Umbria Jazz (I), Pérouse, Ombrie, Italie. 12 juillet.
Umbria Jazz (I), Pérouse, Ombrie, Italie. 12 juillet.
Umbria Jazz a changé ces dernières années. Cet ancêtre prestigieux des festivals de jazz italiens qui diffusa la bonne parole du nord au sud de la Botte et attira les foules de fans de la Vénétie aux Pouilles est toujours en tête de peloton du jazz live transalpin. Mais il a rajeuni son équipe de direction et la présence, cette année, d’un Vijay Iyer ou d’un Hank Bennink au programme (à côté des duos Corea/Hancock ou Tony Bennett/Lady Gaga) indique que le vent commence à tourner, stylistiquement parlant.
Conséquence de cela, votre serviteur — qui traîna jadis ses guêtres en Ombrie sans qu’un compte-rendu d’Umbria Jazz dans les pages de Jazzmag intéresse plus que ça les programmateurs d’alors — se voit aujourd’hui inviter officiellement (jet privé, villa immense et majordome, limousine… je blague !) à couvrir la quasi-intégralité de l’événement. Que demander de mieux : « sentir le vent changer au sud des Alpes » est le deuxième prénom de votre humble serviteur, que vous lirez donc quotidiennement à compter du 12/07, jour de son arrivée par une chaleur à peine plus intense que celle qu’il avait quittée à Paris. Et c’est à l’Arena Santa Giuliana que ses pas le mène — car le soir il faut choisir entre ce stade transformé en salle de spectacle à ciel ouvert et l’antique Teatro Morlacchi, dans le centre historique, en haut de la colline d’où Pérouse (Perugia pour les intimes italophones) domine la superbe campagne d’Ombrie. Double programme ce soir à Santa Guiliana, comme tous les soirs sauf pour Corea/Hancock qui — se prenant pour des empereurs romains — ont sans doute demandé à régner en maîtres.
Stefano Bollani « Sheik Yer Zappa »; Brass Bang »
En attendant, Stefano Bollani débute par une suite d’accords arpégés sur le piano et le Rhodes en alternance, qui font se demander où il veut en venir. Mais très vite cette jolie mélodie débouche — avec l’entrée en jeu du reste du groupe — sur le thème de « Cosmik Debris » concassé rythmiquement par la batterie de Jim Black et répété ad lib par les claviers tandis que le vibra improvise. Bref, Bollani nous plonge directement dans l’inconnu et rien ne laisse prévoir ce qu’il fera subir à l’œuvre de Frank Zappa. Pour l’instant tout va bien : on baigne dans un atmosphère originale, languide, voire planante, où l’ombre du guitariste moustachu se balade à son aise et où le vibra se démène comme un beau diable sur son clavier métallique avec une inventivité réjouissante : mailloches, mains nues, archets, tout lui est bon pour produire du son ! Quand Bollani prend le relai, au Rhodes, pour un solo d’une belle sérénité, le reste du groupe fait monter la tension derrière lui et conduit ce premier thème à son terme. Faire suivre ce morceau initial par un autre chanté par le pianiste est sans doute une erreur. Bollani, dans la peau du son of a bitch auto-proclamé (et violeur potentiel de surcroît !) de « Bobby Brown Goes Down », est nettement moins convaincant que l’auteur de cette farce anti-américaine : Frank Zappa lui-même. Et l’on commence à sentir (« smells funny ») que ce concert pourrait facilement dériver vers la joliesse : un contresens, concernant la musique du guitariste Californien, qu’il faut déjà avoir un certain culot pour reprendre en quartet acoustique comme l’ose Bollani. En fait, dans ce groupe, jouant cette musique, il y a clairement quelque chose qui ne fonctionne pas bien. Tous sont indéniablement d’excellents musiciens, mais la vision de Zappa que propose Bollani (laquelle est, en soi, parfaitement légitime en tant que réappropriation personnelle) ne semble pas recevoir la pleine adhésion de ses partenaires. Jim Black est aussi bon qu’ailleurs, mais on ne le sent pas véritablement investi, Jason Adasiewicz, le vibra — que je découvre — est pour le moins épatant, mais ses solos apparaissent comme des prestations solitaires, isolées du reste. Paul Santner, le bassiste, fort solide et doté d’un très beau son, se contente de soutenir l’édifice. Quant à Bollani — qu’on a connu feu-follet voire à la limite de la barjoterie — il semble ici contrôler une furia et un humour qu’on attendrait de lui dans ce contexte, mais qu’il dilue dans de jolis pianismes virtuoses et tièdes. Paradoxe, donc, d’un musicien hyper doué et fantasque qui reprend l’œuvre d’un génial compositeur et performer iconoclaste pour en donner une version plutôt soft. Et quand, en fin de concert, un semblant de « folie » apparaît sous les doigts de Bollani ou sous les baguettes de Black, il est trop tard pour qu’elle puisse réellement sembler convaincante. « Sheik Yer Zappa » ? Sur l’échelle de Richter, la secousse n’aura pas causé moult débris.
