Umbria Jazz (VII), Pérouse, Ombrie, Italie. 18 juillet.
Le samedi, ça commence à midi au Morlacchi avec le trio de Giovanni Guidi. Le jeune pianiste m’avait moyennement convaincu sur son second disque en trio pour ECM, alors que dans d’autres contextes je l’avais trouvé excellent. Qu’en serait-il sur scène avec le même trio — Thomas Morgan (b), Joao Lobo (dm)?
Teatro Morlacchi : Giovanni Guidi Trio ; Enrico Rava New Quartet ; Ravi Coltrane Guitar Quartet.
L’on ne peut nier à aucun de ces trois musiciens un talent certain, une musicalité évidente, une sincérité indéniable dans la démarche… Mais c’est justement la démarche, faite de réitération minimaliste, d’étirement de l’espace, d’un certain maniérisme aussi, que mes oreilles ne réussissent globalement pas à agréer. Tel ce « Quizás, quizás, quizás » d’une lenteur… Certes quelques passages plus pugnaces montrent que l’énergie peut, par moment, se concentrer et produire des envolées toniques. Par ailleurs ne voyez aucune volonté de critiquer (au sens négatif) ici — pourtant on sait que je n’ai rien contre le principe — mais un simple constat d’incompatibilité d’humeur avec ce versant du talent de Giovanni Guidi qui, je le sais, possède en lui bien d’autres possibilités avec lesquelles je me sens plus en empathie. Le public, quant à lui, est venu nombreux et se délecte. Question d’appétence, donc.
Quoi ? Enrico Rava a encore une fois changé de formation ! Décidément le « patron » du jazz italien est un insatiable découvreur de talents et formateur de groupes. Car ce n’est pas pour le simple plaisir du changement ou par une frénésie de la nouveauté que Rava crée un nouveau groupe. Il cherche, inlassablement, et au fur et à mesure que ses « protégés » prennent leur envol, il trouve (sans avoir la prétention de dire, comme Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ! ») de nouveaux musiciens avec qui faire évoluer sa musique. Cet après-midi, cela commence dans l’intensité paisible et solennelle d’un de ces morceaux aux accents transalpins dont on ne se lasse pas, porté par les solos de Rava et de Stefano Di Battista. Puis on bifurque du côté d’Ornette Coleman pour un thème plus anguleux où la guitare de Francesco Diodati prend les devants. Je l’ai déjà écrit : dans les groupes de Rava, quand un soliste se lance, le reste de la formation le regarde et l’écoute avec une telle attention que le pauvre garçon ne peut que donner le meilleur de lui-même. Et cette intensité d’écoute se propage au public — dont une partie se découvre une paire d’oreilles ainsi qu’une capacité à se taire ou à oublier de regarder l’écran de son portable posé sur ses genoux (allez, allez : je vous connais !). En l’occurrence, quand Rava et Di Battista rejoindront le malheureux (et fort intéressant) guitariste épuisé pour un échange à trois, il aura montré sans conteste que son jeu gorgé d’influences rock avait bien sa place au sein de ce quartet. Ils pourront alors passer à une version majestueuse de « You Don’t Know What Love Is ». Mais Di Battista, justement ? Eh bien voici longtemps que je ne l’avais pas entendu aussi pertinent. Fabuleux instrumentiste — à l’alto comme au soprano —, Di Battista ne possède pas toujours à mes yeux la dimension de leader à laquelle tout un chacun aspire aujourd’hui. Flanqué de son aîné Rava et des musiciens que celui-ci a choisis, Di Battista se révèle, à chacune de ses interventions, plus grand que sous son propre nom. Un dilemme auquel plus d’un musicien se trouve confronté au cours de sa carrière. Les bassistes, heureusement, sont la plupart du temps à l’abri de ce genre de choix cornéliens, et c’est un bonheur de retrouver le jeune Gabriele Evangelista, toujours aussi talentueux, devenu le seul « vieux » de ce nouveau groupe. Quand on possède un tel pilier à la basse, on le garde précieusement ! Quant à Enrico Morello, le nouveau batteur, il se balade entre finesse jazz et puissance rock, cherchant peut-être encore un peu ses marques. Mais il faut un début à tout, et débuter chez Rava c’est plutôt mieux que tout. Allez, encore un morceau « à la Ornette », puis une ballade en rappel, histoire de nous faire fondre (par cette chaleur, la moitié du travail est faite !) sous le moelleux de ce son collectif qu’on ne pourra décidément jamais étiqueter de façon définitive — même si on reconnaît le timbre du leader dès les premières mesures — tant il est flexible et gorgé d’une sève qui sans cesse s’enrichit. Mais c’est le sens caché d’Enrico. Non ?
