Grands Formats à la Philharmonie
Lorsque ce compte rendu fut posté sur cette page, avant d’être pulvérisé, comme tous les autres comptes rendus postés entre le 15 février et le 1er mars 2015 par une migration intempestive de notre site vers un nouvel hébergeur, à la Philharmonie, le week end Grands Formats touchait à sa fin avec, et nous n’en attendions plus qu’une fantaisie orchestrale et chorégraphiée imaginée à l’intention de toutes les oreilles à partir de 4 ans par Denis Charolles pour ses Musiques à ouïr autour de L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel, affichant “complet” à l’ancienne salle de la Cité de la musique désormais rebaptisée Philharmonie 2 (pour l’associer, tout en la distinguant, à la nouvelle salle dessinée par Jean Nouvel). La veille, une double affiche également à guichets fermés annonçait Ping Machine de Fred Maurin et La Fête à Bobby de Jean-Marie Machado avec son orchestre Danzas et le chanteur André Minvielle.
Les Grands formats… Derrière le titre de ce week-end, l’association Grands Formats qui s’est créée en 2003 et réunit aujourd’hui 37 orchestres qui se sont fédérés pour faire face à la difficulté de faire vivre et faire jouer des grandes formations de jazz (à partir de 8 musiciens) dans un pays qui sait financer une multitude de grandes formations se consacrant au répertoire de la musique classique et, plus modestement à la création dite “contemporaine”, mais qui, en dehors de l’Orchestre National de jazz, ignore la vitalité du jazz en grand orchestre et ignorera probablement bientôt toute musique instrumentale n’étant pas estampillée du sceau du classicisme et du répertoire. Qui sont-ils, ces Grands Formats ? Des orchestres d’esthétiques variées, du Duke Orchestra dont la vocation est de faire revivre la musique de Duke Ellington aux expérimentations soniques de La Pieuvre, en passant le funk de Bigre ! le jazz mainstream de l’Amazing Keystone, le jazz vocal des Voice Messengers et le MegaOctet d’Andy Emler, répartis sur tout le territoire du breton Nautilis au Nice Jazz Orchestra. Reprenant l’appellation Grands Formats pour l’élargir le temps d’un week end tous azimuts débutant le vendredi 20 février dernier par la symphonie Orgasm pour 100 guitares, basses et batterie, la Philharmonie 1 étant réservée hier à Marc-Antoine Charpentier et Haendel, Ping Machine et Danzas se trouvant relégués à la vieille salle de la Cité de la musique.
Au début de l’hiver, au regard d’une prévente désastreuse, la Philharmonie évoqua même la possibilité de retirer Ping Machine et Danzas de l’affiche. Grands Formats (l’association) s’accrocha avec ténacité à son projet, une ténacité qui tient beaucoup à celle de sa déléguée générale, Aurélie Foucher. Bref, le 21, Grands Formats faisait le plein et recueillait des applaudissements nourris.
La deuxième journée Grands Formats avait commencé à 17h, dans l’amphithéâtre du Musée de la musique, avec un débat animé par Xavier Prévost et réunissant, autour du sujet la pratique des grands formats, Fred Maurin (le fondateur, chef et compositeur de Ping Machine et actuel président de l’association), Patrice Caratini (qui fut à l’origine de l’association et qui anime depuis plus de trente tant la scène du jazz en grand format que la réflexion politique sur la vie du jazz en France) et deux spécialistes du répertoire classique qui ont su réenchanter une pratique orchestrale menacée par une fonctionnarisation rampante : David Grimal (violoniste et directeur artistique de l’ensemble Les Dissonances… par ailleurs, ce qui n’apparut pas dans la discussion, frère de la saxophoniste Alexandra Grimal) et François-Xavier Roth (chef de l’orchestre Les Siècles). À la volonté d’éviter l’exercice de la lamentation pour communiquer l’enthousiasme qui porte leur travail, faire sonner l’orchestre, animer ce collectif qui fonctionne comme une petite cité et penser une utopie pour ce corps social (et quel meilleur endroit que la musique pour mettre en œuvre l’utopie), succédèrent rapidement de nombreuses évocations du mur de la pénurie… Avec deux façons de penser l’orchestre : d’un côté deux interprètes dont la vocation est de faire sonner les œuvres orchestrales du passé, de l’autre deux compositeurs dont la vocation et de faire sonner leurs dernières partitions orchestrales. Où l’on voit que l’élan n’est pas le même, de part et d’autre d’un hiatus que ne pouvait combler la vision euro-européenne de l’historienne de la musique Raphaëlle Legrand qui participait également au débat.
Au fond, ce qui faisait le positionnement commun à ces quatre artistes devant ce mur de la pénurie, c’était moins la pratique orchestrale que celle de l’abstraction musicale qui semble de plus en plus mise sur la touche par le monde culturel dès lors qu’elle n’est pas au service du texte et qu’elle n’est pas formatée à fin de marketing. Les arts (plastiques, littéraires, le théâtre, la danse) d’un côté, qui pensent le monde, qui l’interrogent, qui mettent en perspective, en cause, en question, qui suscite le malaise et le questionnement du spectateur (rhétorique bien connue), la musique de l’autre qui doit être divertissante, fun, exotique (d’un exotisme préférablement tropical), adaptée aux formats de la radio et la piste de danse, immédiatement mémorisable, qui se doit de s’incarner vocalement et encore de flatter l’oreille et la mémoire musicale qu’on ne saurait plus égarer.
Parenthèse hélas que trop banale : dans l’émission La Dispute du jeudi 26 février consacrée à la musique, Arnaud Laporte mène le débat entre Marie-Aude Roux du Monde et Anna Sigalevitch de France Musique autour de l’opéra (et là je lis la page internet de l’émission) “Brokeback Mountain d’Annie Proulx, dirigé par Titus Engel et mis en scène par Ivo Van Hove”. Il s’agit d’un opéra : on cite le nom du metteur en scène, le chef, l’auteur du roman d’où l’opéra est tiré. On oublie de citer le compositeur : Charles Wuorinen, au cas où ça intéresserait quelqu’un. Par bonheur, on en dira deux mots dans le débat et l’on retiendra de sa musique – qui n’a pas de quoi se faire dresser les cheveux sur le tête pour qui une vague idée de ce que fut la musique au XXème siècle – qu’elle est ardue. “Hardcore” résumera Laporte, “très percussive, très atonale, avec beaucoup de syncopes, beaucoup de stridences” précisera Ann Sigalevitch plus mesurée avec un vocabulaire musicale un peu plus riche que Laporte. Je n’ai pas souvenir de telles mises en garde du public lorsque sur France musique on parle d’arts plastiques ou de théatre contemporains, lorsque l’on consacre une émission à Lacan ou à la mécanique quantique… Mais voilà, la musique pose problème et probablement pourquoi La Dispute ne débat de musique savante postérieure à Ravel et Poulenc que s’il s’agit d’opéra, la mise en scène, les décors, les costumes et les voix servant d’échappatoire, nos polémiqueurs d’un soir trouvant à propos de la partition de Wuorinen un os à ronger sur son absence
de sentimentalité. On sait de quel côté ils se seraient trouvés le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées pour la création du Sacre du Printemps.
Où l’on voit, pour qui reste attaché à la pratique de l’abstraction musicale, l’avantage qu’il y a à pratiquer le patrimoine. Et il est dommage, pour en revenir à la table ronde des Grands Formats, dont l’objectif était de dialoguer par delà la frontière esthétique qui sépare l’orchestre de jazz et l’orchestre symphonique, que n’ait pas été invité un compositeur contemporain de la tradition euro-européenne, une espèce qui connaît bien des privilèges par comparaison à la situation du jazzman, mais on dont on peut prévoir l’extinction rapide une fois que s’éteindra Pierre Boulez et que le lobby qu’il avait su constituer auprès des pouvoirs sera remplacé par celui des gogos de la génération Inrocks.
Venons en au concert.
Ping Machine : Fred Maurin (direction, composition, direction), Fabien Norbert, Quentin Ghomari, Andrew Crocker (trompette), Florent Dupuit, Fabien Debellefontaine, Julien Soro, Guillaume Christophel (saxes, clarinettes, flûtes), Bastien Ballaz (trombone), Didier Havet (trombone basse, tuba), Stéphane Caracci (vibraphone, marimba), Paul Lay (piano, claviers), Raphaël Schwab (contrebasse), Rafaël Koerner (batterie).
