James Carter est pardonné
Je n’avais pas vu James Carter en live depuis un concert mémorablement raté il y a quelques années, sur cette même scène du New Morning…
James carter (saxophones ténor, alto, soprano), Gerad Gibbs (orgue), Alex White (batterie), New Morning, 5 juillet 2016
J’avais un petit contentieux avec James Carter. Il est un des rares musiciens de jazz (en fait, le seul…) à m’avoir mis vraiment en colère. C’était il y a sept ou huit ans, et c’était au New Morning, comme ce soir. J’ai oublié avec quel groupe tournait Carter à l’époque, j’ai oublié les morceaux joués ce jour-là. Mais ce dont je me souviens avec une grande netteté, c’est qu’il nous avait vraiment pris pour des quiches. J’étais avec mon vieux copain Jean Dubrel qui, ne m’ayant jamais vu en rogne (c’est assez spectaculaire, une petite veine bleue le long de ma tempe se met à s’affoler tout-à-coup tandis que mes joues se couvrent d’un léger voile fuchsia). Bref, Carter, ce soir-là, avait pris la musique par dessous la jambe, et s’était comporté en histrion suffisant. En sortant du New Morning, je m’étais dit: plus jamais je n’irai voir ce type.
Comme toutes les promesses solennelles, celle-ci avait pourtant vocation à être reconsidérée. C’est ainsi que, avec un mélange de réticence et de scepticisme, je me retrouvai au New Morning, pour le deuxième concert de James Carter de ma vie. Vers 21h30, le voilà qui arrive sur scène avec une veste et un pantalon dont la couleur pistache déborde largement toute notion de bon ou de mauvais goût. Il s’est un peu empâté depuis ses photos de beau gosse star du saxophone des années 90, celui dont on attendait qu’il réconcilie tradition et modernité, mais arbore toujours le même petit sourire satisfait. Il présente ses musiciens (« Show your love for mister Alex White! ») puis porte à la bouche son bec de saxophone, exerce un puissant effet de succion, desserre brusquement la mâchoire, ce qui produit un bruit de bouchon de champagne qui saute. Pendant tout le concert, Carter nous gratifiera ainsi de son art consommé du bruitage saxophonistique: slaps, honks, toux, sifflements, miaulements, jappements etc. J’observe Carter autant que je l’écoute pendant les premiers morceaux. Sa gestuelle de prédicateur épileptique. Son corps parcouru de spasmes. Il semble vouloir épuiser son sax ténor, lui faire donner de gré ou de force ce qu’il a dans le ventre: tous les graves, tous les aigus, toutes les gammes, tous les feulements. Ses deux partenaires sont deux ogres taillés sur le même modèle gargantuesque.
Le batteur fait preuve d’une frappe sèche, dure, intraitable, et contribue puissamment ainsi au groove martial mis en place par le groupe. Il est comme un orage de grêle qui ne s’arrêterait jamais. L’organiste, Gerard Gibbs , se montre plus nuancé, mais tout aussi implacable dès qu’il faut faire monter, culminer, suspendre le groove. Il sait parfaitement alterner les atmosphères soul et funky. Parfois il lève les bras comme pour confirmer que oui, c’est bien avec les pieds qu’il exécute sa ligne de basse…
Et la musique dans tout ça? Au début du concert, Carter a expliqué que le répertoire tournerait autour des musiques de Django Reinhardt, annonçant même Manoir de Mes Rêves comme premier titre de son programme. Pendant les trois premiers morceaux, j’ai ruminé ma rancune d’il y a huit ans, me disant: « allons bon, voilà Django passé à la moulinette ». Puis après avoir fait du boudin, j’ai ouvert mes oreilles ( ou plutôt elles se sont ouvertes malgré moi) et j’ai observé aussi du coin de l’oeil la plasticienne Annie-Claire Alvoët dodeliner de la tête en dessinant, ce qui est généralement très bon signe pour la qualité de la musique. Ravalant ma fierté, je me suis alors laissé faire. C’est un peu étrange au début ce Django traduit en rythm’n blues voire en boogaloo, mais ça marche. Il y a beaucoup de générosité dans cette musique. James carter en fait beaucoup, parfois trop, mais il paye de sa personne, il donne, et sait, presque toujours, s’arrêter au moment où la musique risque de basculer dans le cirque.