Ravi Coltrane est quelqu’un qu’on entend rarement en France, me semble-t-il, depuis qu’est passée la curiosité relative à son nom de famille. Occasion, donc, de voir où en est ce « fils de » dont l’honnêteté et l’humilité n’a jamais été mise en cause. En tant que saxophoniste (il entre en scène avec un ténor, un soprano et un sopranino), force est de dire qu’au ténor il ne se distingue pas particulièrement des autres souffleurs de sa génération, sinon peut-être par un son d’une grande douceur. Mais pourquoi le devrait-il après tout ? Nous avons là un instrumentiste accompli et parfaitement sincère qui joue avec une belle énergie « Humpty Dumpty » d’Ornette Coleman dans un arrangement tout à fait convaincant. Vouloir absolument lui trouver une valeur ajoutée, voire du génie, ne serait-il pas une déformation de critique ou d’une partie du public, de l’ordre de la double peine? Foutons-lui la paix et laissons-le être lui-même, même si l’on sait qu’il arpente cette scène grâce à son nom plutôt qu’en raison de son œuvre. En tout cas, en tant que leader, nul ne peut nier qu’il sait bien s’entourer : Scott Colley (b) et Nate Smith (dm) pour la rythmique, c’est le haut du panier. Quant à Adam Rogers, un des nombreux guitaristes de la génération post-Scofield/Metheny, c’est un fort bon praticien du jeu en accords, bien qu’on puisse le trouver un peu besogneux en tant que soliste. Coltrane, toujours au ténor, improvise sur un thème de Colley et montre sa capacité à maintenir l’intérêt sur la durée. Il a rarement recours aux plans ou au jeu paroxystique et sait entraîner l’auditeur sur le chemin mélodique qu’il choisit : une qualité de plus à mettre à son crédit. Par ailleurs son positionnement rythmique s’appuie fortement sur le jeu superbement terrien et dynamique de Nate Smith, lequel fonctionne en totale empathie avec la basse tellurique de Colley. En fait, plus on l’écoute, plus on se dit que ce Coltrane pourrait bien être un des plus intéressants saxophonistes de sa génération. Moins flashy, moins ostentatoirement virtuose ou racoleur que d’aucuns, mais quelqu’un qu’on a envie de suivre ou de retrouver régulièrement car c’est un fidèle, qu’on gagne à mieux connaître peu à peu. Ainsi, quand il embouche le sopranino pour un « Lush Life » entamé en duo avec Colley, on est agréablement surpris d’entendre ce chef d’œuvre traité avec une musicalité certaine sur un instrument rare.
On s’étonnera peut-être de ne pas me voir parler aujourd’hui de la grande scène d’Umbria Jazz. Mais, outre que les deux formations britanniques qui
l’occupaient avaient peu de chose à voir avec le jazz, le Teatro Morlacchi proposait trois concert au lieu de deux les autres jours. Enfin, j’ai passé un excellent début de soirée à cuisiner Enrico Rava et Stefano Di Battista pour un « Passe à table » qui paraîtra dans l’édition papier de Jazz Magazine d’ici la fin de l’année. De quoi vous mettre l’eau à la bouche et faire taire toute rumeur de flemmardise ou de tirage au flanc me concernant. Glander au pays du farniente ? Qui aurait une telle idée ? Thierry Quénum
PS : Cet article est dédié à John Taylor, dont Enrico Rava, Stefano di Battista et moi-même avons appris le décès à l’issue de notre interview.
