Les impromptus de Vincent Lê Quang au Triton
Ce soir 11 février, Vincent Lê Quang présentait au Triton un quartette inédit. Demain 12 février, il inaugure un nouveau concept de ciné-concert au cinéma Le Balzac.
Le Triton, Les Lilas (93), le 11 février 2016.
Vincent Lê Quang Quartet : Vincent Lê Quang (saxes soprano et ténor), Bruno Ruder (piano), Guido Zorn (contrebasse), Joe Quitzke (batterie).
Ayant quitté précipitamment les bureaux de Jazz Magazine, vaguement coupable de n’avoir pas entièrement fini de préparer des textes attendu demain matin en maquette pour un bouclage lundi de notre numéro de mars, j’entre dans la nouvelle salle du Triton, alors que le concert est déjà commencé. Le temps de trouver mes repères, d’apercevoir un pupitre où Guido Zorn jette quelques regards, de deviner des partitions sur le piano, dont Bruno Ruder tourne parfois les pages, mais rien sous les yeux de Joe Quitzke (« nous avons suffisamment répété. Sur scène je préfère écouter la musique que la lire », me confiera-t-il après le concert), ni sous ceux du leader-compositeur, je m’interroge. Musique écrite ? Musique improvisée ? Probablement les deux, mais où se trouve la couture ? Selon quelle proportion ? De longues divagations rubato me semblent relever de l’improvisation totale, peut-être parce que je n’y trouve pas ce côté “rivière enchantée” de la musique écrite où, terminée la délicieuse descente le “turn around” (pour reprendre le langage harmonique des standards) d’une petite remontée mécanique nous ramène périodiquement au point de départ, selon une périodicité plus ou moins grande.
Ici, le parcours m’a semblé, si mon arrivée tardive et l’acuité de ma mémoire musicale me permettent d’en juger, m’emmener d’un point A à un point Z, sans nulle redite. Une façon de faire qui n’est certes pas nouvelle, mais réalisée ici avec une fluidité remarquable, tant dans le déroulé de cette descente continue que dans l’interaction entre les musiciens. Qui “solotte” ? Qui mène ? A qui revient l’initiative ? Une génération spontanée collective continue qui nous rappelle la classe d’improvisation générative que Vincent Lê Quang dirige au CNSM. Et pourtant, un sentiment de connaissance participe au bonheur résultant de cet état de surprise permanente. Je retrouve ce que j’ai aimé – puis perdu – avec les quartettes de Keith Jarrett des années 1970. Perdu, dans les années 1980, après que ces quartettes nous aient laissé entrevoir un affranchissement de formes encore prédéfines (“Survivor’s Suite” et les concerts japonais contemporains de “Personnal Mountain”). Comme si Jarrett avait voulu réserver au solo et, dans quelques moments de grâce, au trio, cette capacité qui faisait dire à Miles Davis : « Keith, dis moi comment tu fais pour partir de rien. »
Or, au fur et à mesure que cette première pièce de Lê Quang avance, il est évident qu’il n’y pas “rien”, qu’il y a quelque chose, d’insaisissable pour l’auditeur. Avant de quitter précipitamment le bar du Triton pour être d’attaque au bureau demain matin, je parviens juste à arracher à Bruno Ruder : « Mais l’écriture de Vincent, c’est… c’est… » Il secoue la tête, incrédule : « Mais c’est impensable ! » Je ne parviendrai pas à lui faire dire ce qu’il en est de la pièce suivante, sur un feeling rythmique qui me rappelle The Windup de Jarrett (“Belonging”), mais avec un développement mélodique qui s’étire de telle sorte que là encore, il m’est impossible de dire si c’est entièrement écrit ou entièrement improvisé. La référence à Jarrett s’arrête-t-elle là ? Oui, si l’on prend la lettre du vocabulaire, notamment de Ruder qui, après tout, partage au moins avec Jarrett l’influence de Paul Bley. Non, si l’on prend cet esprit de spontanéité, de lyrisme libéré, de jaillissement, d’écoute mutuelle.