Ses partenaires sont au diapason. Il résulte de cette musique une énergie assez phénoménale, particuièrement sensible dans les 4/4 et 2/2 entre James carter et son organiste, avec des moments presque free où carter énonce des phrases qui auraient pu sortir du saxophone d’Albert Ayler.
Il n’y a d’ailleurs pas que de la fièvre et de la transe, dans cette musique. Sur quelques morceaux au soprano, Carter se montre suave et délicat, avec un petit effet de salive dans le son, et un je ne sais quoi d’un peu narquois. Parfois, cette suavité évolue insensiblement vers une tempête de grognements et de sifflements (Carter maîtrise le suraigu comme personne), parfois cela évolue vers autres choses, vers des moments un peu indéfinissables où il joue à l’exacte frontière du rythm’n blues et du klezmer, et l’on se dit alors que son projet autour de Django n’est en fait pas si opportuniste, et qu’il est vraiment sincère dans sa volonté de faire un pont entre la musique de danse des années 30-40, sous inspiration manouche, et celle des années 50-70, sous inspiration soul et funk. Finalement, je me nourris et me réchauffe de l’énergie et de la générosité de cette musique. Et lorsque, avant le rappel James carter présente une dernière fois les musiciens (« Show your love for mister Gerard Gibbs »), je baisse les armes et capitule. Avec une grandeur d’âme admirable, digne en tous points de la mansuétude de l’empereur Auguste devant Cinna, je me surprends alors à murmurer pour moi-même: C’est bon, James Carter, tu es pardonné.
Texte: JF Mondot
Dessins : Annie-Claire Alvoët (autres dessins, de jazz mais pas seulement, et peintures visibles sur son site wwww.annie-claire.com)
Je n’avais pas vu James Carter en live depuis un concert mémorablement raté il y a quelques années, sur cette même scène du New Morning…
James carter (saxophones ténor, alto, soprano), Gerad Gibbs (orgue), Alex White (batterie), New Morning, 5 juillet 2016
J’avais un petit contentieux avec James Carter. Il est un des rares musiciens de jazz (en fait, le seul…) à m’avoir mis vraiment en colère. C’était il y a sept ou huit ans, et c’était au New Morning, comme ce soir. J’ai oublié avec quel groupe tournait Carter à l’époque, j’ai oublié les morceaux joués ce jour-là. Mais ce dont je me souviens avec une grande netteté, c’est qu’il nous avait vraiment pris pour des quiches. J’étais avec mon vieux copain Jean Dubrel qui, ne m’ayant jamais vu en rogne (c’est assez spectaculaire, une petite veine bleue le long de ma tempe se met à s’affoler tout-à-coup tandis que mes joues se couvrent d’un léger voile fuchsia). Bref, Carter, ce soir-là, avait pris la musique par dessous la jambe, et s’était comporté en histrion suffisant. En sortant du New Morning, je m’étais dit: plus jamais je n’irai voir ce type.
Comme toutes les promesses solennelles, celle-ci avait pourtant vocation à être reconsidérée. C’est ainsi que, avec un mélange de réticence et de scepticisme, je me retrouvai au New Morning, pour le deuxième concert de James Carter de ma vie. Vers 21h30, le voilà qui arrive sur scène avec une veste et un pantalon dont la couleur pistache déborde largement toute notion de bon ou de mauvais goût. Il s’est un peu empâté depuis ses photos de beau gosse star du saxophone des années 90, celui dont on attendait qu’il réconcilie tradition et modernité, mais arbore toujours le même petit sourire satisfait. Il présente ses musiciens (« Show your love for mister Alex White! ») puis porte à la bouche son bec de saxophone, exerce un puissant effet de succion, desserre brusquement la mâchoire, ce qui produit un bruit de bouchon de champagne qui saute. Pendant tout le concert, Carter nous gratifiera ainsi de son art consommé du bruitage saxophonistique: slaps, honks, toux, sifflements, miaulements, jappements etc. J’observe Carter autant que je l’écoute pendant les premiers morceaux. Sa gestuelle de prédicateur épileptique. Son corps parcouru de spasmes. Il semble vouloir épuiser son sax ténor, lui faire donner de gré ou de force ce qu’il a dans le ventre: tous les graves, tous les aigus, toutes les gammes, tous les feulements. Ses deux partenaires sont deux ogres taillés sur le même modèle gargantuesque.
