Philippe Macé, Luciano Berio, Marc Ducret, Sarah L. Lefèvre, etc.
Soirée très spéciale hier 30 septembre au Triton, où le vibraphoniste Philippe Macré revisitait les Folk Songs “de” Luciano Berio et où Marc Ducret s’aventurait entre musique vidéo, littérature, et nous présentait un certain Bruno Ducret. Les jazzfans qui n’apprécient pas mes digressions sur ce blog gagneront donc un temps précieux en passant à la page suivante. Quoique…
Le Triton (salle 2), les Lilas (93), le 30 septembre 2016
Folks Songs, traditionnels d’après un recueil conçu par Luciano Berio et réarrangé par et pour Philippe Macé (vibraphone et arrangement), Elise Caron (chant), Thomas Savy (clarinettes), Stéphane Kerecki (contrebasse).
Depuis quand n’avais-je pas entendu Philippe Macé aujourd’hui absorbé par ses tâches de directeur du conservatoire de Bourges ? A un an près, nous avons le même âge et des parcours un peu parallèles qui nous ont fait nous croiser souvent, lorsqu’après son retour de la Berklee en 1981, il s’est mis à fréquenter la jeune scène française qui déplaça l’actualité de la Rive gauche au quartier de Châtelet-Les Halles, sous le parrainage officieux de figures comme François Jeanneau, Jean-François Jenny-Clark, Daniel Humair, Martial Solal, Patrice Caratini… Une génération pour qui les Folk Songs de Luciano Berio, destinés à la chanteuse Cathy Berberian, purent occuper une certaine place. Ils en eurent une en tout cas pour moi. Quant à Philippe Macé, il eut le privilège de les jouer pour le compositeur au sein de l’Ensemble Intercontemporain auquel il collabora de 1976 à 1980.
C’est ici, non une interprétation à la lettre que se livre Philippe Macé et ses comparses, mais la rêverie d’un “arrangeur” et quatre interprètes improvisateurs sur cette autre rêverie que Berio avait lui-même imaginée à partir de quelques mélodies de ce grand répertoire qu’est celui de la chanson populaire, non pas celle du siècle des mass medias, mais la chanson qui s’est transmise de bouche à oreille à travers les siècles. Ces mélodies, les voici qui me reviennent à l’esprit sitôt les premières notes du concert… Pas toutes, comme si, déjà, du temps du microsillon, j’avais su inventer quelque stratagème pour me constituer ma playlist. Certainement parce que j’en connaissais certaines par ailleurs. Black Is The Color qui commence ce programme et que l’on fait venir des Appalaches, mais qui a des allures très élisabéthaines et dont les spécialistes situent les origines en Ecosse, je l’avais très certainement entendu par Joan Baez, Pete Seeger, Nina Simone ou Davy Graham. Rossignolet des bois, je crois bien que Catherine Perrier le chantait au folk club de la Vieille Herbe où il m’est arrivé de me rendre aux alentours de 1970 et cette histoire de pommes interdites avaient suffisamment attendri mon adolescence affamée pour que j’en retienne air et paroles. Quant à Malurous qu’o uno fenno que Berio avait dû dénicher dans le recueil des Chants d’Auvergne du compositeur et folkloriste Joseph Canteloube qu’ont chanté moult cantatrices, de Victoria de Los Angeles à Renée Flemming, je ne crois pas en avoir jamais entendu de versions “traditionnelles”, mais c’était la première fois que j’étais en présence de ce “swing” (appellons-le ainsi) très ample et folâtre de la bourrée (que ceux qui se pincent le nez jette au moins une oreille à celles – La San Girbazo, La Bourrée du merle et Fojio peta lou pe – qu’arrangea Alain Gibert de l’Arfi pour “Le Partage de eaux” d’André Ricros et un certain Louis Sclavis). J’allais oublier Lo Fiolairé tiré du même recueil de Canteloube dont les tiroulirouli m’enchantaient comme ils semblaient enchanter Cathy Berberian autrefois, et plus encore Elise Caron aujourd’hui, alors qu’ils inspirent à Susanne Abbuehl (dont je retrouve une version sur “Compass”, ECM) la gravité d’une mère berçant son enfant.
Mais ce qui me séduisit le plus à l’écoute des Folk Songs de Luciano Berio, ce fut (contrairement aux efforts symphoniques aujourd’hui fort datés de Canteloube pour donner leurs lettres de noblesse à ces mélodies) le dépouillement des orchestrations, avec ce piano aux accents de luth élisabéthain sur I Wonder as I Wander, ce délicat tintement de clarinette sur Rossignolet du bois et ces violons au timbre de violoneux, sans vibrato, imitant (ou jouant réellement) le jeu en double cordes des archets campagnards qui introduisent Black Is the Color et Lo Fiolairé.
Ces souvenirs impliquent un dépaysement considérable face à l’orchestration et aux arrangements imaginés par Philippe Macé dont je peine, la nuit étant passée, à restituer la nature et à pointer d’éventuels emprunts à Berio. Ecriture raffinée, imaginant des situations nouvelles à chaque nouvelle chanson, dont s’emparent quatre personnalités fortes aux sonorités splendides, l’écriture étant suffisamment ouverte pour leur laisse place à l’initiative, ici abstraite, là assise sur un groove, ou sur une soudaine et savante polymétrie que suscite peut-être l’origine azerbaïdjanaise du dernier morceau. « Contrairement aux autres chansons, je ne sais pas du tout ce que je chante » avoue Elise Caron pourtant pleine de conviction dans son interprétation, même lors d’un faut départ à la reprise finale, qu’elle transforme en invention de son cru, insistant sur son erreur en la répétant mais en interrompant sa phrase plus tôt qu’elle ne le fit la première fois. Si bien qu’écrivant ces lignes 12 heures plus tard, je me demande si vraiment c’était un faux départ. Mais alors pourquoi l’écrire ?
