Chick Corea et Herbie Hancock : les tontons planeurs
Samedi soir à l’Olympia, trente-sept ans après leur première tournée mondiale à quatre mains, Chick Corea et Herbie Hancock ont plané au-dessus de leur piano et leurs claviers. Laurent de Wilde y était. Il a tout vu, et tout entendu.
Chick Corea, Herbie Hancock (piano, claviers). Paris, Olympia, 4 juillet 2015.
C’était pendant l’hiver 1977-1978, il faisait un froid de gueux et j’étais allé voir mes deux idoles au piano, Chick Corea et Herbie Hancock qui se produisaient en duo dans les anciennes Halles de La Villette. Malgré la température polaire (atténuée sur scène par deux petits radiateurs électriques qui devaient fournir une bien maigre chaleur) les deux pianistes avaient en quelques minutes atteint des degrés d’incandescence musicale dont je conserve encore aujourd’hui un souvenir ébahi.
Ils sortaient tous deux d’une période intensément électrique, l’un avec Return To Forever, l’autre avec les Headhunters et cette réunion acoustique fut pour moi la première occasion de les entendre sur leur instrument premier. Deux enregistrements témoignent d’ailleurs de leur extraordinaire complicité, à mon avis rarement égalée dans cette formule.
Aussi étais-je très excité à l’idée de les entendre presque quarante ans après (mon dieu comme le temps passe) dans un formule identique : que resterait-il de cette entente fusionnelle ? Qu’est-ce qu’ils allaient jouer ? Après le froid arctique, que se passerait-il dans la chaleur tropicale de ce samedi de canicule à l’Olympia ?
La salle était pleine d’un public plutôt âgé (les premières places au poulailler étaient à 100 euros) et enthousiaste, et avant leur entrée en scène les spéculations allaient bon train : des deux pianos imbriqués tête-bêche, lequel serait celui de Chick, lequel celui de Herbie ? La présence d’un synthé chacun en angle droit proposait un indice et c’est celui affublé d’un ordi que j’attribuai à Herbie (il est toujours à la pointe de la technologie). Je ne me trompai pas : quand ils entrent sur scène, il se met à jardin (à gauche pour le public) et Chick à cour.
Ils semblent très à l’aise. Corea a retrouvé son gabarit sec et nerveux en t-shirt, pantalon de coton léger et chaussures de sport, Hancock la joue plus tradi ce soir-là avec une chemise rayée bleue et blanche, un pantalon noir et des chaussures vernies. Ils prennent le micro à tour de rôle pour se présenter l’un l’autre avec un infini respect, Herbie se lance brièvement dans ses souvenirs avec Miles à Paris, Chick vient d’apprendre que cette salle de l’Olympia est une réplique de l’originale et partage son étonnement avec la salle. Les noms de Satie, Ravel, Debussy, Dutilleux sont cités. L’ambiance est clairement détendue.
Ils s’installent chacun à leur piano, Hancock plaque un premier accord dissonant (pour les freaks de l’harmonie : celui des accords répétés de Eye Of The Hurricane) et les voilà qui commencent à jouer. Au bout de quelques instants, on se rend compte qu’ils sont en impro totale, pas de centre tonal, pas de tempo établi, pas de mélodie directrice. Toutes les antennes sont sorties et les deux pianistes commencent à donner le meilleur d’eux-mêmes, passant avec aisance de superbes volutes harmoniques multicolores à des phases rythmiques donnant soudain de l’air. Quand on ferme les yeux, on ne sait pas très bien qui joue, c’est réellement une musique à deux, personne n’entend prendre le dessus mais semble bien plutôt vouloir élargir son écoute au plus grand angle possible.
En fait les deux septuagénaires sont tout simplement en train de planer à deux. Et nous avec. La voilà la différence avec leur duo des années 1970 : avec l’âge, l’expérience, les joies et les désillusions ils sont tout simplement devenus deux magnifiques tontons planeurs. Je leur sais gré d’avoir amené des claviers électroniques pour leur rencontre, prouvant que ces derniers sont devenus pour eux des ascenseurs vers l’extase musicale aussi bienvenus que le piano. En tout cas on se laisse aller sans contrainte à une rêverie dont on sent qu’elle est vraiment inventée en direct, toute fraîche, parfois naïve mais toujours vraie, sans complaisance aucune.
La colle est en train de prendre, c’est le moment pour Corea de passer au synthé, il envoie de bien belles nappes qui me rappellent combien il est soigneux dans les textures de ses sons. Hancock lui emboîte le pas et c’est là que je me se souviens aussi de son esthétique à lui, qui est plus… individuelle, affirmée, avec des sons anguleusement cool avec lesquels n’importe qui d’autre sonnerait comme un ringard total. Je pense que c’est là que réside la principale différence entre ces deux grands claviéristes : Corea a des sons que tout le monde veut avoir et Hancock en a que lui seul peut faire sonner, deux façons merveilleuses de stimuler les envies créatives.
Le premier morceau finit en point d’interrogation, ils ne cherchent pas à finir avec emphase, juste à sentir le bon moment. Applaudissements raisonnablement nourris, c’est vrai qu’une fin bien propre et bien énergique aurait mieux réveillé la torpeur ambiante, mais nos tontons planeurs s’en fichent, ils ont plus d’un tour dans leur sac. Ils enchaînent avec un standard, Easy To Love, qui rassure les puristes : non ils n’ont pas largué toutes les amarres et là ça joue comme il y a quarante ans. Enfin, non, pas exactement. On les sent beaucoup moins préoccupés de se
démarquer l’un de l’autre. Leur duo du siècle dernier était clairement régi par des formes plus contraignantes qui les mettaient mieux en valeur l’un comme l’autre, mais à l’ancienne, quasiment en battle – même s’il y avait dès le départ un souci évident de complémentarité. Là on sent vraiment un travail à deux et c’est vraiment très extraordinaire de les voir aller si vite de l’un à l’autre. On est passé du tennis au hockey sur glace, et il ne faut pas lâcher le palet des yeux. Ce que dira Hancock d’une autre façon en clôture du morceau quand il confiera au public la nécessité de concentration permanente que lui impose Corea. Et c’est rien de le dire.