Une aventure exemplaire, partie voici plus de dix ans d’une école de musique, où figurait déjà Florent Dupuit et Rafaël Koerner et qui doit à la ténacité de son chef, Fred Maurin, et aux visions de son compositeur, le même Fred Maurin. Car il fallait de la ténacité, certes pour faire tenir cet orchestre au travers les changements de personnel nécessaires pour parvenir à l’équipe capable d’interpréter les idées que son chef avait en tête, et il fallait des visions bien exaltantes pour motiver la fidélité des musiciens qui se réunirent très régulièrement, souvent pour des clopinettes, autour d’un répertoire toujours plus difficile et exigeant, se refusant à toute concession au diktat du bankable. C’est ainsi que Ping Machine déployait hier deux des trois grandes fresques sonores de son dernier disque, avec une relative timidité si l’on compare aux concerts du Studio de l’Ermitage où l’orchestre est chez lui… A moins qu’il ne s’agisse que d’un effet de perception, d’éloignement de la source sonore lorsque l’on se trouve au loin sur le balcon de cette grande salle de la Cité de la musique. Or, le sonorisateur du groupe – dont le nom me fait défaut – a choisi de rester au plus près du son acoustique, de respecter le relief de la disposition scénique des vents, ce qui n’est pas pour me déplaire, la qualité de l’écriture de Maurin et le détail de ses effets de timbres et d’intonation méritant une mise en relief très précise. Cette précision au détriment d’une rythmique hélas confuse, le piano et la basse quelque peu noyés.
Contrairement au saisissement éprouvé au Studio de l’Ermitage, si la qualité des couleurs était hier respectée, il fallait aller vers cette musique et ce sont les solistes qui nous y aidaient à travers le long solo de baryton de Guillaume Christophel qui traverse Grrrr… et à travers le solo aérien de Quentin Gomhari et les échanges de batterie – marimba de la partie médiane de Encore, échanges qui agissent comme des révélateurs rythmiques de la matière première de Frédéric Maurin, matière qui tirait hier un peu en longueur dans le dernier mouvement de cette pièce où le manque de présence acoustique de son soliste Raphaël Schwab ne donnait pas tout son sens au développement “spectral” de l’orchestre qui conclue cette longue suite.
Cette perception et ces réflexions me sont venues alors que j’écoutais assis entre un spectateur fermement décidé à ne pas applaudir et une jeune femme très préoccupée par son bambin de six ans, son compagnon qui n’avait pas trouvé place à côté d’elle et son smartphone. Des situations qui ont toujours eu le don de déstabiliser mon enthousiasme lorsqu’il s’y trouvait confronté. Réconforté par les applaudissements qui monte du parterre, je m’abandonne à l’écoute d’une partition récente de Fred Maurin, déjà entendue en septembre à l’Ermitage, sorte de traité de la répétition auquel Julien Soro, presque breckerien dans l’articulation, apporte une commentaire très excitant par la façon dont il se place et replace constamment sur ces motifs en boucle qu’il fait tournoyer comme un mobile. Ma voisine de droite est partie, mon voisin de gauche se décide à applaudir, le parterre rappelle l’orchestre qui s’excuse de devoir laisser la place à Jean-Marie Machado.
Danzaz “La Fête à Boby” : Jean-Marie Machado (composition, direction, piano), André Minvielle (chant, percussions), Guerogui Kornazov (trombone), Joce Mienniel (flûtes), Jean-Charles Richard (saxes soprano et baryton), Didier Ithursarry (accordéon), Jean-Marc Quillet (vibraphone, xylophone), François Thuillier (soubassophone), François Merville (batterie, xylophone).
Un grand format aux antipodes du premier et pour plusieurs raisons. Jean-Marie Machado a pris en compte la nécessité de faire des concessions au texte et à l’habitude du “projet”, prétexte sans lequel la culture contemporaine semble incapable de se saisir de l’objet musical (titres de ses différents spectacles, spectacles à thème, chanson), parce que, comme il nous l’expliquait en décembre 2012 dans Jazz Magazine, en un temps où l’offre musicale est immense, on ne peut plus donner sa chance à un quartette de jazz porté par le seul nom d’un soliste parmi des milliers d’autres quartettes et de solistes de jazz, mais qu’il faut l’identifier d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que par un titre de programme. Une chose est sûre, c’est que cette nécessité du texte que j’appelle concession, est chez lui une nécessité intime parce qu’il est lui-même lettré, et que lorsqu’il emprunte des chemins de traverse (la Méditerranée, le quatuor à cordes…), ce ne sont pas des pauses, mais les résurgences d’une héritage intime, qui me font dire que les concessions de Jean-Marie Machado sont des concessions sans concession et qui ne transigent pas sur l’exigence. Si ça lui vaut l’indifférence d’un public pour qui métissage et fusion ne saurait être que rock, funk, balkanique ou tropical, ça lui ouvre les portes de ces structures culturelles hermétiques à l’abstraction musicale si celle-ci ne porte pas l’estampille d’un certain patrimoine ou d’un référent extérieur à la musique. Et peut-être est-ce ainsi qu’il a su ouvrir les portes du Centre des Bords de Marne du Perreux où, compositeur associé, il a su créer un public. Et les portes de la Philharmonie ne se seraient peut-être ja
mais ouvertes à Ping Machine sans cette Fête à Boby avec André Minvielle en deuxième partie.
En septembre 2012, suite au compte rendu d’un concert au festival Jazz aux écluses, André Minvielle avait répondu dans ce blog à mes reproches de ne pas avoir appris par cœur les paroles de Boby Lapointe. Il s’en expliquait hier en ouverture du concert dans sa brillante dialectique… S’il garde encore un œil sur la “partition”, il plane désormais dessus avec cette espèce d’aisance dont il distille langage, rythme et mélodie. À Jazz aux Ecluses, la polémique avait également porté sur le travail du sonorisateur Gilles Ollivesi. Là aussi, contraste avec la première partie. La sonorisation de Gilles Olivesi, entendue du balcon de la Cité de la musique, n’est pas timide. Sur certains instrumentaux, elle projette avec précision l’écriture de Machado vers l’auditeur, à d’autres moments, elle noie tel ou tel soliste, et lorsque Minvielle chante, pour faire passer la voix au-dessus de l’orchestre, elle la fait passer en force et ça, c’est très détestable, sauf à être acquis aux habitudes prises dans le domaine des musiques dites actuelles. Vaste débat à laquelle la Philharmonie pourrait ouvrir l’une de ses tables rondes*. A quelle salle, quelle musique ? A quelle musique quelle pratique de sonorisation ? En centrant d’ailleurs plus particulièrement la question sur le jazz, ou tout du moins sur les musiques où l’amplification s’applique à des instruments acoustiques.
Quant à la musique que Jean-Marie Machado a composée sur les paroles de Boby Lapointe (faut-il encore parler d’arrangement ?), c’est dans un genre très différent de celui de Frédéric Maurin, une espèce de transposition dans le domaine de l’orchestration de cette voc’alchimie dont se réclame Minvielle et qui en fait l’interprète légitime de Boby, transposition qui relève tout à la fois de l’orfèvrerie et de la bijouterie dans jamais tomber dans la préciosité, avec un élan et une mise en valeur des personnalités musicales en présence : Ithursarry pour son duo (après une grandiose introduction solo) avec Minvielle sur Lumière tango, Jean-Charles Richard et Machado lui-même en trio avec le chanteur sur L’Aubade à Lydie, François Thuillier évidemment dans Il voulait jouer de l’hélicon, un peu partout ailleurs Jean-Marc Quillier qui ressuscite cet art dont Francisco Cariolato enchanta les studios de variété français entre les deux guerres, Joce Mienniel pour toutes sortes de raisons, François Merville pour toutes sortes d’autres… et Gueorgui Kornazov qui s’arrange toujours pour se faire oublier dans un coin jusqu’à vous réveiller d’un soudain coup de coulisse derrière les oreilles. Franck Bergerot
*Un débat qui a particulièrement sa place à La Philharmonie dont on ne connaît pas encore tout le potentiel mais où la Philharmonie 1 me semble poser un problème. Car si j’ai écrit un peu vite à propos du Jazz at the Philharmonie du 12 février dernier que cela faisait longtemps que je n’avais pas aussi bien entendu un orchestre de jazz dans une grande salle parisienne, j’aurais dû ajouter que ça n’était pas difficile, vu les sons déplorables qui s’y entendent habituellement. J’aurais pu préciser que, plus ou moins précis, le son venait de fort loin, alors même que l’une des premières qualités vantées au sujet de la salle de Jean Nouvel, c’est la proximité. Mais de quoi parle-t-on ? La configuration pour laquelle a été conçue cette salle, c’est avec l’orchestre au centre du public. Ce que nous avons entendu le 12 février, un orchestre amplifié face à un public ? N’est-ce pas ni plus ni moins Bercy en plus élégant.
|
Lorsque ce compte rendu fut posté sur cette page, avant d’être pulvérisé, comme tous les autres comptes rendus postés entre le 15 février et le 1er mars 2015 par une migration intempestive de notre site vers un nouvel hébergeur, à la Philharmonie, le week end Grands Formats touchait à sa fin avec, et nous n’en attendions plus qu’une fantaisie orchestrale et chorégraphiée imaginée à l’intention de toutes les oreilles à partir de 4 ans par Denis Charolles pour ses Musiques à ouïr autour de L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel, affichant “complet” à l’ancienne salle de la Cité de la musique désormais rebaptisée Philharmonie 2 (pour l’associer, tout en la distinguant, à la nouvelle salle dessinée par Jean Nouvel). La veille, une double affiche également à guichets fermés annonçait Ping Machine de Fred Maurin et La Fête à Bobby de Jean-Marie Machado avec son orchestre Danzas et le chanteur André Minvielle.
