John Surman triomphe au Châtelet sans son pantalon à carreaux
Hier 8 octobre, déjà célébré au théâtre du Châtelet en début d’année pour son prix Bobby Jaspar (prix du jazz européen), John Surman se retrouvait sur cette même scène pour un de ces grands concerts aux allures de rétrospective dont le programmateur François Lacharme a le secret avec les artistes dont les œuvres lui inspirent quelque “affinintimité”.
Rétrospective ? Donc souvenir. Je me souviens, de la pile de Bref, la revue du TNP de Jean Vilar à laquelle mes parents étaient abonnés et que les moments d’ennui adolescent me donnaient maintes occasions de feuilleter. Un beau jour, je tombai sur une photo d’un grand dadais moustachu, à lunettes (c’est curieux, je lui mets des lunettes alors que je ne lui en ai rarement vues par la suite qu’à partir d’un certain âge), coiffé à la Jeanne d’Arc, s’époumonant dans un saxophone baryton. Sont-ce les tubulures de cet énorme saxophone ou son pantalon à carreaux qui me décidèrent à me rendre le 16 mars 1970 à salle Gémier du Palais de Chaillot pour écouter The Trio (John Surman, Barre Phillips et Stu Martin), alors formation phare de la scène européenne ? Je l’ignore encore.
Les pages de Bref feuilletées m’avaient déjà incité à aller écouter le big band de Kenny Clarke et Francy Bolland le 29 octobre 1969. Vu et entendu du fond de la grande salle du TNP, au milieu d’un public de connaisseurs, ce premier concert de jazz avait été à la fois très exaltant et tout aussi intimidant pour le jeune homme de 16 ans que j’étais, alors très indécis quant à ses goûts musicaux entre les propositions d’un entourage lycéen porté plutôt sur le rock et le folk, mais je me souviens encore d’un solo de Johnny Griffin dont j’apprendrais plus tard que l’on appelle ça un “stop chorus” (lorsque l’orchestre se tait pour laisser le soliste seul avec lui-même) et que le contrebassiste s’appelait Jimmy Woode (dont je connaissais déjà le nom pour l’avoir lu sur la pochette de “Newport 1958” de Duke Ellington, album dont je connaissais par cœur Primba Bara Dubla, duo de baryton entre Harry Carney et Gerry Mulligan qui tendrait à privilégier la thèse du baryon plutôt que celle du pantalon à carreaux).
Mais lorsque, quelques mois plus tard, je vis débarquer sur la scène de la salle Gémier, plus intime et plus propice à une vraie rencontre, un John Surman, goguenard, un Barre Philipps aux allures de freak californien un rien sarcastique, et Stu Martin, dont la crinière léonine annonçait déjà cette manière tout à la fois hirsute et solaire qu’il avait de faire de faire sonner une batterie aux fûts accordés très haut, c’était comme si trois grands frères m’invitaient à les rejoindre. Et puis il y eut la musique, ces volutes, ces emportements, ces débordements constamment tramés par une espèce de fond mélodique qui parlait à mes penchants pour le folk.
Je ne m’en suis jamais tout à fait remis et ce deuxième concert de jazz qui fut pour moi “Le Premier” est resté une référence qui a embarrassé, beaucoup plus tard, mes deux rencontres de journaliste avec John Surman. Je lui parlais de ses années “Trio” (cinq ans tout au plus), il me parlait de ses années ECM, quatre décennie articulée autour d’une abondante œuvre solo (avec synthétiseur, séquenceur, boucles, bourdons…) qui débute en 1979 avec la parution d’“Upon Reflection”, mais dont on ira chercher les sources sur son premier album solo, “Westering Home” (1972) et même au-delà, car bien des caractéristiques de son univers sont déjà décelables sur les faces du Trio. Mais rapidement, il avait ressenti le besoin de s’affranchir du “bougla bougla” post-coltranien pour aller vers plus de mélodie et d’espace. Ce long préambule pour dire que je ne suis pas le mieux placé pour rendre compte de ce que j’ai entendu hier et que, seul blogueur de ce site à être présent au Châtelet, je préfère d’emblée donner à voir “d’où je parle” comme on disait à l’époque du Trio. Et ce lieu d’où je parle, je n’ai trouvé personne hier, à la sortie du concert, pour en partager le souvenir. C’est dire si je suis à côté de la plaque…
Et voici donc John Surman qui entre, toujours aussi goguenard, bon camarade, réjoui… Comment ne le serait-il pas devant une telle salle plutôt bien remplie alors qu’en face, le théâtre de la Ville affiche son seul concert de jazz de l’année, avec l’orchestre Chico O’Farrill ? Le baryton d’abord. Claude Carrière (Le Spécialiste de Duke Ellington) pensera à Harry Carney, toujours une idole pour Surman (qui lui rendra hommage avec cordes tout à l’heure). Moi, je pense aux folk clubs anglais des années 1960 où j’imagine Surman allant écouter Martin Carthy chanter Sovay ou Anne Briggs chanter Reynardine. À tort, car retrouvant dans mon ordinateur le relevé d’une interview que j’avais faite en 1997 au moment de la parution de son duo avec John Taylor à l’orgue “Proverbs and Songs”, il me revient qu’il n’avait pas réagi à mes sollicitations, me faisant comprendre qu’il avait été nourri aux mêmes sources que les revivalistes des sixties : « Tout ce que l’on peut entendre de folklorique dans ma musique depuis un certain nombre d’années vient de ce que j’ai entendu dans mon enfance. On n’oublie jamais la musique dans laquelle on a grandi. J’ai grandi avec Beethoven les chants populaires. Ma première grande expérience musicale a été la Passion selon St Matthieu de Bach. Dans ma ville de Plymouth, il n’y avait pas beaucoup de musique vivante. Peu d’orchestres venaient jusque là. Lorsque j’ai eu seize ans, finalement l’orchestre de Basie est passé à Plymouth. J’étais si excité que je n’ai pas dormi pendant trois jours. Parce qu’à cette époque je m’intéressais au jazz. C’était le début de la fin. Après j’ai été perdu définitivement