Bon, ça y est on est bien dans le concert et ils enchaînent avec l’inoxydable Maiden Voyage. Et là, contrepied : alors que dans le répertoire de Herbie ce morceau (son favori) est toujours un prétexte aux planages les plus immatériels, il est traité là comme un standard, les pieds bien dans la tradition (mais sans sa figure rythmique répétitive) et c’est l’occasion d’entendre très clairement quelques ré-harmonisations instinctives des deux compères complètement sur la même longueur d’ondes. Yes, ça y est, ils y sont.
Le morceau suivant commence et là ça ne rigole plus, on est visiblement dans de la musique écrite. Enchaînements serrés d’accords comme au Grand Prix de Monaco, doubles croches à la tierce des deux compères qui virevoltent à l’unisson sans avoir l’air de suer une goutte (la classe totale), on se dit : ça c’est un morceau de Chick. Et on rajoute : et Herbie l’a travaillé. Le résultat est effectivement époustouflant, c’est une petite pièce de cinq minutes à peine qui rebondit dans tous les sens avec malice et à propos. Ce qui confirme que Corea est vraiment un compositeur contemporain au sens classique du terme, et que la facilité (apparente) avec laquelle Hancock se glisse dans sa musique prouve leur incroyable souplesse à tous deux. La fin, là, est bien sentie, du coup déluge d’applaudissements, c’est quand même pas compliqué un public bien disposé.
Herbie annonce effectivement que la composition est de Chick et qu’elle s’appelle Lineage. C’est le moment pour les deux compères de triturer un peu leurs synthés. Celui de Corea sort des sons magnifiques qui semblent être des mélanges entre un Rhodes et un Moog et en joue avec une grande dextérité. Hancock quant à lui est préposé à la “rythmique” avec des échantillons de percussions et de batterie assignés à son clavier, ce dont il se sort plus ou moins bien. C’est vraiment difficile de jouer de la drum sur un clavier, j’ai toujours eu l’impression que c’était deux logiques incompatibles, et on sent que ça rame un peu chez Herbie. Chick vient à la rescousse et ça commence à groover sévère… quand tout à coup, boum, Cantaloupe Island à un tempo différent. Je me trompe peut-être, mais sur le moment j’ai l’impression qu’ils se sont mis en impro libre avant, sans réussir à se caler sur le tempo qui va bien au morceau et qu’ils ont un peu sauté du train en route. L’effet n’était pas très réussi à mon goût et a comme banalisé Cantaloupe qui faisait plus morceau de bœuf, ce qui est dommage, parce que c’était le dernier morceau du concert. Je regarde ma montre : une heure pile. Ils saluent, quittent la scène, reviennent sous les rappels et voilà que Corea attaque Spain en diagonale, si Herbie joue ses tubes il n’y a pas de raison que lui ne joue pas les siens. Il enrôle pour ce faire le public, qui se laisse facilement guider à chanter un accord à cinq voix, avec beaucoup de justesse d’ailleurs.
Chick dirige, visiblement c’est son idée de faire chanter le public et il le fait très bien. Après de très belles envolées pianistiques de sa part soutenues par un Herbie sans faille, il se tourne vers les spectateurs et leur demande cette fois de répéter les phrases qu’il joue au piano sur la grille du morceau qui défile. Ses phrases sont simples et jolies, le public les imite facilement malgré la difficulté croissante et on assiste médusé à un vrai moment de musique collective qui sonne bien, comme aux concerts de Bobby McFerrin (que Corea a beaucoup fréquenté et à qui il a visiblement emprunté quelques recettes).
Vient le tour de Hancock et là par contre ça ne chante plus du tout : les phrases qu’il propose sont bancales, on le sent mal à l’aise dans le morceau et les spectateurs ont du mal à lui emboîter le pas, c’est un moment un peu incompréhensible, que se passe-t-il ? Je n’avais jamais vu Herbie faire ça (faire chanter le public) et il est probable que l’exercice ne lui est pas familier. Ils sont au tout début de leur tournée et j’imagine qu’il lui faudra quelques concerts avant de se familiariser avec l’exercice… Le morceau finit sur la phrase syncopée célèbre à l’unisson tournant trois fois sur elle-même pour finir en l’air : l’honneur est sauf, ce moment d’égarement est oublié.
Re-sortie, re-bis. Ce coup-ci, c’est sur les synthés. Chick assure grave, Herbie semble un peu perdu. Il scrute les menus d’un air perplexe et sort des sons inattendus. Des bouts de voix, des percussions, des trucs rigolos mais rapidement avec trois bouts de ficelle voilà les deux tontons planeurs qui nous font tourner un groove de la mort, oulah, ça commence à chauffer vraiment dur, Herbie sort un son de basse énorme qui semble annoncer un Chameleon mais non, au bout de huit mesures il laisse tomber, ça trifouille encore deux minutes en quête de quelque chose et puis Hancock sort un son qu’on n’avait pas entendu avant, une sorte de piano en reverse ponctué d’un claquement percussif et là les deux se regardent interloqués : ils ont compris, on a tous compris à la même seconde que ça y est, le concert est fini.
Pour résumer, une excellente soirée, ouverte, généreuse, contrastée, légèrement ternie à la fin par une sorte de nonchalance hancokienne vis à vis des synthés et des travaux préparatoires à leur bonne utilisation (revenait en mémoire sa tournée solo où, sur la scène du même Olympia, il passait d’iPad en iPad sans beaucoup de conviction). Néanmoins, grâce à la présence de Corea qui est d’une rigueur implacable dans ce domaine, le niveau d’ensemble électronique restait d’une grande tenue. Quant aux moments au piano, ils étaient aussi somptueux que variés : il est clair que ces deux-là ont encore beaucoup de choses à dire. Allez, la prochaine dans dix ans !
