Jazz live
Publié le 19 Avr 2015

Quand les Jazzmen parlent aux psychanalystes…

JazzPsyÂAcAlvoet2015d4  C’est le printemps, on fait le ménage dans les carnets qui s’amoncellent sur le bureau, parmi les papiers gras, les épluchures de banane, et les cadavres d’animaux. Tout à coup, on se tape sur le front : « Zut ! j’ai oublié de rédiger le colloque Jazz et psychanalyse du mois de mars ! ».

 

Colloque Jazz et Psychanalyse avec Géraldine Laurent , Edouard Ferlet, Aldo Romano , Raphaël Imbert (jazzmen) et Frédéric Vinot, Silvia Lippi, Martin Bakero Carrasco, Jean-Marc Chouvel, Jean-Louis Sous, Alain Didier-Weill, Bertrand Ogilvie, Françoise marceau, Francis Hofstein, Céline Masson, Olivier Douville, marcel Drach (Psychanalystes), Reid hall, samedi 14 mars 2015

 

 

Depuis quelques années, un groupe « Jazz et Clinique psychanalytique » animé par Frédéric Vinot et Silvia Lippi se réunit régulièrement à Paris. Jazzmen et psychanalystes, vêtus de longues capes et de fausses moustaches, se rejoignent à la nuit tombée pour se chuchoter d’obscurs secrets. Le colloque est à la fois le prolongement et l’officialisation de ces travaux. Le but est d’instaurer un véritable dialogue entre les deux corporations. Il s’agit que « les jazzmen parlent avec les psychanalystes » ne se transforme pas en « les Jazzmen sur le divan ». Pour ne pas tomber dans ce piège le colloque se déroule sous forme de dialogues et non pas de communications préparées à l’avance, comme c’est la tradition dans le milieu universitaire.

JazzPsyÂAcAlvoet2015d8


Les sujets de ces quatre tables rondes étaient : la libre association, l’erreur, le silence, le jazz comme lien social.

Pour que le dispositif fonctionne, encore fallait-il que les psychanalystes et jazzmen jouent le jeu. Les psychanalystes (en supériorité numérique) devaient abandonner leur position de surplomb. Ils le firent avec une bonne volonté souvent touchante. On les vit même solliciter l’avis des jazzmen, s’enquérir de leur conception du silence ou de l’indicible, comme s’ils possédaient une familiarité avec les forces occultes leur conférant une autorité et une  légitimité supérieures. Et inversement, les jazzmen s’employèrent à jouer le jeu de la verbalisation et de la conceptualisation.


JazzPsyÂAcAlvoet2015d5



Le danger de ce genre de colloque carpe et lapin, c’est que les participants sont très heureux de se rencontrer. Convaincus à juste titre que l’occasion est rare et précieuse, ils sont inévitablement portés à valoriser les proximités et les similitudes (quel bonheur pour les psychanalystes de se sentir un peu jazzmen, et quel plaisir pour les jazzmen de s’éprouver un peu psychanalystes…). A rebours, il m’a semblé que les moments les plus intéressants furent ceux où chacun fut amené à marquer les contours de son territoire.


JazzPsyÂAcAlvoet2015d7





On en eut l’exemple au cours de la table ronde numéro deux, la plus intéressante à mon goût, qui réunissait Silvia Lippi, Alain Didier-Weill, Bertrand Ogilvie , pour parler de l’erreur.

C’est le batteur Aldo Romano, qui s’exprime le premier. Il semble adopter par avance la logique des psychanalystes. De sa voix de papier froissé, il prononce quelques phrases dans un silence recueilli : « Pour moi, se tromper ce n’est pas l’erreur. Ce n’est pas en étant juste que l’on est forcément…juste. J’ai construit mon propre style à partir de ce que j’étais incapable de faire…je n’ai fait que des erreurs…Se tromper, c’est autre chose. C’est se tromper d’erreur… ».

