Jazz live
Publié le 18 Juil 2015

Tête de jazz à Avignon, le sens des poètes

Pour la troisième saison consécutive, le petit commando militant de l’AJMI, occupé tout au long de l’année à faire fructifier dans la région provençale les formes les plus audacieuses du jazz et des musiques improvisées actuelles, a décidé de participer à sa manière à la grand-messe théâtrale du festival d’Avignon afin de l’utiliser comme vaste chambre d’écho susceptible de toucher un public peu au fait de ces formes d’expressions éminemment contemporaines mais de plus en plus menacées de marginalisation.


Si l’on ne devait tirer qu’un fil de la riche trame de la programmation sensible imaginée par Pierre Villeret, ce serait probablement celui qui, tout au long des dix jours du festival, aura secrètement relié entre eux des projets très divers d’un point de vue esthétique, mais ayant en commun le souci de renouer avec le sens, en replaçant à des degrés divers la poésie au cœur du propos et du dispositif musical.

 

Ambreozchristophejodet – Purcell

Ambre Oz (chant), Christophe Jodet (b, elb, elec).


Première formation à s’inscrire dans cette tendance, le duo constitué d’Ambre Oz au chant et de Christophe Jodet à la contrebasse et à la basse électrique propose une relecture de quelques pièces extraites du vaste répertoire d’airs d’opéras et de chansons écrites à la fin du 17e siècle par le compositeur anglais Henry Purcell. Nulle tentation de “jazzifier” ces petites merveilles d’équilibre compositionnelle, aucune échappée libre hors du texte interprété à la lettre, mais une façon subtile, à partir d’arrangements minimalistes imaginés par Jodet, de donner à entendre de façon quasi subliminale la filiation entre la musique de ce grand compositeur encore sous l’influence de la tradition élisabéthaine incarnée par ses aînés William Byrd ou John Dowland, et certaines formes de la musique pop et folk anglaise contemporaine. Reprenant notamment quelques thèmes célèbres comme  O Let Me Weep  extrait de l’opéra “The Fairy Queen” ou la sublime complainte Oh Solitude  immortalisée notamment par le haute-contre Alfred Deller, la soprano Ambre Oz parvient le plus souvent à trouver une sorte de troisième voie périlleuse entre les techniques de chant baroque que ces airs induisent et une sorte de « naturalisme » pop, rendant ainsi étonnement proches les humeurs et les thématiques portées par ces mélodies d’une puissance émotionnelle exceptionnelles.  Un joli travail de “déterritorialisation” temporelle en somme.

 

Auditive Connection

Jeanne Barbieri (voix), Grégory Dargent (g), Anil Eraslan (cello), Frédéric Guérin (dm).

 

Dans un tout autre registre, beaucoup plus dans l’ « air du temps » dans sa façon d’emprunter sa grammaire déconstructiviste et ses formes résolument hybrides à une sorte de post-rock sophistiqué mâtiné de musique improvisée d’inspiration européenne, le quartet Auditive Connection, lauréat cette année du trophée Jazz Migration,  fonde également une grande part de son travail sur un goût certain pour la musique des mots et la puissance expressive et imaginaire de la poésie… Passant d’une langue à l’autre (avec une jolie variation autour d’un idiome imaginaire – probablement le meilleur morceau du répertoire), le quartet convoque d’une plage à l’autre Eluard, Beckett ou encore Kerouac, laissant au soin de la voix très pure de Jeanne Barbieri, tout à la fois juvénile et pleine de maîtrise, d’en distiller la musicalité et le sens. Si l’on perçoit immédiatement les enjeux esthétique du quartette, indéniablement ambitieux, l’ensemble manque malheureusement d’originalité et de variété dans les dispositifs compositionnels et les arrangements (esthétique du collage un peu vieillotte ; coq-à l’âne formel systématique et un peu lassant) pour véritablement séduire et captiver sur la longueur.

 

Desir Fiorini

Renette Désir (voix), Fabian Fiorini (p), Michael Wolteche (direction artistique).

