums (autant oublier le troisième) en 1977 et en 1978 sur Motown, et que personne n’avait jugé bon de rééditer depuis : “Mandré” (1977) et “Mandré Two” (1978). Miracle, le premier vient de l’être grâce au label indépendant Fever Dream. Le plus grand nombre – espérons-le – va d
onc pouvoir redécouvrir ce funk synthético-futuriste gorgé de feeling soul. Les classiques mineurs abondent – l’épique Solar Flight (Opus I), Third World Calling (Opus II), Masked Marauder et sa délicieuse touche p-funk – et les deux reprises ne sont pas moins excitantes : Money (That’s What I Want), tube Motown créé par Barrett Strong, et Dirty Love de Frank Zappa – c’est d’ailleurs pour cette reprise, et pour la pochette aussi, que l’on avait acheté le 33-tours au Marché aux Puces dans notre jeunesse… Absolument indispensable. [Toute ressemblance avec les pochettes de albums de Daft Punk n’est certainement pas fortuite, NDR.] Vivement la réédition de “Mandré Two” que, yes sir !, votre humble serviteur a aussi en vinyle…
Pas de secrets de polichinelle entre nous : très peu, trop peu de nouveautés pop-rock me font un effet durable. J’en suis sincèrement désolé. Raison de plus pour vous faire part de mes deux coups de cœur 2014. “The Other Side Of Town” de Kidsaredead (Hot Puma Records) d’abord. Kidsaredead – faut-il écrire Kids Are Dead ? – est en fait un one man band, car Vincent Mougel chante et joue de tous les instruments, aidé côté batterie par des copains de passage. A l’évidence, ce jeune homme s’est trompé de siècle, car sa pop music riche, colorée, mélodique et harmonieuse nous fait songer à toutes sortes de disques que l’on écoutait dans les années 1970. Aurait-il grandi avec la collection de 33-tours de son père, de son grand-frère ou de son tonton à portée de main ? Sans doute. En tout cas, Sistereo Part 1, Playmobil Todd (clin d’œil à Maître Rundgren ?), Van Dyke Parking Carol (en hommage à Van Dyke Parks ?) ou encore Band From The Past (quand on vous disait qu’il aimait regarder dans le rétro…) devrait vous plaire autant qu’à moi, qui vous avait fait passionnément-modestement aimer Chin Chin et Spy Mob au temps de Muziq, le bimestriel qui aimait les mêmes musiques que vous (et qui, réincarné bookzine, continue, je crois bien, de vous tendre un miroir sonore). NB : nonobstant son côté old school, “The Other Side Of Town” est un disque d’une rare fraîcheur qui ne sent pas la naphtaline. Ça va mieux en le disant.
Encore plus fort : le premier album éponyme de Royal Blood (Black Mammoth), deux gamins, un bassiste-chanteur (Mike Kerr) et un batteur (Ben Thatcher), qui font un raffut post Led Zeppelin/Nirvana/The White Stripes pas possible, mais avec, déjà, beaucoup d’intelligence et de maturité. Un duo entendu et approuvé par Lars Ulrich, le batteur de Metallica, et, surtout, par Jimmy Page en personne. C’est dire. Si Muziq était un hebdomadaire, ils en auraien fait la Une dès l’été dernier. [Un grand merci à Jérôme B., voisin et conseiller en nouveauté rock et autres BO signées Antonio Sanchez, NDR.]
Un vieillerie rock pour faire bonne mesure, dès fois qu’on nous accuse de faire du jeunisme. Real Gone Music – encore un label indé qui fait le boulot que les majors ne font plus, ou du moins plus assez – vient de rééditer le premier opus solo qu’un guitariste dont vous connaissez forcément quelques soli par cœur, Dick Wagner. Oui, celui qu’on associait toujours avec Steve Hunter dans les glorieuses seventies. Dick Wagner + Steve Hunter = Lou Reed (“Berlin”, 1972, “Rock And Roll Animal”, 1973, et la légendaire intro de Sweet Jane) et les derniers bons Alice Cooper, tel « Welcome To My Nightmare” (1974), qui contient la belle ballade Only Women Bleed, coécrite par Cooper et Wagner, et que reprendra notamment la merveilleuse Carmen McRae. Qu’on se rassure, “Dick Wagner” (1978, Atlantic), intitulé à l’origine “Richard Wagner” (du coup, catastrophe, de nombreux disquaires le rangèrent au rayon musique classique…), n’est pas un chef-d’œuvre disparu des radars depuis trente-cinq ans mais juste un très, très bon disque de rock à l’ancienne, produit dans les grandes largeurs (Bob Ezrin est dans la place), avec chœurs astraux, cordes satinées, cuivres pimpants et guitares volantes. Wagner se défendait plus qu’honorablement côté songwriting : ici une pop song au titre-manifeste comme on n’en fait plus (Don’t Stop The Music), avec refrain entêtant, impro de six-cordes croustillante et même solo de saxophone (Ernie Watts), là une brève ballade acoustique (Heartlands), ailleurs une autre ballade stellaire façon Elton (Oceans). Je vous laisse découvrir la suite, car vous voilà donc prévenus.
Enfin, deux magnifiques coffrets avant de quitter. “Love Has Many Faces” de Joni Mitchell et “Sun Zoom Spark : 1970 To 1972” de Captain Beefheart.