Détail sur le feeling rythmique de cette deuxième pièce qui a été inspiré à Lê Quang par une conversation avec Billy Hart à laquelle j’avais assisté dans un restaurant lyonnais il y a quelques jours. Le batteur disait avoir demandé un jour à Stan Getz ce qu’il attendait d’un batteur et le saxophoniste avait répondu : « une ondulation. » À la façon très énigmatique d’un Miles, cependant moins dramatique et moins elliptique, avec une douceur extrême de la voix et du geste accompagnant la parole, il avait plongé chacun dans une très poétique perplexité, à laquelle Vincent Lê Quang a voulu apporter une réponse musicale. L’énigme reste entière. Le drumming de Joe Quitzke ondulait-il ?Il nous a ravi…
La pièce suivante est plus radicalement “free”, mais d’un free libéré d’un certain dogmatisme timbral et dynamique, au profit d’une palette de nuances extrêmes et de rendez-vous dramatiques, impensables sans avoir été écrits mais totalement imprévisibles et impromptus. Jusqu’à l’apparition d’une espèce de tocsin de piano sur grossit un long final orchestral.
Retour au souvenir du quartette de Jarrett sur une pièce composée par Guido Zorn, sur le drumming le plus straight – si l’on peut dire – de la soirée, où Bruno Ruder semblait revenir à certaines exultations gospelisantes de Jarrett résolues cependant de manières totalement personnelles. Rappel sur un bel arrangement et une espèce de ramblin’ developpement du merveilleux Ida Lupino, dont l’iconoclaste partition semble avoir été écrite pour ce bel orchestre dont je vous invite à (ré)écouter et (re)voir le concert, en streaming sur le site du Triton.
Demain soir, 12 décembre, on retrouvera Vincent Lê Quang au cinéma Le Balzac près de la place de L’Etolile, où le saxophoniste inaugure une série de soirées associant la projection d’un concert filmé à un concert. Ce soir, le Daniel Humair Special Show filmé en 1961 par Jean-Christophe Averty (avec Sonny Grey, Luis Fuentes, Jackie McLean, Jean-Louis Chautemps, Eddy Louiss, Henri Renaud, René Urtreger et Guy Pedersen), puis concert sur scène avec le trio de Daniel Humair, Vincent Lê Quang et Stéphane Kerecki. Franck Bergerot|Ce soir 11 février, Vincent Lê Quang présentait au Triton un quartette inédit. Demain 12 février, il inaugure un nouveau concept de ciné-concert au cinéma Le Balzac.
Le Triton, Les Lilas (93), le 11 février 2016.
Vincent Lê Quang Quartet : Vincent Lê Quang (saxes soprano et ténor), Bruno Ruder (piano), Guido Zorn (contrebasse), Joe Quitzke (batterie).
Ayant quitté précipitamment les bureaux de Jazz Magazine, vaguement coupable de n’avoir pas entièrement fini de préparer des textes attendu demain matin en maquette pour un bouclage lundi de notre numéro de mars, j’entre dans la nouvelle salle du Triton, alors que le concert est déjà commencé. Le temps de trouver mes repères, d’apercevoir un pupitre où Guido Zorn jette quelques regards, de deviner des partitions sur le piano, dont Bruno Ruder tourne parfois les pages, mais rien sous les yeux de Joe Quitzke (« nous avons suffisamment répété. Sur scène je préfère écouter la musique que la lire », me confiera-t-il après le concert), ni sous ceux du leader-compositeur, je m’interroge. Musique écrite ? Musique improvisée ? Probablement les deux, mais où se trouve la couture ? Selon quelle proportion ? De longues divagations rubato me semblent relever de l’improvisation totale, peut-être parce que je n’y trouve pas ce côté “rivière enchantée” de la musique écrite où, terminée la délicieuse descente le “turn around” (pour reprendre le langage harmonique des standards) d’une petite remontée mécanique nous ramène périodiquement au point de départ, selon une périodicité plus ou moins grande.