 

Tout aussi ambitieux mais beaucoup plus convaincant, le duo composé de la chanteuse haïtienne Renette Désir et du pianiste belge Fabian Fiorini nous invite à une très intelligente évocation des différentes traditions musicales nées du traumatisme historique de la traite négrière.  Revenant en quelque sorte aux origines de la greffe entre les formes et rythmes hérités d’une Afrique largement fantasmée par les descendants d’esclaves et les diverses cultures d’ « accueil », intégrées, recyclées et transformées au fil des siècles dans un vaste processus de créolisation, la voix puissante, ronde et claire de Renette Désir, magnifiquement « scénographiée » par le piano abrupt et anti-lyrique de Fiorini, s’empare avec finesse de cette culture « archipélique » pour pointer son caractère syncrétique et lui redonner son identité perdue. Passant avec beaucoup de talent et de « naturel » de la comptine haïtienne chantée en Créole à la complainte bouleversante de  Strange Fruit  ; d’un air de Caetano Veloso ou de Neil Young (Cortez the Killer ) à l’évocation de la lutte pour les droits civiques à travers la figure d’Abbey Lincoln — la chanteuse, échappant à toute classification stylistique (on entend partout le jazz, le gospel, le blues, la nonchalance rythmique caribéenne, mais comme en filigrane) séduit tout du long par sa façon très charnelle d’incarner cette histoire commune.  Truffant par ailleurs cette traversée musicale de textes de grands poètes haïtiens contemporains ainsi que d’i
nterludes pianistiques toujours pertinents et souvent d’une grande originalité rythmique (magnifique version en solo du thème d’Ellington African Flower ) — le duo Desir Fiorini, tout en contrastes et complicité, est incontestablement la belle découverte de cette édition de Tête de Jazz.

 

Dominique Pifarély Quartet

Dominique Pifarély (vl), Antonin Rayon (p), Bruno Chevillon (b), François Merville (dm).

 

Si Dominique Pifarély s’est fait une spécialité ces dernières années de ces rencontres interdisciplinaires entre musique improvisée et poésie (on se souvient  entre autres de ses projets avec François Bon ou de son travail avec la comédienne Violaine Schwartz autour de l’œuvre de Ghérasim Luca), le répertoire de son “nouveau” quartette n’intègre certes pas cette fois le texte au cœur de son dispositif. Pour autant la poésie contemporaine est tellement consubstantielle de l’art du violoniste qu’il est tentant de l’entendre de façon quasi subliminale toujours un peu “à l’œuvre” quelque soit le projet qu’il nous propose. Juste avant d’investir les studios de la Buissonne pour enregistrer sous la direction artistique de Manfred Eicher un nouveau disque pour ECM, Pifarély proposait donc en avant-première pour le public (nombreux) de Tête de Jazz un aperçu de ce que l’on devrait retrouver dans quelques mois forcément un peu policé par les partis-pris esthétiques du producteur.

Car ce qui, dés les premières mesures, a saisi l’auditoire confronté à ce répertoire inédit, c’est le caractère âpre et lyrique d’une musique tout à la fois spontanée, abstraite et sensuelle, multipliant les cadres en une série de dispositifs formels savants dans le seul but, semble-t-il, de contenir et d’orienter une énergie collective bouillonnante, toujours prête à déborder… Propulsé par un groupe d’une extraordinaire homogénéité (formidable François Merville, tout à la fois coloriste subtil et rythmicien d’une précision diabolique), Pifarély a démontré l’autre soir, outre ses talents d’instrumentiste exceptionnels (un mélange de fluidité et de tension dans l’expression qui décidément n’appartient qu’à lui), une maîtrise et une variété compositionnelles toujours plus impressionnantes.

A partir de formes très structurées mais toujours subtilement ouvertes à quelque endroit pour laisser libre cours à la prise de parole individuelle et partant induire des formes de “recompositions” collectives instantanées redistribuant constamment les équilibres, Pifarély semble s’être donné comme objectif, dans cette musique très fluide et mouvante, de jouer en une sorte de tuilage formel sur des effets de translation, estompant les articulations entre écriture et improvisation pour composer des sortes de tableaux sonores aux perspectives multiples et aux humeurs toujours changeantes. On ne remerciera jamais assez Tête de Jazz de nous avoir permis d’entendre quelque part cet été, l’un des plus grands musiciens de jazz français contemporain au meilleur de sa forme. 