Elle reprend en tout cas le travail de distanciation de Cathy Berberian, avec son propre bagage, tantôt bel canto, tantôt folk, cabaret, théâtre brechtien, commençant telle chanson italienne avec la douceur populaire d’une complainte, puis la projetant soudain comme une protestation, l’appel à la révolte d’une égérie révolutionnaire (on pense soudain Giovanna Marini). L’humour en plus, toujours chez elle en bandoulière, s’emparant de toutes les situations pour les retourner comme un gant et voir s’il n’y a pas quelque lapin à en faire sortir, ou un œuf dur, voire un omelette toute faite, ou une plume d’oiseau lyre, le tout avec cette présence d’esprit un peu flâneuse, un peu rêveuse que l’on retrouvera le 15 octobre au Triton dans un programme très différent, en marge de ses propres textes et mélodies arrangées pour un sextette bandonéon-piano-quatuor à cordes taillé pour le tango, par Andy Emler, Michel Musseau, Thomas de Pourquery, Denis Chouillet, Sarah Murcia et Leonardo Terrugi.
Le Triton (salle 1)
Morse : Sarah L. Lefèvre (argument, vidéo), Marc Ducret (composition, guitare électrique préparée)
Vers les ruines : Marc Ducret (texte, composition, guitare électrique), Laurent Poitrenaux (récitant), Sarah L. Lefèvre (vidéo).
Histoire : Marc Ducret (texte, composition, guitare électrique, Bruno Ducret (violoncelle), Laurent Pointrenaux (récitant), Sarah L. Lefèvre (vidéo).
La série de trois concerts donnés par Marc Ducret dans la salle 1 du Triton est d’une toute autre paire de manches pour le jazz critic dépourvu de compétences dans le domaine des arts plastique et audio-visuels. D’ailleurs, Marc Ducret me mets en garde en m’accueillant : « Ne va pas raconter dans ton journal que je joue de la perceuse. » J’en oublie de lire l’argument de Morse distribué à l’entrée, n’accordant d’attention qu’au feuillet joint où figure un texte – prologue ou mode d’emploi – où je crois reconnaître la plume du guitariste et qui ne sera pas sans influencer ma réception de l’œuvre. Présenté comme autobiographique et de nature plus narrative, l’argument signé par la vidéaste-scénographe-plasticienne Sarah L. Lefèvre, aurait surement orienté mon attention différemment. Je livre ci-dessous le prologue mentionné ci-dessus :
Un récit de lumière et de son ; une conversation inspirée par leur commune nature corpusculaire et vibratoire, qui met parfois à l’épreuve les limites de nos capacités perceptives. A travers des moments de visibilité trouble touchant à la notion de « seuil », son et image nous donnent à éprouver des équivalents sensibles des mécanismes complexes à l’œuvre dans notre rapport à la ma mémoire, à l’oubli et à notre histoire intime.
Tout compte ici dans ce petit texte et j’hésite à en dire plus. Sauf peut-être pour décrire le dépouillement extrême du dispositif imaginé par Sarah L. Lefèvre qui voit un cercle lumineux animé d’infimes variations de couleurs et de netteté, se déplacer de gauche à droite, comme le soleil allant de son lever à son coucher, prenant à son zénith l’apparence d’un obturateur ouvert sur la surface d’une mare filmée dans un faux repos qui laisse deviner mille petits drames, puis s’effaçant en une fente traversant tout l’écran comme une ligne d’horizon à l’approche de la nuit. D’autres y verront tout autre chose, d’où le peu d’intérêt de cette description, les premières minutes étant soutenues d’une guitare sur table à la Fred Frith ou à la Keith Rowe, passant d’un long bourdon à des phrases bruitistes accidentées, la séquence de la mare suscitant le retour à une guitare plus classiquement en bandoulière et à un discours harmonique articulé, suivi, avant reprise, d’un long silence qui tient le public en haleine, comme ces moments précédant la nuit noire, où l’on ne voit plus rien, mais où l’on “voit”, si intensément que l’on en oublie d’écouter. Puis soudain « la nuit remue » pour citer Henri Michaux et la guitare revient en un long épilogue. Je n’aurais qu’une chose à rajouter à la description de cet “événement”, c’est que l’on y retrouve une intensité de la conception et une qualité du geste qui nous font aimer Marc Ducret depuis longtemps.
Morse est directement enchaîné sur la pièce suivante, Vers les ruines. Il s’agit d’un récit de Marc Ducret qu’il accompagne de sa guitare, et fait réciter à Laurent Poitrenaux sur des images de Sarah L. Lefèvre, d’une plume assez classique, mais admirable, dont la précision topographique m’a d’abord fait penser à Alain Robbe-Grillet (peut-être pour l’avoir entendu récité par Ducret dans l’album “Qui Parle ?”), mais dont l’absurde non-dénouement renvoie beaucoup plus résolument à Franz Kafka.