Autre quartet, autre musique, tout autre ambiance : succédait à Bollani un groupe de cuivres ébouriffant, mi-américain, mi-italien. Steven Bernstein et son inséparable trompette à coulisse, Paolo Fresu et son bugle, Gianluca Petrella au trombone et Marcus Rojas au tuba. Ces quatre-là pourraient donner dans la facilité grand-guignolesque où se vautrent parfois les réunions d’embouchures en goguette. Rien de cela ici. De la « Black and Tan Fantasy » d’Ellington à Haendel en passant par les Rolling Stones, David Bowie ou des thèmes de leur plume, ils vous trimballent par le bout des oreilles (lesquelles — rappelons-le — ont aussi un pavillon) sur plusieurs décennies voire siècles de musique vive et qu’on ne peut même pas qualifier de « revisitée » tant elle est intemporelle et susceptible de se prêter à toutes les manipulations de lèvres, de langues, de pistons. Une musique universelle, donc, aussi contemporaine et actuelle qu’antique ou baroque. Et avec ça, pas la moindre faute de goût, une maîtrise de la nuance et du jeu collectif, un art du solo fougueux et jubilatoire sans être nécessairement démonstratif, une propension à fignoler la petite forme qui interdit les épanchements verbeux… Que dire ? Chacun possède une sonorité propre et leur conjonction confine à la magie tant les arrangements sont intelligents et sensibles. De plus — cela va sans dire — l’absence de rythmique proprement dite ne pose aucun problème tant la pulsation ample et souple de Rojas — qui troquera brièvement, et avec une efficacité redoutable, son tuba pour une cymbale — sous-tend l’édifice d’une main de… cuivre, et tant le tempo intérieur de ses comparses est d’une implacable et flexible rigueur. Voilà : il me reste à vous supplier de mettre un terme à ma logorrhée enthousiaste car je crois qu’ils vont bientôt sortir de scène et je ne me pardonnerais pas d’être en retard pour les saluer au bas des marches, en humble dévot, mu par la ferveur des nouveaux convertis.
Thierry Quénum
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Umbria Jazz (I), Pérouse, Ombrie, Italie. 12 juillet.
Umbria Jazz a changé ces dernières années. Cet ancêtre prestigieux des festivals de jazz italiens qui diffusa la bonne parole du nord au sud de la Botte et attira les foules de fans de la Vénétie aux Pouilles est toujours en tête de peloton du jazz live transalpin. Mais il a rajeuni son équipe de direction et la présence, cette année, d’un Vijay Iyer ou d’un Hank Bennink au programme (à côté des duos Corea/Hancock ou Tony Bennett/Lady Gaga) indique que le vent commence à tourner, stylistiquement parlant.