Les Grands formats… Derrière le titre de ce week-end, l’association Grands Formats qui s’est créée en 2003 et réunit aujourd’hui 37 orchestres qui se sont fédérés pour faire face à la difficulté de faire vivre et faire jouer des grandes formations de jazz (à partir de 8 musiciens) dans un pays qui sait financer une multitude de grandes formations se consacrant au répertoire de la musique classique et, plus modestement à la création dite “contemporaine”, mais qui, en dehors de l’Orchestre National de jazz, ignore la vitalité du jazz en grand orchestre et ignorera probablement bientôt toute musique instrumentale n’étant pas estampillée du sceau du classicisme et du répertoire. Qui sont-ils, ces Grands Formats ? Des orchestres d’esthétiques variées, du Duke Orchestra dont la vocation est de faire revivre la musique de Duke Ellington aux expérimentations soniques de La Pieuvre, en passant le funk de Bigre ! le jazz mainstream de l’Amazing Keystone, le jazz vocal des Voice Messengers et le MegaOctet d’Andy Emler, répartis sur tout le territoire du breton Nautilis au Nice Jazz Orchestra. Reprenant l’appellation Grands Formats pour l’élargir le temps d’un week end tous azimuts débutant le vendredi 20 février dernier par la symphonie Orgasm pour 100 guitares, basses et batterie, la Philharmonie 1 étant réservée hier à Marc-Antoine Charpentier et Haendel, Ping Machine et Danzas se trouvant relégués à la vieille salle de la Cité de la musique.
Au début de l’hiver, au regard d’une prévente désastreuse, la Philharmonie évoqua même la possibilité de retirer Ping Machine et Danzas de l’affiche. Grands Formats (l’association) s’accrocha avec ténacité à son projet, une ténacité qui tient beaucoup à celle de sa déléguée générale, Aurélie Foucher. Bref, le 21, Grands Formats faisait le plein et recueillait des applaudissements nourris.
La deuxième journée Grands Formats avait commencé à 17h, dans l’amphithéâtre du Musée de la musique, avec un débat animé par Xavier Prévost et réunissant, autour du sujet la pratique des grands formats, Fred Maurin (le fondateur, chef et compositeur de Ping Machine et actuel président de l’association), Patrice Caratini (qui fut à l’origine de l’association et qui anime depuis plus de trente tant la scène du jazz en grand format que la réflexion politique sur la vie du jazz en France) et deux spécialistes du répertoire classique qui ont su réenchanter une pratique orchestrale menacée par une fonctionnarisation rampante : David Grimal (violoniste et directeur artistique de l’ensemble Les Dissonances… par ailleurs, ce qui n’apparut pas dans la discussion, frère de la saxophoniste Alexandra Grimal) et François-Xavier Roth (chef de l’orchestre Les Siècles). À la volonté d’éviter l’exercice de la lamentation pour communiquer l’enthousiasme qui porte leur travail, faire sonner l’orchestre, animer ce collectif qui fonctionne comme une petite cité et penser une utopie pour ce corps social (et quel meilleur endroit que la musique pour mettre en œuvre l’utopie), succédèrent rapidement de nombreuses évocations du mur de la pénurie… Avec deux façons de penser l’orchestre : d’un côté deux interprètes dont la vocation est de faire sonner les œuvres orchestrales du passé, de l’autre deux compositeurs dont la vocation et de faire sonner leurs dernières partitions orchestrales. Où l’on voit que l’élan n’est pas le même, de part et d’autre d’un hiatus que ne pouvait combler la vision euro-européenne de l’historienne de la musique Raphaëlle Legrand qui participait également au débat.
Au fond, ce qui faisait le positionnement commun à ces quatre artistes devant ce mur de la pénurie, c’était moins la pratique orchestrale que celle de l’abstraction musicale qui semble de plus en plus mise sur la touche par le monde culturel dès lors qu’elle n’est pas au service du texte et qu’elle n’est pas formatée à fin de marketing. Les arts (plastiques, littéraires, le théâtre, la danse) d’un côté, qui pensent le monde, qui l’interrogent, qui mettent en perspective, en cause, en question, qui suscite le malaise et le questionnement du spectateur (rhétorique bien connue), la musique de l’autre qui doit être divertissante, fun, exotique (d’un exotisme préférablement tropical), adaptée aux formats de la radio et la piste de danse, immédiatement mémorisable, qui se doit de s’incarner vocalement et encore de flatter l’oreille et la mémoire musicale qu’on ne saurait plus égarer.
Parenthèse hélas que trop banale : dans l’émission La Dispute du jeudi 26 février consacrée à la musique, Arnaud Laporte mène le débat entre Marie-Aude Roux du Monde et Anna Sigalevitch de France Musique autour de l’opéra (et là je lis la page internet de l’émission) “Brokeback Mountain d’Annie Proulx, dirigé par Titus Engel et mis en scène par Ivo Van Hove”. Il s’agit d’un opéra : on cite le nom du metteur en scène, le chef, l’auteur du roman d’où l’opéra est tiré. On oublie de citer le compositeur : Charles Wuorinen, au cas où ça intéresserait quelqu’un. Par bonheur, on en dira deux mots dans le débat et l’on retiendra de sa musique – qui n’a pas de quoi se faire dresser les cheveux sur le tête pour qui une vague idée de ce que fut la musique au XXème siècle – qu’elle est ardue. “Hardcore” résumera Laporte, “très percussive, très atonale, avec beaucoup de syncopes, beaucoup de stridences” précisera Ann Sigalevitch plus mesurée avec un vocabulaire musicale un peu plus riche que Laporte. Je n’ai pas souvenir de telles mises en garde du public lorsque sur France musique on parle d’arts plastiques ou de théatre contemporains, lorsque l’on consacre une émission à Lacan ou à la mécanique quantique… Mais voilà, la musique pose problème et probablement pourquoi La Dispute ne débat de musique savante postérieure à Ravel et Poulenc que s’il s’agit d’opéra, la mise en scène, les décors, les costumes et les voix servant d’échappatoire, nos polémiqueurs d’un soir trouvant à propos de la partition de Wuorinen un os à ronger sur son absence
de sentimentalité. On sait de quel côté ils se seraient trouvés le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées pour la création du Sacre du Printemps.
Où l’on voit, pour qui reste attaché à la pratique de l’abstraction musicale, l’avantage qu’il y a à pratiquer le patrimoine. Et il est dommage, pour en revenir à la table ronde des Grands Formats, dont l’objectif était de dialoguer par delà la frontière esthétique qui sépare l’orchestre de jazz et l’orchestre symphonique, que n’ait pas été invité un compositeur contemporain de la tradition euro-européenne, une espèce qui connaît bien des privilèges par comparaison à la situation du jazzman, mais on dont on peut prévoir l’extinction rapide une fois que s’éteindra Pierre Boulez et que le lobby qu’il avait su constituer auprès des pouvoirs sera remplacé par celui des gogos de la génération Inrocks.
Venons en au concert.
Ping Machine : Fred Maurin (direction, composition, direction), Fabien Norbert, Quentin Ghomari, Andrew Crocker (trompette), Florent Dupuit, Fabien Debellefontaine, Julien Soro, Guillaume Christophel (saxes, clarinettes, flûtes), Bastien Ballaz (trombone), Didier Havet (trombone basse, tuba), Stéphane Caracci (vibraphone, marimba), Paul Lay (piano, claviers), Raphaël Schwab (contrebasse), Rafaël Koerner (batterie).