Le batteur fait preuve d’une frappe sèche, dure, intraitable, et contribue puissamment ainsi au groove martial mis en place par le groupe. Il est comme un orage de grêle qui ne s’arrêterait jamais. L’organiste, Gerard Gibbs , se montre plus nuancé, mais tout aussi implacable dès qu’il faut faire monter, culminer, suspendre le groove. Il sait parfaitement alterner les atmosphères soul et funky. Parfois il lève les bras comme pour confirmer que oui, c’est bien avec les pieds qu’il exécute sa ligne de basse…
Et la musique dans tout ça? Au début du concert, Carter a expliqué que le répertoire tournerait autour des musiques de Django Reinhardt, annonçant même Manoir de Mes Rêves comme premier titre de son programme. Pendant les trois premiers morceaux, j’ai ruminé ma rancune d’il y a huit ans, me disant: « allons bon, voilà Django passé à la moulinette ». Puis après avoir fait du boudin, j’ai ouvert mes oreilles ( ou plutôt elles se sont ouvertes malgré moi) et j’ai observé aussi du coin de l’oeil la plasticienne Annie-Claire Alvoët dodeliner de la tête en dessinant, ce qui est généralement très bon signe pour la qualité de la musique. Ravalant ma fierté, je me suis alors laissé faire. C’est un peu étrange au début ce Django traduit en rythm’n blues voire en boogaloo, mais ça marche. Il y a beaucoup de générosité dans cette musique. James carter en fait beaucoup, parfois trop, mais il paye de sa personne, il donne, et sait, presque toujours, s’arrêter au moment où la musique risque de basculer dans le cirque.
Ses partenaires sont au diapason. Il résulte de cette musique une énergie assez phénoménale, particuièrement sensible dans les 4/4 et 2/2 entre James carter et son organiste, avec des moments presque free où carter énonce des phrases qui auraient pu sortir du saxophone d’Albert Ayler.
Il n’y a d’ailleurs pas que de la fièvre et de la transe, dans cette musique. Sur quelques morceaux au soprano, Carter se montre suave et délicat, avec un petit effet de salive dans le son, et un je ne sais quoi d’un peu narquois. Parfois, cette suavité évolue insensiblement vers une tempête de grognements et de sifflements (Carter maîtrise le suraigu comme personne), parfois cela évolue vers autres choses, vers des moments un peu indéfinissables où il joue à l’exacte frontière du rythm’n blues et du klezmer, et l’on se dit alors que son projet autour de Django n’est en fait pas si opportuniste, et qu’il est vraiment sincère dans sa volonté de faire un pont entre la musique de danse des années 30-40, sous inspiration manouche, et celle des années 50-70, sous inspiration soul et funk. Finalement, je me nourris et me réchauffe de l’énergie et de la générosité de cette musique. Et lorsque, avant le rappel James carter présente une dernière fois les musiciens (« Show your love for mister Gerard Gibbs »), je baisse les armes et capitule. Avec une grandeur d’âme admirable, digne en tous points de la mansuétude de l’empereur Auguste devant Cinna, je me surprends alors à murmurer pour moi-même: C’est bon, James Carter, tu es pardonné.