Après un entracte, Histoire est introduit par Ducret père et fils, Marc le guitariste, Bruno le violoncelliste. Moment troublant, tant l’un ressemble à l’autre, et tant violoncelle et guitare se confondent l’un à l’autre dans leurs contrepoints comme dans leurs homophonies, dans leur lecture de la partition du compositeur comme dans leurs improvisations (comme toujours, dans l’œuvre de Ducret, intimement nouées l’une à l’autre), avec une respiration rythmique commune qui va souligner la montée dramatique de cette Histoire écrite par le guitariste où l’affolement commun aux deux textes, également poignants, échappe à la retenue interrogative du premier vers le final paroxystique du second. Franck Bergerot
|Soirée très spéciale hier 30 septembre au Triton, où le vibraphoniste Philippe Macré revisitait les Folk Songs “de” Luciano Berio et où Marc Ducret s’aventurait entre musique vidéo, littérature, et nous présentait un certain Bruno Ducret. Les jazzfans qui n’apprécient pas mes digressions sur ce blog gagneront donc un temps précieux en passant à la page suivante. Quoique…
Le Triton (salle 2), les Lilas (93), le 30 septembre 2016
Folks Songs, traditionnels d’après un recueil conçu par Luciano Berio et réarrangé par et pour Philippe Macé (vibraphone et arrangement), Elise Caron (chant), Thomas Savy (clarinettes), Stéphane Kerecki (contrebasse).
Depuis quand n’avais-je pas entendu Philippe Macé aujourd’hui absorbé par ses tâches de directeur du conservatoire de Bourges ? A un an près, nous avons le même âge et des parcours un peu parallèles qui nous ont fait nous croiser souvent, lorsqu’après son retour de la Berklee en 1981, il s’est mis à fréquenter la jeune scène française qui déplaça l’actualité de la Rive gauche au quartier de Châtelet-Les Halles, sous le parrainage officieux de figures comme François Jeanneau, Jean-François Jenny-Clark, Daniel Humair, Martial Solal, Patrice Caratini… Une génération pour qui les Folk Songs de Luciano Berio, destinés à la chanteuse Cathy Berberian, purent occuper une certaine place. Ils en eurent une en tout cas pour moi. Quant à Philippe Macé, il eut le privilège de les jouer pour le compositeur au sein de l’Ensemble Intercontemporain auquel il collabora de 1976 à 1980.
C’est ici, non une interprétation à la lettre que se livre Philippe Macé et ses comparses, mais la rêverie d’un “arrangeur” et quatre interprètes improvisateurs sur cette autre rêverie que Berio avait lui-même imaginée à partir de quelques mélodies de ce grand répertoire qu’est celui de la chanson populaire, non pas celle du siècle des mass medias, mais la chanson qui s’est transmise de bouche à oreille à travers les siècles. Ces mélodies, les voici qui me reviennent à l’esprit sitôt les premières notes du concert… Pas toutes, comme si, déjà, du temps du microsillon, j’avais su inventer quelque stratagème pour me constituer ma playlist. Certainement parce que j’en connaissais certaines par ailleurs. Black Is The Color qui commence ce programme et que l’on fait venir des Appalaches, mais qui a des allures très élisabéthaines et dont les spécialistes situent les origines en Ecosse, je l’avais très certainement entendu par Joan Baez, Pete Seeger, Nina Simone ou Davy Graham. Rossignolet des bois, je crois bien que Catherine Perrier le chantait au folk club de la Vieille Herbe où il m’est arrivé de me rendre aux alentours de 1970 et cette histoire de pommes interdites avaient suffisamment attendri mon adolescence affamée pour que j’en retienne air et paroles. Quant à Malurous qu’o uno fenno que Berio avait dû dénicher dans le recueil des Chants d’Auvergne du compositeur et folkloriste Joseph Canteloube qu’ont chanté moult cantatrices, de Victoria de Los Angeles à Renée Flemming, je ne crois pas en avoir jamais entendu de versions “traditionnelles”, mais c’était la première fois que j’étais en présence de ce “swing” (appellons-le ainsi) très ample et folâtre de la bourrée (que ceux qui se pincent le nez jette au moins une oreille à celles – La San Girbazo, La Bourrée du merle et Fojio peta lou pe – qu’arrangea Alain Gibert de l’Arfi pour “Le Partage de eaux” d’André Ricros et un certain Louis Sclavis). J’allais oublier Lo Fiolairé tiré du même recueil de Canteloube dont les tiroulirouli m’enchantaient comme ils semblaient enchanter Cathy Berberian autrefois, et plus encore Elise Caron aujourd’hui, alors qu’ils inspirent à Susanne Abbuehl (dont je retrouve une version sur “Compass”, ECM) la gravité d’une mère berçant son enfant.
Mais ce qui me séduisit le plus à l’écoute des Folk Songs de Luciano Berio, ce fut (contrairement aux efforts symphoniques aujourd’hui fort datés de Canteloube pour donner leurs lettres de noblesse à ces mélodies) le dépouillement des orchestrations, avec ce piano aux accents de luth élisabéthain sur I Wonder as I Wander, ce délicat tintement de clarinette sur Rossignolet du bois et ces violons au timbre de violoneux, sans vibrato, imitant (ou jouant réellement) le jeu en double cordes des archets campagnards qui introduisent Black Is the Color et Lo Fiolairé.
Ces souvenirs impliquent un dépaysement considérable face à l’orchestration et aux arrangements imaginés par Philippe Macé dont je peine, la nuit étant passée, à restituer la nature et à pointer d’éventuels emprunts à Berio. Ecriture raffinée, imaginant des situations nouvelles à chaque nouvelle chanson, dont s’emparent quatre personnalités fortes aux sonorités splendides, l’écriture étant suffisamment ouverte pour leur laisse place à l’initiative, ici abstraite, là assise sur un groove, ou sur une soudaine et savante polymétrie que suscite peut-être l’origine azerbaïdjanaise du dernier morceau. « Contrairement aux autres chansons, je ne sais pas du tout ce que je chante » avoue Elise Caron pourtant pleine de conviction dans son interprétation, même lors d’un faut départ à la reprise finale, qu’elle transforme en invention de son cru, insistant sur son erreur en la répétant mais en interrompant sa phrase plus tôt qu’elle ne le fit la première fois. Si bien qu’écrivant ces lignes 12 heures plus tard, je me demande si vraiment c’était un faux départ. Mais alors pourquoi l’écrire ?