Une aventure exemplaire, partie voici plus de dix ans d’une école de musique, où figurait déjà Florent Dupuit et Rafaël Koerner et qui doit à la ténacité de son chef, Fred Maurin, et aux visions de son compositeur, le même Fred Maurin. Car il fallait de la ténacité, certes pour faire tenir cet orchestre au travers les changements de personnel nécessaires pour parvenir à l’équipe capable d’interpréter les idées que son chef avait en tête, et il fallait des visions bien exaltantes pour motiver la fidélité des musiciens qui se réunirent très régulièrement, souvent pour des clopinettes, autour d’un répertoire toujours plus difficile et exigeant, se refusant à toute concession au diktat du bankable. C’est ainsi que Ping Machine déployait hier deux des trois grandes fresques sonores de son dernier disque, avec une relative timidité si l’on compare aux concerts du Studio de l’Ermitage où l’orchestre est chez lui… A moins qu’il ne s’agisse que d’un effet de perception, d’éloignement de la source sonore lorsque l’on se trouve au loin sur le balcon de cette grande salle de la Cité de la musique. Or, le sonorisateur du groupe – dont le nom me fait défaut – a choisi de rester au plus près du son acoustique, de respecter le relief de la disposition scénique des vents, ce qui n’est pas pour me déplaire, la qualité de l’écriture de Maurin et le détail de ses effets de timbres et d’intonation méritant une mise en relief très précise. Cette précision au détriment d’une rythmique hélas confuse, le piano et la basse quelque peu noyés.
Contrairement au saisissement éprouvé au Studio de l’Ermitage, si la qualité des couleurs était hier respectée, il fallait aller vers cette musique et ce sont les solistes qui nous y aidaient à travers le long solo de baryton de Guillaume Christophel qui traverse Grrrr… et à travers le solo aérien de Quentin Gomhari et les échanges de batterie – marimba de la partie médiane de Encore, échanges qui agissent comme des révélateurs rythmiques de la matière première de Frédéric Maurin, matière qui tirait hier un peu en longueur dans le dernier mouvement de cette pièce où le manque de présence acoustique de son soliste Raphaël Schwab ne donnait pas tout son sens au développement “spectral” de l’orchestre qui conclue cette longue suite.
Cette perception et ces réflexions me sont venues alors que j’écoutais assis entre un spectateur fermement décidé à ne pas applaudir et une jeune femme très préoccupée par son bambin de six ans, son compagnon qui n’avait pas trouvé place à côté d’elle et son smartphone. Des situations qui ont toujours eu le don de déstabiliser mon enthousiasme lorsqu’il s’y trouvait confronté. Réconforté par les applaudissements qui monte du parterre, je m’abandonne à l’écoute d’une partition récente de Fred Maurin, déjà entendue en septembre à l’Ermitage, sorte de traité de la répétition auquel Julien Soro, presque breckerien dans l’articulation, apporte une commentaire très excitant par la façon dont il se place et replace constamment sur ces motifs en boucle qu’il fait tournoyer comme un mobile. Ma voisine de droite est partie, mon voisin de gauche se décide à applaudir, le parterre rappelle l’orchestre qui s’excuse de devoir laisser la place à Jean-Marie Machado.
Danzaz “La Fête à Boby” : Jean-Marie Machado (composition, direction, piano), André Minvielle (chant, percussions), Guerogui Kornazov (trombone), Joce Mienniel (flûtes), Jean-Charles Richard (saxes soprano et baryton), Didier Ithursarry (accordéon), Jean-Marc Quillet (vibraphone, xylophone), François Thuillier (soubassophone), François Merville (batterie, xylophone).
Un grand format aux antipodes du premier et pour plusieurs raisons. Jean-Marie Machado a pris en compte la nécessité de faire des concessions au texte et à l’habitude du “projet”, prétexte sans lequel la culture contemporaine semble incapable de se saisir de l’objet musical (titres de ses différents spectacles, spectacles à thème, chanson), parce que, comme il nous l’expliquait en décembre 2012 dans Jazz Magazine, en un temps où l’offre musicale est immense, on ne peut plus donner sa chance à un quartette de jazz porté par le seul nom d’un soliste parmi des milliers d’autres quartettes et de solistes de jazz, mais qu’il faut l’identifier d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que par un titre de programme. Une chose est sûre, c’est que cette nécessité du texte que j’appelle concession, est chez lui une nécessité intime parce qu’il est lui-même lettré, et que lorsqu’il emprunte des chemins de traverse (la Méditerranée, le quatuor à cordes…), ce ne sont pas des pauses, mais les résurgences d’une héritage intime, qui me font dire que les concessions de Jean-Marie Machado sont des concessions sans concession et qui ne transigent pas sur l’exigence. Si ça lui vaut l’indifférence d’un public pour qui métissage et fusion ne saurait être que rock, funk, balkanique ou tropical, ça lui ouvre les portes de ces structures culturelles hermétiques à l’abstraction musicale si celle-ci ne porte pas l’estampille d’un certain patrimoine ou d’un référent extérieur à la musique. Et peut-être est-ce ainsi qu’il a su ouvrir les portes du Centre des Bords de Marne du Perreux où, compositeur associé, il a su créer un public. Et les portes de la Philharmonie ne se seraient peut-être ja
mais ouvertes à Ping Machine sans cette Fête à Boby avec André Minvielle en deuxième partie.
En septembre 2012, suite au compte rendu d’un concert au festival Jazz aux écluses, André Minvielle avait répondu dans ce blog à mes reproches de ne pas avoir appris par cœur les paroles de Boby Lapointe. Il s’en expliquait hier en ouverture du concert dans sa brillante dialectique… S’il garde encore un œil sur la “partition”, il plane désormais dessus avec cette espèce d’aisance dont il distille langage, rythme et mélodie. À Jazz aux Ecluses, la polémique avait également porté sur le travail du sonorisateur Gilles Ollivesi. Là aussi, contraste avec la première partie. La sonorisation de Gilles Olivesi, entendue du balcon de la Cité de la musique, n’est pas timide. Sur certains instrumentaux, elle projette avec précision l’écriture de Machado vers l’auditeur, à d’autres moments, elle noie tel ou tel soliste, et lorsque Minvielle chante, pour faire passer la voix au-dessus de l’orchestre, elle la fait passer en force et ça, c’est très détestable, sauf à être acquis aux habitudes prises dans le domaine des musiques dites actuelles. Vaste débat à laquelle la Philharmonie pourrait ouvrir l’une de ses tables rondes*. A quelle salle, quelle musique ? A quelle musique quelle pratique de sonorisation ? En centrant d’ailleurs plus particulièrement la question sur le jazz, ou tout du moins sur les musiques où l’amplification s’applique à des instruments acoustiques.
Quant à la musique que Jean-Marie Machado a composée sur les paroles de Boby Lapointe (faut-il encore parler d’arrangement ?), c’est dans un genre très différent de celui de Frédéric Maurin, une espèce de transposition dans le domaine de l’orchestration de cette voc’alchimie dont se réclame Minvielle et qui en fait l’interprète légitime de Boby, transposition qui relève tout à la fois de l’orfèvrerie et de la bijouterie dans jamais tomber dans la préciosité, avec un élan et une mise en valeur des personnalités musicales en présence : Ithursarry pour son duo (après une grandiose introduction solo) avec Minvielle sur Lumière tango, Jean-Charles Richard et Machado lui-même en trio avec le chanteur sur L’Aubade à Lydie, François Thuillier évidemment dans Il voulait jouer de l’hélicon, un peu partout ailleurs Jean-Marc Quillier qui ressuscite cet art dont Francisco Cariolato enchanta les studios de variété français entre les deux guerres, Joce Mienniel pour toutes sortes de raisons, François Merville pour toutes sortes d’autres… et Gueorgui Kornazov qui s’arrange toujours pour se faire oublier dans un coin jusqu’à vous réveiller d’un soudain coup de coulisse derrière les oreilles. Franck Bergerot
*Un débat qui a particulièrement sa place à La Philharmonie dont on ne connaît pas encore tout le potentiel mais où la Philharmonie 1 me semble poser un problème. Car si j’ai écrit un peu vite à propos du Jazz at the Philharmonie du 12 février dernier que cela faisait longtemps que je n’avais pas aussi bien entendu un orchestre de jazz dans une grande salle parisienne, j’aurais dû ajouter que ça n’était pas difficile, vu les sons déplorables qui s’y entendent habituellement. J’aurais pu préciser que, plus ou moins précis, le son venait de fort loin, alors même que l’une des premières qualités vantées au sujet de la salle de Jean Nouvel, c’est la proximité. Mais de quoi parle-t-on ? La configuration pour laquelle a été conçue cette salle, c’est avec l’orchestre au centre du public. Ce que nous avons entendu le 12 février, un orchestre amplifié face à un public ? N’est-ce pas ni plus ni moins Bercy en plus élégant.
|
Lorsque ce compte rendu fut posté sur cette page, avant d’être pulvérisé, comme tous les autres comptes rendus postés entre le 15 février et le 1er mars 2015 par une migration intempestive de notre site vers un nouvel hébergeur, à la Philharmonie, le week end Grands Formats touchait à sa fin avec, et nous n’en attendions plus qu’une fantaisie orchestrale et chorégraphiée imaginée à l’intention de toutes les oreilles à partir de 4 ans par Denis Charolles pour ses Musiques à ouïr autour de L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel, affichant “complet” à l’ancienne salle de la Cité de la musique désormais rebaptisée Philharmonie 2 (pour l’associer, tout en la distinguant, à la nouvelle salle dessinée par Jean Nouvel). La veille, une double affiche également à guichets fermés annonçait Ping Machine de Fred Maurin et La Fête à Bobby de Jean-Marie Machado avec son orchestre Danzas et le chanteur André Minvielle.