dans le jazz. Mais auparavant, je chantais à l’école des chants populaires anglais [je notais en marge de mon relevé : “Surman s’accompagne d’un geste du bras comme pour souligner les répétitions de notes – do do mi sol sol sol la sol do do si ré sol – qui sont autant inhérentes aux musiques traditionnelles des Iles britanniques et qui font l’objet de “négociation” – ornements, mordants, grace notes, shakes… – qu’elles sont inhérentes au phrasé de John Surman, quelque chose qui pourrait venir d’un disque de Martin Carthy, d’un collectage de sean nos, la complainte irlandaise, ou du chant liturgique anglican”]. J’ai commencé à faire de la musique dans une chorale d’église. Ma première expérience musicale a été de chanter. Lorsque j’étais à l’école au début des années 50, il n’y avait pas d’instrument mais juste de vieux livres de folk songs, l’instituteur au piano. Pour moi chanter est une belle chose. C’est une partie de moi. Ce son est quelque part dans cette grande mixture qui m’a imprégné. Mais je n’ai pas décidé un jour: “je vais utiliser ces mélodies folk”. Il y a eu un moment dans ma carrière où je ne pouvais plus continuer à copier John Coltrane. On allait dans le mur. En écoutant d’autres choses que j’avais faites, je me suis dit, ça c’est moi. Ouvrons la porte sur moi-même au lieu de juste suivre le jazz traditionnel. »
Revenons au Châtelet, hier soir, où, dès cette première improvisation au baryton, tout est dit : le chant choral anglican, le chant traditionnel les notes répétées que lui n’ornemente pas, mais répète sèchement pourrait-on dire, si ce n’était pas l’occasion de faire chanter la note et cette belle sonorité qui est la sienne sur le baryton, ces répétitions donnant à son propos quelque chose de l’incantation du prêcheur en chaire (quoique j’ignore si l’on montait en chaire dans les églises anglicanes), sans oublier Bach dont le saxophone se conforme souvent à l’horlogerie minutieuse de l’art de la fugue et assume son inexorabilité en usant du souffle continu, une geste naturel chez lui qui lui procure le souffle long d’un tuyau d’orgue, d’un violoncelle ou d’une cornemuse. Puis il s’empare de la clarinette basse et lance une boucle de synthétiseur qui ouvrait son premier disque ECM “Upon Reflection” sur le morceau éponynme.
Ensuite entreront les membres du Trans4formation String Quartet et le contrebassiste Chris Laurence pour une série de pièces donnant plus lieu à des développements concertants qu’à de simples nappes d’accompagnement. Musique de chambre nourrie à une multitude de sources néo-classiques du XXe siècle et où Surman est constamment renvoyé de la partition (interprétée avec l’impatience gestuelle de l’improvisateur) à l’improvisation obligée, quasiment dans la tradition de la cadence.
Surman revient après l’entracte avec la chanteuse Karin Krog qui se livre à un étonnant jeu de question-réponse entre la voix transformée électroniquement en une sorte de babil collectif et la clarinette basse, puis tous deux interprètant, accompagnés par Jack DeJohnette au piano, deux de ces standards qui ne proviennent pas vraiment de l’American Songbook, In A Sentimental Mood de Duke Ellington et Hi-fly de Randy Weston qu’elle enregistra autrefois avec Archie Shepp. Moment fragile et émouvant que de voir ces vieux amis (ils enregistrèrent ensemble dès 1969, au sein de Downbeat Polls Winners in Europe) se retrouver sur ce langage commun du jazz, Karin Krog jouant de cette fragilité (élégante silhouette de 80 ans l’an prochain) avec cette grâce de ceux qui savent jouer avec leurs moyens du moment en s’appuyant sur une musicalité, fruit de l’expérience et du travail. Je garde en mémoire son placement et son phrasé sur In A Sentimental Mood, modèle d’appropriation d’un thème si fréquenté qu’il est devenu difficile de s’y trouver une place à soi.
Karin Krog quittant la scène, Jack DeJohnette s’installe à la batterie pour entraîner son comparse dans une improvisation à bride abattue. Revoilà le Surman du Trio et des duos avec Stu Martin, ou plus simplement du duo avec Jack DeJohnette (“Invisible Nature” enregistré en 2002). Revoilà les volutes et les débordements encouragés par un DeJohnette – grande silhouette de basketteur lorsqu’il s’installe derrière les fûts du haut de ses 74 ans, 2 de plus que Surman – qui semble impatient de se dégourdir les jambes après son survol de l’Atlantique. Et revoilà donc le bougla bougla post-coltranien, dont je peux ici comprendre que le saxophoniste ait voulu s’en défaire. En dépit d’un jeu de grosse caisse très musical (qui m’a fait me demander d’abord s’il n’y avait pas quelque contrebasse cachée, puis quelque programme électronique, avant de m’apercevoir que tout venait du pied de grosse caisse), jeu de grosse caisse dont il me semble retrouver l’origine sur Mysterium et Rising Tide de l’album précité, en dépit donc de cette grosse caisse, j’ai trouvé que cela respirait et dialoguait bien peu. Je me suis surpris à espérer Pierre Favre (batteur d’un projet avorté de reformation du Trio après la mort de Stu Martin) puis à regretter plus simplement le DeJohnette de “Invisible Nature”.
Encore une pièce plus groovy provenant du même disque, Underground Movement, puis John Surman annonce le final, pour lequel il souhaite réunir tout le monde sur le plateau. C’est alors qu’entre en scène, dans une lente procession, Karin Krog chantant un traditionnel de son pays, la Norvège, suivie du quatuor l’assistant d’un délicat bourdon rythmique. Moment magique ! Alors que chacun a retrouvé son pupitre, le morceau se poursuit dans une espèce d’à peu près chambriste convivial et charmant qui, témoignant de la souplesse de l’adaptabilité du quatuor, achève de séduire un public déjà conquis.
