Craig Taborn, l'exceptionnel
À chaque fois que Craig Taborn monte sur scène, il fait sensation. Après le passage remarqué de son nouveau quartette au cours de la dernière édition du festival Sons d’hiver, en janvier dernier, à Toulouse sa prestation solo a soulevé l’enthousiasme d’un public hétérogène.
Dimanche 22 mars 2015, Toulouse (31), Amphithéâtre du Musée des Abattoirs
Première partie : Betty Hovette – Gaël Tissot
Betty Hovette (piano, piano préparé), Gaël Tissot (électroacoustique)
Comment réussir à rassembler dans une même salle des mélomanes, de jeunes étudiants, d’autres, moins jeunes, inscrits à l’Université du Temps Libre, des élèves d’écoles de musique, des curieux, des novices, des amateurs d’art, des passionnés de jazz, des passionnés de musique contemporaine, des passionnés de musique improvisée…, et à l’issue de la soirée les retrouver transformés, étonnés, étourdis, éblouis ? Il suffit d’unir les forces en présence, comme l’association Un Pavé dans le Jazz (UPJ) l’a fait en proposant au musée d’art moderne de Toulouse – où avait lieu le concert – et au Collectif Hapax (qui promeut la création contemporaine) de se joindre à elle pour la tenue de deux parties musicales aux antipodes de la soupe que nos frileux mass médias se sentent obligés de nous verser à longueur de journées[1].
En première partie, une carte blanche avait été donnée à la pianiste Betty Hovette. Volontairement, aucune information n’avait été fournie au sujet de sa prestation en duo avec Gaël Tissot, un électroacousticien retranché derrière ses multiples ordinateurs, sa table de mixage et son clavier-maître. Ce ne fut qu’à l’issue de leur prestation que le public découvrit le pot-aux-roses : ces deux musiciens venaient de démontrer en acte que les genres, les styles, les cases qui enferment sont décidément des catégories de plus en plus désuètes, dont il faut se prévenir. En effet, le programme entendu se composait de musique moderne écrite « savante » (Daughters of the Lonesome Isle de John Cage, au piano préparé), de musique « contemporaine » écrite par un « jazzman » (Dead Ringer de John Zorn), le tout mêlé à de l’improvisation libre (piano préparé ou non), de la musique mixte fixée mais avec des parties de piano aléatoire (Wetback du compositeur mexicain Ivan Tadeo Ireta), et de la musique mixte improvisée. En vertu de quoi un compositeur est-il considéré comme « savant » ou non ? Qu’est-ce qui est fixé, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Est-ce important ? Que se joue-t-il derrière ses appellations contrôlées ? Musique pour une élite ou « musique élitaire pour tous » (pour reprendre l’expression du comédien et metteur en scène Antoine Vitez) ? L’image domine-t-elle la musique ou son contraire (une création vidéo réalisée par deux étudiants en design graphique, Lucie Laval et Samuel Cordat, fut projetée pendant Wetback) ? Autant de questions passionnantes que souleva ce programme mené avec foi par les deux artistes, à l’évidence pour le plus grand plaisir d’une majorité du public.
Seconde partie : Craig Taborn solo
Craig Taborn (p)
Est-ce parce qu’il avait entendu la première partie que Craig Taborn débuta son concert par une improvisation assez rêche, au parcours ardu ? Il se prêta en effet à un travail centré sur les tensions temporelles et la densité harmonique, en une musique discontinue toute de ruptures, de lignes mélodiques éclatées et de nuances extrêmes. C’est d’ailleurs sur ce dernier paramètre qu’il semble actuellement concentrer son travail. Dans l’une des improvisations suivantes, il développa ainsi un long passage en jouant fortissimo les notes main gauche en même temps qu’il enfonçait pianissimo des accords à la dextre. Le résultat fut tout à fait étonnant, d’une beauté à la fois énigmatique et envoûtante, les accords semblant issus du spectre sonore des notes de basse, ce que le rapport harmonique entre les deux mains contredisait indéniablement.