Le psychanalyste Bertrand Ogilvie se montre plus radical, soutenant que l’erreur n’a de sens ni en psychanalyse ni en jazz (« on est bien partis » dit quelqu’un dans le public). Il précise son propos à partir d’une citation philosophique : « Spinoza dit que toutes les idées, en tant qu’on les rapporte à Dieu sont vraies…En termes analytiques, je traduis cela en disant que toutes les idées sont des symptômes, ont toutes une raison d’être… ».

Silvia Lippi nuance, précise, interroge : « Toutes les idées sont des symptômes…Toutes les idées sont des erreurs…Est-ce qu’on peut dire que telle ou telle interprétation est tombée juste alors que quand on parle il y a toujours quelque chose de l’ordre de l’erreur ? ».

La conversation s’enracine autour de l’idée qu’il n’y a pas d’erreur, dérive un moment sur l’idée de jouissance, puis la conversation revient à Aldo Romano. Il repart sur l’idée de justesse, souligne que celle-ci est liée au placement rythmique. On sent qu’il rôde autour d’une idée importante, sans arriver à la ferrer. Elle est là, tout près de lui, à portée de main, comme une truite argentée refusant obstinément de rejoindre l’épuisette du pêcheur. On voit sur son visage un peu soucieux qu’il continue de chercher. Pendant qu’Aldo poursuit sa truite, la conversation rebondit. Quelqu’un cite une jolie phrase de Nicolas de Staël (« Je travaille d’accident en accident »), Alain-Didier Weil mentionne une idée de Lacan selon lequel l’analyste doit s’orienter en même temps avec Moïse et la loi, et Antigone et la révolte. Après ces multiples cheminements et déri
vations, la conversation revient à Aldo Romano. Ça y est, la truite est dans son épuisette. Il a trouvé ce qu’il cherchait. Sa voix de papier froissé devient plus ferme. Il souligne que, dans le domaine spécifique du jazz, l’erreur existe bel et bien : « L’erreur, en jazz, c’est une erreur de rythme…et ça s’applique dans tous les domaines…si le rythme d’une phrase est mauvais, toute la phrase dégringole. Je terminerai en disant : soyez rythmiques ! ».

Certes, tout ne fut pas toujours rythmique dans la suite de la discussion, mais il y eut des choses formidables et stimulantes, des citations délicieuses, des étymologies ingénieuses, et d’autres moments de vérité. Les musiciens ont conclu cette journée d’intenses discussions. Le quartet de Géraldine Laurent, Raphaël Imbert, Aldo Romano, Edouard Ferlet s’est retrouvé pour un set court mais intense, avec des incunables (All the things ) mais aussi du Coltrane, du Ayler, du Ornette Coleman. C’était parfait. La réunion de Géraldine Laurent et de Raphaël Imbert est génératrice de merveilles, notamment parce-que leur discours va chercher son intensité et sa chaleur dans des régions différentes mais complémentaires.  Quand deux musiciens de ce calibre dialoguent ensemble, ils ne se trompent jamais d’erreurs.  

Texte JF Mondot

Dessins AC Alvoët

 

|

JazzPsyÂAcAlvoet2015d4  C’est le printemps, on fait le ménage dans les carnets qui s’amoncellent sur le bureau, parmi les papiers gras, les épluchures de banane, et les cadavres d’animaux. Tout à coup, on se tape sur le front : « Zut ! j’ai oublié de rédiger le colloque Jazz et psychanalyse du mois de mars ! ».