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Le samedi, ça commence à midi au Morlacchi avec le trio de Giovanni Guidi. Le jeune pianiste m’avait moyennement convaincu sur son second disque en trio pour ECM, alors que dans d’autres contextes je l’avais trouvé excellent. Qu’en serait-il sur scène avec le même trio — Thomas Morgan (b), Joao Lobo (dm)?
Teatro Morlacchi : Giovanni Guidi Trio ; Enrico Rava New Quartet ; Ravi Coltrane Guitar Quartet.
L’on ne peut nier à aucun de ces trois musiciens un talent certain, une musicalité évidente, une sincérité indéniable dans la démarche… Mais c’est justement la démarche, faite de réitération minimaliste, d’étirement de l’espace, d’un certain maniérisme aussi, que mes oreilles ne réussissent globalement pas à agréer. Tel ce « Quizás, quizás, quizás » d’une lenteur… Certes quelques passages plus pugnaces montrent que l’énergie peut, par moment, se concentrer et produire des envolées toniques. Par ailleurs ne voyez aucune volonté de critiquer (au sens négatif) ici — pourtant on sait que je n’ai rien contre le principe — mais un simple constat d’incompatibilité d’humeur avec ce versant du talent de Giovanni Guidi qui, je le sais, possède en lui bien d’autres possibilités avec lesquelles je me sens plus en empathie. Le public, quant à lui, est venu nombreux et se délecte. Question d’appétence, donc.
Quoi ? Enrico Rava a encore une fois changé de formation ! Décidément le « patron » du jazz italien est un insatiable découvreur de talents et formateur de groupes. Car ce n’est pas pour le simple plaisir du changement ou par une frénésie de la nouveauté que Rava crée un nouveau groupe. Il cherche, inlassablement, et au fur et à mesure que ses « protégés » prennent leur envol, il trouve (sans avoir la prétention de dire, comme Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ! ») de nouveaux musiciens avec qui faire évoluer sa musique. Cet après-midi, cela commence dans l’intensité paisible et solennelle d’un de ces morceaux aux accents transalpins dont on ne se lasse pas, porté par les solos de Rava et de Stefano Di Battista. Puis on bifurque du côté d’Ornette Coleman pour un thème plus anguleux où la guitare de Francesco Diodati prend les devants. Je l’ai déjà écrit : dans les groupes de Rava, quand un soliste se lance, le reste de la formation le regarde et l’écoute avec une telle attention que le pauvre garçon ne peut que donner le meilleur de lui-même. Et cette intensité d’écoute se propage au public — dont une partie se découvre une paire d’oreilles ainsi qu’une capacité à se taire ou à oublier de regarder l’écran de son portable posé sur ses genoux (allez, allez : je vous connais !). En l’occurrence, quand Rava et Di Battista rejoindront le malheureux (et fort intéressant) guitariste épuisé pour un échange à trois, il aura montré sans conteste que son jeu gorgé d’influences rock avait bien sa place au sein de ce quartet. Ils pourront alors passer à une version majestueuse de « You Don’t Know What Love Is ». Mais Di Battista, justement ? Eh bien voici longtemps que je ne l’avais pas entendu aussi pertinent. Fabuleux instrumentiste — à l’alto comme au soprano —, Di Battista ne possède pas toujours à mes yeux la dimension de leader à laquelle tout un chacun aspire aujourd’hui. Flanqué de son aîné Rava et des musiciens que celui-ci a choisis, Di Battista se révèle, à chacune de ses interventions, plus grand que sous son propre nom. Un dilemme auquel plus d’un musicien se trouve confronté au cours de sa carrière. Les bassistes, heureusement, sont la plupart du temps à l’abri de ce genre de choix cornéliens, et c’est un bonheur de retrouver le jeune Gabriele Evangelista, toujours aussi talentueux, devenu le seul « vieux » de ce nouveau groupe. Quand on possède un tel pilier à la basse, on le garde précieusement ! Quant à Enrico Morello, le nouveau batteur, il se balade entre finesse jazz et puissance rock, cherchant peut-être encore un peu ses marques. Mais il faut un début à tout, et débuter chez Rava c’est plutôt mieux que tout. Allez, encore un morceau « à la Ornette », puis une ballade en rappel, histoire de nous faire fondre (par cette chaleur, la moitié du travail est faite !) sous le moelleux de ce son collectif qu’on ne pourra décidément jamais étiqueter de façon définitive — même si on reconnaît le timbre du leader dès les premières mesures — tant il est flexible et gorgé d’une sève qui sans cesse s’enrichit. Mais c’est le sens caché d’Enrico. Non ?