Le premier regroupe 53 chansons sur 4 CD, toutes sélectionnées avec un soin maniaque par la Géniale Canadienne (elle en a visiblement fait une affaire personnelle, ce qui peut se comprendre). Aucun inédit, aucune prise alternative : la Grande Dame est trop perfectionniste pour révéler ses faces inachevées ou cachées. C’est comme ça. “Love Has Many Faces” ne s’adresse donc pas aux fans, qui ont déjà tout j’imagine, mais, peut-être, à ceux qui ne connaîtraient rien, ou presque, de son œuvre considérable. Ou alors à celle ou à celui qui chercherait à faire un beau cadeau à son nouvel amour – ou à celui de sa vie. Folk ? Pop ? Jazz ? quand on les (ré)écoute, on réalise que les chansons de Joni Mitchell – ses poèmes, comme elle dit – échappent finalement à toute classification hâtive. Joni Mitchell est une immense auteure-compositeure, un génie sans doute (génie prend un e mais n’a pas de féminin, c’est ballot), mais elle avant tout un genre à elle seule. Comme les plus grands. PS : C’est elle-même qui a rédigé les liner notes. C’est un grand moment de littérature teinté d’humour et d’émotion (elle règle aussi quelques comptes). Bob Dylan, Tim Hardin, Charles Mingus, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, Larry Klein… : ils sont tous là. En lisant ce texte, on se prend à rêver d’une vraie autobiographie. Croisons les doigts.
Le second, non moins superbement packagé, renferme trois disques majeurs (pochettes originales façon mini 33t) du turbulent compagnon de roots de Frank Zappa, ceux-là même qui avaient succédé au légendaire “Trout Mask Replica” de 1969 : “Lick My Decal Off, Baby” (octobre 1970), “Spotlight Kid” (février 1972) et “Clear Spot” (novembre 1972), à quoi s’ajoute un CD de out-takes de la même période (for hardcore fans only). Nettement plus facile d’accès que l’opus 69 produit par Zappa, ils devraient permettre aux néophytes de succomber aux venin musical de ce poète allumé, disciple improbable d’Howlin’ Wolf et d’Ornette Coleman (Flash Gordan’s Ape), grand-frère involontaire de James Chance à ses heures (Japan Is A Dishpan), cracheur de mots, souffleurs de sons sauvages et torturés, vrai-faux primitif, félin libertaire entouré de musiciens entièrement dévoués à sa cause, prêts à se faire l’écho, dans une forme de rigueur musicale somme toute impressionnante, de ses moindres coups de sang. Les chansons et les instrumentaux du Cap’tain sont des modèles de chaos contrôlé, de pagaille organisée. Des brûlots sonores qui font plaisir à entendre.
Ok, il faut être d’attaque, prêt à recevoir des sacrés coups de griffes sur les tympans, mais ne craignez rie, le jeu en vaut la chandelle. Car ça groove aussi, oui, oui, et de la plus singulière des façons. Et on adore chaque note jouée par Arthur Dyer Tripp III, alias Ed Marimba.
Faites attention quand vous sortez : certains nuages sont pleins de vin, veillez à ne pas vous faire booglarizer. Frédéric Goaty
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Voyage tangentiel pour la troisième édition de notre désormais rituelle Pause Muziquale. Avec, par ordre d’apparition à l’écran, Public Enemy, Andre Lewis/Mandré, Kidsaredead, Royal Blood, Dick Wagner, Joni Mitchell et Captain Beefheart.
Quand, à l’été 1989, nous vîmes pour la première fois Do The Right Thing de Spike Lee sur grand écran, il y eut un avant et un après dans notre vie de cinéphile. Ce film, c’est le moins qu’on puisse dire, a marqué son temps. Et nos esprits, et nos rétines, et nos tympans.
Il y a peu, au cœur du XXème arrondissement de Paris, on se remémorait quelques scènes cultes en compagnie d’un bassiste à chapeau plat qui le connaissait aussi bien que nous. « You’re the man… – No, you’re the man ! »… « Yo Mook – Yeeah, what ? – Stay black man. » « Pino, who is your favorite artist ? Prince ! – No man, Bruce, the Boss, man… – No Pino, Prince… » Etc., etc. Comment ne pas évoquer non plus ce fameux générique où Rosie Perez fait furieusement bouger son corps au son de Fight The Power de Public Enemy ? Autant l’avouer, c’est ce fabuleux morceau qui nous a définitivement fait aimer le groupe du political preacher Chuck D et du zébulon-à-grosse-montre-pendentif Flavor Flav, que nous eûmes la chance de voir en concert au Zénith – quel souvenir !
En 1989, Fight The Power n’était disponible qu’en maxi 45t ou dans le cd de la BO de Do The Right Thing, que l’on se procura illico, ainsi que “Yo ! Bum Rush The Show” et “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” de Public Enemy, deux brûlots que l’on mit un certain temps à admettre, à comprendre et à digérer. La musique de Public Enemy était âpre, puissante, féroce, dérangeante, mais toujours funky, et méchamment novatrice. L’écouter au casque en marchant dans la rue procurait un plaisir fou. Essayer de convaincre ses amis jazzfans que Public Enemy faisait une musique aussi créative que Miles Davis en 1972 était une autre paire de manches, voire une mission impossible (big up à notre ami Bernard Loupias, aka MC Loulou, Grand Initiateur Hip-Hop qui nous donna les bonnes clés pour défendre notre cause d’amateur-militant).
Au printemps 1990, “Fear Of A Black Planet” déboula à son tour dans les bacs. Quoique conscient de l’importance esthétique – et bientôt historique – de “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back”, c’est bien celui-là qui nous trusta les tympans des mois durant. A l’époque, jamais je n’aurais osé parler de Public Enemy dans Jazz Magazine. J’aurais dû. “Fear Of A Black Planet” est un chef-d’œuvre. Il finit d’ailleurs par figurer dans notre sélection “50 ans de musiques noires en 150 disques essentiels” (Jazz Magazine Jazzman n° 649, mai 2013). Sur la même double page : Living Colour, A Tribe Called Quest, Gary Thomas, Horace Tapscott, Don Byron et Roy Hargrove. Parfait ! Vous avez beaucoup aimé ce Jazzmag, des emails parvenus à la rédaction en attestaient (« Grâce à vous, je découvre que le hip-hop est aussi une musique créative… Il était temps ! »).
