Jazz à Luz (der)
Dernier jour pour le cru 2015 de ce festival atypique, qui attire autant les plus pointus des passionnés pour un duo éblouissant de Thomas Bonvalet et Jean-Luc Guionnet en fin de matinée, et les plus jeunes très curieux de découvrir sur scène le trio new yorkais qui a fait un gros buzz sur Internet, Too Many Zooz, les cheveux blancs se mêlant alors aux cheveux bruns (mais aussi rouges, verts, couleur peau…).
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 13 juillet 2015
Eglise des Templiers, 11h
Thomas Bonvallet & Jean-Luc Guionnet
Thomas Bonvallet (banjo, micros, diapasons, amplificateurs, et autres objets insolites), Jean-Luc Guionnet (orgue d’église)
Il y a improvisation libre et improvisation libre. Précisons : il y a les instrumentistes qui miment les tics de l’improvisation libre, et il y a les artistes qui grâce à cette approche continuent de révéler de l’inouï. Le duo Bonvallet–Guionnet appartient à cette race rare des découvreurs. Bien qu’il s’agisse d’improvisation non idiomatique, ces musiciens ne versent jamais dans les poncifs convenus du genre et parviennent à créer des textures inédites, des trames temporelles bienheureusement déstabilisantes. Nuages de sons passant-enveloppant, orages climaxatiques, chutes mauves d’objets sonores, continuum perturbé-bousculant… il n’est pas possible de donner une idée de ce qui se réalisa là, si ce n’est à exprimer que le duo atteignit à une osmose étonnante. Un au-delà de la musique sacrément musical.
Maison du Parc National et de la Vallée, 18h30
Ken Vandermark solo
Ken Vandermark (cl, ts, bs)
Après un duo de chansonnier à l’heure de l’apéritif et un groupe de musique flamenco à l’heure d’après sieste, la foule avait fait salle comble pour venir entendre le saxophoniste chicagoan. Depuis des années, Ken Vandermark dédie presque toutes ses pièces à des personnalités l’ayant marqué, artistiques notamment. Cela semble féconder son imaginaire, et donne sans doute à certains auditeurs des clés toutes particulières d’écoute. Se trouvant dans une salle de projection, Vandermark annonça que ses trois premières pièces se référeraient à son amour pour le travail de Chris Marker. Pour ceux qui ne connaissaient pas ce dernier, il ne fut peut-être d’abord pas facile d’entrer – comme lui – dans le vif du sujet. A titre personnel, je compris mieux la relation de sa musique à l’écoute d’une pièce qui s’inspirait d’Agnès Varda. Dans l’improvisation de Ken Vandermark, je retrouvais quelque chose de la légèreté un rien mélancolique de la cinéaste. Le saxophoniste interpréta par ailleurs plusieurs compositions, l’une de Joe McPhee, certaines de lui et repris le Love Cry d’Albert Ayler, seul véritable moment où il se positionna esthétiquement dans un revival post-free jazz. Car à l’écoute de sa performance, on pouvait se poser la question : dans quel style Ken Vandermark se range-t-il ? La question semble insoluble : ce n’est ni du free jazz (post ou non), cela n’a que peut à voir avec l’AACM, et l’improvisation libre semble toujours structurée dans ses soubassements par des éléments préétablis à l’avance. Et dans le même temps, il y a quelque chose de viscéral, une expression véritablement incorporée qui renvoie bien davantage à l’histoire de la musique afro-américaine qu’à la musique de tradition écrite occidentale. Charnu dans son rapport aux instruments, taquinant leurs limites, Ken Vandermark offrit ainsi un solo fort différent de celui de Jean-Luc Guionnet la veille (usant notamment du swing au cours d’une improvisation où, annonça-t-il, il aurait « à l’esprit » Anna Karina dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard), mais tout aussi nourrissant.
Chapiteau du Verger, 21h00
Ensemble FM
Christine Wodrascka (piano toy, dir), Raphaël Sibertin Blanc, Mathieu Werchovski (vl), Emmanuel Larangé (hb), Sébastien Ciroteau (tp), Laurent Avizou, Robin Fincker (cl), Marc Démereau (ss, bs), Laurent Rochelle (ss, bcl), Julien Gineste (as, ts), Florian Nastorge (as, bs), Betty Hovette (p), Guillaume Blaise (vib), Fabien Duscombs, Laurent Paris (perc), Nicolas Carrière (ingénieur du son).