La question de la dynamique resta au centre de sa quatrième improvisation, mais sous la forme d’une « ballade » évanescente, davantage consonante que le reste de sa prestation, sans qu’elle ait été pour autant bel et bien tonale. De la salle, plus un seul toussotement ! Ce silence concentré se mua en applaudissements admiratifs après la note finale de la sixième entreprise (dans quelle mesure était-elle totalement improvisée ?? peu importe !), une pièce dans laquelle on pouvait sentir les racines afro-américaines du pianiste, grâce à l’affirmation d’un tempo régulier et d’une forme patente mais non ostentatoire de swing. Blocs successifs de septièmes et neuvièmes « à vide » à la main gauche, phrasés et phrases dérivés (et non repris) du bebop, voilà qui évoqua une sorte de « Monk du XXIe siècle ». Enfin, le pianiste conclut son concert par une pièce où il tint très longuement une improbable combinaison d’ostinatos, l’un à onze temps à la main gauche, l’autre à sept temps… Les ultimes minutes de cette époustouflante exploration des mille et une manières de superposer les métriques les plus fines – car bien entendu l’ensemble évolua progressivement ailleurs – se conclut par un effet dynamique de nouveau remarquable : en usant de termes techniques des studios d’enregistrement, on pourrait dire que sa main gauche fit un fade out tandis que l’autre main fit un fade in.
Standing ovation, donc, chaleureuse au possible et sincère, puis bis. Ce fut un blues. Mais un blues là aussi du XXIe siècle – à l’image de l’art même de Craig Taborn –, aux harmonies étranges, sans l’ombre d’un cliché, soutenu par un rythme présent-absent.
Si la simplicité ne renvoie pas nécessairement à l’indigence, Betty Hovette, Gaël Tissot et Craig Taborn ont prouvé qu’exigence ne rime nullement avec exclusion. Il est étrange qu’au pays de Descartes, Cézanne, Proust et du Corbusier on accepte de moins en moins cette idée lorsqu’il s’agit de musique…
[1] J’adhère d’ailleurs totalement aux propos de Franck Bergerot lorsqu’il souligne le traitement infligé à la musique sur France Culture. Voilà en effet une chaîne radiophonique sur laquelle on peut entendre dans la même matinée (
celle du 18 mars dernier, prise au hasard, avant la grève, justifiée, qui contrarie la diffusion de ses programmes) une émission abordant les paradoxes du désir par la lecture de L’Être et le néant de Jean-Paul Sartre (avec les commentaires du philosophe Hadi Rizk et, une fois n’est pas coutume, du Charlie Haden en illustration sonore !), et quelques heures plus tôt le spécialiste « musique » de la chaîne, Matthieu Conquet, conclure sa chronique quotidienne des Matins de France Culture, au sujet du violoniste David Garrett (qu’il compare, en plus jeune, à André Rieu), par ce commentaire définitif (le seul de sa chronique de cinq minutes centré sur une dimension proprement musicale) : « Retour à la musique et aux accents de musique tzigane chez Brahms. Coloration plus que décoloration. » Peut-être ce chroniqueur a-t-il voulu tendre à sa manière un fil thématique avec l’émission de philosophie en optant pour le paraître et le néant ?
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À chaque fois que Craig Taborn monte sur scène, il fait sensation. Après le passage remarqué de son nouveau quartette au cours de la dernière édition du festival Sons d’hiver, en janvier dernier, à Toulouse sa prestation solo a soulevé l’enthousiasme d’un public hétérogène.
Dimanche 22 mars 2015, Toulouse (31), Amphithéâtre du Musée des Abattoirs
Première partie : Betty Hovette – Gaël Tissot
Betty Hovette (piano, piano préparé), Gaël Tissot (électroacoustique)
Comment réussir à rassembler dans une même salle des mélomanes, de jeunes étudiants, d’autres, moins jeunes, inscrits à l’Université du Temps Libre, des élèves d’écoles de musique, des curieux, des novices, des amateurs d’art, des passionnés de jazz, des passionnés de musique contemporaine, des passionnés de musique improvisée…, et à l’issue de la soirée les retrouver transformés, étonnés, étourdis, éblouis ? Il suffit d’unir les forces en présence, comme l’association Un Pavé dans le Jazz (UPJ) l’a fait en proposant au musée d’art moderne de Toulouse – où avait lieu le concert – et au Collectif Hapax (qui promeut la création contemporaine) de se joindre à elle pour la tenue de deux parties musicales aux antipodes de la soupe que nos frileux mass médias se sentent obligés de nous verser à longueur de journées[1].