Elle reprend en tout cas le travail de distanciation de Cathy Berberian, avec son propre bagage, tantôt bel canto, tantôt folk, cabaret, théâtre brechtien, commençant telle chanson italienne avec la douceur populaire d’une complainte, puis la projetant soudain comme une protestation, l’appel à la révolte d’une égérie révolutionnaire (on pense soudain Giovanna Marini). L’humour en plus, toujours chez elle en bandoulière, s’emparant de toutes les situations pour les retourner comme un gant et voir s’il n’y a pas quelque lapin à en faire sortir, ou un œuf dur, voire un omelette toute faite, ou une plume d’oiseau lyre, le tout avec cette présence d’esprit un peu flâneuse, un peu rêveuse que l’on retrouvera le 15 octobre au Triton dans un programme très différent, en marge de ses propres textes et mélodies arrangées pour un sextette bandonéon-piano-quatuor à cordes taillé pour le tango, par Andy Emler, Michel Musseau, Thomas de Pourquery, Denis Chouillet, Sarah Murcia et Leonardo Terrugi.
Le Triton (salle 1)
Morse : Sarah L. Lefèvre (argument, vidéo), Marc Ducret (composition, guitare électrique préparée)
Vers les ruines : Marc Ducret (texte, composition, guitare électrique), Laurent Poitrenaux (récitant), Sarah L. Lefèvre (vidéo).
Histoire : Marc Ducret (texte, composition, guitare électrique, Bruno Ducret (violoncelle), Laurent Pointrenaux (récitant), Sarah L. Lefèvre (vidéo).
La série de trois concerts donnés par Marc Ducret dans la salle 1 du Triton est d’une toute autre paire de manches pour le jazz critic dépourvu de compétences dans le domaine des arts plastique et audio-visuels. D’ailleurs, Marc Ducret me mets en garde en m’accueillant : « Ne va pas raconter dans ton journal que je joue de la perceuse. » J’en oublie de lire l’argument de Morse distribué à l’entrée, n’accordant d’attention qu’au feuillet joint où figure un texte – prologue ou mode d’emploi – où je crois reconnaître la plume du guitariste et qui ne sera pas sans influencer ma réception de l’œuvre. Présenté comme autobiographique et de nature plus narrative, l’argument signé par la vidéaste-scénographe-plasticienne Sarah L. Lefèvre, aurait surement orienté mon attention différemment. Je livre ci-dessous le prologue mentionné ci-dessus :
Un récit de lumière et de son ; une conversation inspirée par leur commune nature corpusculaire et vibratoire, qui met parfois à l’épreuve les limites de nos capacités perceptives. A travers des moments de visibilité trouble touchant à la notion de « seuil », son et image nous donnent à éprouver des équivalents sensibles des mécanismes complexes à l’œuvre dans notre rapport à la ma mémoire, à l’oubli et à notre histoire intime.
Tout compte ici dans ce petit texte et j’hésite à en dire plus. Sauf peut-être pour décrire le dépouillement extrême du dispositif imaginé par Sarah L. Lefèvre qui voit un cercle lumineux animé d’infimes variations de couleurs et de netteté, se déplacer de gauche à droite, comme le soleil allant de son lever à son coucher, prenant à son zénith l’apparence d’un obturateur ouvert sur la surface d’une mare filmée dans un faux repos qui laisse deviner mille petits drames, puis s’effaçant en une fente traversant tout l’écran comme une ligne d’horizon à l’approche de la nuit. D’autres y verront tout autre chose, d’où le peu d’intérêt de cette description, les premières minutes étant soutenues d’une guitare sur table à la Fred Frith ou à la Keith Rowe, passant d’un long bourdon à des phrases bruitistes accidentées, la séquence de la mare suscitant le retour à une guitare plus classiquement en bandoulière et à un discours harmonique articulé, suivi, avant reprise, d’un long silence qui tient le public en haleine, comme ces moments précédant la nuit noire, où l’on ne voit plus rien, mais où l’on “voit”, si intensément que l’on en oublie d’écouter. Puis soudain « la nuit remue » pour citer Henri Michaux et la guitare revient en un long épilogue. Je n’aurais qu’une chose à rajouter à la description de cet “événement”, c’est que l’on y retrouve une intensité de la conception et une qualité du geste qui nous font aimer Marc Ducret depuis longtemps.
Morse est directement enchaîné sur la pièce suivante, Vers les ruines. Il s’agit d’un récit de Marc Ducret qu’il accompagne de sa guitare, et fait réciter à Laurent Poitrenaux sur des images de Sarah L. Lefèvre, d’une plume assez classique, mais admirable, dont la précision topographique m’a d’abord fait penser à Alain Robbe-Grillet (peut-être pour l’avoir entendu récité par Ducret dans l’album “Qui Parle ?”), mais dont l’absurde non-dénouement renvoie beaucoup plus résolument à Franz Kafka.