Soigneusement composé par la pianiste Christine Wodrascka, cet orchestre a pour ambition de donner des pièces en grande partie écrite mais nécessitant l’expérience d’improvisateurs aguerris. La pièce d’ouverture, écrite par la « chef », évoqua d’abord La Monte Young : autour d’une note pivot, un déploiement en corolle révéla un spectre harmonique resserré aux variations microtonales. Progressant peu à peu en intensité, au milieu de la pièce les saxophonistes baryton semblèrent soudain rétifs à cet immobilisme, se lançant dans des vociférations inattendues. N’ayant pas eu connaissance du titre, celui-ci aurait pu par exemple être : Naissance, vie et disparition d’un son.
L’Ensemble FM (comme Formation Musicale, ce qu’il est ?) se lança ensuite dans une interprétation singulière du fameux In C de Terry Riley. Cette pièce fit beaucoup parler d’elle en 1964, année de sa création, son titre-manifeste indiquant clairement que Riley se positionnait face aux compositeurs de musiques contemporaines inscrits dans la lignée de l’avant-garde post-sérielle. Cette pièce repose en effet sur la mise en boucle de courts motifs, tous ancrés autour de la note do. En réalité, une fois la machine bien lancée, le champ harmonique s’enrichit au fur et à mesure des combinaisons instrumentales, telle configuration faisant ressortir une harmonique ou une autre, tel déphasage de motif générant des apparitions-disparitions de notes fantômes. Cette version luzéenne dura presque une heure un quart, autrement dit aux antipodes du temps (com)pressé qui caractérise notre époque d’aliénation volontaire au dieu Chronos (lire Aliénation et accélération de Hartmut Rosa pour comprendre cette allusion). Ce temps long portait à savourer le flot incessant de notes, tels des chatoiements de la lumière du soleil à la surface d’une eau vive. Etrange musique que celle-ci, tout de même. Elle possède une tension dram
atique prenante, alors que son horizon demeure très longtemps sans perspective. Son expression est autant grisante que vaguement inquiétante, sa pulsation irrépressible nous emprisonnant en son sein. L’interprétation provoqua manifestement beaucoup de bonnes sensations auprès du public qui fit un triomphe à l’ensemble. Mon ami NeimadSoul, qui avait fait exprès le déplacement, entendit derrière lui quelqu’un déclarer à son voisin : « Je n’avais jamais entendu ce genre de musique. Je n’aurais jamais pensé que cela aurait pu me plaire, mais j’ai trouvé cela stupéfiant. » En deux phrases se trouvait ainsi résumé mon propre ressenti vis-à-vis de cette impressionnante interprétation d’In C, pièce que j’entendais pour la première fois en concert.
Chapiteau du Verger, 23h30
Too Many Zooz
Matthew Muirhead (tp, vx), Leonardo Pellegrino (bs), David Parks (perc).
Comme chaque soir, la seconde partie de la soirée est dédiée à la danse. Too Many Zooz propose une étonnante musique proche de la techno, mais jouée sur des instruments acoustiques. Le trio dégage une énergie phénoménale, déchaînant les danseurs de tous poils. Au point que certains d’entre eux montèrent sur scène, notamment un hip-hoper remarquable. Hélas, alors que l’esprit du festival accepte ce genre de sympathique débordement, les musiciens leur signifièrent vertement de redescendre dans le public, le saxophoniste précisant « it’s our stage, not yours ». Lorsque le groupe reprit ensuite, je ne pus m’empêcher de retrouver dans leur musique le manque de finesse dont ils venaient de se rendre coupable…
Heureusement, pour bien finir la nuit et clore en beauté un beau festival, les spectateurs purent apprécier à la Maisonde la Valléela prestation emportée, flamboyante (et pourtant pas assourdissante, détail que je tenais à souligner) avec le groupe Chu Tsao, une formation qui avait déjà fait le bonheur de tous à Luz il y a quelques années, et qui récidivèrent cette nuit-là.