Explosion d’applaudissements et d’acclamations, rappels frénétiques auquel John Surman répond, amical, fraternel. Il propose au public de chanter en tenant une note bourdon, se lance dans une espèce de marche ou gigue, qui tourne au hornpipe – et le public se met à claquer dans ses mains –, puis un reel du répertoire irlandais, ornementant à la façon traditionnelle comme je ne l’avais jamais entendu faire, sur un tempo déraisonnable. On va bientôt faire tourner les serviettes et je résiste un peu à la ferveur collective, me faisant une idée un peu différente de la musique irlandaise, celle que j’ai entendue dans les pubs de Galway, Ennistymon ou Knocknagree, comme celle que John Surman nous fait entendre notamment de façon allusive lorsqu’il évoque la gigue dans Caithness of Kerry sur “Upon Reflection”. Mais le bonheur du public au sortir de la salle me donne tort tout comme l’énergie généreuse que le héros du soir a mis dans cette dernière suite irlandaise, nous faisant signe que ses lèvres ont trop donné ce soir pour se livrer à un second rappel. Il y a là quelque chose du John Surman entendu il y a quarante six à la Salle Gémier. Il ne lui manquait que le pantalon à carreaux* de la photo parue dans Bref 1970 et qui m’avait mis l’eau à la bouche. • Franck Bergerot
*L’aura-t-il retrouvé pour son concert du 6 novembre à la cathédrale Saint-Cyr et Sainte-Julie de Nevers, dans le cadre de D’Jazz Nevers. Il y aura en tout cas retrouvé l’acoustique liturgique de ses débuts musicaux.|Hier 8 octobre, déjà célébré au théâtre du Châtelet en début d’année pour son prix Bobby Jaspar (prix du jazz européen), John Surman se retrouvait sur cette même scène pour un de ces grands concerts aux allures de rétrospective dont le programmateur François Lacharme a le secret avec les artistes dont les œuvres lui inspirent quelque “affinintimité”.
Rétrospective ? Donc souvenir. Je me souviens, de la pile de Bref, la revue du TNP de Jean Vilar à laquelle mes parents étaient abonnés et que les moments d’ennui adolescent me donnaient maintes occasions de feuilleter. Un beau jour, je tombai sur une photo d’un grand dadais moustachu, à lunettes (c’est curieux, je lui mets des lunettes alors que je ne lui en ai rarement vues par la suite qu’à partir d’un certain âge), coiffé à la Jeanne d’Arc, s’époumonant dans un saxophone baryton. Sont-ce les tubulures de cet énorme saxophone ou son pantalon à carreaux qui me décidèrent à me rendre le 16 mars 1970 à salle Gémier du Palais de Chaillot pour écouter The Trio (John Surman, Barre Phillips et Stu Martin), alors formation phare de la scène européenne ? Je l’ignore encore.
Les pages de Bref feuilletées m’avaient déjà incité à aller écouter le big band de Kenny Clarke et Francy Bolland le 29 octobre 1969. Vu et entendu du fond de la grande salle du TNP, au milieu d’un public de connaisseurs, ce premier concert de jazz avait été à la fois très exaltant et tout aussi intimidant pour le jeune homme de 16 ans que j’étais, alors très indécis quant à ses goûts musicaux entre les propositions d’un entourage lycéen porté plutôt sur le rock et le folk, mais je me souviens encore d’un solo de Johnny Griffin dont j’apprendrais plus tard que l’on appelle ça un “stop chorus” (lorsque l’orchestre se tait pour laisser le soliste seul avec lui-même) et que le contrebassiste s’appelait Jimmy Woode (dont je connaissais déjà le nom pour l’avoir lu sur la pochette de “Newport 1958” de Duke Ellington, album dont je connaissais par cœur Primba Bara Dubla, duo de baryton entre Harry Carney et Gerry Mulligan qui tendrait à privilégier la thèse du baryon plutôt que celle du pantalon à carreaux).
Mais lorsque, quelques mois plus tard, je vis débarquer sur la scène de la salle Gémier, plus intime et plus propice à une vraie rencontre, un John Surman, goguenard, un Barre Philipps aux allures de freak californien un rien sarcastique, et Stu Martin, dont la crinière léonine annonçait déjà cette manière tout à la fois hirsute et solaire qu’il avait de faire de faire sonner une batterie aux fûts accordés très haut, c’était comme si trois grands frères m’invitaient à les rejoindre. Et puis il y eut la musique, ces volutes, ces emportements, ces débordements constamment tramés par une espèce de fond mélodique qui parlait à mes penchants pour le folk.