Conséquence de cela, votre serviteur — qui traîna jadis ses guêtres en Ombrie sans qu’un compte-rendu d’Umbria Jazz dans les pages de Jazzmag intéresse plus que ça les programmateurs d’alors — se voit aujourd’hui inviter officiellement (jet privé, villa immense et majordome, limousine… je blague !) à couvrir la quasi-intégralité de l’événement. Que demander de mieux : « sentir le vent changer au sud des Alpes » est le deuxième prénom de votre humble serviteur, que vous lirez donc quotidiennement à compter du 12/07, jour de son arrivée par une chaleur à peine plus intense que celle qu’il avait quittée à Paris. Et c’est à l’Arena Santa Giuliana que ses pas le mène — car le soir il faut choisir entre ce stade transformé en salle de spectacle à ciel ouvert et l’antique Teatro Morlacchi, dans le centre historique, en haut de la colline d’où Pérouse (Perugia pour les intimes italophones) domine la superbe campagne d’Ombrie. Double programme ce soir à Santa Guiliana, comme tous les soirs sauf pour Corea/Hancock qui — se prenant pour des empereurs romains — ont sans doute demandé à régner en maîtres.
Stefano Bollani « Sheik Yer Zappa »; Brass Bang »
En attendant, Stefano Bollani débute par une suite d’accords arpégés sur le piano et le Rhodes en alternance, qui font se demander où il veut en venir. Mais très vite cette jolie mélodie débouche — avec l’entrée en jeu du reste du groupe — sur le thème de « Cosmik Debris » concassé rythmiquement par la batterie de Jim Black et répété ad lib par les claviers tandis que le vibra improvise. Bref, Bollani nous plonge directement dans l’inconnu et rien ne laisse prévoir ce qu’il fera subir à l’œuvre de Frank Zappa. Pour l’instant tout va bien : on baigne dans un atmosphère originale, languide, voire planante, où l’ombre du guitariste moustachu se balade à son aise et où le vibra se démène comme un beau diable sur son clavier métallique avec une inventivité réjouissante : mailloches, mains nues, archets, tout lui est bon pour produire du son ! Quand Bollani prend le relai, au Rhodes, pour un solo d’une belle sérénité, le reste du groupe fait monter la tension derrière lui et conduit ce premier thème à son terme. Faire suivre ce morceau initial par un autre chanté par le pianiste est sans doute une erreur. Bollani, dans la peau du son of a bitch auto-proclamé (et violeur potentiel de surcroît !) de « Bobby Brown Goes Down », est nettement moins convaincant que l’auteur de cette farce anti-américaine : Frank Zappa lui-même. Et l’on commence à sentir (« smells funny ») que ce concert pourrait facilement dériver vers la joliesse : un contresens, concernant la musique du guitariste Californien, qu’il faut déjà avoir un certain culot pour reprendre en quartet acoustique comme l’ose Bollani. En fait, dans ce groupe, jouant cette musique, il y a clairement quelque chose qui ne fonctionne pas bien. Tous sont indéniablement d’excellents musiciens, mais la vision de Zappa que propose Bollani (laquelle est, en soi, parfaitement légitime en tant que réappropriation personnelle) ne semble pas recevoir la pleine adhésion de ses partenaires. Jim Black est aussi bon qu’ailleurs, mais on ne le sent pas véritablement investi, Jason Adasiewicz, le vibra — que je découvre — est pour le moins épatant, mais ses solos apparaissent comme des prestations solitaires, isolées du reste. Paul Santner, le bassiste, fort solide et doté d’un très beau son, se contente de soutenir l’édifice. Quant à Bollani — qu’on a connu feu-follet voire à la limite de la barjoterie — il semble ici contrôler une furia et un humour qu’on attendrait de lui dans ce contexte, mais qu’il dilue dans de jolis pianismes virtuoses et tièdes. Paradoxe, donc, d’un musicien hyper doué et fantasque qui reprend l’œuvre d’un génial compositeur et performer iconoclaste pour en donner une version plutôt soft. Et quand, en fin de concert, un semblant de « folie » apparaît sous les doigts de Bollani ou sous les baguettes de Black, il est trop tard pour qu’elle puisse réellement sembler convaincante. « Sheik Yer Zappa » ? Sur l’échelle de Richter, la secousse n’aura pas causé moult débris.