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Pour la troisième saison consécutive, le petit commando militant de l’AJMI, occupé tout au long de l’année à faire fructifier dans la région provençale les formes les plus audacieuses du jazz et des musiques improvisées actuelles, a décidé de participer à sa manière à la grand-messe théâtrale du festival d’Avignon afin de l’utiliser comme vaste chambre d’écho susceptible de toucher un public peu au fait de ces formes d’expressions éminemment contemporaines mais de plus en plus menacées de marginalisation.


Si l’on ne devait tirer qu’un fil de la riche trame de la programmation sensible imaginée par Pierre Villeret, ce serait probablement celui qui, tout au long des dix jours du festival, aura secrètement relié entre eux des projets très divers d’un point de vue esthétique, mais ayant en commun le souci de renouer avec le sens, en replaçant à des degrés divers la poésie au cœur du propos et du dispositif musical.

 

Ambreozchristophejodet – Purcell

Ambre Oz (chant), Christophe Jodet (b, elb, elec).


Première formation à s’inscrire dans cette tendance, le duo constitué d’Ambre Oz au chant et de Christophe Jodet à la contrebasse et à la basse électrique propose une relecture de quelques pièces extraites du vaste répertoire d’airs d’opéras et de chansons écrites à la fin du 17e siècle par le compositeur anglais Henry Purcell. Nulle tentation de “jazzifier” ces petites merveilles d’équilibre compositionnelle, aucune échappée libre hors du texte interprété à la lettre, mais une façon subtile, à partir d’arrangements minimalistes imaginés par Jodet, de donner à entendre de façon quasi subliminale la filiation entre la musique de ce grand compositeur encore sous l’influence de la tradition élisabéthaine incarnée par ses aînés William Byrd ou John Dowland, et certaines formes de la musique pop et folk anglaise contemporaine. Reprenant notamment quelques thèmes célèbres comme  O Let Me Weep  extrait de l’opéra “The Fairy Queen” ou la sublime complainte Oh Solitude  immortalisée notamment par le haute-contre Alfred Deller, la soprano Ambre Oz parvient le plus souvent à trouver une sorte de troisième voie périlleuse entre les techniques de chant baroque que ces airs induisent et une sorte de « naturalisme » pop, rendant ainsi étonnement proches les humeurs et les thématiques portées par ces mélodies d’une puissance émotionnelle exceptionnelles.  Un joli travail de “déterritorialisation” temporelle en somme.

 

Auditive Connection

Jeanne Barbieri (voix), Grégory Dargent (g), Anil Eraslan (cello), Frédéric Guérin (dm).

 

Dans un tout autre registre, beaucoup plus dans l’ « air du temps » dans sa façon d’emprunter sa grammaire déconstructiviste et ses formes résolument hybrides à une sorte de post-rock sophistiqué mâtiné de musique improvisée d’inspiration européenne, le quartet Auditive Connection, lauréat cette année du trophée Jazz Migration,  fonde également une grande part de son travail sur un goût certain pour la musique des mots et la puissance expressive et imaginaire de la poésie… Passant d’une langue à l’autre (avec une jolie variation autour d’un idiome imaginaire – probablement le meilleur morceau du répertoire), le quartet convoque d’une plage à l’autre Eluard, Beckett ou encore Kerouac, laissant au soin de la voix très pure de Jeanne Barbieri, tout à la fois juvénile et pleine de maîtrise, d’en distiller la musicalité et le sens. Si l’on perçoit immédiatement les enjeux esthétique du quartette, indéniablement ambitieux, l’ensemble manque malheureusement d’originalité et de variété dans les dispositifs compositionnels et les arrangements (esthétique du collage un peu vieillotte ; coq-à l’âne formel systématique et un peu lassant) pour véritablement séduire et captiver sur la longueur.

 

Desir Fiorini

Renette Désir (voix), Fabian Fiorini (p), Michael Wolteche (direction artistique).