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Samedi soir à l’Olympia, trente-sept ans après leur première tournée mondiale à quatre mains, Chick Corea et Herbie Hancock ont plané au-dessus de leur piano et leurs claviers. Laurent de Wilde y était. Il a tout vu, et tout entendu.
Chick Corea, Herbie Hancock (piano, claviers). Paris, Olympia, 4 juillet 2015.
C’était pendant l’hiver 1977-1978, il faisait un froid de gueux et j’étais allé voir mes deux idoles au piano, Chick Corea et Herbie Hancock qui se produisaient en duo dans les anciennes Halles de La Villette. Malgré la température polaire (atténuée sur scène par deux petits radiateurs électriques qui devaient fournir une bien maigre chaleur) les deux pianistes avaient en quelques minutes atteint des degrés d’incandescence musicale dont je conserve encore aujourd’hui un souvenir ébahi.
Ils sortaient tous deux d’une période intensément électrique, l’un avec Return To Forever, l’autre avec les Headhunters et cette réunion acoustique fut pour moi la première occasion de les entendre sur leur instrument premier. Deux enregistrements témoignent d’ailleurs de leur extraordinaire complicité, à mon avis rarement égalée dans cette formule.
Aussi étais-je très excité à l’idée de les entendre presque quarante ans après (mon dieu comme le temps passe) dans un formule identique : que resterait-il de cette entente fusionnelle ? Qu’est-ce qu’ils allaient jouer ? Après le froid arctique, que se passerait-il dans la chaleur tropicale de ce samedi de canicule à l’Olympia ?
La salle était pleine d’un public plutôt âgé (les premières places au poulailler étaient à 100 euros) et enthousiaste, et avant leur entrée en scène les spéculations allaient bon train : des deux pianos imbriqués tête-bêche, lequel serait celui de Chick, lequel celui de Herbie ? La présence d’un synthé chacun en angle droit proposait un indice et c’est celui affublé d’un ordi que j’attribuai à Herbie (il est toujours à la pointe de la technologie). Je ne me trompai pas : quand ils entrent sur scène, il se met à jardin (à gauche pour le public) et Chick à cour.
Ils semblent très à l’aise. Corea a retrouvé son gabarit sec et nerveux en t-shirt, pantalon de coton léger et chaussures de sport, Hancock la joue plus tradi ce soir-là avec une chemise rayée bleue et blanche, un pantalon noir et des chaussures vernies. Ils prennent le micro à tour de rôle pour se présenter l’un l’autre avec un infini respect, Herbie se lance brièvement dans ses souvenirs avec Miles à Paris, Chick vient d’apprendre que cette salle de l’Olympia est une réplique de l’originale et partage son étonnement avec la salle. Les noms de Satie, Ravel, Debussy, Dutilleux sont cités. L’ambiance est clairement détendue.
Ils s’installent chacun à leur piano, Hancock plaque un premier accord dissonant (pour les freaks de l’harmonie : celui des accords répétés de Eye Of The Hurricane) et les voilà qui commencent à jouer. Au bout de quelques instants, on se rend compte qu’ils sont en impro totale, pas de centre tonal, pas de tempo établi, pas de mélodie directrice. Toutes les antennes sont sorties et les deux pianistes commencent à donner le meilleur d’eux-mêmes, passant avec aisance de superbes volutes harmoniques multicolores à des phases rythmiques donnant soudain de l’air. Quand on ferme les yeux, on ne sait pas très bien qui joue, c’est réellement une musique à deux, personne n’entend prendre le dessus mais semble bien plutôt vouloir élargir son écoute au plus grand angle possible.
En fait les deux septuagénaires sont tout simplement en train de planer à deux. Et nous avec. La voilà la différence avec leur duo des années 1970 : avec l’âge, l’expérience, les joies et les désillusions ils sont tout simplement devenus deux magnifiques tontons planeurs. Je leur sais gré d’avoir amené des claviers électroniques pour leur rencontre, prouvant que ces derniers sont devenus pour eux des ascenseurs vers l’extase musicale aussi bienvenus que le piano. En tout cas on se laisse aller sans contrainte à une rêverie dont on sent qu’elle est vraiment inventée en direct, toute fraîche, parfois naïve mais toujours vraie, sans complaisance aucune.
La colle est en train de prendre, c’est le moment pour Corea de passer au synthé, il envoie de bien belles nappes qui me rappellent combien il est soigneux dans les textures de ses sons. Hancock lui emboîte le pas et c’est là que je me se souviens aussi de son esthétique à lui, qui est plus… individuelle, affirmée, avec des sons anguleusement cool avec lesquels n’importe qui d’autre sonnerait comme un ringard total. Je pense que c’est là que réside la principale différence entre ces deux grands claviéristes : Corea a des sons que tout le monde veut avoir et Hancock en a que lui seul peut faire sonner, deux façons merveilleuses de stimuler les envies créatives.
Le premier morceau finit en point d’interrogation, ils ne cherchent pas à finir avec emphase, juste à sentir le bon moment. Applaudissements raisonnablement nourris, c’est vrai qu’une fin bien propre et bien énergique aurait mieux réveillé la torpeur ambiante, mais nos tontons planeurs s’en fichent, ils ont plus d’un tour dans leur sac. Ils enchaînent avec un standard, Easy To Love, qui rassure les puristes : non ils n’ont pas largué toutes les amarres et là ça joue comme il y a quarante ans. Enfin, non, pas exactement. On les sent beaucoup moins préoccupés de se
démarquer l’un de l’autre. Leur duo du siècle dernier était clairement régi par des formes plus contraignantes qui les mettaient mieux en valeur l’un comme l’autre, mais à l’ancienne, quasiment en battle – même s’il y avait dès le départ un souci évident de complémentarité. Là on sent vraiment un travail à deux et c’est vraiment très extraordinaire de les voir aller si vite de l’un à l’autre. On est passé du tennis au hockey sur glace, et il ne faut pas lâcher le palet des yeux. Ce que dira Hancock d’une autre façon en clôture du morceau quand il confiera au public la nécessité de concentration permanente que lui impose Corea. Et c’est rien de le dire.
