Bergamo Jazz, dernière journée. 20/03
Excellente surprise en fin de matinée, le dimanche, à l’Auditorium de la Piazza della Libertà : un pianiste albanais vivant en Suisse et assez connu en Italie où il a enregistré deux disques : Markelian Kapedani. Cheveux longs grisonnants tombant jusqu’au milieu du dos et barbe fournie, il ressemble à un prince russe en exil venu d’un autre siècle. Son jeu dégage d’emblée une vivacité, une énergie qui fleure bon la spontanéité, secondé par une rythmique parfois pesante mais efficace.
Markelian Kapedani « Balkan Bop Trio » : Kapedani (p), Yuri Goloubev (b), Asaf Sirkis (dm) ; Mark Guiliana Jazz Quartet : Guiliana (dm), Jason Rigby (ts), Fabian Almazan (p),Chris Morrissey (b) ; Billy Martin’s « Wicked Knee » : Martin (dm), Steven Bernstein (tp), Brian Drye (tb), Michel Godard (tu), Louis Moholo-Moholo « 5 Blokes » : Moholo-Moholo (dm), Shabaka Hutchings (ts), Jason Yarde (ss, as, bs), John Edwards (b).
Par ailleurs, si l’on met de côté les inévitables traces balkaniques, ce pianiste offre une synthèse fort originale d’un McCoy Tyner qui a absorbé Art Tatum, lequel s’est nourri de Chopin, le tout assimilé et restitué sans clichés trop prévisibles et avec une finesse de toucher qui alterne avec une puissance impressionnante sur le clavier. De ce mélange étrange nait paradoxalement un style personnel, comme on n’en voit plus guère, tellement le politiquement correct a quasiment tout raboté. Il a beau nommer son groupe « Balkan Bop Trio », il ne trompe personne : cette étiquette est pour la vitrine. Derrière, et jusque dans l’arrière-boutique, se tapit quelque chose qui ferait penser à l’amalgame furieusement hors-norme qu’était jadis le jeu de Jaki Byard. Alors voilà : en attendant ce soir le pianiste anglais Alexander Hawkins (que je n’ai encore entendu que sur disque) au sein du groupe de Louis Moholo-Moholo, je me délecte du jeu de cet iconoclaste albanais qui ensoleille cette matinée dominicale et bergamasque, alors que les cloches ont sonné le début de la messe et que ceux qui n’y vont pas s’adonnent passionnément à la sacro-sainte « passegiata » : la promenade qui, comme la sieste, — quoique différemment — permet d’effectuer une synthèse salutaire des jeux de divers artistes parmi lesquels je vous laisse choisir.
Vu la diversité des activités de Mark Guiliana, on peut comprendre qu’il ait choisi de nommer la présente formation « Jazz Quartet ». Alors qu’est-ce que ce prodige de la batterie nous propose, à l’Auditorium, avec ce groupe et dans ce format archi-codé ? D’abord un son acoustique à la fois tonique et fluide. Tonique ? On peut compter sur le jeu fourni du leader qui, sans jamais s’imposer, aiguille, relance, densifie. Fluide ? La sonorité de ténor de Jason Rigby n’est jamais claironnante, ne cherche pas la virtuosité, cultive la nuance… Entre les deux : Fabian Almazan, un pianiste fin, élégant et économe, et Chris Morrissey, un bassiste à tout bien faire. Ces quatre jeunes gens ont tout compris du langage du jazz moderne. S’ils en parlent d’autres, ils tiennent à cultiver la pratique de ce vocabulaire et le font avec une intelligence des plus convaincante.
Le soir, au Teatro Donizetti, on retrouve un batteur-leader d’un tout autre genre. Face aux trois cuivres de son groupe « Wicked Knee », Billy Martin (oui, celui de Medeski, Martin & Wood) lance la danse d’une batterie rugueuse et alerte. Utilisant toms, cymbales et accessoires (du grave à l’aigu) de façon aussi mélodique que rythmique, il recrée la jungle originelle du jazz d’autrefois, et quand les souffleurs lui emboîtent le pas, on passe sans transition du dixieland au funk. Lesdits souffleurs fonctionnent soit comme une masse cuivrée face à laquelle le batteur déclenche la fureur de son instrument percussif et coloriste, soit comme trois solistes correspondant à trois timbres (du plus aigu au plus grave). On voit, sans être nécessairement mathématicien, que les possibilités de combinaisons sont quasi innombrables. Bref, ça bouge dans le coin de ce quartet, et pas qu’un peu.