Ici, le parcours m’a semblé, si mon arrivée tardive et l’acuité de ma mémoire musicale me permettent d’en juger, m’emmener d’un point A à un point Z, sans nulle redite. Une façon de faire qui n’est certes pas nouvelle, mais réalisée ici avec une fluidité remarquable, tant dans le déroulé de cette descente continue que dans l’interaction entre les musiciens. Qui “solotte” ? Qui mène ? A qui revient l’initiative ? Une génération spontanée collective continue qui nous rappelle la classe d’improvisation générative que Vincent Lê Quang dirige au CNSM. Et pourtant, un sentiment de connaissance participe au bonheur résultant de cet état de surprise permanente. Je retrouve ce que j’ai aimé – puis perdu – avec les quartettes de Keith Jarrett des années 1970. Perdu, dans les années 1980, après que ces quartettes nous aient laissé entrevoir un affranchissement de formes encore prédéfines (“Survivor’s Suite” et les concerts japonais contemporains de “Personnal Mountain”). Comme si Jarrett avait voulu réserver au solo et, dans quelques moments de grâce, au trio, cette capacité qui faisait dire à Miles Davis : « Keith, dis moi comment tu fais pour partir de rien. »
Or, au fur et à mesure que cette première pièce de Lê Quang avance, il est évident qu’il n’y pas “rien”, qu’il y a quelque chose, d’insaisissable pour l’auditeur. Avant de quitter précipitamment le bar du Triton pour être d’attaque au bureau demain matin, je parviens juste à arracher à Bruno Ruder : « Mais l’écriture de Vincent, c’est… c’est… » Il secoue la tête, incrédule : « Mais c’est impensable ! » Je ne parviendrai pas à lui faire dire ce qu’il en est de la pièce suivante, sur un feeling rythmique qui me rappelle The Windup de Jarrett (“Belonging”), mais avec un développement mélodique qui s’étire de telle sorte que là encore, il m’est impossible de dire si c’est entièrement écrit ou entièrement improvisé. La référence à Jarrett s’arrête-t-elle là ? Oui, si l’on prend la lettre du vocabulaire, notamment de Ruder qui, après tout, partage au moins avec Jarrett l’influence de Paul Bley. Non, si l’on prend cet esprit de spontanéité, de lyrisme libéré, de jaillissement, d’écoute mutuelle.
Détail sur le feeling rythmique de cette deuxième pièce qui a été inspiré à Lê Quang par une conversation avec Billy Hart à laquelle j’avais assisté dans un restaurant lyonnais il y a quelques jours. Le batteur disait avoir demandé un jour à Stan Getz ce qu’il attendait d’un batteur et le saxophoniste avait répondu : « une ondulation. » À la façon très énigmatique d’un Miles, cependant moins dramatique et moins elliptique, avec une douceur extrême de la voix et du geste accompagnant la parole, il avait plongé chacun dans une très poétique perplexité, à laquelle Vincent Lê Quang a voulu apporter une réponse musicale. L’énigme reste entière. Le drumming de Joe Quitzke ondulait-il ?Il nous a ravi…
La pièce suivante est plus radicalement “free”, mais d’un free libéré d’un certain dogmatisme timbral et dynamique, au profit d’une palette de nuances extrêmes et de rendez-vous dramatiques, impensables sans avoir été écrits mais totalement imprévisibles et impromptus. Jusqu’à l’apparition d’une espèce de tocsin de piano sur grossit un long final orchestral.
Retour au souvenir du quartette de Jarrett sur une pièce composée par Guido Zorn, sur le drumming le plus straight – si l’on peut dire – de la soirée, où Bruno Ruder semblait revenir à certaines exultations gospelisantes de Jarrett résolues cependant de manières totalement personnelles. Rappel sur un bel arrangement et une espèce de ramblin’ developpement du merveilleux Ida Lupino, dont l’iconoclaste partition semble avoir été écrite pour ce bel orchestre dont je vous invite à (ré)écouter et (re)voir le concert, en streaming sur le site du Triton.
Demain soir, 12 décembre, on retrouvera Vincent Lê Quang au cinéma Le Balzac près de la place de L’Etolile, où le saxophoniste inaugure une série de soirées associant la projection d’un concert filmé à un concert. Ce soir, le Daniel Humair Special Show filmé en 1961 par Jean-Christophe Averty (avec Sonny Grey, Luis Fuentes, Jackie McLean, Jean-Louis Chautemps, Eddy Louiss, Henri Renaud, René Urtreger et Guy Pedersen), puis concert sur scène avec le trio de Daniel Humair, Vincent Lê Quang et Stéphane Kerecki. Franck Bergerot|Ce soir 11 février, Vincent Lê Quang présentait au Triton un quartette inédit. Demain 12 février, il inaugure un nouveau concept de ciné-concert au cinéma Le Balzac.