 

Colloque Jazz et Psychanalyse avec Géraldine Laurent , Edouard Ferlet, Aldo Romano , Raphaël Imbert (jazzmen) et Frédéric Vinot, Silvia Lippi, Martin Bakero Carrasco, Jean-Marc Chouvel, Jean-Louis Sous, Alain Didier-Weill, Bertrand Ogilvie, Françoise marceau, Francis Hofstein, Céline Masson, Olivier Douville, marcel Drach (Psychanalystes), Reid hall, samedi 14 mars 2015

 

 

Depuis quelques années, un groupe « Jazz et Clinique psychanalytique » animé par Frédéric Vinot et Silvia Lippi se réunit régulièrement à Paris. Jazzmen et psychanalystes, vêtus de longues capes et de fausses moustaches, se rejoignent à la nuit tombée pour se chuchoter d’obscurs secrets. Le colloque est à la fois le prolongement et l’officialisation de ces travaux. Le but est d’instaurer un véritable dialogue entre les deux corporations. Il s’agit que « les jazzmen parlent avec les psychanalystes » ne se transforme pas en « les Jazzmen sur le divan ». Pour ne pas tomber dans ce piège le colloque se déroule sous forme de dialogues et non pas de communications préparées à l’avance, comme c’est la tradition dans le milieu universitaire.

JazzPsyÂAcAlvoet2015d8


Les sujets de ces quatre tables rondes étaient : la libre association, l’erreur, le silence, le jazz comme lien social.

Pour que le dispositif fonctionne, encore fallait-il que les psychanalystes et jazzmen jouent le jeu. Les psychanalystes (en supériorité numérique) devaient abandonner leur position de surplomb. Ils le firent avec une bonne volonté souvent touchante. On les vit même solliciter l’avis des jazzmen, s’enquérir de leur conception du silence ou de l’indicible, comme s’ils possédaient une familiarité avec les forces occultes leur conférant une autorité et une  légitimité supérieures. Et inversement, les jazzmen s’employèrent à jouer le jeu de la verbalisation et de la conceptualisation.


JazzPsyÂAcAlvoet2015d5



Le danger de ce genre de colloque carpe et lapin, c’est que les participants sont très heureux de se rencontrer. Convaincus à juste titre que l’occasion est rare et précieuse, ils sont inévitablement portés à valoriser les proximités et les similitudes (quel bonheur pour les psychanalystes de se sentir un peu jazzmen, et quel plaisir pour les jazzmen de s’éprouver un peu psychanalystes…). A rebours, il m’a semblé que les moments les plus intéressants furent ceux où chacun fut amené à marquer les contours de son territoire.


JazzPsyÂAcAlvoet2015d7





On en eut l’exemple au cours de la table ronde numéro deux, la plus intéressante à mon goût, qui réunissait Silvia Lippi, Alain Didier-Weill, Bertrand Ogilvie , pour parler de l’erreur.

C’est le batteur Aldo Romano, qui s’exprime le premier. Il semble adopter par avance la logique des psychanalystes. De sa voix de papier froissé, il prononce quelques phrases dans un silence recueilli : « Pour moi, se tromper ce n’est pas l’erreur. Ce n’est pas en étant juste que l’on est forcément…juste. J’ai construit mon propre style à partir de ce que j’étais incapable de faire…je n’ai fait que des erreurs…Se tromper, c’est autre chose. C’est se tromper d’erreur… ».

Le psychanalyste Bertrand Ogilvie se montre plus radical, soutenant que l’erreur n’a de sens ni en psychanalyse ni en jazz (« on est bien partis » dit quelqu’un dans le public). Il précise son propos à partir d’une citation philosophique : « Spinoza dit que toutes les idées, en tant qu’on les rapporte à Dieu sont vraies…En termes analytiques, je traduis cela en disant que toutes les idées sont des symptômes, ont toutes une raison d’être… ».

Silvia Lippi nuance, précise, interroge : « Toutes les idées sont des symptômes…Toutes les idées sont des erreurs…Est-ce qu’on peut dire que telle ou telle interprétation est tombée juste alors que quand on parle il y a toujours quelque chose de l’ordre de l’erreur ? ».