Enfin (et c’est le troisième batteur notable de la journée) vient un jazz plus sauvage mais à la fois plus tendre, fait de cris, de psaumes et d’hymnes (sud-africains mais aussi anglais comme ce « Jerusalem » que chantait jadis Phil Minton avec le Mike Westbrook Orchestra) . Un jazz qui ne se laisse pas réduire aux modes. Un jazz qu’on dirait sorti du fond des âges et qui n’a pas peur d’exprimer la souffrance et la ferveur parce qu’il garde vive la mémoire de ces sentiments extrêmes (et non boboïsés — je sais : vous m’attendez au tournant, alors je vous devance). Les officiants ? Autour du batteur septuagénaire à l’énergie inépuisable, deux jeunes souffleurs flamboyants de la mouvance Black britannique (si tant est que ce soit une mouvance… mais, de fait, le post-colonialisme d’outre-Manche a produit une quantité et une qualité de musiciens de jazz incomparable avec ce que la France, laïque et droite dans ses bottes, a su générer) : Jason Yarde et Shabaka Hutchings (ne leur demandez pas de quand date leur dernière tournée dans l’Hexagone !), un éblouissant jeune pianiste (que j’attendais plus haut) qu’on aimerait entendre plus souvent sous son nom, et un excellent bassiste. Le public est emporté par cette marée sonore aux contours chamarrés et au propos rustique. Ici se raconte quelque chose de vrai et de grand ! Bref, on est quasi revenu à l’esprit du tout premier concert (Franco D’Andrea/Han Bennink) lors d’une 36ème édition de Bergamo Jazz qui se conclut par une journée admirable, mais qui devra sans doute se débarrasser de quelques scories avant de retrouver sur l’ensemble de sa programmation le niveau d’intérêt qu’on lui a connu naguère. Thierry Quénum|Excellente surprise en fin de matinée, le dimanche, à l’Auditorium de la Piazza della Libertà : un pianiste albanais vivant en Suisse et assez connu en Italie où il a enregistré deux disques : Markelian Kapedani. Cheveux longs grisonnants tombant jusqu’au milieu du dos et barbe fournie, il ressemble à un prince russe en exil venu d’un autre siècle. Son jeu dégage d’emblée une vivacité, une énergie qui fleure bon la spontanéité, secondé par une rythmique parfois pesante mais efficace.
Markelian Kapedani « Balkan Bop Trio » : Kapedani (p), Yuri Goloubev (b), Asaf Sirkis (dm) ; Mark Guiliana Jazz Quartet : Guiliana (dm), Jason Rigby (ts), Fabian Almazan (p),Chris Morrissey (b) ; Billy Martin’s « Wicked Knee » : Martin (dm), Steven Bernstein (tp), Brian Drye (tb), Michel Godard (tu), Louis Moholo-Moholo « 5 Blokes » : Moholo-Moholo (dm), Shabaka Hutchings (ts), Jason Yarde (ss, as, bs), John Edwards (b).
Par ailleurs, si l’on met de côté les inévitables traces balkaniques, ce pianiste offre une synthèse fort originale d’un McCoy Tyner qui a absorbé Art Tatum, lequel s’est nourri de Chopin, le tout assimilé et restitué sans clichés trop prévisibles et avec une finesse de toucher qui alterne avec une puissance impressionnante sur le clavier. De ce mélange étrange nait paradoxalement un style personnel, comme on n’en voit plus guère, tellement le politiquement correct a quasiment tout raboté. Il a beau nommer son groupe « Balkan Bop Trio », il ne trompe personne : cette étiquette est pour la vitrine. Derrière, et jusque dans l’arrière-boutique, se tapit quelque chose qui ferait penser à l’amalgame furieusement hors-norme qu’était jadis le jeu de Jaki Byard. Alors voilà : en attendant ce soir le pianiste anglais Alexander Hawkins (que je n’ai encore entendu que sur disque) au sein du groupe de Louis Moholo-Moholo, je me délecte du jeu de cet iconoclaste albanais qui ensoleille cette matinée dominicale et bergamasque, alors que les cloches ont sonné le début de la messe et que ceux qui n’y vont pas s’adonnent passionnément à la sacro-sainte « passegiata » : la promenade qui, comme la sieste, — quoique différemment — permet d’effectuer une synthèse salutaire des jeux de divers artistes parmi lesquels je vous laisse choisir.