Dans les années qui suivirent, à peu jusqu’au milieu des années 1990, d’autres chefs-d’œuvre du hip-hop nous firent un effet aussi durable : ceux de De La Soul, de A Tribe Called Quest, de Gang Starr et du Wu-Tang Clan.
Aujourd’hui, après des années d’attente, “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” et “Fear Of A Black Planet” ressortent enfin Deluxe Edition (tous deux sur Def Jam Recordings / Universal). Le premier en 2 CD / 1 DVD (le disque original, un disque de remixes et un mix concert filmé/vidéo-clips), le second en 2 CD (le disque original et un disque de remixes, dont la fameuse version instrumentale Powersax de Fight The Power avec Branford Marsalis). Les samples génialement trafiqués et les beats assassins concocté par les chercheurs-trouveurs Bomb Squad – les Teo Macero de leur époque – n’ont pas pris une ride, et s’écoutant avec autant de délectation que se regarde un tableau de Jean-Michel Basquiat… ou Do The Right Thing de Spike Lee.
Restons funky, et réécoutons aussi le premier album d’un ex de la grande famille Zappa, le claviériste et chanteur Andre Lewis (disparu en janvier 2012), qui publia successivement deux albums (autant oublier le troisième) en 1977 et en 1978 sur Motown, et que personne n’avait jugé bon de rééditer depuis : “Mandré” (1977) et “Mandré Two” (1978). Miracle, le premier vient de l’être grâce au label indépendant Fever Dream. Le plus grand nombre – espérons-le – va d
onc pouvoir redécouvrir ce funk synthético-futuriste gorgé de feeling soul. Les classiques mineurs abondent – l’épique Solar Flight (Opus I), Third World Calling (Opus II), Masked Marauder et sa délicieuse touche p-funk – et les deux reprises ne sont pas moins excitantes : Money (That’s What I Want), tube Motown créé par Barrett Strong, et Dirty Love de Frank Zappa – c’est d’ailleurs pour cette reprise, et pour la pochette aussi, que l’on avait acheté le 33-tours au Marché aux Puces dans notre jeunesse… Absolument indispensable. [Toute ressemblance avec les pochettes de albums de Daft Punk n’est certainement pas fortuite, NDR.] Vivement la réédition de “Mandré Two” que, yes sir !, votre humble serviteur a aussi en vinyle…
Pas de secrets de polichinelle entre nous : très peu, trop peu de nouveautés pop-rock me font un effet durable. J’en suis sincèrement désolé. Raison de plus pour vous faire part de mes deux coups de cœur 2014. “The Other Side Of Town” de Kidsaredead (Hot Puma Records) d’abord. Kidsaredead – faut-il écrire Kids Are Dead ? – est en fait un one man band, car Vincent Mougel chante et joue de tous les instruments, aidé côté batterie par des copains de passage. A l’évidence, ce jeune homme s’est trompé de siècle, car sa pop music riche, colorée, mélodique et harmonieuse nous fait songer à toutes sortes de disques que l’on écoutait dans les années 1970. Aurait-il grandi avec la collection de 33-tours de son père, de son grand-frère ou de son tonton à portée de main ? Sans doute. En tout cas, Sistereo Part 1, Playmobil Todd (clin d’œil à Maître Rundgren ?), Van Dyke Parking Carol (en hommage à Van Dyke Parks ?) ou encore Band From The Past (quand on vous disait qu’il aimait regarder dans le rétro…) devrait vous plaire autant qu’à moi, qui vous avait fait passionnément-modestement aimer Chin Chin et Spy Mob au temps de Muziq, le bimestriel qui aimait les mêmes musiques que vous (et qui, réincarné bookzine, continue, je crois bien, de vous tendre un miroir sonore). NB : nonobstant son côté old school, “The Other Side Of Town” est un disque d’une rare fraîcheur qui ne sent pas la naphtaline. Ça va mieux en le disant.
Encore plus fort : le premier album éponyme de Royal Blood (Black Mammoth), deux gamins, un bassiste-chanteur (Mike Kerr) et un batteur (Ben Thatcher), qui font un raffut post Led Zeppelin/Nirvana/The White Stripes pas possible, mais avec, déjà, beaucoup d’intelligence et de maturité. Un duo entendu et approuvé par Lars Ulrich, le batteur de Metallica, et, surtout, par Jimmy Page en personne. C’est dire. Si Muziq était un hebdomadaire, ils en auraien fait la Une dès l’été dernier. [Un grand merci à Jérôme B., voisin et conseiller en nouveauté rock et autres BO signées Antonio Sanchez, NDR.]
Un vieillerie rock pour faire bonne mesure, dès fois qu’on nous accuse de faire du jeunisme. Real Gone Music – encore un label indé qui fait le boulot que les majors ne font plus, ou du moins plus assez – vient de rééditer le premier opus solo qu’un guitariste dont vous connaissez forcément quelques soli par cœur, Dick Wagner. Oui, celui qu’on associait toujours avec Steve Hunter dans les glorieuses seventies. Dick Wagner + Steve Hunter = Lou Reed (“Berlin”, 1972, “Rock And Roll Animal”, 1973, et la légendaire intro de Sweet Jane) et les derniers bons Alice Cooper, tel « Welcome To My Nightmare” (1974), qui contient la belle ballade Only Women Bleed, coécrite par Cooper et Wagner, et que reprendra notamment la merveilleuse Carmen McRae. Qu’on se rassure, “Dick Wagner” (1978, Atlantic), intitulé à l’origine “Richard Wagner” (du coup, catastrophe, de nombreux disquaires le rangèrent au rayon musique classique…), n’est pas un chef-d’œuvre disparu des radars depuis trente-cinq ans mais juste un très, très bon disque de rock à l’ancienne, produit dans les grandes largeurs (Bob Ezrin est dans la place), avec chœurs astraux, cordes satinées, cuivres pimpants et guitares volantes. Wagner se défendait plus qu’honorablement côté songwriting : ici une pop song au titre-manifeste comme on n’en fait plus (Don’t Stop The Music), avec refrain entêtant, impro de six-cordes croustillante et même solo de saxophone (Ernie Watts), là une brève ballade acoustique (Heartlands), ailleurs une autre ballade stellaire façon Elton (Oceans). Je vous laisse découvrir la suite, car vous voilà donc prévenus.