La conversation s’enracine autour de l’idée qu’il n’y a pas d’erreur, dérive un moment sur l’idée de jouissance, puis la conversation revient à Aldo Romano. Il repart sur l’idée de justesse, souligne que celle-ci est liée au placement rythmique. On sent qu’il rôde autour d’une idée importante, sans arriver à la ferrer. Elle est là, tout près de lui, à portée de main, comme une truite argentée refusant obstinément de rejoindre l’épuisette du pêcheur. On voit sur son visage un peu soucieux qu’il continue de chercher. Pendant qu’Aldo poursuit sa truite, la conversation rebondit. Quelqu’un cite une jolie phrase de Nicolas de Staël (« Je travaille d’accident en accident »), Alain-Didier Weil mentionne une idée de Lacan selon lequel l’analyste doit s’orienter en même temps avec Moïse et la loi, et Antigone et la révolte. Après ces multiples cheminements et déri
vations, la conversation revient à Aldo Romano. Ça y est, la truite est dans son épuisette. Il a trouvé ce qu’il cherchait. Sa voix de papier froissé devient plus ferme. Il souligne que, dans le domaine spécifique du jazz, l’erreur existe bel et bien : « L’erreur, en jazz, c’est une erreur de rythme…et ça s’applique dans tous les domaines…si le rythme d’une phrase est mauvais, toute la phrase dégringole. Je terminerai en disant : soyez rythmiques ! ».

Certes, tout ne fut pas toujours rythmique dans la suite de la discussion, mais il y eut des choses formidables et stimulantes, des citations délicieuses, des étymologies ingénieuses, et d’autres moments de vérité. Les musiciens ont conclu cette journée d’intenses discussions. Le quartet de Géraldine Laurent, Raphaël Imbert, Aldo Romano, Edouard Ferlet s’est retrouvé pour un set court mais intense, avec des incunables (All the things ) mais aussi du Coltrane, du Ayler, du Ornette Coleman. C’était parfait. La réunion de Géraldine Laurent et de Raphaël Imbert est génératrice de merveilles, notamment parce-que leur discours va chercher son intensité et sa chaleur dans des régions différentes mais complémentaires.  Quand deux musiciens de ce calibre dialoguent ensemble, ils ne se trompent jamais d’erreurs.  

Texte JF Mondot

Dessins AC Alvoët

 

|

JazzPsyÂAcAlvoet2015d4  C’est le printemps, on fait le ménage dans les carnets qui s’amoncellent sur le bureau, parmi les papiers gras, les épluchures de banane, et les cadavres d’animaux. Tout à coup, on se tape sur le front : « Zut ! j’ai oublié de rédiger le colloque Jazz et psychanalyse du mois de mars ! ».

 

Colloque Jazz et Psychanalyse avec Géraldine Laurent , Edouard Ferlet, Aldo Romano , Raphaël Imbert (jazzmen) et Frédéric Vinot, Silvia Lippi, Martin Bakero Carrasco, Jean-Marc Chouvel, Jean-Louis Sous, Alain Didier-Weill, Bertrand Ogilvie, Françoise marceau, Francis Hofstein, Céline Masson, Olivier Douville, marcel Drach (Psychanalystes), Reid hall, samedi 14 mars 2015

 

 

Depuis quelques années, un groupe « Jazz et Clinique psychanalytique » animé par Frédéric Vinot et Silvia Lippi se réunit régulièrement à Paris. Jazzmen et psychanalystes, vêtus de longues capes et de fausses moustaches, se rejoignent à la nuit tombée pour se chuchoter d’obscurs secrets. Le colloque est à la fois le prolongement et l’officialisation de ces travaux. Le but est d’instaurer un véritable dialogue entre les deux corporations. Il s’agit que « les jazzmen parlent avec les psychanalystes » ne se transforme pas en « les Jazzmen sur le divan ». Pour ne pas tomber dans ce piège le colloque se déroule sous forme de dialogues et non pas de communications préparées à l’avance, comme c’est la tradition dans le milieu universitaire.

JazzPsyÂAcAlvoet2015d8


Les sujets de ces quatre tables rondes étaient : la libre association, l’erreur, le silence, le jazz comme lien social.