Autre quartet, autre musique, tout autre ambiance : succédait à Bollani un groupe de cuivres ébouriffant, mi-américain, mi-italien. Steven Bernstein et son inséparable trompette à coulisse, Paolo Fresu et son bugle, Gianluca Petrella au trombone et Marcus Rojas au tuba. Ces quatre-là pourraient donner dans la facilité grand-guignolesque où se vautrent parfois les réunions d’embouchures en goguette. Rien de cela ici. De la « Black and Tan Fantasy » d’Ellington à Haendel en passant par les Rolling Stones, David Bowie ou des thèmes de leur plume, ils vous trimballent par le bout des oreilles (lesquelles — rappelons-le — ont aussi un pavillon) sur plusieurs décennies voire siècles de musique vive et qu’on ne peut même pas qualifier de « revisitée » tant elle est intemporelle et susceptible de se prêter à toutes les manipulations de lèvres, de langues, de pistons. Une musique universelle, donc, aussi contemporaine et actuelle qu’antique ou baroque. Et avec ça, pas la moindre faute de goût, une maîtrise de la nuance et du jeu collectif, un art du solo fougueux et jubilatoire sans être nécessairement démonstratif, une propension à fignoler la petite forme qui interdit les épanchements verbeux… Que dire ? Chacun possède une sonorité propre et leur conjonction confine à la magie tant les arrangements sont intelligents et sensibles. De plus — cela va sans dire — l’absence de rythmique proprement dite ne pose aucun problème tant la pulsation ample et souple de Rojas — qui troquera brièvement, et avec une efficacité redoutable, son tuba pour une cymbale — sous-tend l’édifice d’une main de… cuivre, et tant le tempo intérieur de ses comparses est d’une implacable et flexible rigueur. Voilà : il me reste à vous supplier de mettre un terme à ma logorrhée enthousiaste car je crois qu’ils vont bientôt sortir de scène et je ne me pardonnerais pas d’être en retard pour les saluer au bas des marches, en humble dévot, mu par la ferveur des nouveaux convertis.
Thierry Quénum
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Umbria Jazz (I), Pérouse, Ombrie, Italie. 12 juillet.
Umbria Jazz a changé ces dernières années. Cet ancêtre prestigieux des festivals de jazz italiens qui diffusa la bonne parole du nord au sud de la Botte et attira les foules de fans de la Vénétie aux Pouilles est toujours en tête de peloton du jazz live transalpin. Mais il a rajeuni son équipe de direction et la présence, cette année, d’un Vijay Iyer ou d’un Hank Bennink au programme (à côté des duos Corea/Hancock ou Tony Bennett/Lady Gaga) indique que le vent commence à tourner, stylistiquement parlant.
Conséquence de cela, votre serviteur — qui traîna jadis ses guêtres en Ombrie sans qu’un compte-rendu d’Umbria Jazz dans les pages de Jazzmag intéresse plus que ça les programmateurs d’alors — se voit aujourd’hui inviter officiellement (jet privé, villa immense et majordome, limousine… je blague !) à couvrir la quasi-intégralité de l’événement. Que demander de mieux : « sentir le vent changer au sud des Alpes » est le deuxième prénom de votre humble serviteur, que vous lirez donc quotidiennement à compter du 12/07, jour de son arrivée par une chaleur à peine plus intense que celle qu’il avait quittée à Paris. Et c’est à l’Arena Santa Giuliana que ses pas le mène — car le soir il faut choisir entre ce stade transformé en salle de spectacle à ciel ouvert et l’antique Teatro Morlacchi, dans le centre historique, en haut de la colline d’où Pérouse (Perugia pour les intimes italophones) domine la superbe campagne d’Ombrie. Double programme ce soir à Santa Guiliana, comme tous les soirs sauf pour Corea/Hancock qui — se prenant pour des empereurs romains — ont sans doute demandé à régner en maîtres.