Enfin, deux magnifiques coffrets avant de quitter. “Love Has Many Faces” de Joni Mitchell et “Sun Zoom Spark : 1970 To 1972” de Captain Beefheart.
Le premier regroupe 53 chansons sur 4 CD, toutes sélectionnées avec un soin maniaque par la Géniale Canadienne (elle en a visiblement fait une affaire personnelle, ce qui peut se comprendre). Aucun inédit, aucune prise alternative : la Grande Dame est trop perfectionniste pour révéler ses faces inachevées ou cachées. C’est comme ça. “Love Has Many Faces” ne s’adresse donc pas aux fans, qui ont déjà tout j’imagine, mais, peut-être, à ceux qui ne connaîtraient rien, ou presque, de son œuvre considérable. Ou alors à celle ou à celui qui chercherait à faire un beau cadeau à son nouvel amour – ou à celui de sa vie. Folk ? Pop ? Jazz ? quand on les (ré)écoute, on réalise que les chansons de Joni Mitchell – ses poèmes, comme elle dit – échappent finalement à toute classification hâtive. Joni Mitchell est une immense auteure-compositeure, un génie sans doute (génie prend un e mais n’a pas de féminin, c’est ballot), mais elle avant tout un genre à elle seule. Comme les plus grands. PS : C’est elle-même qui a rédigé les liner notes. C’est un grand moment de littérature teinté d’humour et d’émotion (elle règle aussi quelques comptes). Bob Dylan, Tim Hardin, Charles Mingus, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, Larry Klein… : ils sont tous là. En lisant ce texte, on se prend à rêver d’une vraie autobiographie. Croisons les doigts.
Le second, non moins superbement packagé, renferme trois disques majeurs (pochettes originales façon mini 33t) du turbulent compagnon de roots de Frank Zappa, ceux-là même qui avaient succédé au légendaire “Trout Mask Replica” de 1969 : “Lick My Decal Off, Baby” (octobre 1970), “Spotlight Kid” (février 1972) et “Clear Spot” (novembre 1972), à quoi s’ajoute un CD de out-takes de la même période (for hardcore fans only). Nettement plus facile d’accès que l’opus 69 produit par Zappa, ils devraient permettre aux néophytes de succomber aux venin musical de ce poète allumé, disciple improbable d’Howlin’ Wolf et d’Ornette Coleman (Flash Gordan’s Ape), grand-frère involontaire de James Chance à ses heures (Japan Is A Dishpan), cracheur de mots, souffleurs de sons sauvages et torturés, vrai-faux primitif, félin libertaire entouré de musiciens entièrement dévoués à sa cause, prêts à se faire l’écho, dans une forme de rigueur musicale somme toute impressionnante, de ses moindres coups de sang. Les chansons et les instrumentaux du Cap’tain sont des modèles de chaos contrôlé, de pagaille organisée. Des brûlots sonores qui font plaisir à entendre.
Ok, il faut être d’attaque, prêt à recevoir des sacrés coups de griffes sur les tympans, mais ne craignez rie, le jeu en vaut la chandelle. Car ça groove aussi, oui, oui, et de la plus singulière des façons. Et on adore chaque note jouée par Arthur Dyer Tripp III, alias Ed Marimba.
Faites attention quand vous sortez : certains nuages sont pleins de vin, veillez à ne pas vous faire booglarizer. Frédéric Goaty
|
Voyage tangentiel pour la troisième édition de notre désormais rituelle Pause Muziquale. Avec, par ordre d’apparition à l’écran, Public Enemy, Andre Lewis/Mandré, Kidsaredead, Royal Blood, Dick Wagner, Joni Mitchell et Captain Beefheart.
Quand, à l’été 1989, nous vîmes pour la première fois Do The Right Thing de Spike Lee sur grand écran, il y eut un avant et un après dans notre vie de cinéphile. Ce film, c’est le moins qu’on puisse dire, a marqué son temps. Et nos esprits, et nos rétines, et nos tympans.
Il y a peu, au cœur du XXème arrondissement de Paris, on se remémorait quelques scènes cultes en compagnie d’un bassiste à chapeau plat qui le connaissait aussi bien que nous. « You’re the man… – No, you’re the man ! »… « Yo Mook – Yeeah, what ? – Stay black man. » « Pino, who is your favorite artist ? Prince ! – No man, Bruce, the Boss, man… – No Pino, Prince… » Etc., etc. Comment ne pas évoquer non plus ce fameux générique où Rosie Perez fait furieusement bouger son corps au son de Fight The Power de Public Enemy ? Autant l’avouer, c’est ce fabuleux morceau qui nous a définitivement fait aimer le groupe du political preacher Chuck D et du zébulon-à-grosse-montre-pendentif Flavor Flav, que nous eûmes la chance de voir en concert au Zénith – quel souvenir !
En 1989, Fight The Power n’était disponible qu’en maxi 45t ou dans le cd de la BO de Do The Right Thing, que l’on se procura illico, ainsi que “Yo ! Bum Rush The Show” et “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” de Public Enemy, deux brûlots que l’on mit un certain temps à admettre, à comprendre et à digérer. La musique de Public Enemy était âpre, puissante, féroce, dérangeante, mais toujours funky, et méchamment novatrice. L’écouter au casque en marchant dans la rue procurait un plaisir fou. Essayer de convaincre ses amis jazzfans que Public Enemy faisait une musique aussi créative que Miles Davis en 1972 était une autre paire de manches, voire une mission impossible (big up à notre ami Bernard Loupias, aka MC Loulou, Grand Initiateur Hip-Hop qui nous donna les bonnes clés pour défendre notre cause d’amateur-militant).