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Dernier jour pour le cru 2015 de ce festival atypique, qui attire autant les plus pointus des passionnés pour un duo éblouissant de Thomas Bonvalet et Jean-Luc Guionnet en fin de matinée, et les plus jeunes très curieux de découvrir sur scène le trio new yorkais qui a fait un gros buzz sur Internet, Too Many Zooz, les cheveux blancs se mêlant alors aux cheveux bruns (mais aussi rouges, verts, couleur peau…).
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 13 juillet 2015
Eglise des Templiers, 11h
Thomas Bonvallet & Jean-Luc Guionnet
Thomas Bonvallet (banjo, micros, diapasons, amplificateurs, et autres objets insolites), Jean-Luc Guionnet (orgue d’église)
Il y a improvisation libre et improvisation libre. Précisons : il y a les instrumentistes qui miment les tics de l’improvisation libre, et il y a les artistes qui grâce à cette approche continuent de révéler de l’inouï. Le duo Bonvallet–Guionnet appartient à cette race rare des découvreurs. Bien qu’il s’agisse d’improvisation non idiomatique, ces musiciens ne versent jamais dans les poncifs convenus du genre et parviennent à créer des textures inédites, des trames temporelles bienheureusement déstabilisantes. Nuages de sons passant-enveloppant, orages climaxatiques, chutes mauves d’objets sonores, continuum perturbé-bousculant… il n’est pas possible de donner une idée de ce qui se réalisa là, si ce n’est à exprimer que le duo atteignit à une osmose étonnante. Un au-delà de la musique sacrément musical.
Maison du Parc National et de la Vallée, 18h30
Ken Vandermark solo
Ken Vandermark (cl, ts, bs)
Après un duo de chansonnier à l’heure de l’apéritif et un groupe de musique flamenco à l’heure d’après sieste, la foule avait fait salle comble pour venir entendre le saxophoniste chicagoan. Depuis des années, Ken Vandermark dédie presque toutes ses pièces à des personnalités l’ayant marqué, artistiques notamment. Cela semble féconder son imaginaire, et donne sans doute à certains auditeurs des clés toutes particulières d’écoute. Se trouvant dans une salle de projection, Vandermark annonça que ses trois premières pièces se référeraient à son amour pour le travail de Chris Marker. Pour ceux qui ne connaissaient pas ce dernier, il ne fut peut-être d’abord pas facile d’entrer – comme lui – dans le vif du sujet. A titre personnel, je compris mieux la relation de sa musique à l’écoute d’une pièce qui s’inspirait d’Agnès Varda. Dans l’improvisation de Ken Vandermark, je retrouvais quelque chose de la légèreté un rien mélancolique de la cinéaste. Le saxophoniste interpréta par ailleurs plusieurs compositions, l’une de Joe McPhee, certaines de lui et repris le Love Cry d’Albert Ayler, seul véritable moment où il se positionna esthétiquement dans un revival post-free jazz. Car à l’écoute de sa performance, on pouvait se poser la question : dans quel style Ken Vandermark se range-t-il ? La question semble insoluble : ce n’est ni du free jazz (post ou non), cela n’a que peut à voir avec l’AACM, et l’improvisation libre semble toujours structurée dans ses soubassements par des éléments préétablis à l’avance. Et dans le même temps, il y a quelque chose de viscéral, une expression véritablement incorporée qui renvoie bien davantage à l’histoire de la musique afro-américaine qu’à la musique de tradition écrite occidentale. Charnu dans son rapport aux instruments, taquinant leurs limites, Ken Vandermark offrit ainsi un solo fort différent de celui de Jean-Luc Guionnet la veille (usant notamment du swing au cours d’une improvisation où, annonça-t-il, il aurait « à l’esprit » Anna Karina dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard), mais tout aussi nourrissant.
Chapiteau du Verger, 21h00
Ensemble FM
Christine Wodrascka (piano toy, dir), Raphaël Sibertin Blanc, Mathieu Werchovski (vl), Emmanuel Larangé (hb), Sébastien Ciroteau (tp), Laurent Avizou, Robin Fincker (cl), Marc Démereau (ss, bs), Laurent Rochelle (ss, bcl), Julien Gineste (as, ts), Florian Nastorge (as, bs), Betty Hovette (p), Guillaume Blaise (vib), Fabien Duscombs, Laurent Paris (perc), Nicolas Carrière (ingénieur du son).