Ravi Coltrane est quelqu’un qu’on entend rarement en France, me semble-t-il, depuis qu’est passée la curiosité relative à son nom de famille. Occasion, donc, de voir où en est ce « fils de » dont l’honnêteté et l’humilité n’a jamais été mise en cause. En tant que saxophoniste (il entre en scène avec un ténor, un soprano et un sopranino), force est de dire qu’au ténor il ne se distingue pas particulièrement des autres souffleurs de sa génération, sinon peut-être par un son d’une grande douceur. Mais pourquoi le devrait-il après tout ? Nous avons là un instrumentiste accompli et parfaitement sincère qui joue avec une belle énergie « Humpty Dumpty » d’Ornette Coleman dans un arrangement tout à fait convaincant. Vouloir absolument lui trouver une valeur ajoutée, voire du génie, ne serait-il pas une déformation de critique ou d’une partie du public, de l’ordre de la double peine? Foutons-lui la paix et laissons-le être lui-même, même si l’on sait qu’il arpente cette scène grâce à son nom plutôt qu’en raison de son œuvre. En tout cas, en tant que leader, nul ne peut nier qu’il sait bien s’entourer : Scott Colley (b) et Nate Smith (dm) pour la rythmique, c’est le haut du panier. Quant à Adam Rogers, un des nombreux guitaristes de la génération post-Scofield/Metheny, c’est un fort bon praticien du jeu en accords, bien qu’on puisse le trouver un peu besogneux en tant que soliste. Coltrane, toujours au ténor, improvise sur un thème de Colley et montre sa capacité à maintenir l’intérêt sur la durée. Il a rarement recours aux plans ou au jeu paroxystique et sait entraîner l’auditeur sur le chemin mélodique qu’il choisit : une qualité de plus à mettre à son crédit. Par ailleurs son positionnement rythmique s’appuie fortement sur le jeu superbement terrien et dynamique de Nate Smith, lequel fonctionne en totale empathie avec la basse tellurique de Colley. En fait, plus on l’écoute, plus on se dit que ce Coltrane pourrait bien être un des plus intéressants saxophonistes de sa génération. Moins flashy, moins ostentatoirement virtuose ou racoleur que d’aucuns, mais quelqu’un qu’on a envie de suivre ou de retrouver régulièrement car c’est un fidèle, qu’on gagne à mieux connaître peu à peu. Ainsi, quand il embouche le sopranino pour un « Lush Life » entamé en duo avec Colley, on est agréablement surpris d’entendre ce chef d’œuvre traité avec une musicalité certaine sur un instrument rare.
On s’étonnera peut-être de ne pas me voir parler aujourd’hui de la grande scène d’Umbria Jazz. Mais, outre que les deux formations britanniques qui
l’occupaient avaient peu de chose à voir avec le jazz, le Teatro Morlacchi proposait trois concert au lieu de deux les autres jours. Enfin, j’ai passé un excellent début de soirée à cuisiner Enrico Rava et Stefano Di Battista pour un « Passe à table » qui paraîtra dans l’édition papier de Jazz Magazine d’ici la fin de l’année. De quoi vous mettre l’eau à la bouche et faire taire toute rumeur de flemmardise ou de tirage au flanc me concernant. Glander au pays du farniente ? Qui aurait une telle idée ? Thierry Quénum
PS : Cet article est dédié à John Taylor, dont Enrico Rava, Stefano di Battista et moi-même avons appris le décès à l’issue de notre interview.