En première partie, une carte blanche avait été donnée à la pianiste Betty Hovette. Volontairement, aucune information n’avait été fournie au sujet de sa prestation en duo avec Gaël Tissot, un électroacousticien retranché derrière ses multiples ordinateurs, sa table de mixage et son clavier-maître. Ce ne fut qu’à l’issue de leur prestation que le public découvrit le pot-aux-roses : ces deux musiciens venaient de démontrer en acte que les genres, les styles, les cases qui enferment sont décidément des catégories de plus en plus désuètes, dont il faut se prévenir. En effet, le programme entendu se composait de musique moderne écrite « savante » (Daughters of the Lonesome Isle de John Cage, au piano préparé), de musique « contemporaine » écrite par un « jazzman » (Dead Ringer de John Zorn), le tout mêlé à de l’improvisation libre (piano préparé ou non), de la musique mixte fixée mais avec des parties de piano aléatoire (Wetback du compositeur mexicain Ivan Tadeo Ireta), et de la musique mixte improvisée. En vertu de quoi un compositeur est-il considéré comme « savant » ou non ? Qu’est-ce qui est fixé, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Est-ce important ? Que se joue-t-il derrière ses appellations contrôlées ? Musique pour une élite ou « musique élitaire pour tous » (pour reprendre l’expression du comédien et metteur en scène Antoine Vitez) ? L’image domine-t-elle la musique ou son contraire (une création vidéo réalisée par deux étudiants en design graphique, Lucie Laval et Samuel Cordat, fut projetée pendant Wetback) ? Autant de questions passionnantes que souleva ce programme mené avec foi par les deux artistes, à l’évidence pour le plus grand plaisir d’une majorité du public.
Seconde partie : Craig Taborn solo
Craig Taborn (p)
Est-ce parce qu’il avait entendu la première partie que Craig Taborn débuta son concert par une improvisation assez rêche, au parcours ardu ? Il se prêta en effet à un travail centré sur les tensions temporelles et la densité harmonique, en une musique discontinue toute de ruptures, de lignes mélodiques éclatées et de nuances extrêmes. C’est d’ailleurs sur ce dernier paramètre qu’il semble actuellement concentrer son travail. Dans l’une des improvisations suivantes, il développa ainsi un long passage en jouant fortissimo les notes main gauche en même temps qu’il enfonçait pianissimo des accords à la dextre. Le résultat fut tout à fait étonnant, d’une beauté à la fois énigmatique et envoûtante, les accords semblant issus du spectre sonore des notes de basse, ce que le rapport harmonique entre les deux mains contredisait indéniablement.
La question de la dynamique resta au centre de sa quatrième improvisation, mais sous la forme d’une « ballade » évanescente, davantage consonante que le reste de sa prestation, sans qu’elle ait été pour autant bel et bien tonale. De la salle, plus un seul toussotement ! Ce silence concentré se mua en applaudissements admiratifs après la note finale de la sixième entreprise (dans quelle mesure était-elle totalement improvisée ?? peu importe !), une pièce dans laquelle on pouvait sentir les racines afro-américaines du pianiste, grâce à l’affirmation d’un tempo régulier et d’une forme patente mais non ostentatoire de swing. Blocs successifs de septièmes et neuvièmes « à vide » à la main gauche, phrasés et phrases dérivés (et non repris) du bebop, voilà qui évoqua une sorte de « Monk du XXIe siècle ». Enfin, le pianiste conclut son concert par une pièce où il tint très longuement une improbable combinaison d’ostinatos, l’un à onze temps à la main gauche, l’autre à sept temps… Les ultimes minutes de cette époustouflante exploration des mille et une manières de superposer les métriques les plus fines – car bien entendu l’ensemble évolua progressivement ailleurs – se conclut par un effet dynamique de nouveau remarquable : en usant de termes techniques des studios d’enregistrement, on pourrait dire que sa main gauche fit un fade out tandis que l’autre main fit un fade in.