Le Triton, Les Lilas (93), le 11 février 2016.
Vincent Lê Quang Quartet : Vincent Lê Quang (saxes soprano et ténor), Bruno Ruder (piano), Guido Zorn (contrebasse), Joe Quitzke (batterie).
Ayant quitté précipitamment les bureaux de Jazz Magazine, vaguement coupable de n’avoir pas entièrement fini de préparer des textes attendu demain matin en maquette pour un bouclage lundi de notre numéro de mars, j’entre dans la nouvelle salle du Triton, alors que le concert est déjà commencé. Le temps de trouver mes repères, d’apercevoir un pupitre où Guido Zorn jette quelques regards, de deviner des partitions sur le piano, dont Bruno Ruder tourne parfois les pages, mais rien sous les yeux de Joe Quitzke (« nous avons suffisamment répété. Sur scène je préfère écouter la musique que la lire », me confiera-t-il après le concert), ni sous ceux du leader-compositeur, je m’interroge. Musique écrite ? Musique improvisée ? Probablement les deux, mais où se trouve la couture ? Selon quelle proportion ? De longues divagations rubato me semblent relever de l’improvisation totale, peut-être parce que je n’y trouve pas ce côté “rivière enchantée” de la musique écrite où, terminée la délicieuse descente le “turn around” (pour reprendre le langage harmonique des standards) d’une petite remontée mécanique nous ramène périodiquement au point de départ, selon une périodicité plus ou moins grande.
Ici, le parcours m’a semblé, si mon arrivée tardive et l’acuité de ma mémoire musicale me permettent d’en juger, m’emmener d’un point A à un point Z, sans nulle redite. Une façon de faire qui n’est certes pas nouvelle, mais réalisée ici avec une fluidité remarquable, tant dans le déroulé de cette descente continue que dans l’interaction entre les musiciens. Qui “solotte” ? Qui mène ? A qui revient l’initiative ? Une génération spontanée collective continue qui nous rappelle la classe d’improvisation générative que Vincent Lê Quang dirige au CNSM. Et pourtant, un sentiment de connaissance participe au bonheur résultant de cet état de surprise permanente. Je retrouve ce que j’ai aimé – puis perdu – avec les quartettes de Keith Jarrett des années 1970. Perdu, dans les années 1980, après que ces quartettes nous aient laissé entrevoir un affranchissement de formes encore prédéfines (“Survivor’s Suite” et les concerts japonais contemporains de “Personnal Mountain”). Comme si Jarrett avait voulu réserver au solo et, dans quelques moments de grâce, au trio, cette capacité qui faisait dire à Miles Davis : « Keith, dis moi comment tu fais pour partir de rien. »
Or, au fur et à mesure que cette première pièce de Lê Quang avance, il est évident qu’il n’y pas “rien”, qu’il y a quelque chose, d’insaisissable pour l’auditeur. Avant de quitter précipitamment le bar du Triton pour être d’attaque au bureau demain matin, je parviens juste à arracher à Bruno Ruder : « Mais l’écriture de Vincent, c’est… c’est… » Il secoue la tête, incrédule : « Mais c’est impensable ! » Je ne parviendrai pas à lui faire dire ce qu’il en est de la pièce suivante, sur un feeling rythmique qui me rappelle The Windup de Jarrett (“Belonging”), mais avec un développement mélodique qui s’étire de telle sorte que là encore, il m’est impossible de dire si c’est entièrement écrit ou entièrement improvisé. La référence à Jarrett s’arrête-t-elle là ? Oui, si l’on prend la lettre du vocabulaire, notamment de Ruder qui, après tout, partage au moins avec Jarrett l’influence de Paul Bley. Non, si l’on prend cet esprit de spontanéité, de lyrisme libéré, de jaillissement, d’écoute mutuelle.