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Le samedi, ça commence à midi au Morlacchi avec le trio de Giovanni Guidi. Le jeune pianiste m’avait moyennement convaincu sur son second disque en trio pour ECM, alors que dans d’autres contextes je l’avais trouvé excellent. Qu’en serait-il sur scène avec le même trio — Thomas Morgan (b), Joao Lobo (dm)?
Teatro Morlacchi : Giovanni Guidi Trio ; Enrico Rava New Quartet ; Ravi Coltrane Guitar Quartet.
L’on ne peut nier à aucun de ces trois musiciens un talent certain, une musicalité évidente, une sincérité indéniable dans la démarche… Mais c’est justement la démarche, faite de réitération minimaliste, d’étirement de l’espace, d’un certain maniérisme aussi, que mes oreilles ne réussissent globalement pas à agréer. Tel ce « Quizás, quizás, quizás » d’une lenteur… Certes quelques passages plus pugnaces montrent que l’énergie peut, par moment, se concentrer et produire des envolées toniques. Par ailleurs ne voyez aucune volonté de critiquer (au sens négatif) ici — pourtant on sait que je n’ai rien contre le principe — mais un simple constat d’incompatibilité d’humeur avec ce versant du talent de Giovanni Guidi qui, je le sais, possède en lui bien d’autres possibilités avec lesquelles je me sens plus en empathie. Le public, quant à lui, est venu nombreux et se délecte. Question d’appétence, donc.
Quoi ? Enrico Rava a encore une fois changé de formation ! Décidément le « patron » du jazz italien est un insatiable découvreur de talents et formateur de groupes. Car ce n’est pas pour le simple plaisir du changement ou par une frénésie de la nouveauté que Rava crée un nouveau groupe. Il cherche, inlassablement, et au fur et à mesure que ses « protégés » prennent leur envol, il trouve (sans avoir la prétention de dire, comme Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ! ») de nouveaux musiciens avec qui faire évoluer sa musique. Cet après-midi, cela commence dans l’intensité paisible et solennelle d’un de ces morceaux aux accents transalpins dont on ne se lasse pas, porté par les solos de Rava et de Stefano Di Battista. Puis on bifurque du côté d’Ornette Coleman pour un thème plus anguleux où la guitare de Francesco Diodati prend les devants. Je l’ai déjà écrit : dans les groupes de Rava, quand un soliste se lance, le reste de la formation le regarde et l’écoute avec une telle attention que le pauvre garçon ne peut que donner le meilleur de lui-même. Et cette intensité d’écoute se propage au public — dont une partie se découvre une paire d’oreilles ainsi qu’une capacité à se taire ou à oublier de regarder l’écran de son portable posé sur ses genoux (allez, allez : je vous connais !). En l’occurrence, quand Rava et Di Battista rejoindront le malheureux (et fort intéressant) guitariste épuisé pour un échange à trois, il aura montré sans conteste que son jeu gorgé d’influences rock avait bien sa place au sein de ce quartet. Ils pourront alors passer à une version majestueuse de « You Don’t Know What Love Is ». Mais Di Battista, justement ? Eh bien voici longtemps que je ne l’avais pas entendu aussi pertinent. Fabuleux instrumentiste — à l’alto comme au soprano —, Di Battista ne possède pas toujours à mes yeux la dimension de leader à laquelle tout un chacun aspire aujourd’hui. Flanqué de son aîné Rava et des musiciens que celui-ci a choisis, Di Battista se révèle, à chacune de ses interventions, plus grand que sous son propre nom. Un dilemme auquel plus d’un musicien se trouve confronté au cours de sa carrière. Les bassistes, heureusement, sont la plupart du temps à l’abri de ce genre de choix cornéliens, et c’est un bonheur de retrouver le jeune Gabriele Evangelista, toujours aussi talentueux, devenu le seul « vieux » de ce nouveau groupe. Quand on possède un tel pilier à la basse, on le garde précieusement ! Quant à Enrico Morello, le nouveau batteur, il se balade entre finesse jazz et puissance rock, cherchant peut-être encore un peu ses marques. Mais il faut un début à tout, et débuter chez Rava c’est plutôt mieux que tout. Allez, encore un morceau « à la Ornette », puis une ballade en rappel, histoire de nous faire fondre (par cette chaleur, la moitié du travail est faite !) sous le moelleux de ce son collectif qu’on ne pourra décidément jamais étiqueter de façon définitive — même si on reconnaît le timbre du leader dès les premières mesures — tant il est flexible et gorgé d’une sève qui sans cesse s’enrichit. Mais c’est le sens caché d’Enrico. Non ?