Pour que le dispositif fonctionne, encore fallait-il que les psychanalystes et jazzmen jouent le jeu. Les psychanalystes (en supériorité numérique) devaient abandonner leur position de surplomb. Ils le firent avec une bonne volonté souvent touchante. On les vit même solliciter l’avis des jazzmen, s’enquérir de leur conception du silence ou de l’indicible, comme s’ils possédaient une familiarité avec les forces occultes leur conférant une autorité et une  légitimité supérieures. Et inversement, les jazzmen s’employèrent à jouer le jeu de la verbalisation et de la conceptualisation.


JazzPsyÂAcAlvoet2015d5



Le danger de ce genre de colloque carpe et lapin, c’est que les participants sont très heureux de se rencontrer. Convaincus à juste titre que l’occasion est rare et précieuse, ils sont inévitablement portés à valoriser les proximités et les similitudes (quel bonheur pour les psychanalystes de se sentir un peu jazzmen, et quel plaisir pour les jazzmen de s’éprouver un peu psychanalystes…). A rebours, il m’a semblé que les moments les plus intéressants furent ceux où chacun fut amené à marquer les contours de son territoire.


JazzPsyÂAcAlvoet2015d7





On en eut l’exemple au cours de la table ronde numéro deux, la plus intéressante à mon goût, qui réunissait Silvia Lippi, Alain Didier-Weill, Bertrand Ogilvie , pour parler de l’erreur.

C’est le batteur Aldo Romano, qui s’exprime le premier. Il semble adopter par avance la logique des psychanalystes. De sa voix de papier froissé, il prononce quelques phrases dans un silence recueilli : « Pour moi, se tromper ce n’est pas l’erreur. Ce n’est pas en étant juste que l’on est forcément…juste. J’ai construit mon propre style à partir de ce que j’étais incapable de faire…je n’ai fait que des erreurs…Se tromper, c’est autre chose. C’est se tromper d’erreur… ».

Le psychanalyste Bertrand Ogilvie se montre plus radical, soutenant que l’erreur n’a de sens ni en psychanalyse ni en jazz (« on est bien partis » dit quelqu’un dans le public). Il précise son propos à partir d’une citation philosophique : « Spinoza dit que toutes les idées, en tant qu’on les rapporte à Dieu sont vraies…En termes analytiques, je traduis cela en disant que toutes les idées sont des symptômes, ont toutes une raison d’être… ».

Silvia Lippi nuance, précise, interroge : « Toutes les idées sont des symptômes…Toutes les idées sont des erreurs…Est-ce qu’on peut dire que telle ou telle interprétation est tombée juste alors que quand on parle il y a toujours quelque chose de l’ordre de l’erreur ? ».

La conversation s’enracine autour de l’idée qu’il n’y a pas d’erreur, dérive un moment sur l’idée de jouissance, puis la conversation revient à Aldo Romano. Il repart sur l’idée de justesse, souligne que celle-ci est liée au placement rythmique. On sent qu’il rôde autour d’une idée importante, sans arriver à la ferrer. Elle est là, tout près de lui, à portée de main, comme une truite argentée refusant obstinément de rejoindre l’épuisette du pêcheur. On voit sur son visage un peu soucieux qu’il continue de chercher. Pendant qu’Aldo poursuit sa truite, la conversation rebondit. Quelqu’un cite une jolie phrase de Nicolas de Staël (« Je travaille d’accident en accident »), Alain-Didier Weil mentionne une idée de Lacan selon lequel l’analyste doit s’orienter en même temps avec Moïse et la loi, et Antigone et la révolte. Après ces multiples cheminements et déri
vations, la conversation revient à Aldo Romano. Ça y est, la truite est dans son épuisette. Il a trouvé ce qu’il cherchait. Sa voix de papier froissé devient plus ferme. Il souligne que, dans le domaine spécifique du jazz, l’erreur existe bel et bien : « L’erreur, en jazz, c’est une erreur de rythme…et ça s’applique dans tous les domaines…si le rythme d’une phrase est mauvais, toute la phrase dégringole. Je terminerai en disant : soyez rythmiques ! ».