Soigneusement composé par la pianiste Christine Wodrascka, cet orchestre a pour ambition de donner des pièces en grande partie écrite mais nécessitant l’expérience d’improvisateurs aguerris. La pièce d’ouverture, écrite par la « chef », évoqua d’abord La Monte Young : autour d’une note pivot, un déploiement en corolle révéla un spectre harmonique resserré aux variations microtonales. Progressant peu à peu en intensité, au milieu de la pièce les saxophonistes baryton semblèrent soudain rétifs à cet immobilisme, se lançant dans des vociférations inattendues. N’ayant pas eu connaissance du titre, celui-ci aurait pu par exemple être : Naissance, vie et disparition d’un son.
L’Ensemble FM (comme Formation Musicale, ce qu’il est ?) se lança ensuite dans une interprétation singulière du fameux In C de Terry Riley. Cette pièce fit beaucoup parler d’elle en 1964, année de sa création, son titre-manifeste indiquant clairement que Riley se positionnait face aux compositeurs de musiques contemporaines inscrits dans la lignée de l’avant-garde post-sérielle. Cette pièce repose en effet sur la mise en boucle de courts motifs, tous ancrés autour de la note do. En réalité, une fois la machine bien lancée, le champ harmonique s’enrichit au fur et à mesure des combinaisons instrumentales, telle configuration faisant ressortir une harmonique ou une autre, tel déphasage de motif générant des apparitions-disparitions de notes fantômes. Cette version luzéenne dura presque une heure un quart, autrement dit aux antipodes du temps (com)pressé qui caractérise notre époque d’aliénation volontaire au dieu Chronos (lire Aliénation et accélération de Hartmut Rosa pour comprendre cette allusion). Ce temps long portait à savourer le flot incessant de notes, tels des chatoiements de la lumière du soleil à la surface d’une eau vive. Etrange musique que celle-ci, tout de même. Elle possède une tension dram
atique prenante, alors que son horizon demeure très longtemps sans perspective. Son expression est autant grisante que vaguement inquiétante, sa pulsation irrépressible nous emprisonnant en son sein. L’interprétation provoqua manifestement beaucoup de bonnes sensations auprès du public qui fit un triomphe à l’ensemble. Mon ami NeimadSoul, qui avait fait exprès le déplacement, entendit derrière lui quelqu’un déclarer à son voisin : « Je n’avais jamais entendu ce genre de musique. Je n’aurais jamais pensé que cela aurait pu me plaire, mais j’ai trouvé cela stupéfiant. » En deux phrases se trouvait ainsi résumé mon propre ressenti vis-à-vis de cette impressionnante interprétation d’In C, pièce que j’entendais pour la première fois en concert.
Chapiteau du Verger, 23h30
Too Many Zooz
Matthew Muirhead (tp, vx), Leonardo Pellegrino (bs), David Parks (perc).
Comme chaque soir, la seconde partie de la soirée est dédiée à la danse. Too Many Zooz propose une étonnante musique proche de la techno, mais jouée sur des instruments acoustiques. Le trio dégage une énergie phénoménale, déchaînant les danseurs de tous poils. Au point que certains d’entre eux montèrent sur scène, notamment un hip-hoper remarquable. Hélas, alors que l’esprit du festival accepte ce genre de sympathique débordement, les musiciens leur signifièrent vertement de redescendre dans le public, le saxophoniste précisant « it’s our stage, not yours ». Lorsque le groupe reprit ensuite, je ne pus m’empêcher de retrouver dans leur musique le manque de finesse dont ils venaient de se rendre coupable…
Heureusement, pour bien finir la nuit et clore en beauté un beau festival, les spectateurs purent apprécier à la Maisonde la Valléela prestation emportée, flamboyante (et pourtant pas assourdissante, détail que je tenais à souligner) avec le groupe Chu Tsao, une formation qui avait déjà fait le bonheur de tous à Luz il y a quelques années, et qui récidivèrent cette nuit-là.