Ravi Coltrane est quelqu’un qu’on entend rarement en France, me semble-t-il, depuis qu’est passée la curiosité relative à son nom de famille. Occasion, donc, de voir où en est ce « fils de » dont l’honnêteté et l’humilité n’a jamais été mise en cause. En tant que saxophoniste (il entre en scène avec un ténor, un soprano et un sopranino), force est de dire qu’au ténor il ne se distingue pas particulièrement des autres souffleurs de sa génération, sinon peut-être par un son d’une grande douceur. Mais pourquoi le devrait-il après tout ? Nous avons là un instrumentiste accompli et parfaitement sincère qui joue avec une belle énergie « Humpty Dumpty » d’Ornette Coleman dans un arrangement tout à fait convaincant. Vouloir absolument lui trouver une valeur ajoutée, voire du génie, ne serait-il pas une déformation de critique ou d’une partie du public, de l’ordre de la double peine? Foutons-lui la paix et laissons-le être lui-même, même si l’on sait qu’il arpente cette scène grâce à son nom plutôt qu’en raison de son œuvre. En tout cas, en tant que leader, nul ne peut nier qu’il sait bien s’entourer : Scott Colley (b) et Nate Smith (dm) pour la rythmique, c’est le haut du panier. Quant à Adam Rogers, un des nombreux guitaristes de la génération post-Scofield/Metheny, c’est un fort bon praticien du jeu en accords, bien qu’on puisse le trouver un peu besogneux en tant que soliste. Coltrane, toujours au ténor, improvise sur un thème de Colley et montre sa capacité à maintenir l’intérêt sur la durée. Il a rarement recours aux plans ou au jeu paroxystique et sait entraîner l’auditeur sur le chemin mélodique qu’il choisit : une qualité de plus à mettre à son crédit. Par ailleurs son positionnement rythmique s’appuie fortement sur le jeu superbement terrien et dynamique de Nate Smith, lequel fonctionne en totale empathie avec la basse tellurique de Colley. En fait, plus on l’écoute, plus on se dit que ce Coltrane pourrait bien être un des plus intéressants saxophonistes de sa génération. Moins flashy, moins ostentatoirement virtuose ou racoleur que d’aucuns, mais quelqu’un qu’on a envie de suivre ou de retrouver régulièrement car c’est un fidèle, qu’on gagne à mieux connaître peu à peu. Ainsi, quand il embouche le sopranino pour un « Lush Life » entamé en duo avec Colley, on est agréablement surpris d’entendre ce chef d’œuvre traité avec une musicalité certaine sur un instrument rare.
On s’étonnera peut-être de ne pas me voir parler aujourd’hui de la grande scène d’Umbria Jazz. Mais, outre que les deux formations britanniques qui
l’occupaient avaient peu de chose à voir avec le jazz, le Teatro Morlacchi proposait trois concert au lieu de deux les autres jours. Enfin, j’ai passé un excellent début de soirée à cuisiner Enrico Rava et Stefano Di Battista pour un « Passe à table » qui paraîtra dans l’édition papier de Jazz Magazine d’ici la fin de l’année. De quoi vous mettre l’eau à la bouche et faire taire toute rumeur de flemmardise ou de tirage au flanc me concernant. Glander au pays du farniente ? Qui aurait une telle idée ? Thierry Quénum
PS : Cet article est dédié à John Taylor, dont Enrico Rava, Stefano di Battista et moi-même avons appris le décès à l’issue de notre interview.