Je ne m’en suis jamais tout à fait remis et ce deuxième concert de jazz qui fut pour moi “Le Premier” est resté une référence qui a embarrassé, beaucoup plus tard, mes deux rencontres de journaliste avec John Surman. Je lui parlais de ses années “Trio” (cinq ans tout au plus), il me parlait de ses années ECM, quatre décennie articulée autour d’une abondante œuvre solo (avec synthétiseur, séquenceur, boucles, bourdons…) qui débute en 1979 avec la parution d’“Upon Reflection”, mais dont on ira chercher les sources sur son premier album solo, “Westering Home” (1972) et même au-delà, car bien des caractéristiques de son univers sont déjà décelables sur les faces du Trio. Mais rapidement, il avait ressenti le besoin de s’affranchir du “bougla bougla” post-coltranien pour aller vers plus de mélodie et d’espace. Ce long préambule pour dire que je ne suis pas le mieux placé pour rendre compte de ce que j’ai entendu hier et que, seul blogueur de ce site à être présent au Châtelet, je préfère d’emblée donner à voir “d’où je parle” comme on disait à l’époque du Trio. Et ce lieu d’où je parle, je n’ai trouvé personne hier, à la sortie du concert, pour en partager le souvenir. C’est dire si je suis à côté de la plaque…
Et voici donc John Surman qui entre, toujours aussi goguenard, bon camarade, réjoui… Comment ne le serait-il pas devant une telle salle plutôt bien remplie alors qu’en face, le théâtre de la Ville affiche son seul concert de jazz de l’année, avec l’orchestre Chico O’Farrill ? Le baryton d’abord. Claude Carrière (Le Spécialiste de Duke Ellington) pensera à Harry Carney, toujours une idole pour Surman (qui lui rendra hommage avec cordes tout à l’heure). Moi, je pense aux folk clubs anglais des années 1960 où j’imagine Surman allant écouter Martin Carthy chanter Sovay ou Anne Briggs chanter Reynardine. À tort, car retrouvant dans mon ordinateur le relevé d’une interview que j’avais faite en 1997 au moment de la parution de son duo avec John Taylor à l’orgue “Proverbs and Songs”, il me revient qu’il n’avait pas réagi à mes sollicitations, me faisant comprendre qu’il avait été nourri aux mêmes sources que les revivalistes des sixties : « Tout ce que l’on peut entendre de folklorique dans ma musique depuis un certain nombre d’années vient de ce que j’ai entendu dans mon enfance. On n’oublie jamais la musique dans laquelle on a grandi. J’ai grandi avec Beethoven les chants populaires. Ma première grande expérience musicale a été la Passion selon St Matthieu de Bach. Dans ma ville de Plymouth, il n’y avait pas beaucoup de musique vivante. Peu d’orchestres venaient jusque là. Lorsque j’ai eu seize ans, finalement l’orchestre de Basie est passé à Plymouth. J’étais si excité que je n’ai pas dormi pendant trois jours. Parce qu’à cette époque je m’intéressais au jazz. C’était le début de la fin. Après j’ai été perdu définitivement dans le jazz. Mais auparavant, je chantais à l’école des chants populaires anglais [je notais en marge de mon relevé : “Surman s’accompagne d’un geste du bras comme pour souligner les répétitions de notes – do do mi sol sol sol la sol do do si ré sol – qui sont autant inhérentes aux musiques traditionnelles des Iles britanniques et qui font l’objet de “négociation” – ornements, mordants, grace notes, shakes… – qu’elles sont inhérentes au phrasé de John Surman, quelque chose qui pourrait venir d’un disque de Martin Carthy, d’un collectage de sean nos, la complainte irlandaise, ou du chant liturgique anglican”]. J’ai commencé à faire de la musique dans une chorale d’église. Ma première expérience musicale a été de chanter. Lorsque j’étais à l’école au début des années 50, il n’y avait pas d’instrument mais juste de vieux livres de folk songs, l’instituteur au piano. Pour moi chanter est une belle chose. C’est une partie de moi. Ce son est quelque part dans cette grande mixture qui m’a imprégné. Mais je n’ai pas décidé un jour: “je vais utiliser ces mélodies folk”. Il y a eu un moment dans ma carrière où je ne pouvais plus continuer à copier John Coltrane. On allait dans le mur. En écoutant d’autres choses que j’avais faites, je me suis dit, ça c’est moi. Ouvrons la porte sur moi-même au lieu de juste suivre le jazz traditionnel. »
Revenons au Châtelet, hier soir, où, dès cette première improvisation au baryton, tout est dit : le chant choral anglican, le chant traditionnel les notes répétées que lui n’ornemente pas, mais répète sèchement pourrait-on dire, si ce n’était pas l’occasion de faire chanter la note et cette belle sonorité qui est la sienne sur le baryton, ces répétitions donnant à son propos quelque chose de l’incantation du prêcheur en chaire (quoique j’ignore si l’on montait en chaire dans les églises anglicanes), sans oublier Bach dont le saxophone se conforme souvent à l’horlogerie minutieuse de l’art de la fugue et assume son inexorabilité en usant du souffle continu, une geste naturel chez lui qui lui procure le souffle long d’un tuyau d’orgue, d’un violoncelle ou d’une cornemuse. Puis il s’empare de la clarinette basse et lance une boucle de synthétiseur qui ouvrait son premier disque ECM “Upon Reflection” sur le morceau éponynme.
Ensuite entreront les membres du Trans4formation String Quartet et le contrebassiste Chris Laurence pour une série de pièces donnant plus lieu à des développements concertants qu’à de simples nappes d’accompagnement. Musique de chambre nourrie à une multitude de sources néo-classiques du XXe siècle et où Surman est constamment renvoyé de la partition (interprétée avec l’impatience gestuelle de l’improvisateur) à l’improvisation obligée, quasiment dans la tradition de la cadence.
Surman revient après l’entracte avec la chanteuse Karin Krog qui se livre à un étonnant jeu de question-réponse entre la voix transformée électroniquement en une sorte de babil collectif et la clarinette basse, puis tous deux interprètant, accompagnés par Jack DeJohnette au piano, deux de ces standards qui ne proviennent pas vraiment de l’American Songbook, In A Sentimental Mood de Duke Ellington et Hi-fly de Randy Weston qu’elle enregistra autrefois avec Archie Shepp. Moment fragile et émouvant que de voir ces vieux amis (ils enregistrèrent ensemble dès 1969, au sein de Downbeat Polls Winners in Europe) se retrouver sur ce langage commun du jazz, Karin Krog jouant de cette fragilité (élégante silhouette de 80 ans l’an prochain) avec cette grâce de ceux qui savent jouer avec leurs moyens du moment en s’appuyant sur une musicalité, fruit de l’expérience et du travail. Je garde en mémoire son placement et son phrasé sur In A Sentimental Mood, modèle d’appropriation d’un thème si fréquenté qu’il est devenu difficile de s’y trouver une place à soi.
Karin Krog quittant la scène, Jack DeJohnette s’installe à la batterie pour entraîner son comparse dans une improvisation à bride abattue. Revoilà le Surman du Trio et des duos avec Stu Martin, ou plus simplement du duo avec Jack DeJohnette (“Invisible Nature” enregistré en 2002). Revoilà les volutes et les débordements encouragés par un DeJohnette – grande silhouette de basketteur lorsqu’il s’installe derrière les fûts du haut de ses 74 ans, 2 de plus que Surman – qui semble impatient de se dégourdir les jambes après son survol de l’Atlantique. Et revoilà donc le bougla bougla post-coltranien, dont je peux ici comprendre que le saxophoniste ait voulu s’en défaire. En dépit d’un jeu de grosse caisse très musical (qui m’a fait me demander d’abord s’il n’y avait pas quelque contrebasse cachée, puis quelque programme électronique, avant de m’apercevoir que tout venait du pied de grosse caisse), jeu de grosse caisse dont il me semble retrouver l’origine sur Mysterium et Rising Tide de l’album précité, en dépit donc de cette grosse caisse, j’ai trouvé que cela respirait et dialoguait bien peu. Je me suis surpris à espérer Pierre Favre (batteur d’un projet avorté de reformation du Trio après la mort de Stu Martin) puis à regretter plus simplement le DeJohnette de “Invisible Nature”.