Les Grands formats… Derrière le titre de ce week-end, l’association Grands Formats qui s’est créée en 2003 et réunit aujourd’hui 37 orchestres qui se sont fédérés pour faire face à la difficulté de faire vivre et faire jouer des grandes formations de jazz (à partir de 8 musiciens) dans un pays qui sait financer une multitude de grandes formations se consacrant au répertoire de la musique classique et, plus modestement à la création dite “contemporaine”, mais qui, en dehors de l’Orchestre National de jazz, ignore la vitalité du jazz en grand orchestre et ignorera probablement bientôt toute musique instrumentale n’étant pas estampillée du sceau du classicisme et du répertoire. Qui sont-ils, ces Grands Formats ? Des orchestres d’esthétiques variées, du Duke Orchestra dont la vocation est de faire revivre la musique de Duke Ellington aux expérimentations soniques de La Pieuvre, en passant le funk de Bigre ! le jazz mainstream de l’Amazing Keystone, le jazz vocal des Voice Messengers et le MegaOctet d’Andy Emler, répartis sur tout le territoire du breton Nautilis au Nice Jazz Orchestra. Reprenant l’appellation Grands Formats pour l’élargir le temps d’un week end tous azimuts débutant le vendredi 20 février dernier par la symphonie Orgasm pour 100 guitares, basses et batterie, la Philharmonie 1 étant réservée hier à Marc-Antoine Charpentier et Haendel, Ping Machine et Danzas se trouvant relégués à la vieille salle de la Cité de la musique.
Au début de l’hiver, au regard d’une prévente désastreuse, la Philharmonie évoqua même la possibilité de retirer Ping Machine et Danzas de l’affiche. Grands Formats (l’association) s’accrocha avec ténacité à son projet, une ténacité qui tient beaucoup à celle de sa déléguée générale, Aurélie Foucher. Bref, le 21, Grands Formats faisait le plein et recueillait des applaudissements nourris.
La deuxième journée Grands Formats avait commencé à 17h, dans l’amphithéâtre du Musée de la musique, avec un débat animé par Xavier Prévost et réunissant, autour du sujet la pratique des grands formats, Fred Maurin (le fondateur, chef et compositeur de Ping Machine et actuel président de l’association), Patrice Caratini (qui fut à l’origine de l’association et qui anime depuis plus de trente tant la scène du jazz en grand format que la réflexion politique sur la vie du jazz en France) et deux spécialistes du répertoire classique qui ont su réenchanter une pratique orchestrale menacée par une fonctionnarisation rampante : David Grimal (violoniste et directeur artistique de l’ensemble Les Dissonances… par ailleurs, ce qui n’apparut pas dans la discussion, frère de la saxophoniste Alexandra Grimal) et François-Xavier Roth (chef de l’orchestre Les Siècles). À la volonté d’éviter l’exercice de la lamentation pour communiquer l’enthousiasme qui porte leur travail, faire sonner l’orchestre, animer ce collectif qui fonctionne comme une petite cité et penser une utopie pour ce corps social (et quel meilleur endroit que la musique pour mettre en œuvre l’utopie), succédèrent rapidement de nombreuses évocations du mur de la pénurie… Avec deux façons de penser l’orchestre : d’un côté deux interprètes dont la vocation est de faire sonner les œuvres orchestrales du passé, de l’autre deux compositeurs dont la vocation et de faire sonner leurs dernières partitions orchestrales. Où l’on voit que l’élan n’est pas le même, de part et d’autre d’un hiatus que ne pouvait combler la vision euro-européenne de l’historienne de la musique Raphaëlle Legrand qui participait également au débat.
Au fond, ce qui faisait le positionnement commun à ces quatre artistes devant ce mur de la pénurie, c’était moins la pratique orchestrale que celle de l’abstraction musicale qui semble de plus en plus mise sur la touche par le monde culturel dès lors qu’elle n’est pas au service du texte et qu’elle n’est pas formatée à fin de marketing. Les arts (plastiques, littéraires, le théâtre, la danse) d’un côté, qui pensent le monde, qui l’interrogent, qui mettent en perspective, en cause, en question, qui suscite le malaise et le questionnement du spectateur (rhétorique bien connue), la musique de l’autre qui doit être divertissante, fun, exotique (d’un exotisme préférablement tropical), adaptée aux formats de la radio et la piste de danse, immédiatement mémorisable, qui se doit de s’incarner vocalement et encore de flatter l’oreille et la mémoire musicale qu’on ne saurait plus égarer.
Parenthèse hélas que trop banale : dans l’émission La Dispute du jeudi 26 février consacrée à la musique, Arnaud Laporte mène le débat entre Marie-Aude Roux du Monde et Anna Sigalevitch de France Musique autour de l’opéra (et là je lis la page internet de l’émission) “Brokeback Mountain d’Annie Proulx, dirigé par Titus Engel et mis en scène par Ivo Van Hove”. Il s’agit d’un opéra : on cite le nom du metteur en scène, le chef, l’auteur du roman d’où l’opéra est tiré. On oublie de citer le compositeur : Charles Wuorinen, au cas où ça intéresserait quelqu’un. Par bonheur, on en dira deux mots dans le débat et l’on retiendra de sa musique – qui n’a pas de quoi se faire dresser les cheveux sur le tête pour qui une vague idée de ce que fut la musique au XXème siècle – qu’elle est ardue. “Hardcore” résumera Laporte, “très percussive, très atonale, avec beaucoup de syncopes, beaucoup de stridences” précisera Ann Sigalevitch plus mesurée avec un vocabulaire musicale un peu plus riche que Laporte. Je n’ai pas souvenir de telles mises en garde du public lorsque sur France musique on parle d’arts plastiques ou de théatre contemporains, lorsque l’on consacre une émission à Lacan ou à la mécanique quantique… Mais voilà, la musique pose problème et probablement pourquoi La Dispute ne débat de musique savante postérieure à Ravel et Poulenc que s’il s’agit d’opéra, la mise en scène, les décors, les costumes et les voix servant d’échappatoire, nos polémiqueurs d’un soir trouvant à propos de la partition de Wuorinen un os à ronger sur son absence
de sentimentalité. On sait de quel côté ils se seraient trouvés le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées pour la création du Sacre du Printemps.
Où l’on voit, pour qui reste attaché à la pratique de l’abstraction musicale, l’avantage qu’il y a à pratiquer le patrimoine. Et il est dommage, pour en revenir à la table ronde des Grands Formats, dont l’objectif était de dialoguer par delà la frontière esthétique qui sépare l’orchestre de jazz et l’orchestre symphonique, que n’ait pas été invité un compositeur contemporain de la tradition euro-européenne, une espèce qui connaît bien des privilèges par comparaison à la situation du jazzman, mais on dont on peut prévoir l’extinction rapide une fois que s’éteindra Pierre Boulez et que le lobby qu’il avait su constituer auprès des pouvoirs sera remplacé par celui des gogos de la génération Inrocks.
Venons en au concert.
Ping Machine : Fred Maurin (direction, composition, direction), Fabien Norbert, Quentin Ghomari, Andrew Crocker (trompette), Florent Dupuit, Fabien Debellefontaine, Julien Soro, Guillaume Christophel (saxes, clarinettes, flûtes), Bastien Ballaz (trombone), Didier Havet (trombone basse, tuba), Stéphane Caracci (vibraphone, marimba), Paul Lay (piano, claviers), Raphaël Schwab (contrebasse), Rafaël Koerner (batterie).