Stefano Bollani « Sheik Yer Zappa »; Brass Bang »
En attendant, Stefano Bollani débute par une suite d’accords arpégés sur le piano et le Rhodes en alternance, qui font se demander où il veut en venir. Mais très vite cette jolie mélodie débouche — avec l’entrée en jeu du reste du groupe — sur le thème de « Cosmik Debris » concassé rythmiquement par la batterie de Jim Black et répété ad lib par les claviers tandis que le vibra improvise. Bref, Bollani nous plonge directement dans l’inconnu et rien ne laisse prévoir ce qu’il fera subir à l’œuvre de Frank Zappa. Pour l’instant tout va bien : on baigne dans un atmosphère originale, languide, voire planante, où l’ombre du guitariste moustachu se balade à son aise et où le vibra se démène comme un beau diable sur son clavier métallique avec une inventivité réjouissante : mailloches, mains nues, archets, tout lui est bon pour produire du son ! Quand Bollani prend le relai, au Rhodes, pour un solo d’une belle sérénité, le reste du groupe fait monter la tension derrière lui et conduit ce premier thème à son terme. Faire suivre ce morceau initial par un autre chanté par le pianiste est sans doute une erreur. Bollani, dans la peau du son of a bitch auto-proclamé (et violeur potentiel de surcroît !) de « Bobby Brown Goes Down », est nettement moins convaincant que l’auteur de cette farce anti-américaine : Frank Zappa lui-même. Et l’on commence à sentir (« smells funny ») que ce concert pourrait facilement dériver vers la joliesse : un contresens, concernant la musique du guitariste Californien, qu’il faut déjà avoir un certain culot pour reprendre en quartet acoustique comme l’ose Bollani. En fait, dans ce groupe, jouant cette musique, il y a clairement quelque chose qui ne fonctionne pas bien. Tous sont indéniablement d’excellents musiciens, mais la vision de Zappa que propose Bollani (laquelle est, en soi, parfaitement légitime en tant que réappropriation personnelle) ne semble pas recevoir la pleine adhésion de ses partenaires. Jim Black est aussi bon qu’ailleurs, mais on ne le sent pas véritablement investi, Jason Adasiewicz, le vibra — que je découvre — est pour le moins épatant, mais ses solos apparaissent comme des prestations solitaires, isolées du reste. Paul Santner, le bassiste, fort solide et doté d’un très beau son, se contente de soutenir l’édifice. Quant à Bollani — qu’on a connu feu-follet voire à la limite de la barjoterie — il semble ici contrôler une furia et un humour qu’on attendrait de lui dans ce contexte, mais qu’il dilue dans de jolis pianismes virtuoses et tièdes. Paradoxe, donc, d’un musicien hyper doué et fantasque qui reprend l’œuvre d’un génial compositeur et performer iconoclaste pour en donner une version plutôt soft. Et quand, en fin de concert, un semblant de « folie » apparaît sous les doigts de Bollani ou sous les baguettes de Black, il est trop tard pour qu’elle puisse réellement sembler convaincante. « Sheik Yer Zappa » ? Sur l’échelle de Richter, la secousse n’aura pas causé moult débris.
Autre quartet, autre musique, tout autre ambiance : succédait à Bollani un groupe de cuivres ébouriffant, mi-américain, mi-italien. Steven Bernstein et son inséparable trompette à coulisse, Paolo Fresu et son bugle, Gianluca Petrella au trombone et Marcus Rojas au tuba. Ces quatre-là pourraient donner dans la facilité grand-guignolesque où se vautrent parfois les réunions d’embouchures en goguette. Rien de cela ici. De la « Black and Tan Fantasy » d’Ellington à Haendel en passant par les Rolling Stones, David Bowie ou des thèmes de leur plume, ils vous trimballent par le bout des oreilles (lesquelles — rappelons-le — ont aussi un pavillon) sur plusieurs décennies voire siècles de musique vive et qu’on ne peut même pas qualifier de « revisitée » tant elle est intemporelle et susceptible de se prêter à toutes les manipulations de lèvres, de langues, de pistons. Une musique universelle, donc, aussi contemporaine et actuelle qu’antique ou baroque. Et avec ça, pas la moindre faute de goût, une maîtrise de la nuance et du jeu collectif, un art du solo fougueux et jubilatoire sans être nécessairement démonstratif, une propension à fignoler la petite forme qui interdit les épanchements verbeux… Que dire ? Chacun possède une sonorité propre et leur conjonction confine à la magie tant les arrangements sont intelligents et sensibles. De plus — cela va sans dire — l’absence de rythmique proprement dite ne pose aucun problème tant la pulsation ample et souple de Rojas — qui troquera brièvement, et avec une efficacité redoutable, son tuba pour une cymbale — sous-tend l’édifice d’une main de… cuivre, et tant le tempo intérieur de ses comparses est d’une implacable et flexible rigueur. Voilà : il me reste à vous supplier de mettre un terme à ma logorrhée enthousiaste car je crois qu’ils vont bientôt sortir de scène et je ne me pardonnerais pas d’être en retard pour les saluer au bas des marches, en humble dévot, mu par la ferveur des nouveaux convertis.