Certes, tout ne fut pas toujours rythmique dans la suite de la discussion, mais il y eut des choses formidables et stimulantes, des citations délicieuses, des étymologies ingénieuses, et d’autres moments de vérité. Les musiciens ont conclu cette journée d’intenses discussions. Le quartet de Géraldine Laurent, Raphaël Imbert, Aldo Romano, Edouard Ferlet s’est retrouvé pour un set court mais intense, avec des incunables (All the things ) mais aussi du Coltrane, du Ayler, du Ornette Coleman. C’était parfait. La réunion de Géraldine Laurent et de Raphaël Imbert est génératrice de merveilles, notamment parce-que leur discours va chercher son intensité et sa chaleur dans des régions différentes mais complémentaires.  Quand deux musiciens de ce calibre dialoguent ensemble, ils ne se trompent jamais d’erreurs.  

Texte JF Mondot

Dessins AC Alvoët

 

|

JazzPsyÂAcAlvoet2015d4  C’est le printemps, on fait le ménage dans les carnets qui s’amoncellent sur le bureau, parmi les papiers gras, les épluchures de banane, et les cadavres d’animaux. Tout à coup, on se tape sur le front : « Zut ! j’ai oublié de rédiger le colloque Jazz et psychanalyse du mois de mars ! ».

 

Colloque Jazz et Psychanalyse avec Géraldine Laurent , Edouard Ferlet, Aldo Romano , Raphaël Imbert (jazzmen) et Frédéric Vinot, Silvia Lippi, Martin Bakero Carrasco, Jean-Marc Chouvel, Jean-Louis Sous, Alain Didier-Weill, Bertrand Ogilvie, Françoise marceau, Francis Hofstein, Céline Masson, Olivier Douville, marcel Drach (Psychanalystes), Reid hall, samedi 14 mars 2015

 

 

Depuis quelques années, un groupe « Jazz et Clinique psychanalytique » animé par Frédéric Vinot et Silvia Lippi se réunit régulièrement à Paris. Jazzmen et psychanalystes, vêtus de longues capes et de fausses moustaches, se rejoignent à la nuit tombée pour se chuchoter d’obscurs secrets. Le colloque est à la fois le prolongement et l’officialisation de ces travaux. Le but est d’instaurer un véritable dialogue entre les deux corporations. Il s’agit que « les jazzmen parlent avec les psychanalystes » ne se transforme pas en « les Jazzmen sur le divan ». Pour ne pas tomber dans ce piège le colloque se déroule sous forme de dialogues et non pas de communications préparées à l’avance, comme c’est la tradition dans le milieu universitaire.

JazzPsyÂAcAlvoet2015d8


Les sujets de ces quatre tables rondes étaient : la libre association, l’erreur, le silence, le jazz comme lien social.

Pour que le dispositif fonctionne, encore fallait-il que les psychanalystes et jazzmen jouent le jeu. Les psychanalystes (en supériorité numérique) devaient abandonner leur position de surplomb. Ils le firent avec une bonne volonté souvent touchante. On les vit même solliciter l’avis des jazzmen, s’enquérir de leur conception du silence ou de l’indicible, comme s’ils possédaient une familiarité avec les forces occultes leur conférant une autorité et une  légitimité supérieures. Et inversement, les jazzmen s’employèrent à jouer le jeu de la verbalisation et de la conceptualisation.


JazzPsyÂAcAlvoet2015d5



Le danger de ce genre de colloque carpe et lapin, c’est que les participants sont très heureux de se rencontrer. Convaincus à juste titre que l’occasion est rare et précieuse, ils sont inévitablement portés à valoriser les proximités et les similitudes (quel bonheur pour les psychanalystes de se sentir un peu jazzmen, et quel plaisir pour les jazzmen de s’éprouver un peu psychanalystes…). A rebours, il m’a semblé que les moments les plus intéressants furent ceux où chacun fut amené à marquer les contours de son territoire.


