Tom Harrell, l'ermite aux phrases dansantes
Lundi dernier, le grand trompettiste Tom Harrell donnait un concert mémorable au Sunside.
Tom Harrell (trompette, bugle), Ralph Moore (sax ténor), Ugonna Okegwo (basse), Adam Cruz (batterie), le sunside, lundi 11 juillet 2016
Courbé, voûté, Tom Harrell semble être passé sous une invisible gouttière. En lui, tout tombe. Les cheveux sur ses yeux baissés, la tête sur le buste, et la trompette tenue au bout de sa main gauche. Il paraît au bord de l’engloutissement. Tout se passe comme si la force d’attraction terrestre, pour des raisons obscures et fatales, avait décidé de s’attaquer à ce vieil ermite pétrifié. Lui attend le coup de grâce, résigné. Seules ses lèvres remuent. Elles laissent passer un léger souffle, avec le mouvement exact que l’on fait en hiver pour refroidir une soupe brûlante.
Mais tout-à-coup le vieil ermite pétrifié embouche sa trompette. Et voilà que la fatalité reflue. Elle est remplacée par des papillons. Les notes qui sortent de sa trompette sont ailées, voltigeuses, vifs-argent. Elles se jouent de la pesanteur terrestre.
Si les mains du musiciens tremblent un peu, ses phrases sont fermement dessinées. Elles possèdent, tout en étant incroyablement vivantes et dansantes, une grande netteté de contour. En général ses prises de paroles sont concises. Le bavardage n’est pas son idiome. Il reprend bien vite son immobilité de statue. Il tient la trompette au bout de son bras gauche, et semble emmagasiner des forces pour son prochain chorus.
La musique jouée ce soir-là se compose essentiellement de compositions originales du trompettiste. Disons-le franchement mais avec un minimum de délicatesse : je ne les trouve pas toutes mémorables.
Beaucoup reposent sur des conceptions rythmiques élaborées, toutes en zébrures et lignes brisées. Pour faire vite, on a l’impression d’entendre des morceaux qui seraient les petits-fils de Donna Lee. Mais pas toujours. Deux ou trois compositions sortent du lot. Ce sont souvent celles qui ont un parfum caraïbe plus ou moins prononcé, et l’on se souvient alors que Tom Harrell, à ses débuts, a fait partie du groupe d’Horace Silver (de 1973 à 1977 me souffle Wikisepia).
Le saxophoniste qui épaule Tom Harrell, Ralph Moore, a lui-aussi reçu l’onction d’Horace Silver, mais un peu plus tard (1981, me dit Wikipepia). Il est très concentré sur ses partitions (j’imagine, mais peut-être à tort, que Tom Harrell doit avoir une idée rigoureuse, voire obsessionnelle de la manière dont il faut jouer ses compositions).
Il joue une sorte de post hard-bop élégant, avec une sonorité mordante et rugueuse, mais qui ne s’autorise ni débordements ni écarts.
Il est très bon, mais le fait de passer après (ou avant) Tom Harrell ne rend sans doute pas justice à son talent: lorsqu’il s’exprime sur huit grilles là où le trompettiste dit tout en deux ou trois, son propos semble inévitablement plus délayé et discursif.
Quant à la section rythmique, elle est terrible. Ugonna Okegwo est meilleur que jamais. Il fait partie de ces contrebassistes qui ne soutiennent pas mais qui inspirent. Il montre beaucoup de variété dans son phrasé, dans le son, mais surtout une volonté constante d’offrir à son leader des lignes de basses dansantes qui lui permettront de prendre son envol.
Le batteur Adam Cruz est au diapason. Il révèle tout au long du concert une grande délicatesse. Aux balais, aux mailloches, aux baguettes, tout ce qu’il fait respire la finesse.
A certains moments, notamment sur les morceaux latins, il propose à son leader des grooves qui sont déjà des mélodies en pointillé. Parfois, naissent sous ses doigts des choses inattendues, comme cette petite marche qui scande la fin du solo de Tom Harrell.
Le trompettiste, ce soir, préfère la trompette au bugle. Mais il en tire un son feutré, étouffé, même dans les aigus, qui contribue à tirer son instrument vers le bugle.