Encore une pièce plus groovy provenant du même disque, Underground Movement, puis John Surman annonce le final, pour lequel il souhaite réunir tout le monde sur le plateau. C’est alors qu’entre en scène, dans une lente procession, Karin Krog chantant un traditionnel de son pays, la Norvège, suivie du quatuor l’assistant d’un délicat bourdon rythmique. Moment magique ! Alors que chacun a retrouvé son pupitre, le morceau se poursuit dans une espèce d’à peu près chambriste convivial et charmant qui, témoignant de la souplesse de l’adaptabilité du quatuor, achève de séduire un public déjà conquis.
Explosion d’applaudissements et d’acclamations, rappels frénétiques auquel John Surman répond, amical, fraternel. Il propose au public de chanter en tenant une note bourdon, se lance dans une espèce de marche ou gigue, qui tourne au hornpipe – et le public se met à claquer dans ses mains –, puis un reel du répertoire irlandais, ornementant à la façon traditionnelle comme je ne l’avais jamais entendu faire, sur un tempo déraisonnable. On va bientôt faire tourner les serviettes et je résiste un peu à la ferveur collective, me faisant une idée un peu différente de la musique irlandaise, celle que j’ai entendue dans les pubs de Galway, Ennistymon ou Knocknagree, comme celle que John Surman nous fait entendre notamment de façon allusive lorsqu’il évoque la gigue dans Caithness of Kerry sur “Upon Reflection”. Mais le bonheur du public au sortir de la salle me donne tort tout comme l’énergie généreuse que le héros du soir a mis dans cette dernière suite irlandaise, nous faisant signe que ses lèvres ont trop donné ce soir pour se livrer à un second rappel. Il y a là quelque chose du John Surman entendu il y a quarante six à la Salle Gémier. Il ne lui manquait que le pantalon à carreaux* de la photo parue dans Bref 1970 et qui m’avait mis l’eau à la bouche. • Franck Bergerot
*L’aura-t-il retrouvé pour son concert du 6 novembre à la cathédrale Saint-Cyr et Sainte-Julie de Nevers, dans le cadre de D’Jazz Nevers. Il y aura en tout cas retrouvé l’acoustique liturgique de ses débuts musicaux.|Hier 8 octobre, déjà célébré au théâtre du Châtelet en début d’année pour son prix Bobby Jaspar (prix du jazz européen), John Surman se retrouvait sur cette même scène pour un de ces grands concerts aux allures de rétrospective dont le programmateur François Lacharme a le secret avec les artistes dont les œuvres lui inspirent quelque “affinintimité”.
Rétrospective ? Donc souvenir. Je me souviens, de la pile de Bref, la revue du TNP de Jean Vilar à laquelle mes parents étaient abonnés et que les moments d’ennui adolescent me donnaient maintes occasions de feuilleter. Un beau jour, je tombai sur une photo d’un grand dadais moustachu, à lunettes (c’est curieux, je lui mets des lunettes alors que je ne lui en ai rarement vues par la suite qu’à partir d’un certain âge), coiffé à la Jeanne d’Arc, s’époumonant dans un saxophone baryton. Sont-ce les tubulures de cet énorme saxophone ou son pantalon à carreaux qui me décidèrent à me rendre le 16 mars 1970 à salle Gémier du Palais de Chaillot pour écouter The Trio (John Surman, Barre Phillips et Stu Martin), alors formation phare de la scène européenne ? Je l’ignore encore.
Les pages de Bref feuilletées m’avaient déjà incité à aller écouter le big band de Kenny Clarke et Francy Bolland le 29 octobre 1969. Vu et entendu du fond de la grande salle du TNP, au milieu d’un public de connaisseurs, ce premier concert de jazz avait été à la fois très exaltant et tout aussi intimidant pour le jeune homme de 16 ans que j’étais, alors très indécis quant à ses goûts musicaux entre les propositions d’un entourage lycéen porté plutôt sur le rock et le folk, mais je me souviens encore d’un solo de Johnny Griffin dont j’apprendrais plus tard que l’on appelle ça un “stop chorus” (lorsque l’orchestre se tait pour laisser le soliste seul avec lui-même) et que le contrebassiste s’appelait Jimmy Woode (dont je connaissais déjà le nom pour l’avoir lu sur la pochette de “Newport 1958” de Duke Ellington, album dont je connaissais par cœur Primba Bara Dubla, duo de baryton entre Harry Carney et Gerry Mulligan qui tendrait à privilégier la thèse du baryon plutôt que celle du pantalon à carreaux).
Mais lorsque, quelques mois plus tard, je vis débarquer sur la scène de la salle Gémier, plus intime et plus propice à une vraie rencontre, un John Surman, goguenard, un Barre Philipps aux allures de freak californien un rien sarcastique, et Stu Martin, dont la crinière léonine annonçait déjà cette manière tout à la fois hirsute et solaire qu’il avait de faire de faire sonner une batterie aux fûts accordés très haut, c’était comme si trois grands frères m’invitaient à les rejoindre. Et puis il y eut la musique, ces volutes, ces emportements, ces débordements constamment tramés par une espèce de fond mélodique qui parlait à mes penchants pour le folk.