Bon, ça y est on est bien dans le concert et ils enchaînent avec l’inoxydable Maiden Voyage. Et là, contrepied : alors que dans le répertoire de Herbie ce morceau (son favori) est toujours un prétexte aux planages les plus immatériels, il est traité là comme un standard, les pieds bien dans la tradition (mais sans sa figure rythmique répétitive) et c’est l’occasion d’entendre très clairement quelques ré-harmonisations instinctives des deux compères complètement sur la même longueur d’ondes. Yes, ça y est, ils y sont.
Le morceau suivant commence et là ça ne rigole plus, on est visiblement dans de la musique écrite. Enchaînements serrés d’accords comme au Grand Prix de Monaco, doubles croches à la tierce des deux compères qui virevoltent à l’unisson sans avoir l’air de suer une goutte (la classe totale), on se dit : ça c’est un morceau de Chick. Et on rajoute : et Herbie l’a travaillé. Le résultat est effectivement époustouflant, c’est une petite pièce de cinq minutes à peine qui rebondit dans tous les sens avec malice et à propos. Ce qui confirme que Corea est vraiment un compositeur contemporain au sens classique du terme, et que la facilité (apparente) avec laquelle Hancock se glisse dans sa musique prouve leur incroyable souplesse à tous deux. La fin, là, est bien sentie, du coup déluge d’applaudissements, c’est quand même pas compliqué un public bien disposé.
Herbie annonce effectivement que la composition est de Chick et qu’elle s’appelle Lineage. C’est le moment pour les deux compères de triturer un peu leurs synthés. Celui de Corea sort des sons magnifiques qui semblent être des mélanges entre un Rhodes et un Moog et en joue avec une grande dextérité. Hancock quant à lui est préposé à la “rythmique” avec des échantillons de percussions et de batterie assignés à son clavier, ce dont il se sort plus ou moins bien. C’est vraiment difficile de jouer de la drum sur un clavier, j’ai toujours eu l’impression que c’était deux logiques incompatibles, et on sent que ça rame un peu chez Herbie. Chick vient à la rescousse et ça commence à groover sévère… quand tout à coup, boum, Cantaloupe Island à un tempo différent. Je me trompe peut-être, mais sur le moment j’ai l’impression qu’ils se sont mis en impro libre avant, sans réussir à se caler sur le tempo qui va bien au morceau et qu’ils ont un peu sauté du train en route. L’effet n’était pas très réussi à mon goût et a comme banalisé Cantaloupe qui faisait plus morceau de bœuf, ce qui est dommage, parce que c’était le dernier morceau du concert. Je regarde ma montre : une heure pile. Ils saluent, quittent la scène, reviennent sous les rappels et voilà que Corea attaque Spain en diagonale, si Herbie joue ses tubes il n’y a pas de raison que lui ne joue pas les siens. Il enrôle pour ce faire le public, qui se laisse facilement guider à chanter un accord à cinq voix, avec beaucoup de justesse d’ailleurs.
Chick dirige, visiblement c’est son idée de faire chanter le public et il le fait très bien. Après de très belles envolées pianistiques de sa part soutenues par un Herbie sans faille, il se tourne vers les spectateurs et leur demande cette fois de répéter les phrases qu’il joue au piano sur la grille du morceau qui défile. Ses phrases sont simples et jolies, le public les imite facilement malgré la difficulté croissante et on assiste médusé à un vrai moment de musique collective qui sonne bien, comme aux concerts de Bobby McFerrin (que Corea a beaucoup fréquenté et à qui il a visiblement emprunté quelques recettes).
Vient le tour de Hancock et là par contre ça ne chante plus du tout : les phrases qu’il propose sont bancales, on le sent mal à l’aise dans le morceau et les spectateurs ont du mal à lui emboîter le pas, c’est un moment un peu incompréhensible, que se passe-t-il ? Je n’avais jamais vu Herbie faire ça (faire chanter le public) et il est probable que l’exercice ne lui est pas familier. Ils sont au tout début de leur tournée et j’imagine qu’il lui faudra quelques concerts avant de se familiariser avec l’exercice… Le morceau finit sur la phrase syncopée célèbre à l’unisson tournant trois fois sur elle-même pour finir en l’air : l’honneur est sauf, ce moment d’égarement est oublié.
Re-sortie, re-bis. Ce coup-ci, c’est sur les synthés. Chick assure grave, Herbie semble un peu perdu. Il scrute les menus d’un air perplexe et sort des sons inattendus. Des bouts de voix, des percussions, des trucs rigolos mais rapidement avec trois bouts de ficelle voilà les deux tontons planeurs qui nous font tourner un groove de la mort, oulah, ça commence à chauffer vraiment dur, Herbie sort un son de basse énorme qui semble annoncer un Chameleon mais non, au bout de huit mesures il laisse tomber, ça trifouille encore deux minutes en quête de quelque chose et puis Hancock sort un son qu’on n’avait pas entendu avant, une sorte de piano en reverse ponctué d’un claquement percussif et là les deux se regardent interloqués : ils ont compris, on a tous compris à la même seconde que ça y est, le concert est fini.
Pour résumer, une excellente soirée, ouverte, généreuse, contrastée, légèrement ternie à la fin par une sorte de nonchalance hancokienne vis à vis des synthés et des travaux préparatoires à leur bonne utilisation (revenait en mémoire sa tournée solo où, sur la scène du même Olympia, il passait d’iPad en iPad sans beaucoup de conviction). Néanmoins, grâce à la présence de Corea qui est d’une rigueur implacable dans ce domaine, le niveau d’ensemble électronique restait d’une grande tenue. Quant aux moments au piano, ils étaient aussi somptueux que variés : il est clair que ces deux-là ont encore beaucoup de choses à dire. Allez, la prochaine dans dix ans !