Une aventure exemplaire, partie voici plus de dix ans d’une école de musique, où figurait déjà Florent Dupuit et Rafaël Koerner et qui doit à la ténacité de son chef, Fred Maurin, et aux visions de son compositeur, le même Fred Maurin. Car il fallait de la ténacité, certes pour faire tenir cet orchestre au travers les changements de personnel nécessaires pour parvenir à l’équipe capable d’interpréter les idées que son chef avait en tête, et il fallait des visions bien exaltantes pour motiver la fidélité des musiciens qui se réunirent très régulièrement, souvent pour des clopinettes, autour d’un répertoire toujours plus difficile et exigeant, se refusant à toute concession au diktat du bankable. C’est ainsi que Ping Machine déployait hier deux des trois grandes fresques sonores de son dernier disque, avec une relative timidité si l’on compare aux concerts du Studio de l’Ermitage où l’orchestre est chez lui… A moins qu’il ne s’agisse que d’un effet de perception, d’éloignement de la source sonore lorsque l’on se trouve au loin sur le balcon de cette grande salle de la Cité de la musique. Or, le sonorisateur du groupe – dont le nom me fait défaut – a choisi de rester au plus près du son acoustique, de respecter le relief de la disposition scénique des vents, ce qui n’est pas pour me déplaire, la qualité de l’écriture de Maurin et le détail de ses effets de timbres et d’intonation méritant une mise en relief très précise. Cette précision au détriment d’une rythmique hélas confuse, le piano et la basse quelque peu noyés.
Contrairement au saisissement éprouvé au Studio de l’Ermitage, si la qualité des couleurs était hier respectée, il fallait aller vers cette musique et ce sont les solistes qui nous y aidaient à travers le long solo de baryton de Guillaume Christophel qui traverse Grrrr… et à travers le solo aérien de Quentin Gomhari et les échanges de batterie – marimba de la partie médiane de Encore, échanges qui agissent comme des révélateurs rythmiques de la matière première de Frédéric Maurin, matière qui tirait hier un peu en longueur dans le dernier mouvement de cette pièce où le manque de présence acoustique de son soliste Raphaël Schwab ne donnait pas tout son sens au développement “spectral” de l’orchestre qui conclue cette longue suite.
Cette perception et ces réflexions me sont venues alors que j’écoutais assis entre un spectateur fermement décidé à ne pas applaudir et une jeune femme très préoccupée par son bambin de six ans, son compagnon qui n’avait pas trouvé place à côté d’elle et son smartphone. Des situations qui ont toujours eu le don de déstabiliser mon enthousiasme lorsqu’il s’y trouvait confronté. Réconforté par les applaudissements qui monte du parterre, je m’abandonne à l’écoute d’une partition récente de Fred Maurin, déjà entendue en septembre à l’Ermitage, sorte de traité de la répétition auquel Julien Soro, presque breckerien dans l’articulation, apporte une commentaire très excitant par la façon dont il se place et replace constamment sur ces motifs en boucle qu’il fait tournoyer comme un mobile. Ma voisine de droite est partie, mon voisin de gauche se décide à applaudir, le parterre rappelle l’orchestre qui s’excuse de devoir laisser la place à Jean-Marie Machado.
Danzaz “La Fête à Boby” : Jean-Marie Machado (composition, direction, piano), André Minvielle (chant, percussions), Guerogui Kornazov (trombone), Joce Mienniel (flûtes), Jean-Charles Richard (saxes soprano et baryton), Didier Ithursarry (accordéon), Jean-Marc Quillet (vibraphone, xylophone), François Thuillier (soubassophone), François Merville (batterie, xylophone).
Un grand format aux antipodes du premier et pour plusieurs raisons. Jean-Marie Machado a pris en compte la nécessité de faire des concessions au texte et à l’habitude du “projet”, prétexte sans lequel la culture contemporaine semble incapable de se saisir de l’objet musical (titres de ses différents spectacles, spectacles à thème, chanson), parce que, comme il nous l’expliquait en décembre 2012 dans Jazz Magazine, en un temps où l’offre musicale est immense, on ne peut plus donner sa chance à un quartette de jazz porté par le seul nom d’un soliste parmi des milliers d’autres quartettes et de solistes de jazz, mais qu’il faut l’identifier d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que par un titre de programme. Une chose est sûre, c’est que cette nécessité du texte que j’appelle concession, est chez lui une nécessité intime parce qu’il est lui-même lettré, et que lorsqu’il emprunte des chemins de traverse (la Méditerranée, le quatuor à cordes…), ce ne sont pas des pauses, mais les résurgences d’une héritage intime, qui me font dire que les concessions de Jean-Marie Machado sont des concessions sans concession et qui ne transigent pas sur l’exigence. Si ça lui vaut l’indifférence d’un public pour qui métissage et fusion ne saurait être que rock, funk, balkanique ou tropical, ça lui ouvre les portes de ces structures culturelles hermétiques à l’abstraction musicale si celle-ci ne porte pas l’estampille d’un certain patrimoine ou d’un référent extérieur à la musique. Et peut-être est-ce ainsi qu’il a su ouvrir les portes du Centre des Bords de Marne du Perreux où, compositeur associé, il a su créer un public. Et les portes de la Philharmonie ne se seraient peut-être ja
mais ouvertes à Ping Machine sans cette Fête à Boby avec André Minvielle en deuxième partie.
En septembre 2012, suite au compte rendu d’un concert au festival Jazz aux écluses, André Minvielle avait répondu dans ce blog à mes reproches de ne pas avoir appris par cœur les paroles de Boby Lapointe. Il s’en expliquait hier en ouverture du concert dans sa brillante dialectique… S’il garde encore un œil sur la “partition”, il plane désormais dessus avec cette espèce d’aisance dont il distille langage, rythme et mélodie. À Jazz aux Ecluses, la polémique avait également porté sur le travail du sonorisateur Gilles Ollivesi. Là aussi, contraste avec la première partie. La sonorisation de Gilles Olivesi, entendue du balcon de la Cité de la musique, n’est pas timide. Sur certains instrumentaux, elle projette avec précision l’écriture de Machado vers l’auditeur, à d’autres moments, elle noie tel ou tel soliste, et lorsque Minvielle chante, pour faire passer la voix au-dessus de l’orchestre, elle la fait passer en force et ça, c’est très détestable, sauf à être acquis aux habitudes prises dans le domaine des musiques dites actuelles. Vaste débat à laquelle la Philharmonie pourrait ouvrir l’une de ses tables rondes*. A quelle salle, quelle musique ? A quelle musique quelle pratique de sonorisation ? En centrant d’ailleurs plus particulièrement la question sur le jazz, ou tout du moins sur les musiques où l’amplification s’applique à des instruments acoustiques.
Quant à la musique que Jean-Marie Machado a composée sur les paroles de Boby Lapointe (faut-il encore parler d’arrangement ?), c’est dans un genre très différent de celui de Frédéric Maurin, une espèce de transposition dans le domaine de l’orchestration de cette voc’alchimie dont se réclame Minvielle et qui en fait l’interprète légitime de Boby, transposition qui relève tout à la fois de l’orfèvrerie et de la bijouterie dans jamais tomber dans la préciosité, avec un élan et une mise en valeur des personnalités musicales en présence : Ithursarry pour son duo (après une grandiose introduction solo) avec Minvielle sur Lumière tango, Jean-Charles Richard et Machado lui-même en trio avec le chanteur sur L’Aubade à Lydie, François Thuillier évidemment dans Il voulait jouer de l’hélicon, un peu partout ailleurs Jean-Marc Quillier qui ressuscite cet art dont Francisco Cariolato enchanta les studios de variété français entre les deux guerres, Joce Mienniel pour toutes sortes de raisons, François Merville pour toutes sortes d’autres… et Gueorgui Kornazov qui s’arrange toujours pour se faire oublier dans un coin jusqu’à vous réveiller d’un soudain coup de coulisse derrière les oreilles. Franck Bergerot
*Un débat qui a particulièrement sa place à La Philharmonie dont on ne connaît pas encore tout le potentiel mais où la Philharmonie 1 me semble poser un problème. Car si j’ai écrit un peu vite à propos du Jazz at the Philharmonie du 12 février dernier que cela faisait longtemps que je n’avais pas aussi bien entendu un orchestre de jazz dans une grande salle parisienne, j’aurais dû ajouter que ça n’était pas difficile, vu les sons déplorables qui s’y entendent habituellement. J’aurais pu préciser que, plus ou moins précis, le son venait de fort loin, alors même que l’une des premières qualités vantées au sujet de la salle de Jean Nouvel, c’est la proximité. Mais de quoi parle-t-on ? La configuration pour laquelle a été conçue cette salle, c’est avec l’orchestre au centre du public. Ce que nous avons entendu le 12 février, un orchestre amplifié face à un public ? N’est-ce pas ni plus ni moins Bercy en plus élégant.
|
Lorsque ce compte rendu fut posté sur cette page, avant d’être pulvérisé, comme tous les autres comptes rendus postés entre le 15 février et le 1er mars 2015 par une migration intempestive de notre site vers un nouvel hébergeur, à la Philharmonie, le week end Grands Formats touchait à sa fin avec, et nous n’en attendions plus qu’une fantaisie orchestrale et chorégraphiée imaginée à l’intention de toutes les oreilles à partir de 4 ans par Denis Charolles pour ses Musiques à ouïr autour de L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel, affichant “complet” à l’ancienne salle de la Cité de la musique désormais rebaptisée Philharmonie 2 (pour l’associer, tout en la distinguant, à la nouvelle salle dessinée par Jean Nouvel). La veille, une double affiche également à guichets fermés annonçait Ping Machine de Fred Maurin et La Fête à Bobby de Jean-Marie Machado avec son orchestre Danzas et le chanteur André Minvielle.