 

Tout aussi ambitieux mais beaucoup plus convaincant, le duo composé de la chanteuse haïtienne Renette Désir et du pianiste belge Fabian Fiorini nous invite à une très intelligente évocation des différentes traditions musicales nées du traumatisme historique de la traite négrière.  Revenant en quelque sorte aux origines de la greffe entre les formes et rythmes hérités d’une Afrique largement fantasmée par les descendants d’esclaves et les diverses cultures d’ « accueil », intégrées, recyclées et transformées au fil des siècles dans un vaste processus de créolisation, la voix puissante, ronde et claire de Renette Désir, magnifiquement « scénographiée » par le piano abrupt et anti-lyrique de Fiorini, s’empare avec finesse de cette culture « archipélique » pour pointer son caractère syncrétique et lui redonner son identité perdue. Passant avec beaucoup de talent et de « naturel » de la comptine haïtienne chantée en Créole à la complainte bouleversante de  Strange Fruit  ; d’un air de Caetano Veloso ou de Neil Young (Cortez the Killer ) à l’évocation de la lutte pour les droits civiques à travers la figure d’Abbey Lincoln — la chanteuse, échappant à toute classification stylistique (on entend partout le jazz, le gospel, le blues, la nonchalance rythmique caribéenne, mais comme en filigrane) séduit tout du long par sa façon très charnelle d’incarner cette histoire commune.  Truffant par ailleurs cette traversée musicale de textes de grands poètes haïtiens contemporains ainsi que d’i
nterludes pianistiques toujours pertinents et souvent d’une grande originalité rythmique (magnifique version en solo du thème d’Ellington African Flower ) — le duo Desir Fiorini, tout en contrastes et complicité, est incontestablement la belle découverte de cette édition de Tête de Jazz.

 

Dominique Pifarély Quartet

Dominique Pifarély (vl), Antonin Rayon (p), Bruno Chevillon (b), François Merville (dm).

 

Si Dominique Pifarély s’est fait une spécialité ces dernières années de ces rencontres interdisciplinaires entre musique improvisée et poésie (on se souvient  entre autres de ses projets avec François Bon ou de son travail avec la comédienne Violaine Schwartz autour de l’œuvre de Ghérasim Luca), le répertoire de son “nouveau” quartette n’intègre certes pas cette fois le texte au cœur de son dispositif. Pour autant la poésie contemporaine est tellement consubstantielle de l’art du violoniste qu’il est tentant de l’entendre de façon quasi subliminale toujours un peu “à l’œuvre” quelque soit le projet qu’il nous propose. Juste avant d’investir les studios de la Buissonne pour enregistrer sous la direction artistique de Manfred Eicher un nouveau disque pour ECM, Pifarély proposait donc en avant-première pour le public (nombreux) de Tête de Jazz un aperçu de ce que l’on devrait retrouver dans quelques mois forcément un peu policé par les partis-pris esthétiques du producteur.

Car ce qui, dés les premières mesures, a saisi l’auditoire confronté à ce répertoire inédit, c’est le caractère âpre et lyrique d’une musique tout à la fois spontanée, abstraite et sensuelle, multipliant les cadres en une série de dispositifs formels savants dans le seul but, semble-t-il, de contenir et d’orienter une énergie collective bouillonnante, toujours prête à déborder… Propulsé par un groupe d’une extraordinaire homogénéité (formidable François Merville, tout à la fois coloriste subtil et rythmicien d’une précision diabolique), Pifarély a démontré l’autre soir, outre ses talents d’instrumentiste exceptionnels (un mélange de fluidité et de tension dans l’expression qui décidément n’appartient qu’à lui), une maîtrise et une variété compositionnelles toujours plus impressionnantes.

A partir de formes très structurées mais toujours subtilement ouvertes à quelque endroit pour laisser libre cours à la prise de parole individuelle et partant induire des formes de “recompositions” collectives instantanées redistribuant constamment les équilibres, Pifarély semble s’être donné comme objectif, dans cette musique très fluide et mouvante, de jouer en une sorte de tuilage formel sur des effets de translation, estompant les articulations entre écriture et improvisation pour composer des sortes de tableaux sonores aux perspectives multiples et aux humeurs toujours changeantes. On ne remerciera jamais assez Tête de Jazz de nous avoir permis d’entendre quelque part cet été, l’un des plus grands musiciens de jazz français contemporain au meilleur de sa forme. 