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Samedi soir à l’Olympia, trente-sept ans après leur première tournée mondiale à quatre mains, Chick Corea et Herbie Hancock ont plané au-dessus de leur piano et leurs claviers. Laurent de Wilde y était. Il a tout vu, et tout entendu.
Chick Corea, Herbie Hancock (piano, claviers). Paris, Olympia, 4 juillet 2015.
C’était pendant l’hiver 1977-1978, il faisait un froid de gueux et j’étais allé voir mes deux idoles au piano, Chick Corea et Herbie Hancock qui se produisaient en duo dans les anciennes Halles de La Villette. Malgré la température polaire (atténuée sur scène par deux petits radiateurs électriques qui devaient fournir une bien maigre chaleur) les deux pianistes avaient en quelques minutes atteint des degrés d’incandescence musicale dont je conserve encore aujourd’hui un souvenir ébahi.
Ils sortaient tous deux d’une période intensément électrique, l’un avec Return To Forever, l’autre avec les Headhunters et cette réunion acoustique fut pour moi la première occasion de les entendre sur leur instrument premier. Deux enregistrements témoignent d’ailleurs de leur extraordinaire complicité, à mon avis rarement égalée dans cette formule.
Aussi étais-je très excité à l’idée de les entendre presque quarante ans après (mon dieu comme le temps passe) dans un formule identique : que resterait-il de cette entente fusionnelle ? Qu’est-ce qu’ils allaient jouer ? Après le froid arctique, que se passerait-il dans la chaleur tropicale de ce samedi de canicule à l’Olympia ?
La salle était pleine d’un public plutôt âgé (les premières places au poulailler étaient à 100 euros) et enthousiaste, et avant leur entrée en scène les spéculations allaient bon train : des deux pianos imbriqués tête-bêche, lequel serait celui de Chick, lequel celui de Herbie ? La présence d’un synthé chacun en angle droit proposait un indice et c’est celui affublé d’un ordi que j’attribuai à Herbie (il est toujours à la pointe de la technologie). Je ne me trompai pas : quand ils entrent sur scène, il se met à jardin (à gauche pour le public) et Chick à cour.
Ils semblent très à l’aise. Corea a retrouvé son gabarit sec et nerveux en t-shirt, pantalon de coton léger et chaussures de sport, Hancock la joue plus tradi ce soir-là avec une chemise rayée bleue et blanche, un pantalon noir et des chaussures vernies. Ils prennent le micro à tour de rôle pour se présenter l’un l’autre avec un infini respect, Herbie se lance brièvement dans ses souvenirs avec Miles à Paris, Chick vient d’apprendre que cette salle de l’Olympia est une réplique de l’originale et partage son étonnement avec la salle. Les noms de Satie, Ravel, Debussy, Dutilleux sont cités. L’ambiance est clairement détendue.
Ils s’installent chacun à leur piano, Hancock plaque un premier accord dissonant (pour les freaks de l’harmonie : celui des accords répétés de Eye Of The Hurricane) et les voilà qui commencent à jouer. Au bout de quelques instants, on se rend compte qu’ils sont en impro totale, pas de centre tonal, pas de tempo établi, pas de mélodie directrice. Toutes les antennes sont sorties et les deux pianistes commencent à donner le meilleur d’eux-mêmes, passant avec aisance de superbes volutes harmoniques multicolores à des phases rythmiques donnant soudain de l’air. Quand on ferme les yeux, on ne sait pas très bien qui joue, c’est réellement une musique à deux, personne n’entend prendre le dessus mais semble bien plutôt vouloir élargir son écoute au plus grand angle possible.
En fait les deux septuagénaires sont tout simplement en train de planer à deux. Et nous avec. La voilà la différence avec leur duo des années 1970 : avec l’âge, l’expérience, les joies et les désillusions ils sont tout simplement devenus deux magnifiques tontons planeurs. Je leur sais gré d’avoir amené des claviers électroniques pour leur rencontre, prouvant que ces derniers sont devenus pour eux des ascenseurs vers l’extase musicale aussi bienvenus que le piano. En tout cas on se laisse aller sans contrainte à une rêverie dont on sent qu’elle est vraiment inventée en direct, toute fraîche, parfois naïve mais toujours vraie, sans complaisance aucune.
La colle est en train de prendre, c’est le moment pour Corea de passer au synthé, il envoie de bien belles nappes qui me rappellent combien il est soigneux dans les textures de ses sons. Hancock lui emboîte le pas et c’est là que je me se souviens aussi de son esthétique à lui, qui est plus… individuelle, affirmée, avec des sons anguleusement cool avec lesquels n’importe qui d’autre sonnerait comme un ringard total. Je pense que c’est là que réside la principale différence entre ces deux grands claviéristes : Corea a des sons que tout le monde veut avoir et Hancock en a que lui seul peut faire sonner, deux façons merveilleuses de stimuler les envies créatives.
Le premier morceau finit en point d’interrogation, ils ne cherchent pas à finir avec emphase, juste à sentir le bon moment. Applaudissements raisonnablement nourris, c’est vrai qu’une fin bien propre et bien énergique aurait mieux réveillé la torpeur ambiante, mais nos tontons planeurs s’en fichent, ils ont plus d’un tour dans leur sac. Ils enchaînent avec un standard, Easy To Love, qui rassure les puristes : non ils n’ont pas largué toutes les amarres et là ça joue comme il y a quarante ans. Enfin, non, pas exactement. On les sent beaucoup moins préoccupés de se
démarquer l’un de l’autre. Leur duo du siècle dernier était clairement régi par des formes plus contraignantes qui les mettaient mieux en valeur l’un comme l’autre, mais à l’ancienne, quasiment en battle – même s’il y avait dès le départ un souci évident de complémentarité. Là on sent vraiment un travail à deux et c’est vraiment très extraordinaire de les voir aller si vite de l’un à l’autre. On est passé du tennis au hockey sur glace, et il ne faut pas lâcher le palet des yeux. Ce que dira Hancock d’une autre façon en clôture du morceau quand il confiera au public la nécessité de concentration permanente que lui impose Corea. Et c’est rien de le dire.