Les Grands formats… Derrière le titre de ce week-end, l’association Grands Formats qui s’est créée en 2003 et réunit aujourd’hui 37 orchestres qui se sont fédérés pour faire face à la difficulté de faire vivre et faire jouer des grandes formations de jazz (à partir de 8 musiciens) dans un pays qui sait financer une multitude de grandes formations se consacrant au répertoire de la musique classique et, plus modestement à la création dite “contemporaine”, mais qui, en dehors de l’Orchestre National de jazz, ignore la vitalité du jazz en grand orchestre et ignorera probablement bientôt toute musique instrumentale n’étant pas estampillée du sceau du classicisme et du répertoire. Qui sont-ils, ces Grands Formats ? Des orchestres d’esthétiques variées, du Duke Orchestra dont la vocation est de faire revivre la musique de Duke Ellington aux expérimentations soniques de La Pieuvre, en passant le funk de Bigre ! le jazz mainstream de l’Amazing Keystone, le jazz vocal des Voice Messengers et le MegaOctet d’Andy Emler, répartis sur tout le territoire du breton Nautilis au Nice Jazz Orchestra. Reprenant l’appellation Grands Formats pour l’élargir le temps d’un week end tous azimuts débutant le vendredi 20 février dernier par la symphonie Orgasm pour 100 guitares, basses et batterie, la Philharmonie 1 étant réservée hier à Marc-Antoine Charpentier et Haendel, Ping Machine et Danzas se trouvant relégués à la vieille salle de la Cité de la musique.
Au début de l’hiver, au regard d’une prévente désastreuse, la Philharmonie évoqua même la possibilité de retirer Ping Machine et Danzas de l’affiche. Grands Formats (l’association) s’accrocha avec ténacité à son projet, une ténacité qui tient beaucoup à celle de sa déléguée générale, Aurélie Foucher. Bref, le 21, Grands Formats faisait le plein et recueillait des applaudissements nourris.
La deuxième journée Grands Formats avait commencé à 17h, dans l’amphithéâtre du Musée de la musique, avec un débat animé par Xavier Prévost et réunissant, autour du sujet la pratique des grands formats, Fred Maurin (le fondateur, chef et compositeur de Ping Machine et actuel président de l’association), Patrice Caratini (qui fut à l’origine de l’association et qui anime depuis plus de trente tant la scène du jazz en grand format que la réflexion politique sur la vie du jazz en France) et deux spécialistes du répertoire classique qui ont su réenchanter une pratique orchestrale menacée par une fonctionnarisation rampante : David Grimal (violoniste et directeur artistique de l’ensemble Les Dissonances… par ailleurs, ce qui n’apparut pas dans la discussion, frère de la saxophoniste Alexandra Grimal) et François-Xavier Roth (chef de l’orchestre Les Siècles). À la volonté d’éviter l’exercice de la lamentation pour communiquer l’enthousiasme qui porte leur travail, faire sonner l’orchestre, animer ce collectif qui fonctionne comme une petite cité et penser une utopie pour ce corps social (et quel meilleur endroit que la musique pour mettre en œuvre l’utopie), succédèrent rapidement de nombreuses évocations du mur de la pénurie… Avec deux façons de penser l’orchestre : d’un côté deux interprètes dont la vocation est de faire sonner les œuvres orchestrales du passé, de l’autre deux compositeurs dont la vocation et de faire sonner leurs dernières partitions orchestrales. Où l’on voit que l’élan n’est pas le même, de part et d’autre d’un hiatus que ne pouvait combler la vision euro-européenne de l’historienne de la musique Raphaëlle Legrand qui participait également au débat.
Au fond, ce qui faisait le positionnement commun à ces quatre artistes devant ce mur de la pénurie, c’était moins la pratique orchestrale que celle de l’abstraction musicale qui semble de plus en plus mise sur la touche par le monde culturel dès lors qu’elle n’est pas au service du texte et qu’elle n’est pas formatée à fin de marketing. Les arts (plastiques, littéraires, le théâtre, la danse) d’un côté, qui pensent le monde, qui l’interrogent, qui mettent en perspective, en cause, en question, qui suscite le malaise et le questionnement du spectateur (rhétorique bien connue), la musique de l’autre qui doit être divertissante, fun, exotique (d’un exotisme préférablement tropical), adaptée aux formats de la radio et la piste de danse, immédiatement mémorisable, qui se doit de s’incarner vocalement et encore de flatter l’oreille et la mémoire musicale qu’on ne saurait plus égarer.
Parenthèse hélas que trop banale : dans l’émission La Dispute du jeudi 26 février consacrée à la musique, Arnaud Laporte mène le débat entre Marie-Aude Roux du Monde et Anna Sigalevitch de France Musique autour de l’opéra (et là je lis la page internet de l’émission) “Brokeback Mountain d’Annie Proulx, dirigé par Titus Engel et mis en scène par Ivo Van Hove”. Il s’agit d’un opéra : on cite le nom du metteur en scène, le chef, l’auteur du roman d’où l’opéra est tiré. On oublie de citer le compositeur : Charles Wuorinen, au cas où ça intéresserait quelqu’un. Par bonheur, on en dira deux mots dans le débat et l’on retiendra de sa musique – qui n’a pas de quoi se faire dresser les cheveux sur le tête pour qui une vague idée de ce que fut la musique au XXème siècle – qu’elle est ardue. “Hardcore” résumera Laporte, “très percussive, très atonale, avec beaucoup de syncopes, beaucoup de stridences” précisera Ann Sigalevitch plus mesurée avec un vocabulaire musicale un peu plus riche que Laporte. Je n’ai pas souvenir de telles mises en garde du public lorsque sur France musique on parle d’arts plastiques ou de théatre contemporains, lorsque l’on consacre une émission à Lacan ou à la mécanique quantique… Mais voilà, la musique pose problème et probablement pourquoi La Dispute ne débat de musique savante postérieure à Ravel et Poulenc que s’il s’agit d’opéra, la mise en scène, les décors, les costumes et les voix servant d’échappatoire, nos polémiqueurs d’un soir trouvant à propos de la partition de Wuorinen un os à ronger sur son absence
de sentimentalité. On sait de quel côté ils se seraient trouvés le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées pour la création du Sacre du Printemps.
Où l’on voit, pour qui reste attaché à la pratique de l’abstraction musicale, l’avantage qu’il y a à pratiquer le patrimoine. Et il est dommage, pour en revenir à la table ronde des Grands Formats, dont l’objectif était de dialoguer par delà la frontière esthétique qui sépare l’orchestre de jazz et l’orchestre symphonique, que n’ait pas été invité un compositeur contemporain de la tradition euro-européenne, une espèce qui connaît bien des privilèges par comparaison à la situation du jazzman, mais on dont on peut prévoir l’extinction rapide une fois que s’éteindra Pierre Boulez et que le lobby qu’il avait su constituer auprès des pouvoirs sera remplacé par celui des gogos de la génération Inrocks.
Venons en au concert.
Ping Machine : Fred Maurin (direction, composition, direction), Fabien Norbert, Quentin Ghomari, Andrew Crocker (trompette), Florent Dupuit, Fabien Debellefontaine, Julien Soro, Guillaume Christophel (saxes, clarinettes, flûtes), Bastien Ballaz (trombone), Didier Havet (trombone basse, tuba), Stéphane Caracci (vibraphone, marimba), Paul Lay (piano, claviers), Raphaël Schwab (contrebasse), Rafaël Koerner (batterie).