Standing ovation, donc, chaleureuse au possible et sincère, puis bis. Ce fut un blues. Mais un blues là aussi du XXIe siècle – à l’image de l’art même de Craig Taborn –, aux harmonies étranges, sans l’ombre d’un cliché, soutenu par un rythme présent-absent.
Si la simplicité ne renvoie pas nécessairement à l’indigence, Betty Hovette, Gaël Tissot et Craig Taborn ont prouvé qu’exigence ne rime nullement avec exclusion. Il est étrange qu’au pays de Descartes, Cézanne, Proust et du Corbusier on accepte de moins en moins cette idée lorsqu’il s’agit de musique…
[1] J’adhère d’ailleurs totalement aux propos de Franck Bergerot lorsqu’il souligne le traitement infligé à la musique sur France Culture. Voilà en effet une chaîne radiophonique sur laquelle on peut entendre dans la même matinée (
celle du 18 mars dernier, prise au hasard, avant la grève, justifiée, qui contrarie la diffusion de ses programmes) une émission abordant les paradoxes du désir par la lecture de L’Être et le néant de Jean-Paul Sartre (avec les commentaires du philosophe Hadi Rizk et, une fois n’est pas coutume, du Charlie Haden en illustration sonore !), et quelques heures plus tôt le spécialiste « musique » de la chaîne, Matthieu Conquet, conclure sa chronique quotidienne des Matins de France Culture, au sujet du violoniste David Garrett (qu’il compare, en plus jeune, à André Rieu), par ce commentaire définitif (le seul de sa chronique de cinq minutes centré sur une dimension proprement musicale) : « Retour à la musique et aux accents de musique tzigane chez Brahms. Coloration plus que décoloration. » Peut-être ce chroniqueur a-t-il voulu tendre à sa manière un fil thématique avec l’émission de philosophie en optant pour le paraître et le néant ?
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À chaque fois que Craig Taborn monte sur scène, il fait sensation. Après le passage remarqué de son nouveau quartette au cours de la dernière édition du festival Sons d’hiver, en janvier dernier, à Toulouse sa prestation solo a soulevé l’enthousiasme d’un public hétérogène.
Dimanche 22 mars 2015, Toulouse (31), Amphithéâtre du Musée des Abattoirs
Première partie : Betty Hovette – Gaël Tissot
Betty Hovette (piano, piano préparé), Gaël Tissot (électroacoustique)
Comment réussir à rassembler dans une même salle des mélomanes, de jeunes étudiants, d’autres, moins jeunes, inscrits à l’Université du Temps Libre, des élèves d’écoles de musique, des curieux, des novices, des amateurs d’art, des passionnés de jazz, des passionnés de musique contemporaine, des passionnés de musique improvisée…, et à l’issue de la soirée les retrouver transformés, étonnés, étourdis, éblouis ? Il suffit d’unir les forces en présence, comme l’association Un Pavé dans le Jazz (UPJ) l’a fait en proposant au musée d’art moderne de Toulouse – où avait lieu le concert – et au Collectif Hapax (qui promeut la création contemporaine) de se joindre à elle pour la tenue de deux parties musicales aux antipodes de la soupe que nos frileux mass médias se sentent obligés de nous verser à longueur de journées[1].