Détail sur le feeling rythmique de cette deuxième pièce qui a été inspiré à Lê Quang par une conversation avec Billy Hart à laquelle j’avais assisté dans un restaurant lyonnais il y a quelques jours. Le batteur disait avoir demandé un jour à Stan Getz ce qu’il attendait d’un batteur et le saxophoniste avait répondu : « une ondulation. » À la façon très énigmatique d’un Miles, cependant moins dramatique et moins elliptique, avec une douceur extrême de la voix et du geste accompagnant la parole, il avait plongé chacun dans une très poétique perplexité, à laquelle Vincent Lê Quang a voulu apporter une réponse musicale. L’énigme reste entière. Le drumming de Joe Quitzke ondulait-il ?Il nous a ravi…
La pièce suivante est plus radicalement “free”, mais d’un free libéré d’un certain dogmatisme timbral et dynamique, au profit d’une palette de nuances extrêmes et de rendez-vous dramatiques, impensables sans avoir été écrits mais totalement imprévisibles et impromptus. Jusqu’à l’apparition d’une espèce de tocsin de piano sur grossit un long final orchestral.
Retour au souvenir du quartette de Jarrett sur une pièce composée par Guido Zorn, sur le drumming le plus straight – si l’on peut dire – de la soirée, où Bruno Ruder semblait revenir à certaines exultations gospelisantes de Jarrett résolues cependant de manières totalement personnelles. Rappel sur un bel arrangement et une espèce de ramblin’ developpement du merveilleux Ida Lupino, dont l’iconoclaste partition semble avoir été écrite pour ce bel orchestre dont je vous invite à (ré)écouter et (re)voir le concert, en streaming sur le site du Triton.
Demain soir, 12 décembre, on retrouvera Vincent Lê Quang au cinéma Le Balzac près de la place de L’Etolile, où le saxophoniste inaugure une série de soirées associant la projection d’un concert filmé à un concert. Ce soir, le Daniel Humair Special Show filmé en 1961 par Jean-Christophe Averty (avec Sonny Grey, Luis Fuentes, Jackie McLean, Jean-Louis Chautemps, Eddy Louiss, Henri Renaud, René Urtreger et Guy Pedersen), puis concert sur scène avec le trio de Daniel Humair, Vincent Lê Quang et Stéphane Kerecki. Franck Bergerot|Ce soir 11 février, Vincent Lê Quang présentait au Triton un quartette inédit. Demain 12 février, il inaugure un nouveau concept de ciné-concert au cinéma Le Balzac.
Le Triton, Les Lilas (93), le 11 février 2016.
Vincent Lê Quang Quartet : Vincent Lê Quang (saxes soprano et ténor), Bruno Ruder (piano), Guido Zorn (contrebasse), Joe Quitzke (batterie).
Ayant quitté précipitamment les bureaux de Jazz Magazine, vaguement coupable de n’avoir pas entièrement fini de préparer des textes attendu demain matin en maquette pour un bouclage lundi de notre numéro de mars, j’entre dans la nouvelle salle du Triton, alors que le concert est déjà commencé. Le temps de trouver mes repères, d’apercevoir un pupitre où Guido Zorn jette quelques regards, de deviner des partitions sur le piano, dont Bruno Ruder tourne parfois les pages, mais rien sous les yeux de Joe Quitzke (« nous avons suffisamment répété. Sur scène je préfère écouter la musique que la lire », me confiera-t-il après le concert), ni sous ceux du leader-compositeur, je m’interroge. Musique écrite ? Musique improvisée ? Probablement les deux, mais où se trouve la couture ? Selon quelle proportion ? De longues divagations rubato me semblent relever de l’improvisation totale, peut-être parce que je n’y trouve pas ce côté “rivière enchantée” de la musique écrite où, terminée la délicieuse descente le “turn around” (pour reprendre le langage harmonique des standards) d’une petite remontée mécanique nous ramène périodiquement au point de départ, selon une périodicité plus ou moins grande.