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Dernier jour pour le cru 2015 de ce festival atypique, qui attire autant les plus pointus des passionnés pour un duo éblouissant de Thomas Bonvalet et Jean-Luc Guionnet en fin de matinée, et les plus jeunes très curieux de découvrir sur scène le trio new yorkais qui a fait un gros buzz sur Internet, Too Many Zooz, les cheveux blancs se mêlant alors aux cheveux bruns (mais aussi rouges, verts, couleur peau…).
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 13 juillet 2015
Eglise des Templiers, 11h
Thomas Bonvallet & Jean-Luc Guionnet
Thomas Bonvallet (banjo, micros, diapasons, amplificateurs, et autres objets insolites), Jean-Luc Guionnet (orgue d’église)
Il y a improvisation libre et improvisation libre. Précisons : il y a les instrumentistes qui miment les tics de l’improvisation libre, et il y a les artistes qui grâce à cette approche continuent de révéler de l’inouï. Le duo Bonvallet–Guionnet appartient à cette race rare des découvreurs. Bien qu’il s’agisse d’improvisation non idiomatique, ces musiciens ne versent jamais dans les poncifs convenus du genre et parviennent à créer des textures inédites, des trames temporelles bienheureusement déstabilisantes. Nuages de sons passant-enveloppant, orages climaxatiques, chutes mauves d’objets sonores, continuum perturbé-bousculant… il n’est pas possible de donner une idée de ce qui se réalisa là, si ce n’est à exprimer que le duo atteignit à une osmose étonnante. Un au-delà de la musique sacrément musical.
Maison du Parc National et de la Vallée, 18h30
Ken Vandermark solo
Ken Vandermark (cl, ts, bs)
Après un duo de chansonnier à l’heure de l’apéritif et un groupe de musique flamenco à l’heure d’après sieste, la foule avait fait salle comble pour venir entendre le saxophoniste chicagoan. Depuis des années, Ken Vandermark dédie presque toutes ses pièces à des personnalités l’ayant marqué, artistiques notamment. Cela semble féconder son imaginaire, et donne sans doute à certains auditeurs des clés toutes particulières d’écoute. Se trouvant dans une salle de projection, Vandermark annonça que ses trois premières pièces se référeraient à son amour pour le travail de Chris Marker. Pour ceux qui ne connaissaient pas ce dernier, il ne fut peut-être d’abord pas facile d’entrer – comme lui – dans le vif du sujet. A titre personnel, je compris mieux la relation de sa musique à l’écoute d’une pièce qui s’inspirait d’Agnès Varda. Dans l’improvisation de Ken Vandermark, je retrouvais quelque chose de la légèreté un rien mélancolique de la cinéaste. Le saxophoniste interpréta par ailleurs plusieurs compositions, l’une de Joe McPhee, certaines de lui et repris le Love Cry d’Albert Ayler, seul véritable moment où il se positionna esthétiquement dans un revival post-free jazz. Car à l’écoute de sa performance, on pouvait se poser la question : dans quel style Ken Vandermark se range-t-il ? La question semble insoluble : ce n’est ni du free jazz (post ou non), cela n’a que peut à voir avec l’AACM, et l’improvisation libre semble toujours structurée dans ses soubassements par des éléments préétablis à l’avance. Et dans le même temps, il y a quelque chose de viscéral, une expression véritablement incorporée qui renvoie bien davantage à l’histoire de la musique afro-américaine qu’à la musique de tradition écrite occidentale. Charnu dans son rapport aux instruments, taquinant leurs limites, Ken Vandermark offrit ainsi un solo fort différent de celui de Jean-Luc Guionnet la veille (usant notamment du swing au cours d’une improvisation où, annonça-t-il, il aurait « à l’esprit » Anna Karina dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard), mais tout aussi nourrissant.
Chapiteau du Verger, 21h00
Ensemble FM
Christine Wodrascka (piano toy, dir), Raphaël Sibertin Blanc, Mathieu Werchovski (vl), Emmanuel Larangé (hb), Sébastien Ciroteau (tp), Laurent Avizou, Robin Fincker (cl), Marc Démereau (ss, bs), Laurent Rochelle (ss, bcl), Julien Gineste (as, ts), Florian Nastorge (as, bs), Betty Hovette (p), Guillaume Blaise (vib), Fabien Duscombs, Laurent Paris (perc), Nicolas Carrière (ingénieur du son).