En première partie, une carte blanche avait été donnée à la pianiste Betty Hovette. Volontairement, aucune information n’avait été fournie au sujet de sa prestation en duo avec Gaël Tissot, un électroacousticien retranché derrière ses multiples ordinateurs, sa table de mixage et son clavier-maître. Ce ne fut qu’à l’issue de leur prestation que le public découvrit le pot-aux-roses : ces deux musiciens venaient de démontrer en acte que les genres, les styles, les cases qui enferment sont décidément des catégories de plus en plus désuètes, dont il faut se prévenir. En effet, le programme entendu se composait de musique moderne écrite « savante » (Daughters of the Lonesome Isle de John Cage, au piano préparé), de musique « contemporaine » écrite par un « jazzman » (Dead Ringer de John Zorn), le tout mêlé à de l’improvisation libre (piano préparé ou non), de la musique mixte fixée mais avec des parties de piano aléatoire (Wetback du compositeur mexicain Ivan Tadeo Ireta), et de la musique mixte improvisée. En vertu de quoi un compositeur est-il considéré comme « savant » ou non ? Qu’est-ce qui est fixé, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Est-ce important ? Que se joue-t-il derrière ses appellations contrôlées ? Musique pour une élite ou « musique élitaire pour tous » (pour reprendre l’expression du comédien et metteur en scène Antoine Vitez) ? L’image domine-t-elle la musique ou son contraire (une création vidéo réalisée par deux étudiants en design graphique, Lucie Laval et Samuel Cordat, fut projetée pendant Wetback) ? Autant de questions passionnantes que souleva ce programme mené avec foi par les deux artistes, à l’évidence pour le plus grand plaisir d’une majorité du public.
Seconde partie : Craig Taborn solo
Craig Taborn (p)
Est-ce parce qu’il avait entendu la première partie que Craig Taborn débuta son concert par une improvisation assez rêche, au parcours ardu ? Il se prêta en effet à un travail centré sur les tensions temporelles et la densité harmonique, en une musique discontinue toute de ruptures, de lignes mélodiques éclatées et de nuances extrêmes. C’est d’ailleurs sur ce dernier paramètre qu’il semble actuellement concentrer son travail. Dans l’une des improvisations suivantes, il développa ainsi un long passage en jouant fortissimo les notes main gauche en même temps qu’il enfonçait pianissimo des accords à la dextre. Le résultat fut tout à fait étonnant, d’une beauté à la fois énigmatique et envoûtante, les accords semblant issus du spectre sonore des notes de basse, ce que le rapport harmonique entre les deux mains contredisait indéniablement.
La question de la dynamique resta au centre de sa quatrième improvisation, mais sous la forme d’une « ballade » évanescente, davantage consonante que le reste de sa prestation, sans qu’elle ait été pour autant bel et bien tonale. De la salle, plus un seul toussotement ! Ce silence concentré se mua en applaudissements admiratifs après la note finale de la sixième entreprise (dans quelle mesure était-elle totalement improvisée ?? peu importe !), une pièce dans laquelle on pouvait sentir les racines afro-américaines du pianiste, grâce à l’affirmation d’un tempo régulier et d’une forme patente mais non ostentatoire de swing. Blocs successifs de septièmes et neuvièmes « à vide » à la main gauche, phrasés et phrases dérivés (et non repris) du bebop, voilà qui évoqua une sorte de « Monk du XXIe siècle ». Enfin, le pianiste conclut son concert par une pièce où il tint très longuement une improbable combinaison d’ostinatos, l’un à onze temps à la main gauche, l’autre à sept temps… Les ultimes minutes de cette époustouflante exploration des mille et une manières de superposer les métriques les plus fines – car bien entendu l’ensemble évolua progressivement ailleurs – se conclut par un effet dynamique de nouveau remarquable : en usant de termes techniques des studios d’enregistrement, on pourrait dire que sa main gauche fit un fade out tandis que l’autre main fit un fade in.
Standing ovation, donc, chaleureuse au possible et sincère, puis bis. Ce fut un blues. Mais un blues là aussi du XXIe siècle – à l’image de l’art même de Craig Taborn –, aux harmonies étranges, sans l’ombre d’un cliché, soutenu par un rythme présent-absent.