Thierry Quénum
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Umbria Jazz (I), Pérouse, Ombrie, Italie. 12 juillet.
Umbria Jazz a changé ces dernières années. Cet ancêtre prestigieux des festivals de jazz italiens qui diffusa la bonne parole du nord au sud de la Botte et attira les foules de fans de la Vénétie aux Pouilles est toujours en tête de peloton du jazz live transalpin. Mais il a rajeuni son équipe de direction et la présence, cette année, d’un Vijay Iyer ou d’un Hank Bennink au programme (à côté des duos Corea/Hancock ou Tony Bennett/Lady Gaga) indique que le vent commence à tourner, stylistiquement parlant.
Conséquence de cela, votre serviteur — qui traîna jadis ses guêtres en Ombrie sans qu’un compte-rendu d’Umbria Jazz dans les pages de Jazzmag intéresse plus que ça les programmateurs d’alors — se voit aujourd’hui inviter officiellement (jet privé, villa immense et majordome, limousine… je blague !) à couvrir la quasi-intégralité de l’événement. Que demander de mieux : « sentir le vent changer au sud des Alpes » est le deuxième prénom de votre humble serviteur, que vous lirez donc quotidiennement à compter du 12/07, jour de son arrivée par une chaleur à peine plus intense que celle qu’il avait quittée à Paris. Et c’est à l’Arena Santa Giuliana que ses pas le mène — car le soir il faut choisir entre ce stade transformé en salle de spectacle à ciel ouvert et l’antique Teatro Morlacchi, dans le centre historique, en haut de la colline d’où Pérouse (Perugia pour les intimes italophones) domine la superbe campagne d’Ombrie. Double programme ce soir à Santa Guiliana, comme tous les soirs sauf pour Corea/Hancock qui — se prenant pour des empereurs romains — ont sans doute demandé à régner en maîtres.