Au printemps 1990, “Fear Of A Black Planet” déboula à son tour dans les bacs. Quoique conscient de l’importance esthétique – et bientôt historique – de “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back”, c’est bien celui-là qui nous trusta les tympans des mois durant. A l’époque, jamais je n’aurais osé parler de Public Enemy dans Jazz Magazine. J’aurais dû. “Fear Of A Black Planet” est un chef-d’œuvre. Il finit d’ailleurs par figurer dans notre sélection “50 ans de musiques noires en 150 disques essentiels” (Jazz Magazine Jazzman n° 649, mai 2013). Sur la même double page : Living Colour, A Tribe Called Quest, Gary Thomas, Horace Tapscott, Don Byron et Roy Hargrove. Parfait ! Vous avez beaucoup aimé ce Jazzmag, des emails parvenus à la rédaction en attestaient (« Grâce à vous, je découvre que le hip-hop est aussi une musique créative… Il était temps ! »).
Dans les années qui suivirent, à peu jusqu’au milieu des années 1990, d’autres chefs-d’œuvre du hip-hop nous firent un effet aussi durable : ceux de De La Soul, de A Tribe Called Quest, de Gang Starr et du Wu-Tang Clan.
Aujourd’hui, après des années d’attente, “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” et “Fear Of A Black Planet” ressortent enfin Deluxe Edition (tous deux sur Def Jam Recordings / Universal). Le premier en 2 CD / 1 DVD (le disque original, un disque de remixes et un mix concert filmé/vidéo-clips), le second en 2 CD (le disque original et un disque de remixes, dont la fameuse version instrumentale Powersax de Fight The Power avec Branford Marsalis). Les samples génialement trafiqués et les beats assassins concocté par les chercheurs-trouveurs Bomb Squad – les Teo Macero de leur époque – n’ont pas pris une ride, et s’écoutant avec autant de délectation que se regarde un tableau de Jean-Michel Basquiat… ou Do The Right Thing de Spike Lee.
Restons funky, et réécoutons aussi le premier album d’un ex de la grande famille Zappa, le claviériste et chanteur Andre Lewis (disparu en janvier 2012), qui publia successivement deux albums (autant oublier le troisième) en 1977 et en 1978 sur Motown, et que personne n’avait jugé bon de rééditer depuis : “Mandré” (1977) et “Mandré Two” (1978). Miracle, le premier vient de l’être grâce au label indépendant Fever Dream. Le plus grand nombre – espérons-le – va d
onc pouvoir redécouvrir ce funk synthético-futuriste gorgé de feeling soul. Les classiques mineurs abondent – l’épique Solar Flight (Opus I), Third World Calling (Opus II), Masked Marauder et sa délicieuse touche p-funk – et les deux reprises ne sont pas moins excitantes : Money (That’s What I Want), tube Motown créé par Barrett Strong, et Dirty Love de Frank Zappa – c’est d’ailleurs pour cette reprise, et pour la pochette aussi, que l’on avait acheté le 33-tours au Marché aux Puces dans notre jeunesse… Absolument indispensable. [Toute ressemblance avec les pochettes de albums de Daft Punk n’est certainement pas fortuite, NDR.] Vivement la réédition de “Mandré Two” que, yes sir !, votre humble serviteur a aussi en vinyle…
Pas de secrets de polichinelle entre nous : très peu, trop peu de nouveautés pop-rock me font un effet durable. J’en suis sincèrement désolé. Raison de plus pour vous faire part de mes deux coups de cœur 2014. “The Other Side Of Town” de Kidsaredead (Hot Puma Records) d’abord. Kidsaredead – faut-il écrire Kids Are Dead ? – est en fait un one man band, car Vincent Mougel chante et joue de tous les instruments, aidé côté batterie par des copains de passage. A l’évidence, ce jeune homme s’est trompé de siècle, car sa pop music riche, colorée, mélodique et harmonieuse nous fait songer à toutes sortes de disques que l’on écoutait dans les années 1970. Aurait-il grandi avec la collection de 33-tours de son père, de son grand-frère ou de son tonton à portée de main ? Sans doute. En tout cas, Sistereo Part 1, Playmobil Todd (clin d’œil à Maître Rundgren ?), Van Dyke Parking Carol (en hommage à Van Dyke Parks ?) ou encore Band From The Past (quand on vous disait qu’il aimait regarder dans le rétro…) devrait vous plaire autant qu’à moi, qui vous avait fait passionnément-modestement aimer Chin Chin et Spy Mob au temps de Muziq, le bimestriel qui aimait les mêmes musiques que vous (et qui, réincarné bookzine, continue, je crois bien, de vous tendre un miroir sonore). NB : nonobstant son côté old school, “The Other Side Of Town” est un disque d’une rare fraîcheur qui ne sent pas la naphtaline. Ça va mieux en le disant.
Encore plus fort : le premier album éponyme de Royal Blood (Black Mammoth), deux gamins, un bassiste-chanteur (Mike Kerr) et un batteur (Ben Thatcher), qui font un raffut post Led Zeppelin/Nirvana/The White Stripes pas possible, mais avec, déjà, beaucoup d’intelligence et de maturité. Un duo entendu et approuvé par Lars Ulrich, le batteur de Metallica, et, surtout, par Jimmy Page en personne. C’est dire. Si Muziq était un hebdomadaire, ils en auraien fait la Une dès l’été dernier. [Un grand merci à Jérôme B., voisin et conseiller en nouveauté rock et autres BO signées Antonio Sanchez, NDR.]