Si la simplicité ne renvoie pas nécessairement à l’indigence, Betty Hovette, Gaël Tissot et Craig Taborn ont prouvé qu’exigence ne rime nullement avec exclusion. Il est étrange qu’au pays de Descartes, Cézanne, Proust et du Corbusier on accepte de moins en moins cette idée lorsqu’il s’agit de musique…
[1] J’adhère d’ailleurs totalement aux propos de Franck Bergerot lorsqu’il souligne le traitement infligé à la musique sur France Culture. Voilà en effet une chaîne radiophonique sur laquelle on peut entendre dans la même matinée (
celle du 18 mars dernier, prise au hasard, avant la grève, justifiée, qui contrarie la diffusion de ses programmes) une émission abordant les paradoxes du désir par la lecture de L’Être et le néant de Jean-Paul Sartre (avec les commentaires du philosophe Hadi Rizk et, une fois n’est pas coutume, du Charlie Haden en illustration sonore !), et quelques heures plus tôt le spécialiste « musique » de la chaîne, Matthieu Conquet, conclure sa chronique quotidienne des Matins de France Culture, au sujet du violoniste David Garrett (qu’il compare, en plus jeune, à André Rieu), par ce commentaire définitif (le seul de sa chronique de cinq minutes centré sur une dimension proprement musicale) : « Retour à la musique et aux accents de musique tzigane chez Brahms. Coloration plus que décoloration. » Peut-être ce chroniqueur a-t-il voulu tendre à sa manière un fil thématique avec l’émission de philosophie en optant pour le paraître et le néant ?
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À chaque fois que Craig Taborn monte sur scène, il fait sensation. Après le passage remarqué de son nouveau quartette au cours de la dernière édition du festival Sons d’hiver, en janvier dernier, à Toulouse sa prestation solo a soulevé l’enthousiasme d’un public hétérogène.
Dimanche 22 mars 2015, Toulouse (31), Amphithéâtre du Musée des Abattoirs
Première partie : Betty Hovette – Gaël Tissot
Betty Hovette (piano, piano préparé), Gaël Tissot (électroacoustique)
Comment réussir à rassembler dans une même salle des mélomanes, de jeunes étudiants, d’autres, moins jeunes, inscrits à l’Université du Temps Libre, des élèves d’écoles de musique, des curieux, des novices, des amateurs d’art, des passionnés de jazz, des passionnés de musique contemporaine, des passionnés de musique improvisée…, et à l’issue de la soirée les retrouver transformés, étonnés, étourdis, éblouis ? Il suffit d’unir les forces en présence, comme l’association Un Pavé dans le Jazz (UPJ) l’a fait en proposant au musée d’art moderne de Toulouse – où avait lieu le concert – et au Collectif Hapax (qui promeut la création contemporaine) de se joindre à elle pour la tenue de deux parties musicales aux antipodes de la soupe que nos frileux mass médias se sentent obligés de nous verser à longueur de journées[1].
En première partie, une carte blanche avait été donnée à la pianiste Betty Hovette. Volontairement, aucune information n’avait été fournie au sujet de sa prestation en duo avec Gaël Tissot, un électroacousticien retranché derrière ses multiples ordinateurs, sa table de mixage et son clavier-maître. Ce ne fut qu’à l’issue de leur prestation que le public découvrit le pot-aux-roses : ces deux musiciens venaient de démontrer en acte que les genres, les styles, les cases qui enferment sont décidément des catégories de plus en plus désuètes, dont il faut se prévenir. En effet, le programme entendu se composait de musique moderne écrite « savante » (Daughters of the Lonesome Isle de John Cage, au piano préparé), de musique « contemporaine » écrite par un « jazzman » (Dead Ringer de John Zorn), le tout mêlé à de l’improvisation libre (piano préparé ou non), de la musique mixte fixée mais avec des parties de piano aléatoire (Wetback du compositeur mexicain Ivan Tadeo Ireta), et de la musique mixte improvisée. En vertu de quoi un compositeur est-il considéré comme « savant » ou non ? Qu’est-ce qui est fixé, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Est-ce important ? Que se joue-t-il derrière ses appellations contrôlées ? Musique pour une élite ou « musique élitaire pour tous » (pour reprendre l’expression du comédien et metteur en scène Antoine Vitez) ? L’image domine-t-elle la musique ou son contraire (une création vidéo réalisée par deux étudiants en design graphique, Lucie Laval et Samuel Cordat, fut projetée pendant Wetback) ? Autant de questions passionnantes que souleva ce programme mené avec foi par les deux artistes, à l’évidence pour le plus grand plaisir d’une majorité du public.