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Pour la troisième saison consécutive, le petit commando militant de l’AJMI, occupé tout au long de l’année à faire fructifier dans la région provençale les formes les plus audacieuses du jazz et des musiques improvisées actuelles, a décidé de participer à sa manière à la grand-messe théâtrale du festival d’Avignon afin de l’utiliser comme vaste chambre d’écho susceptible de toucher un public peu au fait de ces formes d’expressions éminemment contemporaines mais de plus en plus menacées de marginalisation.


Si l’on ne devait tirer qu’un fil de la riche trame de la programmation sensible imaginée par Pierre Villeret, ce serait probablement celui qui, tout au long des dix jours du festival, aura secrètement relié entre eux des projets très divers d’un point de vue esthétique, mais ayant en commun le souci de renouer avec le sens, en replaçant à des degrés divers la poésie au cœur du propos et du dispositif musical.

 

Ambreozchristophejodet – Purcell

Ambre Oz (chant), Christophe Jodet (b, elb, elec).


Première formation à s’inscrire dans cette tendance, le duo constitué d’Ambre Oz au chant et de Christophe Jodet à la contrebasse et à la basse électrique propose une relecture de quelques pièces extraites du vaste répertoire d’airs d’opéras et de chansons écrites à la fin du 17e siècle par le compositeur anglais Henry Purcell. Nulle tentation de “jazzifier” ces petites merveilles d’équilibre compositionnelle, aucune échappée libre hors du texte interprété à la lettre, mais une façon subtile, à partir d’arrangements minimalistes imaginés par Jodet, de donner à entendre de façon quasi subliminale la filiation entre la musique de ce grand compositeur encore sous l’influence de la tradition élisabéthaine incarnée par ses aînés William Byrd ou John Dowland, et certaines formes de la musique pop et folk anglaise contemporaine. Reprenant notamment quelques thèmes célèbres comme  O Let Me Weep  extrait de l’opéra “The Fairy Queen” ou la sublime complainte Oh Solitude  immortalisée notamment par le haute-contre Alfred Deller, la soprano Ambre Oz parvient le plus souvent à trouver une sorte de troisième voie périlleuse entre les techniques de chant baroque que ces airs induisent et une sorte de « naturalisme » pop, rendant ainsi étonnement proches les humeurs et les thématiques portées par ces mélodies d’une puissance émotionnelle exceptionnelles.  Un joli travail de “déterritorialisation” temporelle en somme.

 

Auditive Connection

Jeanne Barbieri (voix), Grégory Dargent (g), Anil Eraslan (cello), Frédéric Guérin (dm).

 

Dans un tout autre registre, beaucoup plus dans l’ « air du temps » dans sa façon d’emprunter sa grammaire déconstructiviste et ses formes résolument hybrides à une sorte de post-rock sophistiqué mâtiné de musique improvisée d’inspiration européenne, le quartet Auditive Connection, lauréat cette année du trophée Jazz Migration,  fonde également une grande part de son travail sur un goût certain pour la musique des mots et la puissance expressive et imaginaire de la poésie… Passant d’une langue à l’autre (avec une jolie variation autour d’un idiome imaginaire – probablement le meilleur morceau du répertoire), le quartet convoque d’une plage à l’autre Eluard, Beckett ou encore Kerouac, laissant au soin de la voix très pure de Jeanne Barbieri, tout à la fois juvénile et pleine de maîtrise, d’en distiller la musicalité et le sens. Si l’on perçoit immédiatement les enjeux esthétique du quartette, indéniablement ambitieux, l’ensemble manque malheureusement d’originalité et de variété dans les dispositifs compositionnels et les arrangements (esthétique du collage un peu vieillotte ; coq-à l’âne formel systématique et un peu lassant) pour véritablement séduire et captiver sur la longueur.

 

Desir Fiorini

Renette Désir (voix), Fabian Fiorini (p), Michael Wolteche (direction artistique).