Je ne m’en suis jamais tout à fait remis et ce deuxième concert de jazz qui fut pour moi “Le Premier” est resté une référence qui a embarrassé, beaucoup plus tard, mes deux rencontres de journaliste avec John Surman. Je lui parlais de ses années “Trio” (cinq ans tout au plus), il me parlait de ses années ECM, quatre décennie articulée autour d’une abondante œuvre solo (avec synthétiseur, séquenceur, boucles, bourdons…) qui débute en 1979 avec la parution d’“Upon Reflection”, mais dont on ira chercher les sources sur son premier album solo, “Westering Home” (1972) et même au-delà, car bien des caractéristiques de son univers sont déjà décelables sur les faces du Trio. Mais rapidement, il avait ressenti le besoin de s’affranchir du “bougla bougla” post-coltranien pour aller vers plus de mélodie et d’espace. Ce long préambule pour dire que je ne suis pas le mieux placé pour rendre compte de ce que j’ai entendu hier et que, seul blogueur de ce site à être présent au Châtelet, je préfère d’emblée donner à voir “d’où je parle” comme on disait à l’époque du Trio. Et ce lieu d’où je parle, je n’ai trouvé personne hier, à la sortie du concert, pour en partager le souvenir. C’est dire si je suis à côté de la plaque…
Et voici donc John Surman qui entre, toujours aussi goguenard, bon camarade, réjoui… Comment ne le serait-il pas devant une telle salle plutôt bien remplie alors qu’en face, le théâtre de la Ville affiche son seul concert de jazz de l’année, avec l’orchestre Chico O’Farrill ? Le baryton d’abord. Claude Carrière (Le Spécialiste de Duke Ellington) pensera à Harry Carney, toujours une idole pour Surman (qui lui rendra hommage avec cordes tout à l’heure). Moi, je pense aux folk clubs anglais des années 1960 où j’imagine Surman allant écouter Martin Carthy chanter Sovay ou Anne Briggs chanter Reynardine. À tort, car retrouvant dans mon ordinateur le relevé d’une interview que j’avais faite en 1997 au moment de la parution de son duo avec John Taylor à l’orgue “Proverbs and Songs”, il me revient qu’il n’avait pas réagi à mes sollicitations, me faisant comprendre qu’il avait été nourri aux mêmes sources que les revivalistes des sixties : « Tout ce que l’on peut entendre de folklorique dans ma musique depuis un certain nombre d’années vient de ce que j’ai entendu dans mon enfance. On n’oublie jamais la musique dans laquelle on a grandi. J’ai grandi avec Beethoven les chants populaires. Ma première grande expérience musicale a été la Passion selon St Matthieu de Bach. Dans ma ville de Plymouth, il n’y avait pas beaucoup de musique vivante. Peu d’orchestres venaient jusque là. Lorsque j’ai eu seize ans, finalement l’orchestre de Basie est passé à Plymouth. J’étais si excité que je n’ai pas dormi pendant trois jours. Parce qu’à cette époque je m’intéressais au jazz. C’était le début de la fin. Après j’ai été perdu définitivement dans le jazz. Mais auparavant, je chantais à l’école des chants populaires anglais [je notais en marge de mon relevé : “Surman s’accompagne d’un geste du bras comme pour souligner les répétitions de notes – do do mi sol sol sol la sol do do si ré sol – qui sont autant inhérentes aux musiques traditionnelles des Iles britanniques et qui font l’objet de “négociation” – ornements, mordants, grace notes, shakes… – qu’elles sont inhérentes au phrasé de John Surman, quelque chose qui pourrait venir d’un disque de Martin Carthy, d’un collectage de sean nos, la complainte irlandaise, ou du chant liturgique anglican”]. J’ai commencé à faire de la musique dans une chorale d’église. Ma première expérience musicale a été de chanter. Lorsque j’étais à l’école au début des années 50, il n’y avait pas d’instrument mais juste de vieux livres de folk songs, l’instituteur au piano. Pour moi chanter est une belle chose. C’est une partie de moi. Ce son est quelque part dans cette grande mixture qui m’a imprégné. Mais je n’ai pas décidé un jour: “je vais utiliser ces mélodies folk”. Il y a eu un moment dans ma carrière où je ne pouvais plus continuer à copier John Coltrane. On allait dans le mur. En écoutant d’autres choses que j’avais faites, je me suis dit, ça c’est moi. Ouvrons la porte sur moi-même au lieu de juste suivre le jazz traditionnel. »
Revenons au Châtelet, hier soir, où, dès cette première improvisation au baryton, tout est dit : le chant choral anglican, le chant traditionnel les notes répétées que lui n’ornemente pas, mais répète sèchement pourrait-on dire, si ce n’était pas l’occasion de faire chanter la note et cette belle sonorité qui est la sienne sur le baryton, ces répétitions donnant à son propos quelque chose de l’incantation du prêcheur en chaire (quoique j’ignore si l’on montait en chaire dans les églises anglicanes), sans oublier Bach dont le saxophone se conforme souvent à l’horlogerie minutieuse de l’art de la fugue et assume son inexorabilité en usant du souffle continu, une geste naturel chez lui qui lui procure le souffle long d’un tuyau d’orgue, d’un violoncelle ou d’une cornemuse. Puis il s’empare de la clarinette basse et lance une boucle de synthétiseur qui ouvrait son premier disque ECM “Upon Reflection” sur le morceau éponynme.
Ensuite entreront les membres du Trans4formation String Quartet et le contrebassiste Chris Laurence pour une série de pièces donnant plus lieu à des développements concertants qu’à de simples nappes d’accompagnement. Musique de chambre nourrie à une multitude de sources néo-classiques du XXe siècle et où Surman est constamment renvoyé de la partition (interprétée avec l’impatience gestuelle de l’improvisateur) à l’improvisation obligée, quasiment dans la tradition de la cadence.