Soigneusement composé par la pianiste Christine Wodrascka, cet orchestre a pour ambition de donner des pièces en grande partie écrite mais nécessitant l’expérience d’improvisateurs aguerris. La pièce d’ouverture, écrite par la « chef », évoqua d’abord La Monte Young : autour d’une note pivot, un déploiement en corolle révéla un spectre harmonique resserré aux variations microtonales. Progressant peu à peu en intensité, au milieu de la pièce les saxophonistes baryton semblèrent soudain rétifs à cet immobilisme, se lançant dans des vociférations inattendues. N’ayant pas eu connaissance du titre, celui-ci aurait pu par exemple être : Naissance, vie et disparition d’un son.
L’Ensemble FM (comme Formation Musicale, ce qu’il est ?) se lança ensuite dans une interprétation singulière du fameux In C de Terry Riley. Cette pièce fit beaucoup parler d’elle en 1964, année de sa création, son titre-manifeste indiquant clairement que Riley se positionnait face aux compositeurs de musiques contemporaines inscrits dans la lignée de l’avant-garde post-sérielle. Cette pièce repose en effet sur la mise en boucle de courts motifs, tous ancrés autour de la note do. En réalité, une fois la machine bien lancée, le champ harmonique s’enrichit au fur et à mesure des combinaisons instrumentales, telle configuration faisant ressortir une harmonique ou une autre, tel déphasage de motif générant des apparitions-disparitions de notes fantômes. Cette version luzéenne dura presque une heure un quart, autrement dit aux antipodes du temps (com)pressé qui caractérise notre époque d’aliénation volontaire au dieu Chronos (lire Aliénation et accélération de Hartmut Rosa pour comprendre cette allusion). Ce temps long portait à savourer le flot incessant de notes, tels des chatoiements de la lumière du soleil à la surface d’une eau vive. Etrange musique que celle-ci, tout de même. Elle possède une tension dram
atique prenante, alors que son horizon demeure très longtemps sans perspective. Son expression est autant grisante que vaguement inquiétante, sa pulsation irrépressible nous emprisonnant en son sein. L’interprétation provoqua manifestement beaucoup de bonnes sensations auprès du public qui fit un triomphe à l’ensemble. Mon ami NeimadSoul, qui avait fait exprès le déplacement, entendit derrière lui quelqu’un déclarer à son voisin : « Je n’avais jamais entendu ce genre de musique. Je n’aurais jamais pensé que cela aurait pu me plaire, mais j’ai trouvé cela stupéfiant. » En deux phrases se trouvait ainsi résumé mon propre ressenti vis-à-vis de cette impressionnante interprétation d’In C, pièce que j’entendais pour la première fois en concert.
Chapiteau du Verger, 23h30
Too Many Zooz
Matthew Muirhead (tp, vx), Leonardo Pellegrino (bs), David Parks (perc).
Comme chaque soir, la seconde partie de la soirée est dédiée à la danse. Too Many Zooz propose une étonnante musique proche de la techno, mais jouée sur des instruments acoustiques. Le trio dégage une énergie phénoménale, déchaînant les danseurs de tous poils. Au point que certains d’entre eux montèrent sur scène, notamment un hip-hoper remarquable. Hélas, alors que l’esprit du festival accepte ce genre de sympathique débordement, les musiciens leur signifièrent vertement de redescendre dans le public, le saxophoniste précisant « it’s our stage, not yours ». Lorsque le groupe reprit ensuite, je ne pus m’empêcher de retrouver dans leur musique le manque de finesse dont ils venaient de se rendre coupable…
Heureusement, pour bien finir la nuit et clore en beauté un beau festival, les spectateurs purent apprécier à la Maisonde la Valléela prestation emportée, flamboyante (et pourtant pas assourdissante, détail que je tenais à souligner) avec le groupe Chu Tsao, une formation qui avait déjà fait le bonheur de tous à Luz il y a quelques années, et qui récidivèrent cette nuit-là.