Ici, le parcours m’a semblé, si mon arrivée tardive et l’acuité de ma mémoire musicale me permettent d’en juger, m’emmener d’un point A à un point Z, sans nulle redite. Une façon de faire qui n’est certes pas nouvelle, mais réalisée ici avec une fluidité remarquable, tant dans le déroulé de cette descente continue que dans l’interaction entre les musiciens. Qui “solotte” ? Qui mène ? A qui revient l’initiative ? Une génération spontanée collective continue qui nous rappelle la classe d’improvisation générative que Vincent Lê Quang dirige au CNSM. Et pourtant, un sentiment de connaissance participe au bonheur résultant de cet état de surprise permanente. Je retrouve ce que j’ai aimé – puis perdu – avec les quartettes de Keith Jarrett des années 1970. Perdu, dans les années 1980, après que ces quartettes nous aient laissé entrevoir un affranchissement de formes encore prédéfines (“Survivor’s Suite” et les concerts japonais contemporains de “Personnal Mountain”). Comme si Jarrett avait voulu réserver au solo et, dans quelques moments de grâce, au trio, cette capacité qui faisait dire à Miles Davis : « Keith, dis moi comment tu fais pour partir de rien. »
Or, au fur et à mesure que cette première pièce de Lê Quang avance, il est évident qu’il n’y pas “rien”, qu’il y a quelque chose, d’insaisissable pour l’auditeur. Avant de quitter précipitamment le bar du Triton pour être d’attaque au bureau demain matin, je parviens juste à arracher à Bruno Ruder : « Mais l’écriture de Vincent, c’est… c’est… » Il secoue la tête, incrédule : « Mais c’est impensable ! » Je ne parviendrai pas à lui faire dire ce qu’il en est de la pièce suivante, sur un feeling rythmique qui me rappelle The Windup de Jarrett (“Belonging”), mais avec un développement mélodique qui s’étire de telle sorte que là encore, il m’est impossible de dire si c’est entièrement écrit ou entièrement improvisé. La référence à Jarrett s’arrête-t-elle là ? Oui, si l’on prend la lettre du vocabulaire, notamment de Ruder qui, après tout, partage au moins avec Jarrett l’influence de Paul Bley. Non, si l’on prend cet esprit de spontanéité, de lyrisme libéré, de jaillissement, d’écoute mutuelle.
Détail sur le feeling rythmique de cette deuxième pièce qui a été inspiré à Lê Quang par une conversation avec Billy Hart à laquelle j’avais assisté dans un restaurant lyonnais il y a quelques jours. Le batteur disait avoir demandé un jour à Stan Getz ce qu’il attendait d’un batteur et le saxophoniste avait répondu : « une ondulation. » À la façon très énigmatique d’un Miles, cependant moins dramatique et moins elliptique, avec une douceur extrême de la voix et du geste accompagnant la parole, il avait plongé chacun dans une très poétique perplexité, à laquelle Vincent Lê Quang a voulu apporter une réponse musicale. L’énigme reste entière. Le drumming de Joe Quitzke ondulait-il ?Il nous a ravi…
La pièce suivante est plus radicalement “free”, mais d’un free libéré d’un certain dogmatisme timbral et dynamique, au profit d’une palette de nuances extrêmes et de rendez-vous dramatiques, impensables sans avoir été écrits mais totalement imprévisibles et impromptus. Jusqu’à l’apparition d’une espèce de tocsin de piano sur grossit un long final orchestral.
Retour au souvenir du quartette de Jarrett sur une pièce composée par Guido Zorn, sur le drumming le plus straight – si l’on peut dire – de la soirée, où Bruno Ruder semblait revenir à certaines exultations gospelisantes de Jarrett résolues cependant de manières totalement personnelles. Rappel sur un bel arrangement et une espèce de ramblin’ developpement du merveilleux Ida Lupino, dont l’iconoclaste partition semble avoir été écrite pour ce bel orchestre dont je vous invite à (ré)écouter et (re)voir le concert, en streaming sur le site du Triton.
Demain soir, 12 décembre, on retrouvera Vincent Lê Quang au cinéma Le Balzac près de la place de L’Etolile, où le saxophoniste inaugure une série de soirées associant la projection d’un concert filmé à un concert. Ce soir, le Daniel Humair Special Show filmé en 1961 par Jean-Christophe Averty (avec Sonny Grey, Luis Fuentes, Jackie McLean, Jean-Louis Chautemps, Eddy Louiss, Henri Renaud, René Urtreger et Guy Pedersen), puis concert sur scène avec le trio de Daniel Humair, Vincent Lê Quang et Stéphane Kerecki. Franck Bergerot