Stefano Bollani « Sheik Yer Zappa »; Brass Bang »
En attendant, Stefano Bollani débute par une suite d’accords arpégés sur le piano et le Rhodes en alternance, qui font se demander où il veut en venir. Mais très vite cette jolie mélodie débouche — avec l’entrée en jeu du reste du groupe — sur le thème de « Cosmik Debris » concassé rythmiquement par la batterie de Jim Black et répété ad lib par les claviers tandis que le vibra improvise. Bref, Bollani nous plonge directement dans l’inconnu et rien ne laisse prévoir ce qu’il fera subir à l’œuvre de Frank Zappa. Pour l’instant tout va bien : on baigne dans un atmosphère originale, languide, voire planante, où l’ombre du guitariste moustachu se balade à son aise et où le vibra se démène comme un beau diable sur son clavier métallique avec une inventivité réjouissante : mailloches, mains nues, archets, tout lui est bon pour produire du son ! Quand Bollani prend le relai, au Rhodes, pour un solo d’une belle sérénité, le reste du groupe fait monter la tension derrière lui et conduit ce premier thème à son terme. Faire suivre ce morceau initial par un autre chanté par le pianiste est sans doute une erreur. Bollani, dans la peau du son of a bitch auto-proclamé (et violeur potentiel de surcroît !) de « Bobby Brown Goes Down », est nettement moins convaincant que l’auteur de cette farce anti-américaine : Frank Zappa lui-même. Et l’on commence à sentir (« smells funny ») que ce concert pourrait facilement dériver vers la joliesse : un contresens, concernant la musique du guitariste Californien, qu’il faut déjà avoir un certain culot pour reprendre en quartet acoustique comme l’ose Bollani. En fait, dans ce groupe, jouant cette musique, il y a clairement quelque chose qui ne fonctionne pas bien. Tous sont indéniablement d’excellents musiciens, mais la vision de Zappa que propose Bollani (laquelle est, en soi, parfaitement légitime en tant que réappropriation personnelle) ne semble pas recevoir la pleine adhésion de ses partenaires. Jim Black est aussi bon qu’ailleurs, mais on ne le sent pas véritablement investi, Jason Adasiewicz, le vibra — que je découvre — est pour le moins épatant, mais ses solos apparaissent comme des prestations solitaires, isolées du reste. Paul Santner, le bassiste, fort solide et doté d’un très beau son, se contente de soutenir l’édifice. Quant à Bollani — qu’on a connu feu-follet voire à la limite de la barjoterie — il semble ici contrôler une furia et un humour qu’on attendrait de lui dans ce contexte, mais qu’il dilue dans de jolis pianismes virtuoses et tièdes. Paradoxe, donc, d’un musicien hyper doué et fantasque qui reprend l’œuvre d’un génial compositeur et performer iconoclaste pour en donner une version plutôt soft. Et quand, en fin de concert, un semblant de « folie » apparaît sous les doigts de Bollani ou sous les baguettes de Black, il est trop tard pour qu’elle puisse réellement sembler convaincante. « Sheik Yer Zappa » ? Sur l’échelle de Richter, la secousse n’aura pas causé moult débris.
Autre quartet, autre musique, tout autre ambiance : succédait à Bollani un groupe de cuivres ébouriffant, mi-américain, mi-italien. Steven Bernstein et son inséparable trompette à coulisse, Paolo Fresu et son bugle, Gianluca Petrella au trombone et Marcus Rojas au tuba. Ces quatre-là pourraient donner dans la facilité grand-guignolesque où se vautrent parfois les réunions d’embouchures en goguette. Rien de cela ici. De la « Black and Tan Fantasy » d’Ellington à Haendel en passant par les Rolling Stones, David Bowie ou des thèmes de leur plume, ils vous trimballent par le bout des oreilles (lesquelles — rappelons-le — ont aussi un pavillon) sur plusieurs décennies voire siècles de musique vive et qu’on ne peut même pas qualifier de « revisitée » tant elle est intemporelle et susceptible de se prêter à toutes les manipulations de lèvres, de langues, de pistons. Une musique universelle, donc, aussi contemporaine et actuelle qu’antique ou baroque. Et avec ça, pas la moindre faute de goût, une maîtrise de la nuance et du jeu collectif, un art du solo fougueux et jubilatoire sans être nécessairement démonstratif, une propension à fignoler la petite forme qui interdit les épanchements verbeux… Que dire ? Chacun possède une sonorité propre et leur conjonction confine à la magie tant les arrangements sont intelligents et sensibles. De plus — cela va sans dire — l’absence de rythmique proprement dite ne pose aucun problème tant la pulsation ample et souple de Rojas — qui troquera brièvement, et avec une efficacité redoutable, son tuba pour une cymbale — sous-tend l’édifice d’une main de… cuivre, et tant le tempo intérieur de ses comparses est d’une implacable et flexible rigueur. Voilà : il me reste à vous supplier de mettre un terme à ma logorrhée enthousiaste car je crois qu’ils vont bientôt sortir de scène et je ne me pardonnerais pas d’être en retard pour les saluer au bas des marches, en humble dévot, mu par la ferveur des nouveaux convertis.
Thierry Quénum