Un vieillerie rock pour faire bonne mesure, dès fois qu’on nous accuse de faire du jeunisme. Real Gone Music – encore un label indé qui fait le boulot que les majors ne font plus, ou du moins plus assez – vient de rééditer le premier opus solo qu’un guitariste dont vous connaissez forcément quelques soli par cœur, Dick Wagner. Oui, celui qu’on associait toujours avec Steve Hunter dans les glorieuses seventies. Dick Wagner + Steve Hunter = Lou Reed (“Berlin”, 1972, “Rock And Roll Animal”, 1973, et la légendaire intro de Sweet Jane) et les derniers bons Alice Cooper, tel « Welcome To My Nightmare” (1974), qui contient la belle ballade Only Women Bleed, coécrite par Cooper et Wagner, et que reprendra notamment la merveilleuse Carmen McRae. Qu’on se rassure, “Dick Wagner” (1978, Atlantic), intitulé à l’origine “Richard Wagner” (du coup, catastrophe, de nombreux disquaires le rangèrent au rayon musique classique…), n’est pas un chef-d’œuvre disparu des radars depuis trente-cinq ans mais juste un très, très bon disque de rock à l’ancienne, produit dans les grandes largeurs (Bob Ezrin est dans la place), avec chœurs astraux, cordes satinées, cuivres pimpants et guitares volantes. Wagner se défendait plus qu’honorablement côté songwriting : ici une pop song au titre-manifeste comme on n’en fait plus (Don’t Stop The Music), avec refrain entêtant, impro de six-cordes croustillante et même solo de saxophone (Ernie Watts), là une brève ballade acoustique (Heartlands), ailleurs une autre ballade stellaire façon Elton (Oceans). Je vous laisse découvrir la suite, car vous voilà donc prévenus.
Enfin, deux magnifiques coffrets avant de quitter. “Love Has Many Faces” de Joni Mitchell et “Sun Zoom Spark : 1970 To 1972” de Captain Beefheart.
Le premier regroupe 53 chansons sur 4 CD, toutes sélectionnées avec un soin maniaque par la Géniale Canadienne (elle en a visiblement fait une affaire personnelle, ce qui peut se comprendre). Aucun inédit, aucune prise alternative : la Grande Dame est trop perfectionniste pour révéler ses faces inachevées ou cachées. C’est comme ça. “Love Has Many Faces” ne s’adresse donc pas aux fans, qui ont déjà tout j’imagine, mais, peut-être, à ceux qui ne connaîtraient rien, ou presque, de son œuvre considérable. Ou alors à celle ou à celui qui chercherait à faire un beau cadeau à son nouvel amour – ou à celui de sa vie. Folk ? Pop ? Jazz ? quand on les (ré)écoute, on réalise que les chansons de Joni Mitchell – ses poèmes, comme elle dit – échappent finalement à toute classification hâtive. Joni Mitchell est une immense auteure-compositeure, un génie sans doute (génie prend un e mais n’a pas de féminin, c’est ballot), mais elle avant tout un genre à elle seule. Comme les plus grands. PS : C’est elle-même qui a rédigé les liner notes. C’est un grand moment de littérature teinté d’humour et d’émotion (elle règle aussi quelques comptes). Bob Dylan, Tim Hardin, Charles Mingus, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, Larry Klein… : ils sont tous là. En lisant ce texte, on se prend à rêver d’une vraie autobiographie. Croisons les doigts.
Le second, non moins superbement packagé, renferme trois disques majeurs (pochettes originales façon mini 33t) du turbulent compagnon de roots de Frank Zappa, ceux-là même qui avaient succédé au légendaire “Trout Mask Replica” de 1969 : “Lick My Decal Off, Baby” (octobre 1970), “Spotlight Kid” (février 1972) et “Clear Spot” (novembre 1972), à quoi s’ajoute un CD de out-takes de la même période (for hardcore fans only). Nettement plus facile d’accès que l’opus 69 produit par Zappa, ils devraient permettre aux néophytes de succomber aux venin musical de ce poète allumé, disciple improbable d’Howlin’ Wolf et d’Ornette Coleman (Flash Gordan’s Ape), grand-frère involontaire de James Chance à ses heures (Japan Is A Dishpan), cracheur de mots, souffleurs de sons sauvages et torturés, vrai-faux primitif, félin libertaire entouré de musiciens entièrement dévoués à sa cause, prêts à se faire l’écho, dans une forme de rigueur musicale somme toute impressionnante, de ses moindres coups de sang. Les chansons et les instrumentaux du Cap’tain sont des modèles de chaos contrôlé, de pagaille organisée. Des brûlots sonores qui font plaisir à entendre.
Ok, il faut être d’attaque, prêt à recevoir des sacrés coups de griffes sur les tympans, mais ne craignez rie, le jeu en vaut la chandelle. Car ça groove aussi, oui, oui, et de la plus singulière des façons. Et on adore chaque note jouée par Arthur Dyer Tripp III, alias Ed Marimba.
Faites attention quand vous sortez : certains nuages sont pleins de vin, veillez à ne pas vous faire booglarizer. Frédéric Goaty
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Voyage tangentiel pour la troisième édition de notre désormais rituelle Pause Muziquale. Avec, par ordre d’apparition à l’écran, Public Enemy, Andre Lewis/Mandré, Kidsaredead, Royal Blood, Dick Wagner, Joni Mitchell et Captain Beefheart.
Quand, à l’été 1989, nous vîmes pour la première fois Do The Right Thing de Spike Lee sur grand écran, il y eut un avant et un après dans notre vie de cinéphile. Ce film, c’est le moins qu’on puisse dire, a marqué son temps. Et nos esprits, et nos rétines, et nos tympans.
Il y a peu, au cœur du XXème arrondissement de Paris, on se remémorait quelques scènes cultes en compagnie d’un bassiste à chapeau plat qui le connaissait aussi bien que nous. « You’re the man… – No, you’re the man ! »… « Yo Mook – Yeeah, what ? – Stay black man. » « Pino, who is your favorite artist ? Prince ! – No man, Bruce, the Boss, man… – No Pino, Prince… » Etc., etc. Comment ne pas évoquer non plus ce fameux générique où Rosie Perez fait furieusement bouger son corps au son de Fight The Power de Public Enemy ? Autant l’avouer, c’est ce fabuleux morceau qui nous a définitivement fait aimer le groupe du political preacher Chuck D et du zébulon-à-grosse-montre-pendentif Flavor Flav, que nous eûmes la chance de voir en concert au Zénith – quel souvenir !