Seconde partie : Craig Taborn solo
Craig Taborn (p)
Est-ce parce qu’il avait entendu la première partie que Craig Taborn débuta son concert par une improvisation assez rêche, au parcours ardu ? Il se prêta en effet à un travail centré sur les tensions temporelles et la densité harmonique, en une musique discontinue toute de ruptures, de lignes mélodiques éclatées et de nuances extrêmes. C’est d’ailleurs sur ce dernier paramètre qu’il semble actuellement concentrer son travail. Dans l’une des improvisations suivantes, il développa ainsi un long passage en jouant fortissimo les notes main gauche en même temps qu’il enfonçait pianissimo des accords à la dextre. Le résultat fut tout à fait étonnant, d’une beauté à la fois énigmatique et envoûtante, les accords semblant issus du spectre sonore des notes de basse, ce que le rapport harmonique entre les deux mains contredisait indéniablement.
La question de la dynamique resta au centre de sa quatrième improvisation, mais sous la forme d’une « ballade » évanescente, davantage consonante que le reste de sa prestation, sans qu’elle ait été pour autant bel et bien tonale. De la salle, plus un seul toussotement ! Ce silence concentré se mua en applaudissements admiratifs après la note finale de la sixième entreprise (dans quelle mesure était-elle totalement improvisée ?? peu importe !), une pièce dans laquelle on pouvait sentir les racines afro-américaines du pianiste, grâce à l’affirmation d’un tempo régulier et d’une forme patente mais non ostentatoire de swing. Blocs successifs de septièmes et neuvièmes « à vide » à la main gauche, phrasés et phrases dérivés (et non repris) du bebop, voilà qui évoqua une sorte de « Monk du XXIe siècle ». Enfin, le pianiste conclut son concert par une pièce où il tint très longuement une improbable combinaison d’ostinatos, l’un à onze temps à la main gauche, l’autre à sept temps… Les ultimes minutes de cette époustouflante exploration des mille et une manières de superposer les métriques les plus fines – car bien entendu l’ensemble évolua progressivement ailleurs – se conclut par un effet dynamique de nouveau remarquable : en usant de termes techniques des studios d’enregistrement, on pourrait dire que sa main gauche fit un fade out tandis que l’autre main fit un fade in.
Standing ovation, donc, chaleureuse au possible et sincère, puis bis. Ce fut un blues. Mais un blues là aussi du XXIe siècle – à l’image de l’art même de Craig Taborn –, aux harmonies étranges, sans l’ombre d’un cliché, soutenu par un rythme présent-absent.
Si la simplicité ne renvoie pas nécessairement à l’indigence, Betty Hovette, Gaël Tissot et Craig Taborn ont prouvé qu’exigence ne rime nullement avec exclusion. Il est étrange qu’au pays de Descartes, Cézanne, Proust et du Corbusier on accepte de moins en moins cette idée lorsqu’il s’agit de musique…
[1] J’adhère d’ailleurs totalement aux propos de Franck Bergerot lorsqu’il souligne le traitement infligé à la musique sur France Culture. Voilà en effet une chaîne radiophonique sur laquelle on peut entendre dans la même matinée (
celle du 18 mars dernier, prise au hasard, avant la grève, justifiée, qui contrarie la diffusion de ses programmes) une émission abordant les paradoxes du désir par la lecture de L’Être et le néant de Jean-Paul Sartre (avec les commentaires du philosophe Hadi Rizk et, une fois n’est pas coutume, du Charlie Haden en illustration sonore !), et quelques heures plus tôt le spécialiste « musique » de la chaîne, Matthieu Conquet, conclure sa chronique quotidienne des Matins de France Culture, au sujet du violoniste David Garrett (qu’il compare, en plus jeune, à André Rieu), par ce commentaire définitif (le seul de sa chronique de cinq minutes centré sur une dimension proprement musicale) : « Retour à la musique et aux accents de musique tzigane chez Brahms. Coloration plus que décoloration. » Peut-être ce chroniqueur a-t-il voulu tendre à sa manière un fil thématique avec l’émission de philosophie en optant pour le paraître et le néant ?