Il prend quand même celui-ci à deux ou trois reprises. Par exemple à la fin du premier set, pour jouer Body and Soul. Sa version du standard fait descendre sur le Sunside un silence si épais qu’on entendrait tomber une épingle. Son exposition du thème est déjà l’expression du lyrisme le plus accompli. Il caresse Body and Soul dans le sens du blues. « Oh yeah » s’exclame Ralph Moore.
Au cours du second set, j’attendrai (mais en vain) qu’il reprenne son bugle (Ah, un darn that dream joué avec cet instrument…). Faute de bugle, j’absorbe les phrases serpentines et vif-argent qui sortent de sa trompette. Je me dis que le lyrisme de Tom Harrell, avec cette vibration de danse qui le caractérise, est sensiblement différent de celui d’un Chet Baker. Ce dernier est capable de phrases tout aussi ailées, bien sûr, mais il me semble qu’il affronte et incorpore plus directement le tragique de l’existence.
Après le concert, je reste hanté par la silhouette voûtée du vieil ermite pétrifié. Je lis, écoute, moissonne sur Internet un certain nombre de choses. A commencer par une interview filmée de 2008 où, sans jamais regarder son interlocuteur, Harrell se montre somme toute assez bavard même s’il perd parfois le fil de son discours. Il décrit sa pratique du yoga, on l’entend même rire quand son interlocuteur évoque naïvement la « dimension martiale de la trompette ». Puis, quelques minutes plus tard, le voilà qui part sans explication. Dans une autre citation glanée sur Internet Tom Harrell, citant Ibsen, dit que l’art est un « jardin de solitude ». Un psychiatre qui l’a soigné, le Docteur Eric Marcus, évoque la « schizophrénie paranoïde » qui frappe le trompettiste. Il souligne que « Tom Harrell affronte des démons dont le commun des mortels n’a même pas idée ». Je reste songeur, rêvant au monde imaginaire qui est le quotidien de ce trompettiste génial: un jardin solitaire et hanté, avec des démons qui se cachent sous les roses trémières et les lilas blancs.
Texte: JF Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët (Autres dessins de jazz, et peintures , visibles sur son site www.annie-claire.com )
Lundi dernier, le grand trompettiste Tom Harrell donnait un concert mémorable au Sunside.
Tom Harrell (trompette, bugle), Ralph Moore (sax ténor), Ugonna Okegwo (basse), Adam Cruz (batterie), le sunside, lundi 11 juillet 2016
Courbé, voûté, Tom Harrell semble être passé sous une invisible gouttière. En lui, tout tombe. Les cheveux sur ses yeux baissés, la tête sur le buste, et la trompette tenue au bout de sa main gauche. Il paraît au bord de l’engloutissement. Tout se passe comme si la force d’attraction terrestre, pour des raisons obscures et fatales, avait décidé de s’attaquer à ce vieil ermite pétrifié. Lui attend le coup de grâce, résigné. Seules ses lèvres remuent. Elles laissent passer un léger souffle, avec le mouvement exact que l’on fait en hiver pour refroidir une soupe brûlante.
Mais tout-à-coup le vieil ermite pétrifié embouche sa trompette. Et voilà que la fatalité reflue. Elle est remplacée par des papillons. Les notes qui sortent de sa trompette sont ailées, voltigeuses, vifs-argent. Elles se jouent de la pesanteur terrestre.
Si les mains du musiciens tremblent un peu, ses phrases sont fermement dessinées. Elles possèdent, tout en étant incroyablement vivantes et dansantes, une grande netteté de contour. En général ses prises de paroles sont concises. Le bavardage n’est pas son idiome. Il reprend bien vite son immobilité de statue. Il tient la trompette au bout de son bras gauche, et semble emmagasiner des forces pour son prochain chorus.
La musique jouée ce soir-là se compose essentiellement de compositions originales du trompettiste. Disons-le franchement mais avec un minimum de délicatesse : je ne les trouve pas toutes mémorables.
Beaucoup reposent sur des conceptions rythmiques élaborées, toutes en zébrures et lignes brisées. Pour faire vite, on a l’impression d’entendre des morceaux qui seraient les petits-fils de Donna Lee. Mais pas toujours. Deux ou trois compositions sortent du lot. Ce sont souvent celles qui ont un parfum caraïbe plus ou moins prononcé, et l’on se souvient alors que Tom Harrell, à ses débuts, a fait partie du groupe d’Horace Silver (de 1973 à 1977 me souffle Wikisepia).