Surman revient après l’entracte avec la chanteuse Karin Krog qui se livre à un étonnant jeu de question-réponse entre la voix transformée électroniquement en une sorte de babil collectif et la clarinette basse, puis tous deux interprètant, accompagnés par Jack DeJohnette au piano, deux de ces standards qui ne proviennent pas vraiment de l’American Songbook, In A Sentimental Mood de Duke Ellington et Hi-fly de Randy Weston qu’elle enregistra autrefois avec Archie Shepp. Moment fragile et émouvant que de voir ces vieux amis (ils enregistrèrent ensemble dès 1969, au sein de Downbeat Polls Winners in Europe) se retrouver sur ce langage commun du jazz, Karin Krog jouant de cette fragilité (élégante silhouette de 80 ans l’an prochain) avec cette grâce de ceux qui savent jouer avec leurs moyens du moment en s’appuyant sur une musicalité, fruit de l’expérience et du travail. Je garde en mémoire son placement et son phrasé sur In A Sentimental Mood, modèle d’appropriation d’un thème si fréquenté qu’il est devenu difficile de s’y trouver une place à soi.
Karin Krog quittant la scène, Jack DeJohnette s’installe à la batterie pour entraîner son comparse dans une improvisation à bride abattue. Revoilà le Surman du Trio et des duos avec Stu Martin, ou plus simplement du duo avec Jack DeJohnette (“Invisible Nature” enregistré en 2002). Revoilà les volutes et les débordements encouragés par un DeJohnette – grande silhouette de basketteur lorsqu’il s’installe derrière les fûts du haut de ses 74 ans, 2 de plus que Surman – qui semble impatient de se dégourdir les jambes après son survol de l’Atlantique. Et revoilà donc le bougla bougla post-coltranien, dont je peux ici comprendre que le saxophoniste ait voulu s’en défaire. En dépit d’un jeu de grosse caisse très musical (qui m’a fait me demander d’abord s’il n’y avait pas quelque contrebasse cachée, puis quelque programme électronique, avant de m’apercevoir que tout venait du pied de grosse caisse), jeu de grosse caisse dont il me semble retrouver l’origine sur Mysterium et Rising Tide de l’album précité, en dépit donc de cette grosse caisse, j’ai trouvé que cela respirait et dialoguait bien peu. Je me suis surpris à espérer Pierre Favre (batteur d’un projet avorté de reformation du Trio après la mort de Stu Martin) puis à regretter plus simplement le DeJohnette de “Invisible Nature”.
Encore une pièce plus groovy provenant du même disque, Underground Movement, puis John Surman annonce le final, pour lequel il souhaite réunir tout le monde sur le plateau. C’est alors qu’entre en scène, dans une lente procession, Karin Krog chantant un traditionnel de son pays, la Norvège, suivie du quatuor l’assistant d’un délicat bourdon rythmique. Moment magique ! Alors que chacun a retrouvé son pupitre, le morceau se poursuit dans une espèce d’à peu près chambriste convivial et charmant qui, témoignant de la souplesse de l’adaptabilité du quatuor, achève de séduire un public déjà conquis.
Explosion d’applaudissements et d’acclamations, rappels frénétiques auquel John Surman répond, amical, fraternel. Il propose au public de chanter en tenant une note bourdon, se lance dans une espèce de marche ou gigue, qui tourne au hornpipe – et le public se met à claquer dans ses mains –, puis un reel du répertoire irlandais, ornementant à la façon traditionnelle comme je ne l’avais jamais entendu faire, sur un tempo déraisonnable. On va bientôt faire tourner les serviettes et je résiste un peu à la ferveur collective, me faisant une idée un peu différente de la musique irlandaise, celle que j’ai entendue dans les pubs de Galway, Ennistymon ou Knocknagree, comme celle que John Surman nous fait entendre notamment de façon allusive lorsqu’il évoque la gigue dans Caithness of Kerry sur “Upon Reflection”. Mais le bonheur du public au sortir de la salle me donne tort tout comme l’énergie généreuse que le héros du soir a mis dans cette dernière suite irlandaise, nous faisant signe que ses lèvres ont trop donné ce soir pour se livrer à un second rappel. Il y a là quelque chose du John Surman entendu il y a quarante six à la Salle Gémier. Il ne lui manquait que le pantalon à carreaux* de la photo parue dans Bref 1970 et qui m’avait mis l’eau à la bouche. • Franck Bergerot
*L’aura-t-il retrouvé pour son concert du 6 novembre à la cathédrale Saint-Cyr et Sainte-Julie de Nevers, dans le cadre de D’Jazz Nevers. Il y aura en tout cas retrouvé l’acoustique liturgique de ses débuts musicaux.|Hier 8 octobre, déjà célébré au théâtre du Châtelet en début d’année pour son prix Bobby Jaspar (prix du jazz européen), John Surman se retrouvait sur cette même scène pour un de ces grands concerts aux allures de rétrospective dont le programmateur François Lacharme a le secret avec les artistes dont les œuvres lui inspirent quelque “affinintimité”.
Rétrospective ? Donc souvenir. Je me souviens, de la pile de Bref, la revue du TNP de Jean Vilar à laquelle mes parents étaient abonnés et que les moments d’ennui adolescent me donnaient maintes occasions de feuilleter. Un beau jour, je tombai sur une photo d’un grand dadais moustachu, à lunettes (c’est curieux, je lui mets des lunettes alors que je ne lui en ai rarement vues par la suite qu’à partir d’un certain âge), coiffé à la Jeanne d’Arc, s’époumonant dans un saxophone baryton. Sont-ce les tubulures de cet énorme saxophone ou son pantalon à carreaux qui me décidèrent à me rendre le 16 mars 1970 à salle Gémier du Palais de Chaillot pour écouter The Trio (John Surman, Barre Phillips et Stu Martin), alors formation phare de la scène européenne ? Je l’ignore encore.
Les pages de Bref feuilletées m’avaient déjà incité à aller écouter le big band de Kenny Clarke et Francy Bolland le 29 octobre 1969. Vu et entendu du fond de la grande salle du TNP, au milieu d’un public de connaisseurs, ce premier concert de jazz avait été à la fois très exaltant et tout aussi intimidant pour le jeune homme de 16 ans que j’étais, alors très indécis quant à ses goûts musicaux entre les propositions d’un entourage lycéen porté plutôt sur le rock et le folk, mais je me souviens encore d’un solo de Johnny Griffin dont j’apprendrais plus tard que l’on appelle ça un “stop chorus” (lorsque l’orchestre se tait pour laisser le soliste seul avec lui-même) et que le contrebassiste s’appelait Jimmy Woode (dont je connaissais déjà le nom pour l’avoir lu sur la pochette de “Newport 1958” de Duke Ellington, album dont je connaissais par cœur Primba Bara Dubla, duo de baryton entre Harry Carney et Gerry Mulligan qui tendrait à privilégier la thèse du baryon plutôt que celle du pantalon à carreaux).