Vu la diversité des activités de Mark Guiliana, on peut comprendre qu’il ait choisi de nommer la présente formation « Jazz Quartet ». Alors qu’est-ce que ce prodige de la batterie nous propose, à l’Auditorium, avec ce groupe et dans ce format archi-codé ? D’abord un son acoustique à la fois tonique et fluide. Tonique ? On peut compter sur le jeu fourni du leader qui, sans jamais s’imposer, aiguille, relance, densifie. Fluide ? La sonorité de ténor de Jason Rigby n’est jamais claironnante, ne cherche pas la virtuosité, cultive la nuance… Entre les deux : Fabian Almazan, un pianiste fin, élégant et économe, et Chris Morrissey, un bassiste à tout bien faire. Ces quatre jeunes gens ont tout compris du langage du jazz moderne. S’ils en parlent d’autres, ils tiennent à cultiver la pratique de ce vocabulaire et le font avec une intelligence des plus convaincante.
Le soir, au Teatro Donizetti, on retrouve un batteur-leader d’un tout autre genre. Face aux trois cuivres de son groupe « Wicked Knee », Billy Martin (oui, celui de Medeski, Martin & Wood) lance la danse d’une batterie rugueuse et alerte. Utilisant toms, cymbales et accessoires (du grave à l’aigu) de façon aussi mélodique que rythmique, il recrée la jungle originelle du jazz d’autrefois, et quand les souffleurs lui emboîtent le pas, on passe sans transition du dixieland au funk. Lesdits souffleurs fonctionnent soit comme une masse cuivrée face à laquelle le batteur déclenche la fureur de son instrument percussif et coloriste, soit comme trois solistes correspondant à trois timbres (du plus aigu au plus grave). On voit, sans être nécessairement mathématicien, que les possibilités de combinaisons sont quasi innombrables. Bref, ça bouge dans le coin de ce quartet, et pas qu’un peu.
Enfin (et c’est le troisième batteur notable de la journée) vient un jazz plus sauvage mais à la fois plus tendre, fait de cris, de psaumes et d’hymnes (sud-africains mais aussi anglais comme ce « Jerusalem » que chantait jadis Phil Minton avec le Mike Westbrook Orchestra) . Un jazz qui ne se laisse pas réduire aux modes. Un jazz qu’on dirait sorti du fond des âges et qui n’a pas peur d’exprimer la souffrance et la ferveur parce qu’il garde vive la mémoire de ces sentiments extrêmes (et non boboïsés — je sais : vous m’attendez au tournant, alors je vous devance). Les officiants ? Autour du batteur septuagénaire à l’énergie inépuisable, deux jeunes souffleurs flamboyants de la mouvance Black britannique (si tant est que ce soit une mouvance… mais, de fait, le post-colonialisme d’outre-Manche a produit une quantité et une qualité de musiciens de jazz incomparable avec ce que la France, laïque et droite dans ses bottes, a su générer) : Jason Yarde et Shabaka Hutchings (ne leur demandez pas de quand date leur dernière tournée dans l’Hexagone !), un éblouissant jeune pianiste (que j’attendais plus haut) qu’on aimerait entendre plus souvent sous son nom, et un excellent bassiste. Le public est emporté par cette marée sonore aux contours chamarrés et au propos rustique. Ici se raconte quelque chose de vrai et de grand ! Bref, on est quasi revenu à l’esprit du tout premier concert (Franco D’Andrea/Han Bennink) lors d’une 36ème édition de Bergamo Jazz qui se conclut par une journée admirable, mais qui devra sans doute se débarrasser de quelques scories avant de retrouver sur l’ensemble de sa programmation le niveau d’intérêt qu’on lui a connu naguère. Thierry Quénum|Excellente surprise en fin de matinée, le dimanche, à l’Auditorium de la Piazza della Libertà : un pianiste albanais vivant en Suisse et assez connu en Italie où il a enregistré deux disques : Markelian Kapedani. Cheveux longs grisonnants tombant jusqu’au milieu du dos et barbe fournie, il ressemble à un prince russe en exil venu d’un autre siècle. Son jeu dégage d’emblée une vivacité, une énergie qui fleure bon la spontanéité, secondé par une rythmique parfois pesante mais efficace.