Texte: JF Mondot
Dessins : Annie-Claire Alvoët (autres dessins, de jazz mais pas seulement, et peintures visibles sur son site wwww.annie-claire.com)
Je n’avais pas vu James Carter en live depuis un concert mémorablement raté il y a quelques années, sur cette même scène du New Morning…
James carter (saxophones ténor, alto, soprano), Gerad Gibbs (orgue), Alex White (batterie), New Morning, 5 juillet 2016
J’avais un petit contentieux avec James Carter. Il est un des rares musiciens de jazz (en fait, le seul…) à m’avoir mis vraiment en colère. C’était il y a sept ou huit ans, et c’était au New Morning, comme ce soir. J’ai oublié avec quel groupe tournait Carter à l’époque, j’ai oublié les morceaux joués ce jour-là. Mais ce dont je me souviens avec une grande netteté, c’est qu’il nous avait vraiment pris pour des quiches. J’étais avec mon vieux copain Jean Dubrel qui, ne m’ayant jamais vu en rogne (c’est assez spectaculaire, une petite veine bleue le long de ma tempe se met à s’affoler tout-à-coup tandis que mes joues se couvrent d’un léger voile fuchsia). Bref, Carter, ce soir-là, avait pris la musique par dessous la jambe, et s’était comporté en histrion suffisant. En sortant du New Morning, je m’étais dit: plus jamais je n’irai voir ce type.
Comme toutes les promesses solennelles, celle-ci avait pourtant vocation à être reconsidérée. C’est ainsi que, avec un mélange de réticence et de scepticisme, je me retrouvai au New Morning, pour le deuxième concert de James Carter de ma vie. Vers 21h30, le voilà qui arrive sur scène avec une veste et un pantalon dont la couleur pistache déborde largement toute notion de bon ou de mauvais goût. Il s’est un peu empâté depuis ses photos de beau gosse star du saxophone des années 90, celui dont on attendait qu’il réconcilie tradition et modernité, mais arbore toujours le même petit sourire satisfait. Il présente ses musiciens (« Show your love for mister Alex White! ») puis porte à la bouche son bec de saxophone, exerce un puissant effet de succion, desserre brusquement la mâchoire, ce qui produit un bruit de bouchon de champagne qui saute. Pendant tout le concert, Carter nous gratifiera ainsi de son art consommé du bruitage saxophonistique: slaps, honks, toux, sifflements, miaulements, jappements etc. J’observe Carter autant que je l’écoute pendant les premiers morceaux. Sa gestuelle de prédicateur épileptique. Son corps parcouru de spasmes. Il semble vouloir épuiser son sax ténor, lui faire donner de gré ou de force ce qu’il a dans le ventre: tous les graves, tous les aigus, toutes les gammes, tous les feulements. Ses deux partenaires sont deux ogres taillés sur le même modèle gargantuesque.
Le batteur fait preuve d’une frappe sèche, dure, intraitable, et contribue puissamment ainsi au groove martial mis en place par le groupe. Il est comme un orage de grêle qui ne s’arrêterait jamais. L’organiste, Gerard Gibbs , se montre plus nuancé, mais tout aussi implacable dès qu’il faut faire monter, culminer, suspendre le groove. Il sait parfaitement alterner les atmosphères soul et funky. Parfois il lève les bras comme pour confirmer que oui, c’est bien avec les pieds qu’il exécute sa ligne de basse…
Et la musique dans tout ça? Au début du concert, Carter a expliqué que le répertoire tournerait autour des musiques de Django Reinhardt, annonçant même Manoir de Mes Rêves comme premier titre de son programme. Pendant les trois premiers morceaux, j’ai ruminé ma rancune d’il y a huit ans, me disant: « allons bon, voilà Django passé à la moulinette ». Puis après avoir fait du boudin, j’ai ouvert mes oreilles ( ou plutôt elles se sont ouvertes malgré moi) et j’ai observé aussi du coin de l’oeil la plasticienne Annie-Claire Alvoët dodeliner de la tête en dessinant, ce qui est généralement très bon signe pour la qualité de la musique. Ravalant ma fierté, je me suis alors laissé faire. C’est un peu étrange au début ce Django traduit en rythm’n blues voire en boogaloo, mais ça marche. Il y a beaucoup de générosité dans cette musique. James carter en fait beaucoup, parfois trop, mais il paye de sa personne, il donne, et sait, presque toujours, s’arrêter au moment où la musique risque de basculer dans le cirque.