En 1989, Fight The Power n’était disponible qu’en maxi 45t ou dans le cd de la BO de Do The Right Thing, que l’on se procura illico, ainsi que “Yo ! Bum Rush The Show” et “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” de Public Enemy, deux brûlots que l’on mit un certain temps à admettre, à comprendre et à digérer. La musique de Public Enemy était âpre, puissante, féroce, dérangeante, mais toujours funky, et méchamment novatrice. L’écouter au casque en marchant dans la rue procurait un plaisir fou. Essayer de convaincre ses amis jazzfans que Public Enemy faisait une musique aussi créative que Miles Davis en 1972 était une autre paire de manches, voire une mission impossible (big up à notre ami Bernard Loupias, aka MC Loulou, Grand Initiateur Hip-Hop qui nous donna les bonnes clés pour défendre notre cause d’amateur-militant).
Au printemps 1990, “Fear Of A Black Planet” déboula à son tour dans les bacs. Quoique conscient de l’importance esthétique – et bientôt historique – de “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back”, c’est bien celui-là qui nous trusta les tympans des mois durant. A l’époque, jamais je n’aurais osé parler de Public Enemy dans Jazz Magazine. J’aurais dû. “Fear Of A Black Planet” est un chef-d’œuvre. Il finit d’ailleurs par figurer dans notre sélection “50 ans de musiques noires en 150 disques essentiels” (Jazz Magazine Jazzman n° 649, mai 2013). Sur la même double page : Living Colour, A Tribe Called Quest, Gary Thomas, Horace Tapscott, Don Byron et Roy Hargrove. Parfait ! Vous avez beaucoup aimé ce Jazzmag, des emails parvenus à la rédaction en attestaient (« Grâce à vous, je découvre que le hip-hop est aussi une musique créative… Il était temps ! »).
Dans les années qui suivirent, à peu jusqu’au milieu des années 1990, d’autres chefs-d’œuvre du hip-hop nous firent un effet aussi durable : ceux de De La Soul, de A Tribe Called Quest, de Gang Starr et du Wu-Tang Clan.
Aujourd’hui, après des années d’attente, “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” et “Fear Of A Black Planet” ressortent enfin Deluxe Edition (tous deux sur Def Jam Recordings / Universal). Le premier en 2 CD / 1 DVD (le disque original, un disque de remixes et un mix concert filmé/vidéo-clips), le second en 2 CD (le disque original et un disque de remixes, dont la fameuse version instrumentale Powersax de Fight The Power avec Branford Marsalis). Les samples génialement trafiqués et les beats assassins concocté par les chercheurs-trouveurs Bomb Squad – les Teo Macero de leur époque – n’ont pas pris une ride, et s’écoutant avec autant de délectation que se regarde un tableau de Jean-Michel Basquiat… ou Do The Right Thing de Spike Lee.
Restons funky, et réécoutons aussi le premier album d’un ex de la grande famille Zappa, le claviériste et chanteur Andre Lewis (disparu en janvier 2012), qui publia successivement deux albums (autant oublier le troisième) en 1977 et en 1978 sur Motown, et que personne n’avait jugé bon de rééditer depuis : “Mandré” (1977) et “Mandré Two” (1978). Miracle, le premier vient de l’être grâce au label indépendant Fever Dream. Le plus grand nombre – espérons-le – va d
onc pouvoir redécouvrir ce funk synthético-futuriste gorgé de feeling soul. Les classiques mineurs abondent – l’épique Solar Flight (Opus I), Third World Calling (Opus II), Masked Marauder et sa délicieuse touche p-funk – et les deux reprises ne sont pas moins excitantes : Money (That’s What I Want), tube Motown créé par Barrett Strong, et Dirty Love de Frank Zappa – c’est d’ailleurs pour cette reprise, et pour la pochette aussi, que l’on avait acheté le 33-tours au Marché aux Puces dans notre jeunesse… Absolument indispensable. [Toute ressemblance avec les pochettes de albums de Daft Punk n’est certainement pas fortuite, NDR.] Vivement la réédition de “Mandré Two” que, yes sir !, votre humble serviteur a aussi en vinyle…
Pas de secrets de polichinelle entre nous : très peu, trop peu de nouveautés pop-rock me font un effet durable. J’en suis sincèrement désolé. Raison de plus pour vous faire part de mes deux coups de cœur 2014. “The Other Side Of Town” de Kidsaredead (Hot Puma Records) d’abord. Kidsaredead – faut-il écrire Kids Are Dead ? – est en fait un one man band, car Vincent Mougel chante et joue de tous les instruments, aidé côté batterie par des copains de passage. A l’évidence, ce jeune homme s’est trompé de siècle, car sa pop music riche, colorée, mélodique et harmonieuse nous fait songer à toutes sortes de disques que l’on écoutait dans les années 1970. Aurait-il grandi avec la collection de 33-tours de son père, de son grand-frère ou de son tonton à portée de main ? Sans doute. En tout cas, Sistereo Part 1, Playmobil Todd (clin d’œil à Maître Rundgren ?), Van Dyke Parking Carol (en hommage à Van Dyke Parks ?) ou encore Band From The Past (quand on vous disait qu’il aimait regarder dans le rétro…) devrait vous plaire autant qu’à moi, qui vous avait fait passionnément-modestement aimer Chin Chin et Spy Mob au temps de Muziq, le bimestriel qui aimait les mêmes musiques que vous (et qui, réincarné bookzine, continue, je crois bien, de vous tendre un miroir sonore). NB : nonobstant son côté old school, “The Other Side Of Town” est un disque d’une rare fraîcheur qui ne sent pas la naphtaline. Ça va mieux en le disant.