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Dernier jour pour le cru 2015 de ce festival atypique, qui attire autant les plus pointus des passionnés pour un duo éblouissant de Thomas Bonvalet et Jean-Luc Guionnet en fin de matinée, et les plus jeunes très curieux de découvrir sur scène le trio new yorkais qui a fait un gros buzz sur Internet, Too Many Zooz, les cheveux blancs se mêlant alors aux cheveux bruns (mais aussi rouges, verts, couleur peau…).
Festival « Jazz à Luz », Luz-Saint Sauveur (65), 13 juillet 2015
Eglise des Templiers, 11h
Thomas Bonvallet & Jean-Luc Guionnet
Thomas Bonvallet (banjo, micros, diapasons, amplificateurs, et autres objets insolites), Jean-Luc Guionnet (orgue d’église)
Il y a improvisation libre et improvisation libre. Précisons : il y a les instrumentistes qui miment les tics de l’improvisation libre, et il y a les artistes qui grâce à cette approche continuent de révéler de l’inouï. Le duo Bonvallet–Guionnet appartient à cette race rare des découvreurs. Bien qu’il s’agisse d’improvisation non idiomatique, ces musiciens ne versent jamais dans les poncifs convenus du genre et parviennent à créer des textures inédites, des trames temporelles bienheureusement déstabilisantes. Nuages de sons passant-enveloppant, orages climaxatiques, chutes mauves d’objets sonores, continuum perturbé-bousculant… il n’est pas possible de donner une idée de ce qui se réalisa là, si ce n’est à exprimer que le duo atteignit à une osmose étonnante. Un au-delà de la musique sacrément musical.
Maison du Parc National et de la Vallée, 18h30
Ken Vandermark solo
Ken Vandermark (cl, ts, bs)
Après un duo de chansonnier à l’heure de l’apéritif et un groupe de musique flamenco à l’heure d’après sieste, la foule avait fait salle comble pour venir entendre le saxophoniste chicagoan. Depuis des années, Ken Vandermark dédie presque toutes ses pièces à des personnalités l’ayant marqué, artistiques notamment. Cela semble féconder son imaginaire, et donne sans doute à certains auditeurs des clés toutes particulières d’écoute. Se trouvant dans une salle de projection, Vandermark annonça que ses trois premières pièces se référeraient à son amour pour le travail de Chris Marker. Pour ceux qui ne connaissaient pas ce dernier, il ne fut peut-être d’abord pas facile d’entrer – comme lui – dans le vif du sujet. A titre personnel, je compris mieux la relation de sa musique à l’écoute d’une pièce qui s’inspirait d’Agnès Varda. Dans l’improvisation de Ken Vandermark, je retrouvais quelque chose de la légèreté un rien mélancolique de la cinéaste. Le saxophoniste interpréta par ailleurs plusieurs compositions, l’une de Joe McPhee, certaines de lui et repris le Love Cry d’Albert Ayler, seul véritable moment où il se positionna esthétiquement dans un revival post-free jazz. Car à l’écoute de sa performance, on pouvait se poser la question : dans quel style Ken Vandermark se range-t-il ? La question semble insoluble : ce n’est ni du free jazz (post ou non), cela n’a que peut à voir avec l’AACM, et l’improvisation libre semble toujours structurée dans ses soubassements par des éléments préétablis à l’avance. Et dans le même temps, il y a quelque chose de viscéral, une expression véritablement incorporée qui renvoie bien davantage à l’histoire de la musique afro-américaine qu’à la musique de tradition écrite occidentale. Charnu dans son rapport aux instruments, taquinant leurs limites, Ken Vandermark offrit ainsi un solo fort différent de celui de Jean-Luc Guionnet la veille (usant notamment du swing au cours d’une improvisation où, annonça-t-il, il aurait « à l’esprit » Anna Karina dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard), mais tout aussi nourrissant.
Chapiteau du Verger, 21h00
Ensemble FM
Christine Wodrascka (piano toy, dir), Raphaël Sibertin Blanc, Mathieu Werchovski (vl), Emmanuel Larangé (hb), Sébastien Ciroteau (tp), Laurent Avizou, Robin Fincker (cl), Marc Démereau (ss, bs), Laurent Rochelle (ss, bcl), Julien Gineste (as, ts), Florian Nastorge (as, bs), Betty Hovette (p), Guillaume Blaise (vib), Fabien Duscombs, Laurent Paris (perc), Nicolas Carrière (ingénieur du son).