 

Tout aussi ambitieux mais beaucoup plus convaincant, le duo composé de la chanteuse haïtienne Renette Désir et du pianiste belge Fabian Fiorini nous invite à une très intelligente évocation des différentes traditions musicales nées du traumatisme historique de la traite négrière.  Revenant en quelque sorte aux origines de la greffe entre les formes et rythmes hérités d’une Afrique largement fantasmée par les descendants d’esclaves et les diverses cultures d’ « accueil », intégrées, recyclées et transformées au fil des siècles dans un vaste processus de créolisation, la voix puissante, ronde et claire de Renette Désir, magnifiquement « scénographiée » par le piano abrupt et anti-lyrique de Fiorini, s’empare avec finesse de cette culture « archipélique » pour pointer son caractère syncrétique et lui redonner son identité perdue. Passant avec beaucoup de talent et de « naturel » de la comptine haïtienne chantée en Créole à la complainte bouleversante de  Strange Fruit  ; d’un air de Caetano Veloso ou de Neil Young (Cortez the Killer ) à l’évocation de la lutte pour les droits civiques à travers la figure d’Abbey Lincoln — la chanteuse, échappant à toute classification stylistique (on entend partout le jazz, le gospel, le blues, la nonchalance rythmique caribéenne, mais comme en filigrane) séduit tout du long par sa façon très charnelle d’incarner cette histoire commune.  Truffant par ailleurs cette traversée musicale de textes de grands poètes haïtiens contemporains ainsi que d’i
nterludes pianistiques toujours pertinents et souvent d’une grande originalité rythmique (magnifique version en solo du thème d’Ellington African Flower ) — le duo Desir Fiorini, tout en contrastes et complicité, est incontestablement la belle découverte de cette édition de Tête de Jazz.

 

Dominique Pifarély Quartet

Dominique Pifarély (vl), Antonin Rayon (p), Bruno Chevillon (b), François Merville (dm).

 

Si Dominique Pifarély s’est fait une spécialité ces dernières années de ces rencontres interdisciplinaires entre musique improvisée et poésie (on se souvient  entre autres de ses projets avec François Bon ou de son travail avec la comédienne Violaine Schwartz autour de l’œuvre de Ghérasim Luca), le répertoire de son “nouveau” quartette n’intègre certes pas cette fois le texte au cœur de son dispositif. Pour autant la poésie contemporaine est tellement consubstantielle de l’art du violoniste qu’il est tentant de l’entendre de façon quasi subliminale toujours un peu “à l’œuvre” quelque soit le projet qu’il nous propose. Juste avant d’investir les studios de la Buissonne pour enregistrer sous la direction artistique de Manfred Eicher un nouveau disque pour ECM, Pifarély proposait donc en avant-première pour le public (nombreux) de Tête de Jazz un aperçu de ce que l’on devrait retrouver dans quelques mois forcément un peu policé par les partis-pris esthétiques du producteur.

Car ce qui, dés les premières mesures, a saisi l’auditoire confronté à ce répertoire inédit, c’est le caractère âpre et lyrique d’une musique tout à la fois spontanée, abstraite et sensuelle, multipliant les cadres en une série de dispositifs formels savants dans le seul but, semble-t-il, de contenir et d’orienter une énergie collective bouillonnante, toujours prête à déborder… Propulsé par un groupe d’une extraordinaire homogénéité (formidable François Merville, tout à la fois coloriste subtil et rythmicien d’une précision diabolique), Pifarély a démontré l’autre soir, outre ses talents d’instrumentiste exceptionnels (un mélange de fluidité et de tension dans l’expression qui décidément n’appartient qu’à lui), une maîtrise et une variété compositionnelles toujours plus impressionnantes.

A partir de formes très structurées mais toujours subtilement ouvertes à quelque endroit pour laisser libre cours à la prise de parole individuelle et partant induire des formes de “recompositions” collectives instantanées redistribuant constamment les équilibres, Pifarély semble s’être donné comme objectif, dans cette musique très fluide et mouvante, de jouer en une sorte de tuilage formel sur des effets de translation, estompant les articulations entre écriture et improvisation pour composer des sortes de tableaux sonores aux perspectives multiples et aux humeurs toujours changeantes. On ne remerciera jamais assez Tête de Jazz de nous avoir permis d’entendre quelque part cet été, l’un des plus grands musiciens de jazz français contemporain au meilleur de sa forme. 