Le saxophoniste qui épaule Tom Harrell, Ralph Moore, a lui-aussi reçu l’onction d’Horace Silver, mais un peu plus tard (1981, me dit Wikipepia). Il est très concentré sur ses partitions (j’imagine, mais peut-être à tort, que Tom Harrell doit avoir une idée rigoureuse, voire obsessionnelle de la manière dont il faut jouer ses compositions).
Il joue une sorte de post hard-bop élégant, avec une sonorité mordante et rugueuse, mais qui ne s’autorise ni débordements ni écarts.
Il est très bon, mais le fait de passer après (ou avant) Tom Harrell ne rend sans doute pas justice à son talent: lorsqu’il s’exprime sur huit grilles là où le trompettiste dit tout en deux ou trois, son propos semble inévitablement plus délayé et discursif.
Quant à la section rythmique, elle est terrible. Ugonna Okegwo est meilleur que jamais. Il fait partie de ces contrebassistes qui ne soutiennent pas mais qui inspirent. Il montre beaucoup de variété dans son phrasé, dans le son, mais surtout une volonté constante d’offrir à son leader des lignes de basses dansantes qui lui permettront de prendre son envol.
Le batteur Adam Cruz est au diapason. Il révèle tout au long du concert une grande délicatesse. Aux balais, aux mailloches, aux baguettes, tout ce qu’il fait respire la finesse.
A certains moments, notamment sur les morceaux latins, il propose à son leader des grooves qui sont déjà des mélodies en pointillé. Parfois, naissent sous ses doigts des choses inattendues, comme cette petite marche qui scande la fin du solo de Tom Harrell.
Le trompettiste, ce soir, préfère la trompette au bugle. Mais il en tire un son feutré, étouffé, même dans les aigus, qui contribue à tirer son instrument vers le bugle.
Il prend quand même celui-ci à deux ou trois reprises. Par exemple à la fin du premier set, pour jouer Body and Soul. Sa version du standard fait descendre sur le Sunside un silence si épais qu’on entendrait tomber une épingle. Son exposition du thème est déjà l’expression du lyrisme le plus accompli. Il caresse Body and Soul dans le sens du blues. « Oh yeah » s’exclame Ralph Moore.
Au cours du second set, j’attendrai (mais en vain) qu’il reprenne son bugle (Ah, un darn that dream joué avec cet instrument…). Faute de bugle, j’absorbe les phrases serpentines et vif-argent qui sortent de sa trompette. Je me dis que le lyrisme de Tom Harrell, avec cette vibration de danse qui le caractérise, est sensiblement différent de celui d’un Chet Baker. Ce dernier est capable de phrases tout aussi ailées, bien sûr, mais il me semble qu’il affronte et incorpore plus directement le tragique de l’existence.
Après le concert, je reste hanté par la silhouette voûtée du vieil ermite pétrifié. Je lis, écoute, moissonne sur Internet un certain nombre de choses. A commencer par une interview filmée de 2008 où, sans jamais regarder son interlocuteur, Harrell se montre somme toute assez bavard même s’il perd parfois le fil de son discours. Il décrit sa pratique du yoga, on l’entend même rire quand son interlocuteur évoque naïvement la « dimension martiale de la trompette ». Puis, quelques minutes plus tard, le voilà qui part sans explication. Dans une autre citation glanée sur Internet Tom Harrell, citant Ibsen, dit que l’art est un « jardin de solitude ». Un psychiatre qui l’a soigné, le Docteur Eric Marcus, évoque la « schizophrénie paranoïde » qui frappe le trompettiste. Il souligne que « Tom Harrell affronte des démons dont le commun des mortels n’a même pas idée ». Je reste songeur, rêvant au monde imaginaire qui est le quotidien de ce trompettiste génial: un jardin solitaire et hanté, avec des démons qui se cachent sous les roses trémières et les lilas blancs.