Bon, ça y est on est bien dans le concert et ils enchaînent avec l’inoxydable Maiden Voyage. Et là, contrepied : alors que dans le répertoire de Herbie ce morceau (son favori) est toujours un prétexte aux planages les plus immatériels, il est traité là comme un standard, les pieds bien dans la tradition (mais sans sa figure rythmique répétitive) et c’est l’occasion d’entendre très clairement quelques ré-harmonisations instinctives des deux compères complètement sur la même longueur d’ondes. Yes, ça y est, ils y sont.
Le morceau suivant commence et là ça ne rigole plus, on est visiblement dans de la musique écrite. Enchaînements serrés d’accords comme au Grand Prix de Monaco, doubles croches à la tierce des deux compères qui virevoltent à l’unisson sans avoir l’air de suer une goutte (la classe totale), on se dit : ça c’est un morceau de Chick. Et on rajoute : et Herbie l’a travaillé. Le résultat est effectivement époustouflant, c’est une petite pièce de cinq minutes à peine qui rebondit dans tous les sens avec malice et à propos. Ce qui confirme que Corea est vraiment un compositeur contemporain au sens classique du terme, et que la facilité (apparente) avec laquelle Hancock se glisse dans sa musique prouve leur incroyable souplesse à tous deux. La fin, là, est bien sentie, du coup déluge d’applaudissements, c’est quand même pas compliqué un public bien disposé.
Herbie annonce effectivement que la composition est de Chick et qu’elle s’appelle Lineage. C’est le moment pour les deux compères de triturer un peu leurs synthés. Celui de Corea sort des sons magnifiques qui semblent être des mélanges entre un Rhodes et un Moog et en joue avec une grande dextérité. Hancock quant à lui est préposé à la “rythmique” avec des échantillons de percussions et de batterie assignés à son clavier, ce dont il se sort plus ou moins bien. C’est vraiment difficile de jouer de la drum sur un clavier, j’ai toujours eu l’impression que c’était deux logiques incompatibles, et on sent que ça rame un peu chez Herbie. Chick vient à la rescousse et ça commence à groover sévère… quand tout à coup, boum, Cantaloupe Island à un tempo différent. Je me trompe peut-être, mais sur le moment j’ai l’impression qu’ils se sont mis en impro libre avant, sans réussir à se caler sur le tempo qui va bien au morceau et qu’ils ont un peu sauté du train en route. L’effet n’était pas très réussi à mon goût et a comme banalisé Cantaloupe qui faisait plus morceau de bœuf, ce qui est dommage, parce que c’était le dernier morceau du concert. Je regarde ma montre : une heure pile. Ils saluent, quittent la scène, reviennent sous les rappels et voilà que Corea attaque Spain en diagonale, si Herbie joue ses tubes il n’y a pas de raison que lui ne joue pas les siens. Il enrôle pour ce faire le public, qui se laisse facilement guider à chanter un accord à cinq voix, avec beaucoup de justesse d’ailleurs.
Chick dirige, visiblement c’est son idée de faire chanter le public et il le fait très bien. Après de très belles envolées pianistiques de sa part soutenues par un Herbie sans faille, il se tourne vers les spectateurs et leur demande cette fois de répéter les phrases qu’il joue au piano sur la grille du morceau qui défile. Ses phrases sont simples et jolies, le public les imite facilement malgré la difficulté croissante et on assiste médusé à un vrai moment de musique collective qui sonne bien, comme aux concerts de Bobby McFerrin (que Corea a beaucoup fréquenté et à qui il a visiblement emprunté quelques recettes).
Vient le tour de Hancock et là par contre ça ne chante plus du tout : les phrases qu’il propose sont bancales, on le sent mal à l’aise dans le morceau et les spectateurs ont du mal à lui emboîter le pas, c’est un moment un peu incompréhensible, que se passe-t-il ? Je n’avais jamais vu Herbie faire ça (faire chanter le public) et il est probable que l’exercice ne lui est pas familier. Ils sont au tout début de leur tournée et j’imagine qu’il lui faudra quelques concerts avant de se familiariser avec l’exercice… Le morceau finit sur la phrase syncopée célèbre à l’unisson tournant trois fois sur elle-même pour finir en l’air : l’honneur est sauf, ce moment d’égarement est oublié.
Re-sortie, re-bis. Ce coup-ci, c’est sur les synthés. Chick assure grave, Herbie semble un peu perdu. Il scrute les menus d’un air perplexe et sort des sons inattendus. Des bouts de voix, des percussions, des trucs rigolos mais rapidement avec trois bouts de ficelle voilà les deux tontons planeurs qui nous font tourner un groove de la mort, oulah, ça commence à chauffer vraiment dur, Herbie sort un son de basse énorme qui semble annoncer un Chameleon mais non, au bout de huit mesures il laisse tomber, ça trifouille encore deux minutes en quête de quelque chose et puis Hancock sort un son qu’on n’avait pas entendu avant, une sorte de piano en reverse ponctué d’un claquement percussif et là les deux se regardent interloqués : ils ont compris, on a tous compris à la même seconde que ça y est, le concert est fini.
Pour résumer, une excellente soirée, ouverte, généreuse, contrastée, légèrement ternie à la fin par une sorte de nonchalance hancokienne vis à vis des synthés et des travaux préparatoires à leur bonne utilisation (revenait en mémoire sa tournée solo où, sur la scène du même Olympia, il passait d’iPad en iPad sans beaucoup de conviction). Néanmoins, grâce à la présence de Corea qui est d’une rigueur implacable dans ce domaine, le niveau d’ensemble électronique restait d’une grande tenue. Quant aux moments au piano, ils étaient aussi somptueux que variés : il est clair que ces deux-là ont encore beaucoup de choses à dire. Allez, la prochaine dans dix ans !