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Pour la troisième saison consécutive, le petit commando militant de l’AJMI, occupé tout au long de l’année à faire fructifier dans la région provençale les formes les plus audacieuses du jazz et des musiques improvisées actuelles, a décidé de participer à sa manière à la grand-messe théâtrale du festival d’Avignon afin de l’utiliser comme vaste chambre d’écho susceptible de toucher un public peu au fait de ces formes d’expressions éminemment contemporaines mais de plus en plus menacées de marginalisation.


Si l’on ne devait tirer qu’un fil de la riche trame de la programmation sensible imaginée par Pierre Villeret, ce serait probablement celui qui, tout au long des dix jours du festival, aura secrètement relié entre eux des projets très divers d’un point de vue esthétique, mais ayant en commun le souci de renouer avec le sens, en replaçant à des degrés divers la poésie au cœur du propos et du dispositif musical.

 

Ambreozchristophejodet – Purcell

Ambre Oz (chant), Christophe Jodet (b, elb, elec).


Première formation à s’inscrire dans cette tendance, le duo constitué d’Ambre Oz au chant et de Christophe Jodet à la contrebasse et à la basse électrique propose une relecture de quelques pièces extraites du vaste répertoire d’airs d’opéras et de chansons écrites à la fin du 17e siècle par le compositeur anglais Henry Purcell. Nulle tentation de “jazzifier” ces petites merveilles d’équilibre compositionnelle, aucune échappée libre hors du texte interprété à la lettre, mais une façon subtile, à partir d’arrangements minimalistes imaginés par Jodet, de donner à entendre de façon quasi subliminale la filiation entre la musique de ce grand compositeur encore sous l’influence de la tradition élisabéthaine incarnée par ses aînés William Byrd ou John Dowland, et certaines formes de la musique pop et folk anglaise contemporaine. Reprenant notamment quelques thèmes célèbres comme  O Let Me Weep  extrait de l’opéra “The Fairy Queen” ou la sublime complainte Oh Solitude  immortalisée notamment par le haute-contre Alfred Deller, la soprano Ambre Oz parvient le plus souvent à trouver une sorte de troisième voie périlleuse entre les techniques de chant baroque que ces airs induisent et une sorte de « naturalisme » pop, rendant ainsi étonnement proches les humeurs et les thématiques portées par ces mélodies d’une puissance émotionnelle exceptionnelles.  Un joli travail de “déterritorialisation” temporelle en somme.

 

Auditive Connection

Jeanne Barbieri (voix), Grégory Dargent (g), Anil Eraslan (cello), Frédéric Guérin (dm).

 

Dans un tout autre registre, beaucoup plus dans l’ « air du temps » dans sa façon d’emprunter sa grammaire déconstructiviste et ses formes résolument hybrides à une sorte de post-rock sophistiqué mâtiné de musique improvisée d’inspiration européenne, le quartet Auditive Connection, lauréat cette année du trophée Jazz Migration,  fonde également une grande part de son travail sur un goût certain pour la musique des mots et la puissance expressive et imaginaire de la poésie… Passant d’une langue à l’autre (avec une jolie variation autour d’un idiome imaginaire – probablement le meilleur morceau du répertoire), le quartet convoque d’une plage à l’autre Eluard, Beckett ou encore Kerouac, laissant au soin de la voix très pure de Jeanne Barbieri, tout à la fois juvénile et pleine de maîtrise, d’en distiller la musicalité et le sens. Si l’on perçoit immédiatement les enjeux esthétique du quartette, indéniablement ambitieux, l’ensemble manque malheureusement d’originalité et de variété dans les dispositifs compositionnels et les arrangements (esthétique du collage un peu vieillotte ; coq-à l’âne formel systématique et un peu lassant) pour véritablement séduire et captiver sur la longueur.

 

Desir Fiorini

Renette Désir (voix), Fabian Fiorini (p), Michael Wolteche (direction artistique).