Encore plus fort : le premier album éponyme de Royal Blood (Black Mammoth), deux gamins, un bassiste-chanteur (Mike Kerr) et un batteur (Ben Thatcher), qui font un raffut post Led Zeppelin/Nirvana/The White Stripes pas possible, mais avec, déjà, beaucoup d’intelligence et de maturité. Un duo entendu et approuvé par Lars Ulrich, le batteur de Metallica, et, surtout, par Jimmy Page en personne. C’est dire. Si Muziq était un hebdomadaire, ils en auraien fait la Une dès l’été dernier. [Un grand merci à Jérôme B., voisin et conseiller en nouveauté rock et autres BO signées Antonio Sanchez, NDR.]
Un vieillerie rock pour faire bonne mesure, dès fois qu’on nous accuse de faire du jeunisme. Real Gone Music – encore un label indé qui fait le boulot que les majors ne font plus, ou du moins plus assez – vient de rééditer le premier opus solo qu’un guitariste dont vous connaissez forcément quelques soli par cœur, Dick Wagner. Oui, celui qu’on associait toujours avec Steve Hunter dans les glorieuses seventies. Dick Wagner + Steve Hunter = Lou Reed (“Berlin”, 1972, “Rock And Roll Animal”, 1973, et la légendaire intro de Sweet Jane) et les derniers bons Alice Cooper, tel « Welcome To My Nightmare” (1974), qui contient la belle ballade Only Women Bleed, coécrite par Cooper et Wagner, et que reprendra notamment la merveilleuse Carmen McRae. Qu’on se rassure, “Dick Wagner” (1978, Atlantic), intitulé à l’origine “Richard Wagner” (du coup, catastrophe, de nombreux disquaires le rangèrent au rayon musique classique…), n’est pas un chef-d’œuvre disparu des radars depuis trente-cinq ans mais juste un très, très bon disque de rock à l’ancienne, produit dans les grandes largeurs (Bob Ezrin est dans la place), avec chœurs astraux, cordes satinées, cuivres pimpants et guitares volantes. Wagner se défendait plus qu’honorablement côté songwriting : ici une pop song au titre-manifeste comme on n’en fait plus (Don’t Stop The Music), avec refrain entêtant, impro de six-cordes croustillante et même solo de saxophone (Ernie Watts), là une brève ballade acoustique (Heartlands), ailleurs une autre ballade stellaire façon Elton (Oceans). Je vous laisse découvrir la suite, car vous voilà donc prévenus.
Enfin, deux magnifiques coffrets avant de quitter. “Love Has Many Faces” de Joni Mitchell et “Sun Zoom Spark : 1970 To 1972” de Captain Beefheart.
Le premier regroupe 53 chansons sur 4 CD, toutes sélectionnées avec un soin maniaque par la Géniale Canadienne (elle en a visiblement fait une affaire personnelle, ce qui peut se comprendre). Aucun inédit, aucune prise alternative : la Grande Dame est trop perfectionniste pour révéler ses faces inachevées ou cachées. C’est comme ça. “Love Has Many Faces” ne s’adresse donc pas aux fans, qui ont déjà tout j’imagine, mais, peut-être, à ceux qui ne connaîtraient rien, ou presque, de son œuvre considérable. Ou alors à celle ou à celui qui chercherait à faire un beau cadeau à son nouvel amour – ou à celui de sa vie. Folk ? Pop ? Jazz ? quand on les (ré)écoute, on réalise que les chansons de Joni Mitchell – ses poèmes, comme elle dit – échappent finalement à toute classification hâtive. Joni Mitchell est une immense auteure-compositeure, un génie sans doute (génie prend un e mais n’a pas de féminin, c’est ballot), mais elle avant tout un genre à elle seule. Comme les plus grands. PS : C’est elle-même qui a rédigé les liner notes. C’est un grand moment de littérature teinté d’humour et d’émotion (elle règle aussi quelques comptes). Bob Dylan, Tim Hardin, Charles Mingus, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, Larry Klein… : ils sont tous là. En lisant ce texte, on se prend à rêver d’une vraie autobiographie. Croisons les doigts.
Le second, non moins superbement packagé, renferme trois disques majeurs (pochettes originales façon mini 33t) du turbulent compagnon de roots de Frank Zappa, ceux-là même qui avaient succédé au légendaire “Trout Mask Replica” de 1969 : “Lick My Decal Off, Baby” (octobre 1970), “Spotlight Kid” (février 1972) et “Clear Spot” (novembre 1972), à quoi s’ajoute un CD de out-takes de la même période (for hardcore fans only). Nettement plus facile d’accès que l’opus 69 produit par Zappa, ils devraient permettre aux néophytes de succomber aux venin musical de ce poète allumé, disciple improbable d’Howlin’ Wolf et d’Ornette Coleman (Flash Gordan’s Ape), grand-frère involontaire de James Chance à ses heures (Japan Is A Dishpan), cracheur de mots, souffleurs de sons sauvages et torturés, vrai-faux primitif, félin libertaire entouré de musiciens entièrement dévoués à sa cause, prêts à se faire l’écho, dans une forme de rigueur musicale somme toute impressionnante, de ses moindres coups de sang. Les chansons et les instrumentaux du Cap’tain sont des modèles de chaos contrôlé, de pagaille organisée. Des brûlots sonores qui font plaisir à entendre.
Ok, il faut être d’attaque, prêt à recevoir des sacrés coups de griffes sur les tympans, mais ne craignez rie, le jeu en vaut la chandelle. Car ça groove aussi, oui, oui, et de la plus singulière des façons. Et on adore chaque note jouée par Arthur Dyer Tripp III, alias Ed Marimba.
Faites attention quand vous sortez : certains nuages sont pleins de vin, veillez à ne pas vous faire booglarizer. Frédéric Goaty