Texte: JF Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët (Autres dessins de jazz, et peintures , visibles sur son site www.annie-claire.com )
Lundi dernier, le grand trompettiste Tom Harrell donnait un concert mémorable au Sunside.
Tom Harrell (trompette, bugle), Ralph Moore (sax ténor), Ugonna Okegwo (basse), Adam Cruz (batterie), le sunside, lundi 11 juillet 2016
Courbé, voûté, Tom Harrell semble être passé sous une invisible gouttière. En lui, tout tombe. Les cheveux sur ses yeux baissés, la tête sur le buste, et la trompette tenue au bout de sa main gauche. Il paraît au bord de l’engloutissement. Tout se passe comme si la force d’attraction terrestre, pour des raisons obscures et fatales, avait décidé de s’attaquer à ce vieil ermite pétrifié. Lui attend le coup de grâce, résigné. Seules ses lèvres remuent. Elles laissent passer un léger souffle, avec le mouvement exact que l’on fait en hiver pour refroidir une soupe brûlante.
Mais tout-à-coup le vieil ermite pétrifié embouche sa trompette. Et voilà que la fatalité reflue. Elle est remplacée par des papillons. Les notes qui sortent de sa trompette sont ailées, voltigeuses, vifs-argent. Elles se jouent de la pesanteur terrestre.
Si les mains du musiciens tremblent un peu, ses phrases sont fermement dessinées. Elles possèdent, tout en étant incroyablement vivantes et dansantes, une grande netteté de contour. En général ses prises de paroles sont concises. Le bavardage n’est pas son idiome. Il reprend bien vite son immobilité de statue. Il tient la trompette au bout de son bras gauche, et semble emmagasiner des forces pour son prochain chorus.
La musique jouée ce soir-là se compose essentiellement de compositions originales du trompettiste. Disons-le franchement mais avec un minimum de délicatesse : je ne les trouve pas toutes mémorables.
Beaucoup reposent sur des conceptions rythmiques élaborées, toutes en zébrures et lignes brisées. Pour faire vite, on a l’impression d’entendre des morceaux qui seraient les petits-fils de Donna Lee. Mais pas toujours. Deux ou trois compositions sortent du lot. Ce sont souvent celles qui ont un parfum caraïbe plus ou moins prononcé, et l’on se souvient alors que Tom Harrell, à ses débuts, a fait partie du groupe d’Horace Silver (de 1973 à 1977 me souffle Wikisepia).
Le saxophoniste qui épaule Tom Harrell, Ralph Moore, a lui-aussi reçu l’onction d’Horace Silver, mais un peu plus tard (1981, me dit Wikipepia). Il est très concentré sur ses partitions (j’imagine, mais peut-être à tort, que Tom Harrell doit avoir une idée rigoureuse, voire obsessionnelle de la manière dont il faut jouer ses compositions).
Il joue une sorte de post hard-bop élégant, avec une sonorité mordante et rugueuse, mais qui ne s’autorise ni débordements ni écarts.
Il est très bon, mais le fait de passer après (ou avant) Tom Harrell ne rend sans doute pas justice à son talent: lorsqu’il s’exprime sur huit grilles là où le trompettiste dit tout en deux ou trois, son propos semble inévitablement plus délayé et discursif.
Quant à la section rythmique, elle est terrible. Ugonna Okegwo est meilleur que jamais. Il fait partie de ces contrebassistes qui ne soutiennent pas mais qui inspirent. Il montre beaucoup de variété dans son phrasé, dans le son, mais surtout une volonté constante d’offrir à son leader des lignes de basses dansantes qui lui permettront de prendre son envol.
Le batteur Adam Cruz est au diapason. Il révèle tout au long du concert une grande délicatesse. Aux balais, aux mailloches, aux baguettes, tout ce qu’il fait respire la finesse.
A certains moments, notamment sur les morceaux latins, il propose à son leader des grooves qui sont déjà des mélodies en pointillé. Parfois, naissent sous ses doigts des choses inattendues, comme cette petite marche qui scande la fin du solo de Tom Harrell.
Le trompettiste, ce soir, préfère la trompette au bugle. Mais il en tire un son feutré, étouffé, même dans les aigus, qui contribue à tirer son instrument vers le bugle.