Après un entracte, Histoire est introduit par Ducret père et fils, Marc le guitariste, Bruno le violoncelliste. Moment troublant, tant l’un ressemble à l’autre, et tant violoncelle et guitare se confondent l’un à l’autre dans leurs contrepoints comme dans leurs homophonies, dans leur lecture de la partition du compositeur comme dans leurs improvisations (comme toujours, dans l’œuvre de Ducret, intimement nouées l’une à l’autre), avec une respiration rythmique commune qui va souligner la montée dramatique de cette Histoire écrite par le guitariste où l’affolement commun aux deux textes, également poignants, échappe à la retenue interrogative du premier vers le final paroxystique du second. Franck Bergerot
|Soirée très spéciale hier 30 septembre au Triton, où le vibraphoniste Philippe Macré revisitait les Folk Songs “de” Luciano Berio et où Marc Ducret s’aventurait entre musique vidéo, littérature, et nous présentait un certain Bruno Ducret. Les jazzfans qui n’apprécient pas mes digressions sur ce blog gagneront donc un temps précieux en passant à la page suivante. Quoique…
Le Triton (salle 2), les Lilas (93), le 30 septembre 2016
Folks Songs, traditionnels d’après un recueil conçu par Luciano Berio et réarrangé par et pour Philippe Macé (vibraphone et arrangement), Elise Caron (chant), Thomas Savy (clarinettes), Stéphane Kerecki (contrebasse).
Depuis quand n’avais-je pas entendu Philippe Macé aujourd’hui absorbé par ses tâches de directeur du conservatoire de Bourges ? A un an près, nous avons le même âge et des parcours un peu parallèles qui nous ont fait nous croiser souvent, lorsqu’après son retour de la Berklee en 1981, il s’est mis à fréquenter la jeune scène française qui déplaça l’actualité de la Rive gauche au quartier de Châtelet-Les Halles, sous le parrainage officieux de figures comme François Jeanneau, Jean-François Jenny-Clark, Daniel Humair, Martial Solal, Patrice Caratini… Une génération pour qui les Folk Songs de Luciano Berio, destinés à la chanteuse Cathy Berberian, purent occuper une certaine place. Ils en eurent une en tout cas pour moi. Quant à Philippe Macé, il eut le privilège de les jouer pour le compositeur au sein de l’Ensemble Intercontemporain auquel il collabora de 1976 à 1980.
C’est ici, non une interprétation à la lettre que se livre Philippe Macé et ses comparses, mais la rêverie d’un “arrangeur” et quatre interprètes improvisateurs sur cette autre rêverie que Berio avait lui-même imaginée à partir de quelques mélodies de ce grand répertoire qu’est celui de la chanson populaire, non pas celle du siècle des mass medias, mais la chanson qui s’est transmise de bouche à oreille à travers les siècles. Ces mélodies, les voici qui me reviennent à l’esprit sitôt les premières notes du concert… Pas toutes, comme si, déjà, du temps du microsillon, j’avais su inventer quelque stratagème pour me constituer ma playlist. Certainement parce que j’en connaissais certaines par ailleurs. Black Is The Color qui commence ce programme et que l’on fait venir des Appalaches, mais qui a des allures très élisabéthaines et dont les spécialistes situent les origines en Ecosse, je l’avais très certainement entendu par Joan Baez, Pete Seeger, Nina Simone ou Davy Graham. Rossignolet des bois, je crois bien que Catherine Perrier le chantait au folk club de la Vieille Herbe où il m’est arrivé de me rendre aux alentours de 1970 et cette histoire de pommes interdites avaient suffisamment attendri mon adolescence affamée pour que j’en retienne air et paroles. Quant à Malurous qu’o uno fenno que Berio avait dû dénicher dans le recueil des Chants d’Auvergne du compositeur et folkloriste Joseph Canteloube qu’ont chanté moult cantatrices, de Victoria de Los Angeles à Renée Flemming, je ne crois pas en avoir jamais entendu de versions “traditionnelles”, mais c’était la première fois que j’étais en présence de ce “swing” (appellons-le ainsi) très ample et folâtre de la bourrée (que ceux qui se pincent le nez jette au moins une oreille à celles – La San Girbazo, La Bourrée du merle et Fojio peta lou pe – qu’arrangea Alain Gibert de l’Arfi pour “Le Partage de eaux” d’André Ricros et un certain Louis Sclavis). J’allais oublier Lo Fiolairé tiré du même recueil de Canteloube dont les tiroulirouli m’enchantaient comme ils semblaient enchanter Cathy Berberian autrefois, et plus encore Elise Caron aujourd’hui, alors qu’ils inspirent à Susanne Abbuehl (dont je retrouve une version sur “Compass”, ECM) la gravité d’une mère berçant son enfant.
Mais ce qui me séduisit le plus à l’écoute des Folk Songs de Luciano Berio, ce fut (contrairement aux efforts symphoniques aujourd’hui fort datés de Canteloube pour donner leurs lettres de noblesse à ces mélodies) le dépouillement des orchestrations, avec ce piano aux accents de luth élisabéthain sur I Wonder as I Wander, ce délicat tintement de clarinette sur Rossignolet du bois et ces violons au timbre de violoneux, sans vibrato, imitant (ou jouant réellement) le jeu en double cordes des archets campagnards qui introduisent Black Is the Color et Lo Fiolairé.
Ces souvenirs impliquent un dépaysement considérable face à l’orchestration et aux arrangements imaginés par Philippe Macé dont je peine, la nuit étant passée, à restituer la nature et à pointer d’éventuels emprunts à Berio. Ecriture raffinée, imaginant des situations nouvelles à chaque nouvelle chanson, dont s’emparent quatre personnalités fortes aux sonorités splendides, l’écriture étant suffisamment ouverte pour leur laisse place à l’initiative, ici abstraite, là assise sur un groove, ou sur une soudaine et savante polymétrie que suscite peut-être l’origine azerbaïdjanaise du dernier morceau. « Contrairement aux autres chansons, je ne sais pas du tout ce que je chante » avoue Elise Caron pourtant pleine de conviction dans son interprétation, même lors d’un faut départ à la reprise finale, qu’elle transforme en invention de son cru, insistant sur son erreur en la répétant mais en interrompant sa phrase plus tôt qu’elle ne le fit la première fois. Si bien qu’écrivant ces lignes 12 heures plus tard, je me demande si vraiment c’était un faux départ. Mais alors pourquoi l’écrire ?