Ses partenaires sont au diapason. Il résulte de cette musique une énergie assez phénoménale, particuièrement sensible dans les 4/4 et 2/2 entre James carter et son organiste, avec des moments presque free où carter énonce des phrases qui auraient pu sortir du saxophone d’Albert Ayler.
Il n’y a d’ailleurs pas que de la fièvre et de la transe, dans cette musique. Sur quelques morceaux au soprano, Carter se montre suave et délicat, avec un petit effet de salive dans le son, et un je ne sais quoi d’un peu narquois. Parfois, cette suavité évolue insensiblement vers une tempête de grognements et de sifflements (Carter maîtrise le suraigu comme personne), parfois cela évolue vers autres choses, vers des moments un peu indéfinissables où il joue à l’exacte frontière du rythm’n blues et du klezmer, et l’on se dit alors que son projet autour de Django n’est en fait pas si opportuniste, et qu’il est vraiment sincère dans sa volonté de faire un pont entre la musique de danse des années 30-40, sous inspiration manouche, et celle des années 50-70, sous inspiration soul et funk. Finalement, je me nourris et me réchauffe de l’énergie et de la générosité de cette musique. Et lorsque, avant le rappel James carter présente une dernière fois les musiciens (« Show your love for mister Gerard Gibbs »), je baisse les armes et capitule. Avec une grandeur d’âme admirable, digne en tous points de la mansuétude de l’empereur Auguste devant Cinna, je me surprends alors à murmurer pour moi-même: C’est bon, James Carter, tu es pardonné.
Texte: JF Mondot
Dessins : Annie-Claire Alvoët (autres dessins, de jazz mais pas seulement, et peintures visibles sur son site wwww.annie-claire.com)
Je n’avais pas vu James Carter en live depuis un concert mémorablement raté il y a quelques années, sur cette même scène du New Morning…
James carter (saxophones ténor, alto, soprano), Gerad Gibbs (orgue), Alex White (batterie), New Morning, 5 juillet 2016
J’avais un petit contentieux avec James Carter. Il est un des rares musiciens de jazz (en fait, le seul…) à m’avoir mis vraiment en colère. C’était il y a sept ou huit ans, et c’était au New Morning, comme ce soir. J’ai oublié avec quel groupe tournait Carter à l’époque, j’ai oublié les morceaux joués ce jour-là. Mais ce dont je me souviens avec une grande netteté, c’est qu’il nous avait vraiment pris pour des quiches. J’étais avec mon vieux copain Jean Dubrel qui, ne m’ayant jamais vu en rogne (c’est assez spectaculaire, une petite veine bleue le long de ma tempe se met à s’affoler tout-à-coup tandis que mes joues se couvrent d’un léger voile fuchsia). Bref, Carter, ce soir-là, avait pris la musique par dessous la jambe, et s’était comporté en histrion suffisant. En sortant du New Morning, je m’étais dit: plus jamais je n’irai voir ce type.
Comme toutes les promesses solennelles, celle-ci avait pourtant vocation à être reconsidérée. C’est ainsi que, avec un mélange de réticence et de scepticisme, je me retrouvai au New Morning, pour le deuxième concert de James Carter de ma vie. Vers 21h30, le voilà qui arrive sur scène avec une veste et un pantalon dont la couleur pistache déborde largement toute notion de bon ou de mauvais goût. Il s’est un peu empâté depuis ses photos de beau gosse star du saxophone des années 90, celui dont on attendait qu’il réconcilie tradition et modernité, mais arbore toujours le même petit sourire satisfait. Il présente ses musiciens (« Show your love for mister Alex White! ») puis porte à la bouche son bec de saxophone, exerce un puissant effet de succion, desserre brusquement la mâchoire, ce qui produit un bruit de bouchon de champagne qui saute. Pendant tout le concert, Carter nous gratifiera ainsi de son art consommé du bruitage saxophonistique: slaps, honks, toux, sifflements, miaulements, jappements etc. J’observe Carter autant que je l’écoute pendant les premiers morceaux. Sa gestuelle de prédicateur épileptique. Son corps parcouru de spasmes. Il semble vouloir épuiser son sax ténor, lui faire donner de gré ou de force ce qu’il a dans le ventre: tous les graves, tous les aigus, toutes les gammes, tous les feulements. Ses deux partenaires sont deux ogres taillés sur le même modèle gargantuesque.