Markelian Kapedani « Balkan Bop Trio » : Kapedani (p), Yuri Goloubev (b), Asaf Sirkis (dm) ; Mark Guiliana Jazz Quartet : Guiliana (dm), Jason Rigby (ts), Fabian Almazan (p),Chris Morrissey (b) ; Billy Martin’s « Wicked Knee » : Martin (dm), Steven Bernstein (tp), Brian Drye (tb), Michel Godard (tu), Louis Moholo-Moholo « 5 Blokes » : Moholo-Moholo (dm), Shabaka Hutchings (ts), Jason Yarde (ss, as, bs), John Edwards (b).
Par ailleurs, si l’on met de côté les inévitables traces balkaniques, ce pianiste offre une synthèse fort originale d’un McCoy Tyner qui a absorbé Art Tatum, lequel s’est nourri de Chopin, le tout assimilé et restitué sans clichés trop prévisibles et avec une finesse de toucher qui alterne avec une puissance impressionnante sur le clavier. De ce mélange étrange nait paradoxalement un style personnel, comme on n’en voit plus guère, tellement le politiquement correct a quasiment tout raboté. Il a beau nommer son groupe « Balkan Bop Trio », il ne trompe personne : cette étiquette est pour la vitrine. Derrière, et jusque dans l’arrière-boutique, se tapit quelque chose qui ferait penser à l’amalgame furieusement hors-norme qu’était jadis le jeu de Jaki Byard. Alors voilà : en attendant ce soir le pianiste anglais Alexander Hawkins (que je n’ai encore entendu que sur disque) au sein du groupe de Louis Moholo-Moholo, je me délecte du jeu de cet iconoclaste albanais qui ensoleille cette matinée dominicale et bergamasque, alors que les cloches ont sonné le début de la messe et que ceux qui n’y vont pas s’adonnent passionnément à la sacro-sainte « passegiata » : la promenade qui, comme la sieste, — quoique différemment — permet d’effectuer une synthèse salutaire des jeux de divers artistes parmi lesquels je vous laisse choisir.
Vu la diversité des activités de Mark Guiliana, on peut comprendre qu’il ait choisi de nommer la présente formation « Jazz Quartet ». Alors qu’est-ce que ce prodige de la batterie nous propose, à l’Auditorium, avec ce groupe et dans ce format archi-codé ? D’abord un son acoustique à la fois tonique et fluide. Tonique ? On peut compter sur le jeu fourni du leader qui, sans jamais s’imposer, aiguille, relance, densifie. Fluide ? La sonorité de ténor de Jason Rigby n’est jamais claironnante, ne cherche pas la virtuosité, cultive la nuance… Entre les deux : Fabian Almazan, un pianiste fin, élégant et économe, et Chris Morrissey, un bassiste à tout bien faire. Ces quatre jeunes gens ont tout compris du langage du jazz moderne. S’ils en parlent d’autres, ils tiennent à cultiver la pratique de ce vocabulaire et le font avec une intelligence des plus convaincante.
Le soir, au Teatro Donizetti, on retrouve un batteur-leader d’un tout autre genre. Face aux trois cuivres de son groupe « Wicked Knee », Billy Martin (oui, celui de Medeski, Martin & Wood) lance la danse d’une batterie rugueuse et alerte. Utilisant toms, cymbales et accessoires (du grave à l’aigu) de façon aussi mélodique que rythmique, il recrée la jungle originelle du jazz d’autrefois, et quand les souffleurs lui emboîtent le pas, on passe sans transition du dixieland au funk. Lesdits souffleurs fonctionnent soit comme une masse cuivrée face à laquelle le batteur déclenche la fureur de son instrument percussif et coloriste, soit comme trois solistes correspondant à trois timbres (du plus aigu au plus grave). On voit, sans être nécessairement mathématicien, que les possibilités de combinaisons sont quasi innombrables. Bref, ça bouge dans le coin de ce quartet, et pas qu’un peu.