Elle reprend en tout cas le travail de distanciation de Cathy Berberian, avec son propre bagage, tantôt bel canto, tantôt folk, cabaret, théâtre brechtien, commençant telle chanson italienne avec la douceur populaire d’une complainte, puis la projetant soudain comme une protestation, l’appel à la révolte d’une égérie révolutionnaire (on pense soudain Giovanna Marini). L’humour en plus, toujours chez elle en bandoulière, s’emparant de toutes les situations pour les retourner comme un gant et voir s’il n’y a pas quelque lapin à en faire sortir, ou un œuf dur, voire un omelette toute faite, ou une plume d’oiseau lyre, le tout avec cette présence d’esprit un peu flâneuse, un peu rêveuse que l’on retrouvera le 15 octobre au Triton dans un programme très différent, en marge de ses propres textes et mélodies arrangées pour un sextette bandonéon-piano-quatuor à cordes taillé pour le tango, par Andy Emler, Michel Musseau, Thomas de Pourquery, Denis Chouillet, Sarah Murcia et Leonardo Terrugi.
Le Triton (salle 1)
Morse : Sarah L. Lefèvre (argument, vidéo), Marc Ducret (composition, guitare électrique préparée)
Vers les ruines : Marc Ducret (texte, composition, guitare électrique), Laurent Poitrenaux (récitant), Sarah L. Lefèvre (vidéo).
Histoire : Marc Ducret (texte, composition, guitare électrique, Bruno Ducret (violoncelle), Laurent Pointrenaux (récitant), Sarah L. Lefèvre (vidéo).
La série de trois concerts donnés par Marc Ducret dans la salle 1 du Triton est d’une toute autre paire de manches pour le jazz critic dépourvu de compétences dans le domaine des arts plastique et audio-visuels. D’ailleurs, Marc Ducret me mets en garde en m’accueillant : « Ne va pas raconter dans ton journal que je joue de la perceuse. » J’en oublie de lire l’argument de Morse distribué à l’entrée, n’accordant d’attention qu’au feuillet joint où figure un texte – prologue ou mode d’emploi – où je crois reconnaître la plume du guitariste et qui ne sera pas sans influencer ma réception de l’œuvre. Présenté comme autobiographique et de nature plus narrative, l’argument signé par la vidéaste-scénographe-plasticienne Sarah L. Lefèvre, aurait surement orienté mon attention différemment. Je livre ci-dessous le prologue mentionné ci-dessus :
Un récit de lumière et de son ; une conversation inspirée par leur commune nature corpusculaire et vibratoire, qui met parfois à l’épreuve les limites de nos capacités perceptives. A travers des moments de visibilité trouble touchant à la notion de « seuil », son et image nous donnent à éprouver des équivalents sensibles des mécanismes complexes à l’œuvre dans notre rapport à la ma mémoire, à l’oubli et à notre histoire intime.
Tout compte ici dans ce petit texte et j’hésite à en dire plus. Sauf peut-être pour décrire le dépouillement extrême du dispositif imaginé par Sarah L. Lefèvre qui voit un cercle lumineux animé d’infimes variations de couleurs et de netteté, se déplacer de gauche à droite, comme le soleil allant de son lever à son coucher, prenant à son zénith l’apparence d’un obturateur ouvert sur la surface d’une mare filmée dans un faux repos qui laisse deviner mille petits drames, puis s’effaçant en une fente traversant tout l’écran comme une ligne d’horizon à l’approche de la nuit. D’autres y verront tout autre chose, d’où le peu d’intérêt de cette description, les premières minutes étant soutenues d’une guitare sur table à la Fred Frith ou à la Keith Rowe, passant d’un long bourdon à des phrases bruitistes accidentées, la séquence de la mare suscitant le retour à une guitare plus classiquement en bandoulière et à un discours harmonique articulé, suivi, avant reprise, d’un long silence qui tient le public en haleine, comme ces moments précédant la nuit noire, où l’on ne voit plus rien, mais où l’on “voit”, si intensément que l’on en oublie d’écouter. Puis soudain « la nuit remue » pour citer Henri Michaux et la guitare revient en un long épilogue. Je n’aurais qu’une chose à rajouter à la description de cet “événement”, c’est que l’on y retrouve une intensité de la conception et une qualité du geste qui nous font aimer Marc Ducret depuis longtemps.
Morse est directement enchaîné sur la pièce suivante, Vers les ruines. Il s’agit d’un récit de Marc Ducret qu’il accompagne de sa guitare, et fait réciter à Laurent Poitrenaux sur des images de Sarah L. Lefèvre, d’une plume assez classique, mais admirable, dont la précision topographique m’a d’abord fait penser à Alain Robbe-Grillet (peut-être pour l’avoir entendu récité par Ducret dans l’album “Qui Parle ?”), mais dont l’absurde non-dénouement renvoie beaucoup plus résolument à Franz Kafka.