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Samedi soir à l’Olympia, trente-sept ans après leur première tournée mondiale à quatre mains, Chick Corea et Herbie Hancock ont plané au-dessus de leur piano et leurs claviers. Laurent de Wilde y était. Il a tout vu, et tout entendu.
Chick Corea, Herbie Hancock (piano, claviers). Paris, Olympia, 4 juillet 2015.
C’était pendant l’hiver 1977-1978, il faisait un froid de gueux et j’étais allé voir mes deux idoles au piano, Chick Corea et Herbie Hancock qui se produisaient en duo dans les anciennes Halles de La Villette. Malgré la température polaire (atténuée sur scène par deux petits radiateurs électriques qui devaient fournir une bien maigre chaleur) les deux pianistes avaient en quelques minutes atteint des degrés d’incandescence musicale dont je conserve encore aujourd’hui un souvenir ébahi.
Ils sortaient tous deux d’une période intensément électrique, l’un avec Return To Forever, l’autre avec les Headhunters et cette réunion acoustique fut pour moi la première occasion de les entendre sur leur instrument premier. Deux enregistrements témoignent d’ailleurs de leur extraordinaire complicité, à mon avis rarement égalée dans cette formule.
Aussi étais-je très excité à l’idée de les entendre presque quarante ans après (mon dieu comme le temps passe) dans un formule identique : que resterait-il de cette entente fusionnelle ? Qu’est-ce qu’ils allaient jouer ? Après le froid arctique, que se passerait-il dans la chaleur tropicale de ce samedi de canicule à l’Olympia ?
La salle était pleine d’un public plutôt âgé (les premières places au poulailler étaient à 100 euros) et enthousiaste, et avant leur entrée en scène les spéculations allaient bon train : des deux pianos imbriqués tête-bêche, lequel serait celui de Chick, lequel celui de Herbie ? La présence d’un synthé chacun en angle droit proposait un indice et c’est celui affublé d’un ordi que j’attribuai à Herbie (il est toujours à la pointe de la technologie). Je ne me trompai pas : quand ils entrent sur scène, il se met à jardin (à gauche pour le public) et Chick à cour.
Ils semblent très à l’aise. Corea a retrouvé son gabarit sec et nerveux en t-shirt, pantalon de coton léger et chaussures de sport, Hancock la joue plus tradi ce soir-là avec une chemise rayée bleue et blanche, un pantalon noir et des chaussures vernies. Ils prennent le micro à tour de rôle pour se présenter l’un l’autre avec un infini respect, Herbie se lance brièvement dans ses souvenirs avec Miles à Paris, Chick vient d’apprendre que cette salle de l’Olympia est une réplique de l’originale et partage son étonnement avec la salle. Les noms de Satie, Ravel, Debussy, Dutilleux sont cités. L’ambiance est clairement détendue.
Ils s’installent chacun à leur piano, Hancock plaque un premier accord dissonant (pour les freaks de l’harmonie : celui des accords répétés de Eye Of The Hurricane) et les voilà qui commencent à jouer. Au bout de quelques instants, on se rend compte qu’ils sont en impro totale, pas de centre tonal, pas de tempo établi, pas de mélodie directrice. Toutes les antennes sont sorties et les deux pianistes commencent à donner le meilleur d’eux-mêmes, passant avec aisance de superbes volutes harmoniques multicolores à des phases rythmiques donnant soudain de l’air. Quand on ferme les yeux, on ne sait pas très bien qui joue, c’est réellement une musique à deux, personne n’entend prendre le dessus mais semble bien plutôt vouloir élargir son écoute au plus grand angle possible.
En fait les deux septuagénaires sont tout simplement en train de planer à deux. Et nous avec. La voilà la différence avec leur duo des années 1970 : avec l’âge, l’expérience, les joies et les désillusions ils sont tout simplement devenus deux magnifiques tontons planeurs. Je leur sais gré d’avoir amené des claviers électroniques pour leur rencontre, prouvant que ces derniers sont devenus pour eux des ascenseurs vers l’extase musicale aussi bienvenus que le piano. En tout cas on se laisse aller sans contrainte à une rêverie dont on sent qu’elle est vraiment inventée en direct, toute fraîche, parfois naïve mais toujours vraie, sans complaisance aucune.
La colle est en train de prendre, c’est le moment pour Corea de passer au synthé, il envoie de bien belles nappes qui me rappellent combien il est soigneux dans les textures de ses sons. Hancock lui emboîte le pas et c’est là que je me se souviens aussi de son esthétique à lui, qui est plus… individuelle, affirmée, avec des sons anguleusement cool avec lesquels n’importe qui d’autre sonnerait comme un ringard total. Je pense que c’est là que réside la principale différence entre ces deux grands claviéristes : Corea a des sons que tout le monde veut avoir et Hancock en a que lui seul peut faire sonner, deux façons merveilleuses de stimuler les envies créatives.
Le premier morceau finit en point d’interrogation, ils ne cherchent pas à finir avec emphase, juste à sentir le bon moment. Applaudissements raisonnablement nourris, c’est vrai qu’une fin bien propre et bien énergique aurait mieux réveillé la torpeur ambiante, mais nos tontons planeurs s’en fichent, ils ont plus d’un tour dans leur sac. Ils enchaînent avec un standard, Easy To Love, qui rassure les puristes : non ils n’ont pas largué toutes les amarres et là ça joue comme il y a quarante ans. Enfin, non, pas exactement. On les sent beaucoup moins préoccupés de se
démarquer l’un de l’autre. Leur duo du siècle dernier était clairement régi par des formes plus contraignantes qui les mettaient mieux en valeur l’un comme l’autre, mais à l’ancienne, quasiment en battle – même s’il y avait dès le départ un souci évident de complémentarité. Là on sent vraiment un travail à deux et c’est vraiment très extraordinaire de les voir aller si vite de l’un à l’autre. On est passé du tennis au hockey sur glace, et il ne faut pas lâcher le palet des yeux. Ce que dira Hancock d’une autre façon en clôture du morceau quand il confiera au public la nécessité de concentration permanente que lui impose Corea. Et c’est rien de le dire.