Enfin (et c’est le troisième batteur notable de la journée) vient un jazz plus sauvage mais à la fois plus tendre, fait de cris, de psaumes et d’hymnes (sud-africains mais aussi anglais comme ce « Jerusalem » que chantait jadis Phil Minton avec le Mike Westbrook Orchestra) . Un jazz qui ne se laisse pas réduire aux modes. Un jazz qu’on dirait sorti du fond des âges et qui n’a pas peur d’exprimer la souffrance et la ferveur parce qu’il garde vive la mémoire de ces sentiments extrêmes (et non boboïsés — je sais : vous m’attendez au tournant, alors je vous devance). Les officiants ? Autour du batteur septuagénaire à l’énergie inépuisable, deux jeunes souffleurs flamboyants de la mouvance Black britannique (si tant est que ce soit une mouvance… mais, de fait, le post-colonialisme d’outre-Manche a produit une quantité et une qualité de musiciens de jazz incomparable avec ce que la France, laïque et droite dans ses bottes, a su générer) : Jason Yarde et Shabaka Hutchings (ne leur demandez pas de quand date leur dernière tournée dans l’Hexagone !), un éblouissant jeune pianiste (que j’attendais plus haut) qu’on aimerait entendre plus souvent sous son nom, et un excellent bassiste. Le public est emporté par cette marée sonore aux contours chamarrés et au propos rustique. Ici se raconte quelque chose de vrai et de grand ! Bref, on est quasi revenu à l’esprit du tout premier concert (Franco D’Andrea/Han Bennink) lors d’une 36ème édition de Bergamo Jazz qui se conclut par une journée admirable, mais qui devra sans doute se débarrasser de quelques scories avant de retrouver sur l’ensemble de sa programmation le niveau d’intérêt qu’on lui a connu naguère. Thierry Quénum|Excellente surprise en fin de matinée, le dimanche, à l’Auditorium de la Piazza della Libertà : un pianiste albanais vivant en Suisse et assez connu en Italie où il a enregistré deux disques : Markelian Kapedani. Cheveux longs grisonnants tombant jusqu’au milieu du dos et barbe fournie, il ressemble à un prince russe en exil venu d’un autre siècle. Son jeu dégage d’emblée une vivacité, une énergie qui fleure bon la spontanéité, secondé par une rythmique parfois pesante mais efficace.
Markelian Kapedani « Balkan Bop Trio » : Kapedani (p), Yuri Goloubev (b), Asaf Sirkis (dm) ; Mark Guiliana Jazz Quartet : Guiliana (dm), Jason Rigby (ts), Fabian Almazan (p),Chris Morrissey (b) ; Billy Martin’s « Wicked Knee » : Martin (dm), Steven Bernstein (tp), Brian Drye (tb), Michel Godard (tu), Louis Moholo-Moholo « 5 Blokes » : Moholo-Moholo (dm), Shabaka Hutchings (ts), Jason Yarde (ss, as, bs), John Edwards (b).
Par ailleurs, si l’on met de côté les inévitables traces balkaniques, ce pianiste offre une synthèse fort originale d’un McCoy Tyner qui a absorbé Art Tatum, lequel s’est nourri de Chopin, le tout assimilé et restitué sans clichés trop prévisibles et avec une finesse de toucher qui alterne avec une puissance impressionnante sur le clavier. De ce mélange étrange nait paradoxalement un style personnel, comme on n’en voit plus guère, tellement le politiquement correct a quasiment tout raboté. Il a beau nommer son groupe « Balkan Bop Trio », il ne trompe personne : cette étiquette est pour la vitrine. Derrière, et jusque dans l’arrière-boutique, se tapit quelque chose qui ferait penser à l’amalgame furieusement hors-norme qu’était jadis le jeu de Jaki Byard. Alors voilà : en attendant ce soir le pianiste anglais Alexander Hawkins (que je n’ai encore entendu que sur disque) au sein du groupe de Louis Moholo-Moholo, je me délecte du jeu de cet iconoclaste albanais qui ensoleille cette matinée dominicale et bergamasque, alors que les cloches ont sonné le début de la messe et que ceux qui n’y vont pas s’adonnent passionnément à la sacro-sainte « passegiata » : la promenade qui, comme la sieste, — quoique différemment — permet d’effectuer une synthèse salutaire des jeux de divers artistes parmi lesquels je vous laisse choisir.