Après un entracte, Histoire est introduit par Ducret père et fils, Marc le guitariste, Bruno le violoncelliste. Moment troublant, tant l’un ressemble à l’autre, et tant violoncelle et guitare se confondent l’un à l’autre dans leurs contrepoints comme dans leurs homophonies, dans leur lecture de la partition du compositeur comme dans leurs improvisations (comme toujours, dans l’œuvre de Ducret, intimement nouées l’une à l’autre), avec une respiration rythmique commune qui va souligner la montée dramatique de cette Histoire écrite par le guitariste où l’affolement commun aux deux textes, également poignants, échappe à la retenue interrogative du premier vers le final paroxystique du second. Franck Bergerot
|Soirée très spéciale hier 30 septembre au Triton, où le vibraphoniste Philippe Macré revisitait les Folk Songs “de” Luciano Berio et où Marc Ducret s’aventurait entre musique vidéo, littérature, et nous présentait un certain Bruno Ducret. Les jazzfans qui n’apprécient pas mes digressions sur ce blog gagneront donc un temps précieux en passant à la page suivante. Quoique…
Le Triton (salle 2), les Lilas (93), le 30 septembre 2016
Folks Songs, traditionnels d’après un recueil conçu par Luciano Berio et réarrangé par et pour Philippe Macé (vibraphone et arrangement), Elise Caron (chant), Thomas Savy (clarinettes), Stéphane Kerecki (contrebasse).
Depuis quand n’avais-je pas entendu Philippe Macé aujourd’hui absorbé par ses tâches de directeur du conservatoire de Bourges ? A un an près, nous avons le même âge et des parcours un peu parallèles qui nous ont fait nous croiser souvent, lorsqu’après son retour de la Berklee en 1981, il s’est mis à fréquenter la jeune scène française qui déplaça l’actualité de la Rive gauche au quartier de Châtelet-Les Halles, sous le parrainage officieux de figures comme François Jeanneau, Jean-François Jenny-Clark, Daniel Humair, Martial Solal, Patrice Caratini… Une génération pour qui les Folk Songs de Luciano Berio, destinés à la chanteuse Cathy Berberian, purent occuper une certaine place. Ils en eurent une en tout cas pour moi. Quant à Philippe Macé, il eut le privilège de les jouer pour le compositeur au sein de l’Ensemble Intercontemporain auquel il collabora de 1976 à 1980.
C’est ici, non une interprétation à la lettre que se livre Philippe Macé et ses comparses, mais la rêverie d’un “arrangeur” et quatre interprètes improvisateurs sur cette autre rêverie que Berio avait lui-même imaginée à partir de quelques mélodies de ce grand répertoire qu’est celui de la chanson populaire, non pas celle du siècle des mass medias, mais la chanson qui s’est transmise de bouche à oreille à travers les siècles. Ces mélodies, les voici qui me reviennent à l’esprit sitôt les premières notes du concert… Pas toutes, comme si, déjà, du temps du microsillon, j’avais su inventer quelque stratagème pour me constituer ma playlist. Certainement parce que j’en connaissais certaines par ailleurs. Black Is The Color qui commence ce programme et que l’on fait venir des Appalaches, mais qui a des allures très élisabéthaines et dont les spécialistes situent les origines en Ecosse, je l’avais très certainement entendu par Joan Baez, Pete Seeger, Nina Simone ou Davy Graham. Rossignolet des bois, je crois bien que Catherine Perrier le chantait au folk club de la Vieille Herbe où il m’est arrivé de me rendre aux alentours de 1970 et cette histoire de pommes interdites avaient suffisamment attendri mon adolescence affamée pour que j’en retienne air et paroles. Quant à Malurous qu’o uno fenno que Berio avait dû dénicher dans le recueil des Chants d’Auvergne du compositeur et folkloriste Joseph Canteloube qu’ont chanté moult cantatrices, de Victoria de Los Angeles à Renée Flemming, je ne crois pas en avoir jamais entendu de versions “traditionnelles”, mais c’était la première fois que j’étais en présence de ce “swing” (appellons-le ainsi) très ample et folâtre de la bourrée (que ceux qui se pincent le nez jette au moins une oreille à celles – La San Girbazo, La Bourrée du merle et Fojio peta lou pe – qu’arrangea Alain Gibert de l’Arfi pour “Le Partage de eaux” d’André Ricros et un certain Louis Sclavis). J’allais oublier Lo Fiolairé tiré du même recueil de Canteloube dont les tiroulirouli m’enchantaient comme ils semblaient enchanter Cathy Berberian autrefois, et plus encore Elise Caron aujourd’hui, alors qu’ils inspirent à Susanne Abbuehl (dont je retrouve une version sur “Compass”, ECM) la gravité d’une mère berçant son enfant.
Mais ce qui me séduisit le plus à l’écoute des Folk Songs de Luciano Berio, ce fut (contrairement aux efforts symphoniques aujourd’hui fort datés de Canteloube pour donner leurs lettres de noblesse à ces mélodies) le dépouillement des orchestrations, avec ce piano aux accents de luth élisabéthain sur I Wonder as I Wander, ce délicat tintement de clarinette sur Rossignolet du bois et ces violons au timbre de violoneux, sans vibrato, imitant (ou jouant réellement) le jeu en double cordes des archets campagnards qui introduisent Black Is the Color et Lo Fiolairé.
Ces souvenirs impliquent un dépaysement considérable face à l’orchestration et aux arrangements imaginés par Philippe Macé dont je peine, la nuit étant passée, à restituer la nature et à pointer d’éventuels emprunts à Berio. Ecriture raffinée, imaginant des situations nouvelles à chaque nouvelle chanson, dont s’emparent quatre personnalités fortes aux sonorités splendides, l’écriture étant suffisamment ouverte pour leur laisse place à l’initiative, ici abstraite, là assise sur un groove, ou sur une soudaine et savante polymétrie que suscite peut-être l’origine azerbaïdjanaise du dernier morceau. « Contrairement aux autres chansons, je ne sais pas du tout ce que je chante » avoue Elise Caron pourtant pleine de conviction dans son interprétation, même lors d’un faut départ à la reprise finale, qu’elle transforme en invention de son cru, insistant sur son erreur en la répétant mais en interrompant sa phrase plus tôt qu’elle ne le fit la première fois. Si bien qu’écrivant ces lignes 12 heures plus tard, je me demande si vraiment c’était un faux départ. Mais alors pourquoi l’écrire ?