Une aventure exemplaire, partie voici plus de dix ans d’une école de musique, où figurait déjà Florent Dupuit et Rafaël Koerner et qui doit à la ténacité de son chef, Fred Maurin, et aux visions de son compositeur, le même Fred Maurin. Car il fallait de la ténacité, certes pour faire tenir cet orchestre au travers les changements de personnel nécessaires pour parvenir à l’équipe capable d’interpréter les idées que son chef avait en tête, et il fallait des visions bien exaltantes pour motiver la fidélité des musiciens qui se réunirent très régulièrement, souvent pour des clopinettes, autour d’un répertoire toujours plus difficile et exigeant, se refusant à toute concession au diktat du bankable. C’est ainsi que Ping Machine déployait hier deux des trois grandes fresques sonores de son dernier disque, avec une relative timidité si l’on compare aux concerts du Studio de l’Ermitage où l’orchestre est chez lui… A moins qu’il ne s’agisse que d’un effet de perception, d’éloignement de la source sonore lorsque l’on se trouve au loin sur le balcon de cette grande salle de la Cité de la musique. Or, le sonorisateur du groupe – dont le nom me fait défaut – a choisi de rester au plus près du son acoustique, de respecter le relief de la disposition scénique des vents, ce qui n’est pas pour me déplaire, la qualité de l’écriture de Maurin et le détail de ses effets de timbres et d’intonation méritant une mise en relief très précise. Cette précision au détriment d’une rythmique hélas confuse, le piano et la basse quelque peu noyés.
Contrairement au saisissement éprouvé au Studio de l’Ermitage, si la qualité des couleurs était hier respectée, il fallait aller vers cette musique et ce sont les solistes qui nous y aidaient à travers le long solo de baryton de Guillaume Christophel qui traverse Grrrr… et à travers le solo aérien de Quentin Gomhari et les échanges de batterie – marimba de la partie médiane de Encore, échanges qui agissent comme des révélateurs rythmiques de la matière première de Frédéric Maurin, matière qui tirait hier un peu en longueur dans le dernier mouvement de cette pièce où le manque de présence acoustique de son soliste Raphaël Schwab ne donnait pas tout son sens au développement “spectral” de l’orchestre qui conclue cette longue suite.
Cette perception et ces réflexions me sont venues alors que j’écoutais assis entre un spectateur fermement décidé à ne pas applaudir et une jeune femme très préoccupée par son bambin de six ans, son compagnon qui n’avait pas trouvé place à côté d’elle et son smartphone. Des situations qui ont toujours eu le don de déstabiliser mon enthousiasme lorsqu’il s’y trouvait confronté. Réconforté par les applaudissements qui monte du parterre, je m’abandonne à l’écoute d’une partition récente de Fred Maurin, déjà entendue en septembre à l’Ermitage, sorte de traité de la répétition auquel Julien Soro, presque breckerien dans l’articulation, apporte une commentaire très excitant par la façon dont il se place et replace constamment sur ces motifs en boucle qu’il fait tournoyer comme un mobile. Ma voisine de droite est partie, mon voisin de gauche se décide à applaudir, le parterre rappelle l’orchestre qui s’excuse de devoir laisser la place à Jean-Marie Machado.
Danzaz “La Fête à Boby” : Jean-Marie Machado (composition, direction, piano), André Minvielle (chant, percussions), Guerogui Kornazov (trombone), Joce Mienniel (flûtes), Jean-Charles Richard (saxes soprano et baryton), Didier Ithursarry (accordéon), Jean-Marc Quillet (vibraphone, xylophone), François Thuillier (soubassophone), François Merville (batterie, xylophone).
Un grand format aux antipodes du premier et pour plusieurs raisons. Jean-Marie Machado a pris en compte la nécessité de faire des concessions au texte et à l’habitude du “projet”, prétexte sans lequel la culture contemporaine semble incapable de se saisir de l’objet musical (titres de ses différents spectacles, spectacles à thème, chanson), parce que, comme il nous l’expliquait en décembre 2012 dans Jazz Magazine, en un temps où l’offre musicale est immense, on ne peut plus donner sa chance à un quartette de jazz porté par le seul nom d’un soliste parmi des milliers d’autres quartettes et de solistes de jazz, mais qu’il faut l’identifier d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que par un titre de programme. Une chose est sûre, c’est que cette nécessité du texte que j’appelle concession, est chez lui une nécessité intime parce qu’il est lui-même lettré, et que lorsqu’il emprunte des chemins de traverse (la Méditerranée, le quatuor à cordes…), ce ne sont pas des pauses, mais les résurgences d’une héritage intime, qui me font dire que les concessions de Jean-Marie Machado sont des concessions sans concession et qui ne transigent pas sur l’exigence. Si ça lui vaut l’indifférence d’un public pour qui métissage et fusion ne saurait être que rock, funk, balkanique ou tropical, ça lui ouvre les portes de ces structures culturelles hermétiques à l’abstraction musicale si celle-ci ne porte pas l’estampille d’un certain patrimoine ou d’un référent extérieur à la musique. Et peut-être est-ce ainsi qu’il a su ouvrir les portes du Centre des Bords de Marne du Perreux où, compositeur associé, il a su créer un public. Et les portes de la Philharmonie ne se seraient peut-être ja
mais ouvertes à Ping Machine sans cette Fête à Boby avec André Minvielle en deuxième partie.
En septembre 2012, suite au compte rendu d’un concert au festival Jazz aux écluses, André Minvielle avait répondu dans ce blog à mes reproches de ne pas avoir appris par cœur les paroles de Boby Lapointe. Il s’en expliquait hier en ouverture du concert dans sa brillante dialectique… S’il garde encore un œil sur la “partition”, il plane désormais dessus avec cette espèce d’aisance dont il distille langage, rythme et mélodie. À Jazz aux Ecluses, la polémique avait également porté sur le travail du sonorisateur Gilles Ollivesi. Là aussi, contraste avec la première partie. La sonorisation de Gilles Olivesi, entendue du balcon de la Cité de la musique, n’est pas timide. Sur certains instrumentaux, elle projette avec précision l’écriture de Machado vers l’auditeur, à d’autres moments, elle noie tel ou tel soliste, et lorsque Minvielle chante, pour faire passer la voix au-dessus de l’orchestre, elle la fait passer en force et ça, c’est très détestable, sauf à être acquis aux habitudes prises dans le domaine des musiques dites actuelles. Vaste débat à laquelle la Philharmonie pourrait ouvrir l’une de ses tables rondes*. A quelle salle, quelle musique ? A quelle musique quelle pratique de sonorisation ? En centrant d’ailleurs plus particulièrement la question sur le jazz, ou tout du moins sur les musiques où l’amplification s’applique à des instruments acoustiques.
Quant à la musique que Jean-Marie Machado a composée sur les paroles de Boby Lapointe (faut-il encore parler d’arrangement ?), c’est dans un genre très différent de celui de Frédéric Maurin, une espèce de transposition dans le domaine de l’orchestration de cette voc’alchimie dont se réclame Minvielle et qui en fait l’interprète légitime de Boby, transposition qui relève tout à la fois de l’orfèvrerie et de la bijouterie dans jamais tomber dans la préciosité, avec un élan et une mise en valeur des personnalités musicales en présence : Ithursarry pour son duo (après une grandiose introduction solo) avec Minvielle sur Lumière tango, Jean-Charles Richard et Machado lui-même en trio avec le chanteur sur L’Aubade à Lydie, François Thuillier évidemment dans Il voulait jouer de l’hélicon, un peu partout ailleurs Jean-Marc Quillier qui ressuscite cet art dont Francisco Cariolato enchanta les studios de variété français entre les deux guerres, Joce Mienniel pour toutes sortes de raisons, François Merville pour toutes sortes d’autres… et Gueorgui Kornazov qui s’arrange toujours pour se faire oublier dans un coin jusqu’à vous réveiller d’un soudain coup de coulisse derrière les oreilles. Franck Bergerot
*Un débat qui a particulièrement sa place à La Philharmonie dont on ne connaît pas encore tout le potentiel mais où la Philharmonie 1 me semble poser un problème. Car si j’ai écrit un peu vite à propos du Jazz at the Philharmonie du 12 février dernier que cela faisait longtemps que je n’avais pas aussi bien entendu un orchestre de jazz dans une grande salle parisienne, j’aurais dû ajouter que ça n’était pas difficile, vu les sons déplorables qui s’y entendent habituellement. J’aurais pu préciser que, plus ou moins précis, le son venait de fort loin, alors même que l’une des premières qualités vantées au sujet de la salle de Jean Nouvel, c’est la proximité. Mais de quoi parle-t-on ? La configuration pour laquelle a été conçue cette salle, c’est avec l’orchestre au centre du public. Ce que nous avons entendu le 12 février, un orchestre amplifié face à un public ? N’est-ce pas ni plus ni moins Bercy en plus élégant.