Soigneusement composé par la pianiste Christine Wodrascka, cet orchestre a pour ambition de donner des pièces en grande partie écrite mais nécessitant l’expérience d’improvisateurs aguerris. La pièce d’ouverture, écrite par la « chef », évoqua d’abord La Monte Young : autour d’une note pivot, un déploiement en corolle révéla un spectre harmonique resserré aux variations microtonales. Progressant peu à peu en intensité, au milieu de la pièce les saxophonistes baryton semblèrent soudain rétifs à cet immobilisme, se lançant dans des vociférations inattendues. N’ayant pas eu connaissance du titre, celui-ci aurait pu par exemple être : Naissance, vie et disparition d’un son.
L’Ensemble FM (comme Formation Musicale, ce qu’il est ?) se lança ensuite dans une interprétation singulière du fameux In C de Terry Riley. Cette pièce fit beaucoup parler d’elle en 1964, année de sa création, son titre-manifeste indiquant clairement que Riley se positionnait face aux compositeurs de musiques contemporaines inscrits dans la lignée de l’avant-garde post-sérielle. Cette pièce repose en effet sur la mise en boucle de courts motifs, tous ancrés autour de la note do. En réalité, une fois la machine bien lancée, le champ harmonique s’enrichit au fur et à mesure des combinaisons instrumentales, telle configuration faisant ressortir une harmonique ou une autre, tel déphasage de motif générant des apparitions-disparitions de notes fantômes. Cette version luzéenne dura presque une heure un quart, autrement dit aux antipodes du temps (com)pressé qui caractérise notre époque d’aliénation volontaire au dieu Chronos (lire Aliénation et accélération de Hartmut Rosa pour comprendre cette allusion). Ce temps long portait à savourer le flot incessant de notes, tels des chatoiements de la lumière du soleil à la surface d’une eau vive. Etrange musique que celle-ci, tout de même. Elle possède une tension dram
atique prenante, alors que son horizon demeure très longtemps sans perspective. Son expression est autant grisante que vaguement inquiétante, sa pulsation irrépressible nous emprisonnant en son sein. L’interprétation provoqua manifestement beaucoup de bonnes sensations auprès du public qui fit un triomphe à l’ensemble. Mon ami NeimadSoul, qui avait fait exprès le déplacement, entendit derrière lui quelqu’un déclarer à son voisin : « Je n’avais jamais entendu ce genre de musique. Je n’aurais jamais pensé que cela aurait pu me plaire, mais j’ai trouvé cela stupéfiant. » En deux phrases se trouvait ainsi résumé mon propre ressenti vis-à-vis de cette impressionnante interprétation d’In C, pièce que j’entendais pour la première fois en concert.
Chapiteau du Verger, 23h30
Too Many Zooz
Matthew Muirhead (tp, vx), Leonardo Pellegrino (bs), David Parks (perc).
Comme chaque soir, la seconde partie de la soirée est dédiée à la danse. Too Many Zooz propose une étonnante musique proche de la techno, mais jouée sur des instruments acoustiques. Le trio dégage une énergie phénoménale, déchaînant les danseurs de tous poils. Au point que certains d’entre eux montèrent sur scène, notamment un hip-hoper remarquable. Hélas, alors que l’esprit du festival accepte ce genre de sympathique débordement, les musiciens leur signifièrent vertement de redescendre dans le public, le saxophoniste précisant « it’s our stage, not yours ». Lorsque le groupe reprit ensuite, je ne pus m’empêcher de retrouver dans leur musique le manque de finesse dont ils venaient de se rendre coupable…
Heureusement, pour bien finir la nuit et clore en beauté un beau festival, les spectateurs purent apprécier à la Maisonde la Valléela prestation emportée, flamboyante (et pourtant pas assourdissante, détail que je tenais à souligner) avec le groupe Chu Tsao, une formation qui avait déjà fait le bonheur de tous à Luz il y a quelques années, et qui récidivèrent cette nuit-là.