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Le samedi, ça commence à midi au Morlacchi avec le trio de Giovanni Guidi. Le jeune pianiste m’avait moyennement convaincu sur son second disque en trio pour ECM, alors que dans d’autres contextes je l’avais trouvé excellent. Qu’en serait-il sur scène avec le même trio — Thomas Morgan (b), Joao Lobo (dm)?
Teatro Morlacchi : Giovanni Guidi Trio ; Enrico Rava New Quartet ; Ravi Coltrane Guitar Quartet.
L’on ne peut nier à aucun de ces trois musiciens un talent certain, une musicalité évidente, une sincérité indéniable dans la démarche… Mais c’est justement la démarche, faite de réitération minimaliste, d’étirement de l’espace, d’un certain maniérisme aussi, que mes oreilles ne réussissent globalement pas à agréer. Tel ce « Quizás, quizás, quizás » d’une lenteur… Certes quelques passages plus pugnaces montrent que l’énergie peut, par moment, se concentrer et produire des envolées toniques. Par ailleurs ne voyez aucune volonté de critiquer (au sens négatif) ici — pourtant on sait que je n’ai rien contre le principe — mais un simple constat d’incompatibilité d’humeur avec ce versant du talent de Giovanni Guidi qui, je le sais, possède en lui bien d’autres possibilités avec lesquelles je me sens plus en empathie. Le public, quant à lui, est venu nombreux et se délecte. Question d’appétence, donc.
Quoi ? Enrico Rava a encore une fois changé de formation ! Décidément le « patron » du jazz italien est un insatiable découvreur de talents et formateur de groupes. Car ce n’est pas pour le simple plaisir du changement ou par une frénésie de la nouveauté que Rava crée un nouveau groupe. Il cherche, inlassablement, et au fur et à mesure que ses « protégés » prennent leur envol, il trouve (sans avoir la prétention de dire, comme Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ! ») de nouveaux musiciens avec qui faire évoluer sa musique. Cet après-midi, cela commence dans l’intensité paisible et solennelle d’un de ces morceaux aux accents transalpins dont on ne se lasse pas, porté par les solos de Rava et de Stefano Di Battista. Puis on bifurque du côté d’Ornette Coleman pour un thème plus anguleux où la guitare de Francesco Diodati prend les devants. Je l’ai déjà écrit : dans les groupes de Rava, quand un soliste se lance, le reste de la formation le regarde et l’écoute avec une telle attention que le pauvre garçon ne peut que donner le meilleur de lui-même. Et cette intensité d’écoute se propage au public — dont une partie se découvre une paire d’oreilles ainsi qu’une capacité à se taire ou à oublier de regarder l’écran de son portable posé sur ses genoux (allez, allez : je vous connais !). En l’occurrence, quand Rava et Di Battista rejoindront le malheureux (et fort intéressant) guitariste épuisé pour un échange à trois, il aura montré sans conteste que son jeu gorgé d’influences rock avait bien sa place au sein de ce quartet. Ils pourront alors passer à une version majestueuse de « You Don’t Know What Love Is ». Mais Di Battista, justement ? Eh bien voici longtemps que je ne l’avais pas entendu aussi pertinent. Fabuleux instrumentiste — à l’alto comme au soprano —, Di Battista ne possède pas toujours à mes yeux la dimension de leader à laquelle tout un chacun aspire aujourd’hui. Flanqué de son aîné Rava et des musiciens que celui-ci a choisis, Di Battista se révèle, à chacune de ses interventions, plus grand que sous son propre nom. Un dilemme auquel plus d’un musicien se trouve confronté au cours de sa carrière. Les bassistes, heureusement, sont la plupart du temps à l’abri de ce genre de choix cornéliens, et c’est un bonheur de retrouver le jeune Gabriele Evangelista, toujours aussi talentueux, devenu le seul « vieux » de ce nouveau groupe. Quand on possède un tel pilier à la basse, on le garde précieusement ! Quant à Enrico Morello, le nouveau batteur, il se balade entre finesse jazz et puissance rock, cherchant peut-être encore un peu ses marques. Mais il faut un début à tout, et débuter chez Rava c’est plutôt mieux que tout. Allez, encore un morceau « à la Ornette », puis une ballade en rappel, histoire de nous faire fondre (par cette chaleur, la moitié du travail est faite !) sous le moelleux de ce son collectif qu’on ne pourra décidément jamais étiqueter de façon définitive — même si on reconnaît le timbre du leader dès les premières mesures — tant il est flexible et gorgé d’une sève qui sans cesse s’enrichit. Mais c’est le sens caché d’Enrico. Non ?