Vu la diversité des activités de Mark Guiliana, on peut comprendre qu’il ait choisi de nommer la présente formation « Jazz Quartet ». Alors qu’est-ce que ce prodige de la batterie nous propose, à l’Auditorium, avec ce groupe et dans ce format archi-codé ? D’abord un son acoustique à la fois tonique et fluide. Tonique ? On peut compter sur le jeu fourni du leader qui, sans jamais s’imposer, aiguille, relance, densifie. Fluide ? La sonorité de ténor de Jason Rigby n’est jamais claironnante, ne cherche pas la virtuosité, cultive la nuance… Entre les deux : Fabian Almazan, un pianiste fin, élégant et économe, et Chris Morrissey, un bassiste à tout bien faire. Ces quatre jeunes gens ont tout compris du langage du jazz moderne. S’ils en parlent d’autres, ils tiennent à cultiver la pratique de ce vocabulaire et le font avec une intelligence des plus convaincante.
Le soir, au Teatro Donizetti, on retrouve un batteur-leader d’un tout autre genre. Face aux trois cuivres de son groupe « Wicked Knee », Billy Martin (oui, celui de Medeski, Martin & Wood) lance la danse d’une batterie rugueuse et alerte. Utilisant toms, cymbales et accessoires (du grave à l’aigu) de façon aussi mélodique que rythmique, il recrée la jungle originelle du jazz d’autrefois, et quand les souffleurs lui emboîtent le pas, on passe sans transition du dixieland au funk. Lesdits souffleurs fonctionnent soit comme une masse cuivrée face à laquelle le batteur déclenche la fureur de son instrument percussif et coloriste, soit comme trois solistes correspondant à trois timbres (du plus aigu au plus grave). On voit, sans être nécessairement mathématicien, que les possibilités de combinaisons sont quasi innombrables. Bref, ça bouge dans le coin de ce quartet, et pas qu’un peu.
Enfin (et c’est le troisième batteur notable de la journée) vient un jazz plus sauvage mais à la fois plus tendre, fait de cris, de psaumes et d’hymnes (sud-africains mais aussi anglais comme ce « Jerusalem » que chantait jadis Phil Minton avec le Mike Westbrook Orchestra) . Un jazz qui ne se laisse pas réduire aux modes. Un jazz qu’on dirait sorti du fond des âges et qui n’a pas peur d’exprimer la souffrance et la ferveur parce qu’il garde vive la mémoire de ces sentiments extrêmes (et non boboïsés — je sais : vous m’attendez au tournant, alors je vous devance). Les officiants ? Autour du batteur septuagénaire à l’énergie inépuisable, deux jeunes souffleurs flamboyants de la mouvance Black britannique (si tant est que ce soit une mouvance… mais, de fait, le post-colonialisme d’outre-Manche a produit une quantité et une qualité de musiciens de jazz incomparable avec ce que la France, laïque et droite dans ses bottes, a su générer) : Jason Yarde et Shabaka Hutchings (ne leur demandez pas de quand date leur dernière tournée dans l’Hexagone !), un éblouissant jeune pianiste (que j’attendais plus haut) qu’on aimerait entendre plus souvent sous son nom, et un excellent bassiste. Le public est emporté par cette marée sonore aux contours chamarrés et au propos rustique. Ici se raconte quelque chose de vrai et de grand ! Bref, on est quasi revenu à l’esprit du tout premier concert (Franco D’Andrea/Han Bennink) lors d’une 36ème édition de Bergamo Jazz qui se conclut par une journée admirable, mais qui devra sans doute se débarrasser de quelques scories avant de retrouver sur l’ensemble de sa programmation le niveau d’intérêt qu’on lui a connu naguère. Thierry Quénum