Bon, ça y est on est bien dans le concert et ils enchaînent avec l’inoxydable Maiden Voyage. Et là, contrepied : alors que dans le répertoire de Herbie ce morceau (son favori) est toujours un prétexte aux planages les plus immatériels, il est traité là comme un standard, les pieds bien dans la tradition (mais sans sa figure rythmique répétitive) et c’est l’occasion d’entendre très clairement quelques ré-harmonisations instinctives des deux compères complètement sur la même longueur d’ondes. Yes, ça y est, ils y sont.
Le morceau suivant commence et là ça ne rigole plus, on est visiblement dans de la musique écrite. Enchaînements serrés d’accords comme au Grand Prix de Monaco, doubles croches à la tierce des deux compères qui virevoltent à l’unisson sans avoir l’air de suer une goutte (la classe totale), on se dit : ça c’est un morceau de Chick. Et on rajoute : et Herbie l’a travaillé. Le résultat est effectivement époustouflant, c’est une petite pièce de cinq minutes à peine qui rebondit dans tous les sens avec malice et à propos. Ce qui confirme que Corea est vraiment un compositeur contemporain au sens classique du terme, et que la facilité (apparente) avec laquelle Hancock se glisse dans sa musique prouve leur incroyable souplesse à tous deux. La fin, là, est bien sentie, du coup déluge d’applaudissements, c’est quand même pas compliqué un public bien disposé.
Herbie annonce effectivement que la composition est de Chick et qu’elle s’appelle Lineage. C’est le moment pour les deux compères de triturer un peu leurs synthés. Celui de Corea sort des sons magnifiques qui semblent être des mélanges entre un Rhodes et un Moog et en joue avec une grande dextérité. Hancock quant à lui est préposé à la “rythmique” avec des échantillons de percussions et de batterie assignés à son clavier, ce dont il se sort plus ou moins bien. C’est vraiment difficile de jouer de la drum sur un clavier, j’ai toujours eu l’impression que c’était deux logiques incompatibles, et on sent que ça rame un peu chez Herbie. Chick vient à la rescousse et ça commence à groover sévère… quand tout à coup, boum, Cantaloupe Island à un tempo différent. Je me trompe peut-être, mais sur le moment j’ai l’impression qu’ils se sont mis en impro libre avant, sans réussir à se caler sur le tempo qui va bien au morceau et qu’ils ont un peu sauté du train en route. L’effet n’était pas très réussi à mon goût et a comme banalisé Cantaloupe qui faisait plus morceau de bœuf, ce qui est dommage, parce que c’était le dernier morceau du concert. Je regarde ma montre : une heure pile. Ils saluent, quittent la scène, reviennent sous les rappels et voilà que Corea attaque Spain en diagonale, si Herbie joue ses tubes il n’y a pas de raison que lui ne joue pas les siens. Il enrôle pour ce faire le public, qui se laisse facilement guider à chanter un accord à cinq voix, avec beaucoup de justesse d’ailleurs.
Chick dirige, visiblement c’est son idée de faire chanter le public et il le fait très bien. Après de très belles envolées pianistiques de sa part soutenues par un Herbie sans faille, il se tourne vers les spectateurs et leur demande cette fois de répéter les phrases qu’il joue au piano sur la grille du morceau qui défile. Ses phrases sont simples et jolies, le public les imite facilement malgré la difficulté croissante et on assiste médusé à un vrai moment de musique collective qui sonne bien, comme aux concerts de Bobby McFerrin (que Corea a beaucoup fréquenté et à qui il a visiblement emprunté quelques recettes).
Vient le tour de Hancock et là par contre ça ne chante plus du tout : les phrases qu’il propose sont bancales, on le sent mal à l’aise dans le morceau et les spectateurs ont du mal à lui emboîter le pas, c’est un moment un peu incompréhensible, que se passe-t-il ? Je n’avais jamais vu Herbie faire ça (faire chanter le public) et il est probable que l’exercice ne lui est pas familier. Ils sont au tout début de leur tournée et j’imagine qu’il lui faudra quelques concerts avant de se familiariser avec l’exercice… Le morceau finit sur la phrase syncopée célèbre à l’unisson tournant trois fois sur elle-même pour finir en l’air : l’honneur est sauf, ce moment d’égarement est oublié.
Re-sortie, re-bis. Ce coup-ci, c’est sur les synthés. Chick assure grave, Herbie semble un peu perdu. Il scrute les menus d’un air perplexe et sort des sons inattendus. Des bouts de voix, des percussions, des trucs rigolos mais rapidement avec trois bouts de ficelle voilà les deux tontons planeurs qui nous font tourner un groove de la mort, oulah, ça commence à chauffer vraiment dur, Herbie sort un son de basse énorme qui semble annoncer un Chameleon mais non, au bout de huit mesures il laisse tomber, ça trifouille encore deux minutes en quête de quelque chose et puis Hancock sort un son qu’on n’avait pas entendu avant, une sorte de piano en reverse ponctué d’un claquement percussif et là les deux se regardent interloqués : ils ont compris, on a tous compris à la même seconde que ça y est, le concert est fini.
Pour résumer, une excellente soirée, ouverte, généreuse, contrastée, légèrement ternie à la fin par une sorte de nonchalance hancokienne vis à vis des synthés et des travaux préparatoires à leur bonne utilisation (revenait en mémoire sa tournée solo où, sur la scène du même Olympia, il passait d’iPad en iPad sans beaucoup de conviction). Néanmoins, grâce à la présence de Corea qui est d’une rigueur implacable dans ce domaine, le niveau d’ensemble électronique restait d’une grande tenue. Quant aux moments au piano, ils étaient aussi somptueux que variés : il est clair que ces deux-là ont encore beaucoup de choses à dire. Allez, la prochaine dans dix ans !