Il prend quand même celui-ci à deux ou trois reprises. Par exemple à la fin du premier set, pour jouer Body and Soul. Sa version du standard fait descendre sur le Sunside un silence si épais qu’on entendrait tomber une épingle. Son exposition du thème est déjà l’expression du lyrisme le plus accompli. Il caresse Body and Soul dans le sens du blues. « Oh yeah » s’exclame Ralph Moore.
Au cours du second set, j’attendrai (mais en vain) qu’il reprenne son bugle (Ah, un darn that dream joué avec cet instrument…). Faute de bugle, j’absorbe les phrases serpentines et vif-argent qui sortent de sa trompette. Je me dis que le lyrisme de Tom Harrell, avec cette vibration de danse qui le caractérise, est sensiblement différent de celui d’un Chet Baker. Ce dernier est capable de phrases tout aussi ailées, bien sûr, mais il me semble qu’il affronte et incorpore plus directement le tragique de l’existence.
Après le concert, je reste hanté par la silhouette voûtée du vieil ermite pétrifié. Je lis, écoute, moissonne sur Internet un certain nombre de choses. A commencer par une interview filmée de 2008 où, sans jamais regarder son interlocuteur, Harrell se montre somme toute assez bavard même s’il perd parfois le fil de son discours. Il décrit sa pratique du yoga, on l’entend même rire quand son interlocuteur évoque naïvement la « dimension martiale de la trompette ». Puis, quelques minutes plus tard, le voilà qui part sans explication. Dans une autre citation glanée sur Internet Tom Harrell, citant Ibsen, dit que l’art est un « jardin de solitude ». Un psychiatre qui l’a soigné, le Docteur Eric Marcus, évoque la « schizophrénie paranoïde » qui frappe le trompettiste. Il souligne que « Tom Harrell affronte des démons dont le commun des mortels n’a même pas idée ». Je reste songeur, rêvant au monde imaginaire qui est le quotidien de ce trompettiste génial: un jardin solitaire et hanté, avec des démons qui se cachent sous les roses trémières et les lilas blancs.
Texte: JF Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët (Autres dessins de jazz, et peintures , visibles sur son site www.annie-claire.com )
Lundi dernier, le grand trompettiste Tom Harrell donnait un concert mémorable au Sunside.
Tom Harrell (trompette, bugle), Ralph Moore (sax ténor), Ugonna Okegwo (basse), Adam Cruz (batterie), le sunside, lundi 11 juillet 2016
Courbé, voûté, Tom Harrell semble être passé sous une invisible gouttière. En lui, tout tombe. Les cheveux sur ses yeux baissés, la tête sur le buste, et la trompette tenue au bout de sa main gauche. Il paraît au bord de l’engloutissement. Tout se passe comme si la force d’attraction terrestre, pour des raisons obscures et fatales, avait décidé de s’attaquer à ce vieil ermite pétrifié. Lui attend le coup de grâce, résigné. Seules ses lèvres remuent. Elles laissent passer un léger souffle, avec le mouvement exact que l’on fait en hiver pour refroidir une soupe brûlante.
Mais tout-à-coup le vieil ermite pétrifié embouche sa trompette. Et voilà que la fatalité reflue. Elle est remplacée par des papillons. Les notes qui sortent de sa trompette sont ailées, voltigeuses, vifs-argent. Elles se jouent de la pesanteur terrestre.
Si les mains du musiciens tremblent un peu, ses phrases sont fermement dessinées. Elles possèdent, tout en étant incroyablement vivantes et dansantes, une grande netteté de contour. En général ses prises de paroles sont concises. Le bavardage n’est pas son idiome. Il reprend bien vite son immobilité de statue. Il tient la trompette au bout de son bras gauche, et semble emmagasiner des forces pour son prochain chorus.
La musique jouée ce soir-là se compose essentiellement de compositions originales du trompettiste. Disons-le franchement mais avec un minimum de délicatesse : je ne les trouve pas toutes mémorables.
Beaucoup reposent sur des conceptions rythmiques élaborées, toutes en zébrures et lignes brisées. Pour faire vite, on a l’impression d’entendre des morceaux qui seraient les petits-fils de Donna Lee. Mais pas toujours. Deux ou trois compositions sortent du lot. Ce sont souvent celles qui ont un parfum caraïbe plus ou moins prononcé, et l’on se souvient alors que Tom Harrell, à ses débuts, a fait partie du groupe d’Horace Silver (de 1973 à 1977 me souffle Wikisepia).