Ravi Coltrane est quelqu’un qu’on entend rarement en France, me semble-t-il, depuis qu’est passée la curiosité relative à son nom de famille. Occasion, donc, de voir où en est ce « fils de » dont l’honnêteté et l’humilité n’a jamais été mise en cause. En tant que saxophoniste (il entre en scène avec un ténor, un soprano et un sopranino), force est de dire qu’au ténor il ne se distingue pas particulièrement des autres souffleurs de sa génération, sinon peut-être par un son d’une grande douceur. Mais pourquoi le devrait-il après tout ? Nous avons là un instrumentiste accompli et parfaitement sincère qui joue avec une belle énergie « Humpty Dumpty » d’Ornette Coleman dans un arrangement tout à fait convaincant. Vouloir absolument lui trouver une valeur ajoutée, voire du génie, ne serait-il pas une déformation de critique ou d’une partie du public, de l’ordre de la double peine? Foutons-lui la paix et laissons-le être lui-même, même si l’on sait qu’il arpente cette scène grâce à son nom plutôt qu’en raison de son œuvre. En tout cas, en tant que leader, nul ne peut nier qu’il sait bien s’entourer : Scott Colley (b) et Nate Smith (dm) pour la rythmique, c’est le haut du panier. Quant à Adam Rogers, un des nombreux guitaristes de la génération post-Scofield/Metheny, c’est un fort bon praticien du jeu en accords, bien qu’on puisse le trouver un peu besogneux en tant que soliste. Coltrane, toujours au ténor, improvise sur un thème de Colley et montre sa capacité à maintenir l’intérêt sur la durée. Il a rarement recours aux plans ou au jeu paroxystique et sait entraîner l’auditeur sur le chemin mélodique qu’il choisit : une qualité de plus à mettre à son crédit. Par ailleurs son positionnement rythmique s’appuie fortement sur le jeu superbement terrien et dynamique de Nate Smith, lequel fonctionne en totale empathie avec la basse tellurique de Colley. En fait, plus on l’écoute, plus on se dit que ce Coltrane pourrait bien être un des plus intéressants saxophonistes de sa génération. Moins flashy, moins ostentatoirement virtuose ou racoleur que d’aucuns, mais quelqu’un qu’on a envie de suivre ou de retrouver régulièrement car c’est un fidèle, qu’on gagne à mieux connaître peu à peu. Ainsi, quand il embouche le sopranino pour un « Lush Life » entamé en duo avec Colley, on est agréablement surpris d’entendre ce chef d’œuvre traité avec une musicalité certaine sur un instrument rare.
On s’étonnera peut-être de ne pas me voir parler aujourd’hui de la grande scène d’Umbria Jazz. Mais, outre que les deux formations britanniques qui
l’occupaient avaient peu de chose à voir avec le jazz, le Teatro Morlacchi proposait trois concert au lieu de deux les autres jours. Enfin, j’ai passé un excellent début de soirée à cuisiner Enrico Rava et Stefano Di Battista pour un « Passe à table » qui paraîtra dans l’édition papier de Jazz Magazine d’ici la fin de l’année. De quoi vous mettre l’eau à la bouche et faire taire toute rumeur de flemmardise ou de tirage au flanc me concernant. Glander au pays du farniente ? Qui aurait une telle idée ? Thierry Quénum
PS : Cet article est dédié à John Taylor, dont Enrico Rava, Stefano di Battista et moi-même avons appris le décès à l’issue de notre interview.