 

Tout aussi ambitieux mais beaucoup plus convaincant, le duo composé de la chanteuse haïtienne Renette Désir et du pianiste belge Fabian Fiorini nous invite à une très intelligente évocation des différentes traditions musicales nées du traumatisme historique de la traite négrière.  Revenant en quelque sorte aux origines de la greffe entre les formes et rythmes hérités d’une Afrique largement fantasmée par les descendants d’esclaves et les diverses cultures d’ « accueil », intégrées, recyclées et transformées au fil des siècles dans un vaste processus de créolisation, la voix puissante, ronde et claire de Renette Désir, magnifiquement « scénographiée » par le piano abrupt et anti-lyrique de Fiorini, s’empare avec finesse de cette culture « archipélique » pour pointer son caractère syncrétique et lui redonner son identité perdue. Passant avec beaucoup de talent et de « naturel » de la comptine haïtienne chantée en Créole à la complainte bouleversante de  Strange Fruit  ; d’un air de Caetano Veloso ou de Neil Young (Cortez the Killer ) à l’évocation de la lutte pour les droits civiques à travers la figure d’Abbey Lincoln — la chanteuse, échappant à toute classification stylistique (on entend partout le jazz, le gospel, le blues, la nonchalance rythmique caribéenne, mais comme en filigrane) séduit tout du long par sa façon très charnelle d’incarner cette histoire commune.  Truffant par ailleurs cette traversée musicale de textes de grands poètes haïtiens contemporains ainsi que d’i
nterludes pianistiques toujours pertinents et souvent d’une grande originalité rythmique (magnifique version en solo du thème d’Ellington African Flower ) — le duo Desir Fiorini, tout en contrastes et complicité, est incontestablement la belle découverte de cette édition de Tête de Jazz.

 

Dominique Pifarély Quartet

Dominique Pifarély (vl), Antonin Rayon (p), Bruno Chevillon (b), François Merville (dm).

 

Si Dominique Pifarély s’est fait une spécialité ces dernières années de ces rencontres interdisciplinaires entre musique improvisée et poésie (on se souvient  entre autres de ses projets avec François Bon ou de son travail avec la comédienne Violaine Schwartz autour de l’œuvre de Ghérasim Luca), le répertoire de son “nouveau” quartette n’intègre certes pas cette fois le texte au cœur de son dispositif. Pour autant la poésie contemporaine est tellement consubstantielle de l’art du violoniste qu’il est tentant de l’entendre de façon quasi subliminale toujours un peu “à l’œuvre” quelque soit le projet qu’il nous propose. Juste avant d’investir les studios de la Buissonne pour enregistrer sous la direction artistique de Manfred Eicher un nouveau disque pour ECM, Pifarély proposait donc en avant-première pour le public (nombreux) de Tête de Jazz un aperçu de ce que l’on devrait retrouver dans quelques mois forcément un peu policé par les partis-pris esthétiques du producteur.

Car ce qui, dés les premières mesures, a saisi l’auditoire confronté à ce répertoire inédit, c’est le caractère âpre et lyrique d’une musique tout à la fois spontanée, abstraite et sensuelle, multipliant les cadres en une série de dispositifs formels savants dans le seul but, semble-t-il, de contenir et d’orienter une énergie collective bouillonnante, toujours prête à déborder… Propulsé par un groupe d’une extraordinaire homogénéité (formidable François Merville, tout à la fois coloriste subtil et rythmicien d’une précision diabolique), Pifarély a démontré l’autre soir, outre ses talents d’instrumentiste exceptionnels (un mélange de fluidité et de tension dans l’expression qui décidément n’appartient qu’à lui), une maîtrise et une variété compositionnelles toujours plus impressionnantes.

A partir de formes très structurées mais toujours subtilement ouvertes à quelque endroit pour laisser libre cours à la prise de parole individuelle et partant induire des formes de “recompositions” collectives instantanées redistribuant constamment les équilibres, Pifarély semble s’être donné comme objectif, dans cette musique très fluide et mouvante, de jouer en une sorte de tuilage formel sur des effets de translation, estompant les articulations entre écriture et improvisation pour composer des sortes de tableaux sonores aux perspectives multiples et aux humeurs toujours changeantes. On ne remerciera jamais assez Tête de Jazz de nous avoir permis d’entendre quelque part cet été, l’un des plus grands musiciens de jazz français contemporain au meilleur de sa forme.