JazzPsyÂAcAlvoet2015d7





On en eut l’exemple au cours de la table ronde numéro deux, la plus intéressante à mon goût, qui réunissait Silvia Lippi, Alain Didier-Weill, Bertrand Ogilvie , pour parler de l’erreur.

C’est le batteur Aldo Romano, qui s’exprime le premier. Il semble adopter par avance la logique des psychanalystes. De sa voix de papier froissé, il prononce quelques phrases dans un silence recueilli : « Pour moi, se tromper ce n’est pas l’erreur. Ce n’est pas en étant juste que l’on est forcément…juste. J’ai construit mon propre style à partir de ce que j’étais incapable de faire…je n’ai fait que des erreurs…Se tromper, c’est autre chose. C’est se tromper d’erreur… ».

Le psychanalyste Bertrand Ogilvie se montre plus radical, soutenant que l’erreur n’a de sens ni en psychanalyse ni en jazz (« on est bien partis » dit quelqu’un dans le public). Il précise son propos à partir d’une citation philosophique : « Spinoza dit que toutes les idées, en tant qu’on les rapporte à Dieu sont vraies…En termes analytiques, je traduis cela en disant que toutes les idées sont des symptômes, ont toutes une raison d’être… ».

Silvia Lippi nuance, précise, interroge : « Toutes les idées sont des symptômes…Toutes les idées sont des erreurs…Est-ce qu’on peut dire que telle ou telle interprétation est tombée juste alors que quand on parle il y a toujours quelque chose de l’ordre de l’erreur ? ».

La conversation s’enracine autour de l’idée qu’il n’y a pas d’erreur, dérive un moment sur l’idée de jouissance, puis la conversation revient à Aldo Romano. Il repart sur l’idée de justesse, souligne que celle-ci est liée au placement rythmique. On sent qu’il rôde autour d’une idée importante, sans arriver à la ferrer. Elle est là, tout près de lui, à portée de main, comme une truite argentée refusant obstinément de rejoindre l’épuisette du pêcheur. On voit sur son visage un peu soucieux qu’il continue de chercher. Pendant qu’Aldo poursuit sa truite, la conversation rebondit. Quelqu’un cite une jolie phrase de Nicolas de Staël (« Je travaille d’accident en accident »), Alain-Didier Weil mentionne une idée de Lacan selon lequel l’analyste doit s’orienter en même temps avec Moïse et la loi, et Antigone et la révolte. Après ces multiples cheminements et déri
vations, la conversation revient à Aldo Romano. Ça y est, la truite est dans son épuisette. Il a trouvé ce qu’il cherchait. Sa voix de papier froissé devient plus ferme. Il souligne que, dans le domaine spécifique du jazz, l’erreur existe bel et bien : « L’erreur, en jazz, c’est une erreur de rythme…et ça s’applique dans tous les domaines…si le rythme d’une phrase est mauvais, toute la phrase dégringole. Je terminerai en disant : soyez rythmiques ! ».

Certes, tout ne fut pas toujours rythmique dans la suite de la discussion, mais il y eut des choses formidables et stimulantes, des citations délicieuses, des étymologies ingénieuses, et d’autres moments de vérité. Les musiciens ont conclu cette journée d’intenses discussions. Le quartet de Géraldine Laurent, Raphaël Imbert, Aldo Romano, Edouard Ferlet s’est retrouvé pour un set court mais intense, avec des incunables (All the things ) mais aussi du Coltrane, du Ayler, du Ornette Coleman. C’était parfait. La réunion de Géraldine Laurent et de Raphaël Imbert est génératrice de merveilles, notamment parce-que leur discours va chercher son intensité et sa chaleur dans des régions différentes mais complémentaires.  Quand deux musiciens de ce calibre dialoguent ensemble, ils ne se trompent jamais d’erreurs.  

Texte JF Mondot

Dessins AC Alvoët