Le saxophoniste qui épaule Tom Harrell, Ralph Moore, a lui-aussi reçu l’onction d’Horace Silver, mais un peu plus tard (1981, me dit Wikipepia). Il est très concentré sur ses partitions (j’imagine, mais peut-être à tort, que Tom Harrell doit avoir une idée rigoureuse, voire obsessionnelle de la manière dont il faut jouer ses compositions).
Il joue une sorte de post hard-bop élégant, avec une sonorité mordante et rugueuse, mais qui ne s’autorise ni débordements ni écarts.
Il est très bon, mais le fait de passer après (ou avant) Tom Harrell ne rend sans doute pas justice à son talent: lorsqu’il s’exprime sur huit grilles là où le trompettiste dit tout en deux ou trois, son propos semble inévitablement plus délayé et discursif.
Quant à la section rythmique, elle est terrible. Ugonna Okegwo est meilleur que jamais. Il fait partie de ces contrebassistes qui ne soutiennent pas mais qui inspirent. Il montre beaucoup de variété dans son phrasé, dans le son, mais surtout une volonté constante d’offrir à son leader des lignes de basses dansantes qui lui permettront de prendre son envol.
Le batteur Adam Cruz est au diapason. Il révèle tout au long du concert une grande délicatesse. Aux balais, aux mailloches, aux baguettes, tout ce qu’il fait respire la finesse.
A certains moments, notamment sur les morceaux latins, il propose à son leader des grooves qui sont déjà des mélodies en pointillé. Parfois, naissent sous ses doigts des choses inattendues, comme cette petite marche qui scande la fin du solo de Tom Harrell.
Le trompettiste, ce soir, préfère la trompette au bugle. Mais il en tire un son feutré, étouffé, même dans les aigus, qui contribue à tirer son instrument vers le bugle.
Il prend quand même celui-ci à deux ou trois reprises. Par exemple à la fin du premier set, pour jouer Body and Soul. Sa version du standard fait descendre sur le Sunside un silence si épais qu’on entendrait tomber une épingle. Son exposition du thème est déjà l’expression du lyrisme le plus accompli. Il caresse Body and Soul dans le sens du blues. « Oh yeah » s’exclame Ralph Moore.
Au cours du second set, j’attendrai (mais en vain) qu’il reprenne son bugle (Ah, un darn that dream joué avec cet instrument…). Faute de bugle, j’absorbe les phrases serpentines et vif-argent qui sortent de sa trompette. Je me dis que le lyrisme de Tom Harrell, avec cette vibration de danse qui le caractérise, est sensiblement différent de celui d’un Chet Baker. Ce dernier est capable de phrases tout aussi ailées, bien sûr, mais il me semble qu’il affronte et incorpore plus directement le tragique de l’existence.
Après le concert, je reste hanté par la silhouette voûtée du vieil ermite pétrifié. Je lis, écoute, moissonne sur Internet un certain nombre de choses. A commencer par une interview filmée de 2008 où, sans jamais regarder son interlocuteur, Harrell se montre somme toute assez bavard même s’il perd parfois le fil de son discours. Il décrit sa pratique du yoga, on l’entend même rire quand son interlocuteur évoque naïvement la « dimension martiale de la trompette ». Puis, quelques minutes plus tard, le voilà qui part sans explication. Dans une autre citation glanée sur Internet Tom Harrell, citant Ibsen, dit que l’art est un « jardin de solitude ». Un psychiatre qui l’a soigné, le Docteur Eric Marcus, évoque la « schizophrénie paranoïde » qui frappe le trompettiste. Il souligne que « Tom Harrell affronte des démons dont le commun des mortels n’a même pas idée ». Je reste songeur, rêvant au monde imaginaire qui est le quotidien de ce trompettiste génial: un jardin solitaire et hanté, avec des démons qui se cachent sous les roses trémières et les lilas blancs.
Texte: JF Mondot
Dessins: Annie-Claire Alvoët (Autres dessins de jazz, et peintures , visibles sur son site www.annie-claire.com )