Le batteur fait preuve d’une frappe sèche, dure, intraitable, et contribue puissamment ainsi au groove martial mis en place par le groupe. Il est comme un orage de grêle qui ne s’arrêterait jamais. L’organiste, Gerard Gibbs , se montre plus nuancé, mais tout aussi implacable dès qu’il faut faire monter, culminer, suspendre le groove. Il sait parfaitement alterner les atmosphères soul et funky. Parfois il lève les bras comme pour confirmer que oui, c’est bien avec les pieds qu’il exécute sa ligne de basse…
Et la musique dans tout ça? Au début du concert, Carter a expliqué que le répertoire tournerait autour des musiques de Django Reinhardt, annonçant même Manoir de Mes Rêves comme premier titre de son programme. Pendant les trois premiers morceaux, j’ai ruminé ma rancune d’il y a huit ans, me disant: « allons bon, voilà Django passé à la moulinette ». Puis après avoir fait du boudin, j’ai ouvert mes oreilles ( ou plutôt elles se sont ouvertes malgré moi) et j’ai observé aussi du coin de l’oeil la plasticienne Annie-Claire Alvoët dodeliner de la tête en dessinant, ce qui est généralement très bon signe pour la qualité de la musique. Ravalant ma fierté, je me suis alors laissé faire. C’est un peu étrange au début ce Django traduit en rythm’n blues voire en boogaloo, mais ça marche. Il y a beaucoup de générosité dans cette musique. James carter en fait beaucoup, parfois trop, mais il paye de sa personne, il donne, et sait, presque toujours, s’arrêter au moment où la musique risque de basculer dans le cirque.
Ses partenaires sont au diapason. Il résulte de cette musique une énergie assez phénoménale, particuièrement sensible dans les 4/4 et 2/2 entre James carter et son organiste, avec des moments presque free où carter énonce des phrases qui auraient pu sortir du saxophone d’Albert Ayler.
Il n’y a d’ailleurs pas que de la fièvre et de la transe, dans cette musique. Sur quelques morceaux au soprano, Carter se montre suave et délicat, avec un petit effet de salive dans le son, et un je ne sais quoi d’un peu narquois. Parfois, cette suavité évolue insensiblement vers une tempête de grognements et de sifflements (Carter maîtrise le suraigu comme personne), parfois cela évolue vers autres choses, vers des moments un peu indéfinissables où il joue à l’exacte frontière du rythm’n blues et du klezmer, et l’on se dit alors que son projet autour de Django n’est en fait pas si opportuniste, et qu’il est vraiment sincère dans sa volonté de faire un pont entre la musique de danse des années 30-40, sous inspiration manouche, et celle des années 50-70, sous inspiration soul et funk. Finalement, je me nourris et me réchauffe de l’énergie et de la générosité de cette musique. Et lorsque, avant le rappel James carter présente une dernière fois les musiciens (« Show your love for mister Gerard Gibbs »), je baisse les armes et capitule. Avec une grandeur d’âme admirable, digne en tous points de la mansuétude de l’empereur Auguste devant Cinna, je me surprends alors à murmurer pour moi-même: C’est bon, James Carter, tu es pardonné.
Texte: JF Mondot
Dessins : Annie-Claire Alvoët (autres dessins, de jazz mais pas seulement, et peintures visibles sur son site wwww.annie-claire.com)