Elle reprend en tout cas le travail de distanciation de Cathy Berberian, avec son propre bagage, tantôt bel canto, tantôt folk, cabaret, théâtre brechtien, commençant telle chanson italienne avec la douceur populaire d’une complainte, puis la projetant soudain comme une protestation, l’appel à la révolte d’une égérie révolutionnaire (on pense soudain Giovanna Marini). L’humour en plus, toujours chez elle en bandoulière, s’emparant de toutes les situations pour les retourner comme un gant et voir s’il n’y a pas quelque lapin à en faire sortir, ou un œuf dur, voire un omelette toute faite, ou une plume d’oiseau lyre, le tout avec cette présence d’esprit un peu flâneuse, un peu rêveuse que l’on retrouvera le 15 octobre au Triton dans un programme très différent, en marge de ses propres textes et mélodies arrangées pour un sextette bandonéon-piano-quatuor à cordes taillé pour le tango, par Andy Emler, Michel Musseau, Thomas de Pourquery, Denis Chouillet, Sarah Murcia et Leonardo Terrugi.
Le Triton (salle 1)
Morse : Sarah L. Lefèvre (argument, vidéo), Marc Ducret (composition, guitare électrique préparée)
Vers les ruines : Marc Ducret (texte, composition, guitare électrique), Laurent Poitrenaux (récitant), Sarah L. Lefèvre (vidéo).
Histoire : Marc Ducret (texte, composition, guitare électrique, Bruno Ducret (violoncelle), Laurent Pointrenaux (récitant), Sarah L. Lefèvre (vidéo).
La série de trois concerts donnés par Marc Ducret dans la salle 1 du Triton est d’une toute autre paire de manches pour le jazz critic dépourvu de compétences dans le domaine des arts plastique et audio-visuels. D’ailleurs, Marc Ducret me mets en garde en m’accueillant : « Ne va pas raconter dans ton journal que je joue de la perceuse. » J’en oublie de lire l’argument de Morse distribué à l’entrée, n’accordant d’attention qu’au feuillet joint où figure un texte – prologue ou mode d’emploi – où je crois reconnaître la plume du guitariste et qui ne sera pas sans influencer ma réception de l’œuvre. Présenté comme autobiographique et de nature plus narrative, l’argument signé par la vidéaste-scénographe-plasticienne Sarah L. Lefèvre, aurait surement orienté mon attention différemment. Je livre ci-dessous le prologue mentionné ci-dessus :
Un récit de lumière et de son ; une conversation inspirée par leur commune nature corpusculaire et vibratoire, qui met parfois à l’épreuve les limites de nos capacités perceptives. A travers des moments de visibilité trouble touchant à la notion de « seuil », son et image nous donnent à éprouver des équivalents sensibles des mécanismes complexes à l’œuvre dans notre rapport à la ma mémoire, à l’oubli et à notre histoire intime.
Tout compte ici dans ce petit texte et j’hésite à en dire plus. Sauf peut-être pour décrire le dépouillement extrême du dispositif imaginé par Sarah L. Lefèvre qui voit un cercle lumineux animé d’infimes variations de couleurs et de netteté, se déplacer de gauche à droite, comme le soleil allant de son lever à son coucher, prenant à son zénith l’apparence d’un obturateur ouvert sur la surface d’une mare filmée dans un faux repos qui laisse deviner mille petits drames, puis s’effaçant en une fente traversant tout l’écran comme une ligne d’horizon à l’approche de la nuit. D’autres y verront tout autre chose, d’où le peu d’intérêt de cette description, les premières minutes étant soutenues d’une guitare sur table à la Fred Frith ou à la Keith Rowe, passant d’un long bourdon à des phrases bruitistes accidentées, la séquence de la mare suscitant le retour à une guitare plus classiquement en bandoulière et à un discours harmonique articulé, suivi, avant reprise, d’un long silence qui tient le public en haleine, comme ces moments précédant la nuit noire, où l’on ne voit plus rien, mais où l’on “voit”, si intensément que l’on en oublie d’écouter. Puis soudain « la nuit remue » pour citer Henri Michaux et la guitare revient en un long épilogue. Je n’aurais qu’une chose à rajouter à la description de cet “événement”, c’est que l’on y retrouve une intensité de la conception et une qualité du geste qui nous font aimer Marc Ducret depuis longtemps.
Morse est directement enchaîné sur la pièce suivante, Vers les ruines. Il s’agit d’un récit de Marc Ducret qu’il accompagne de sa guitare, et fait réciter à Laurent Poitrenaux sur des images de Sarah L. Lefèvre, d’une plume assez classique, mais admirable, dont la précision topographique m’a d’abord fait penser à Alain Robbe-Grillet (peut-être pour l’avoir entendu récité par Ducret dans l’album “Qui Parle ?”), mais dont l’absurde non-dénouement renvoie beaucoup plus résolument à Franz Kafka.
Après un entracte, Histoire est introduit par Ducret père et fils, Marc le guitariste, Bruno le violoncelliste. Moment troublant, tant l’un ressemble à l’autre, et tant violoncelle et guitare se confondent l’un à l’autre dans leurs contrepoints comme dans leurs homophonies, dans leur lecture de la partition du compositeur comme dans leurs improvisations (comme toujours, dans l’œuvre de Ducret, intimement nouées l’une à l’autre), avec une respiration rythmique commune qui va souligner la montée dramatique de cette Histoire écrite par le guitariste où l’affolement commun aux deux textes, également poignants, échappe à la retenue interrogative du premier vers le final paroxystique du second. Franck Bergerot