Mais lorsque, quelques mois plus tard, je vis débarquer sur la scène de la salle Gémier, plus intime et plus propice à une vraie rencontre, un John Surman, goguenard, un Barre Philipps aux allures de freak californien un rien sarcastique, et Stu Martin, dont la crinière léonine annonçait déjà cette manière tout à la fois hirsute et solaire qu’il avait de faire de faire sonner une batterie aux fûts accordés très haut, c’était comme si trois grands frères m’invitaient à les rejoindre. Et puis il y eut la musique, ces volutes, ces emportements, ces débordements constamment tramés par une espèce de fond mélodique qui parlait à mes penchants pour le folk.
Je ne m’en suis jamais tout à fait remis et ce deuxième concert de jazz qui fut pour moi “Le Premier” est resté une référence qui a embarrassé, beaucoup plus tard, mes deux rencontres de journaliste avec John Surman. Je lui parlais de ses années “Trio” (cinq ans tout au plus), il me parlait de ses années ECM, quatre décennie articulée autour d’une abondante œuvre solo (avec synthétiseur, séquenceur, boucles, bourdons…) qui débute en 1979 avec la parution d’“Upon Reflection”, mais dont on ira chercher les sources sur son premier album solo, “Westering Home” (1972) et même au-delà, car bien des caractéristiques de son univers sont déjà décelables sur les faces du Trio. Mais rapidement, il avait ressenti le besoin de s’affranchir du “bougla bougla” post-coltranien pour aller vers plus de mélodie et d’espace. Ce long préambule pour dire que je ne suis pas le mieux placé pour rendre compte de ce que j’ai entendu hier et que, seul blogueur de ce site à être présent au Châtelet, je préfère d’emblée donner à voir “d’où je parle” comme on disait à l’époque du Trio. Et ce lieu d’où je parle, je n’ai trouvé personne hier, à la sortie du concert, pour en partager le souvenir. C’est dire si je suis à côté de la plaque…
Et voici donc John Surman qui entre, toujours aussi goguenard, bon camarade, réjoui… Comment ne le serait-il pas devant une telle salle plutôt bien remplie alors qu’en face, le théâtre de la Ville affiche son seul concert de jazz de l’année, avec l’orchestre Chico O’Farrill ? Le baryton d’abord. Claude Carrière (Le Spécialiste de Duke Ellington) pensera à Harry Carney, toujours une idole pour Surman (qui lui rendra hommage avec cordes tout à l’heure). Moi, je pense aux folk clubs anglais des années 1960 où j’imagine Surman allant écouter Martin Carthy chanter Sovay ou Anne Briggs chanter Reynardine. À tort, car retrouvant dans mon ordinateur le relevé d’une interview que j’avais faite en 1997 au moment de la parution de son duo avec John Taylor à l’orgue “Proverbs and Songs”, il me revient qu’il n’avait pas réagi à mes sollicitations, me faisant comprendre qu’il avait été nourri aux mêmes sources que les revivalistes des sixties : « Tout ce que l’on peut entendre de folklorique dans ma musique depuis un certain nombre d’années vient de ce que j’ai entendu dans mon enfance. On n’oublie jamais la musique dans laquelle on a grandi. J’ai grandi avec Beethoven les chants populaires. Ma première grande expérience musicale a été la Passion selon St Matthieu de Bach. Dans ma ville de Plymouth, il n’y avait pas beaucoup de musique vivante. Peu d’orchestres venaient jusque là. Lorsque j’ai eu seize ans, finalement l’orchestre de Basie est passé à Plymouth. J’étais si excité que je n’ai pas dormi pendant trois jours. Parce qu’à cette époque je m’intéressais au jazz. C’était le début de la fin. Après j’ai été perdu définitivement dans le jazz. Mais auparavant, je chantais à l’école des chants populaires anglais [je notais en marge de mon relevé : “Surman s’accompagne d’un geste du bras comme pour souligner les répétitions de notes – do do mi sol sol sol la sol do do si ré sol – qui sont autant inhérentes aux musiques traditionnelles des Iles britanniques et qui font l’objet de “négociation” – ornements, mordants, grace notes, shakes… – qu’elles sont inhérentes au phrasé de John Surman, quelque chose qui pourrait venir d’un disque de Martin Carthy, d’un collectage de sean nos, la complainte irlandaise, ou du chant liturgique anglican”]. J’ai commencé à faire de la musique dans une chorale d’église. Ma première expérience musicale a été de chanter. Lorsque j’étais à l’école au début des années 50, il n’y avait pas d’instrument mais juste de vieux livres de folk songs, l’instituteur au piano. Pour moi chanter est une belle chose. C’est une partie de moi. Ce son est quelque part dans cette grande mixture qui m’a imprégné. Mais je n’ai pas décidé un jour: “je vais utiliser ces mélodies folk”. Il y a eu un moment dans ma carrière où je ne pouvais plus continuer à copier John Coltrane. On allait dans le mur. En écoutant d’autres choses que j’avais faites, je me suis dit, ça c’est moi. Ouvrons la porte sur moi-même au lieu de juste suivre le jazz traditionnel. »
Revenons au Châtelet, hier soir, où, dès cette première improvisation au baryton, tout est dit : le chant choral anglican, le chant traditionnel les notes répétées que lui n’ornemente pas, mais répète sèchement pourrait-on dire, si ce n’était pas l’occasion de faire chanter la note et cette belle sonorité qui est la sienne sur le baryton, ces répétitions donnant à son propos quelque chose de l’incantation du prêcheur en chaire (quoique j’ignore si l’on montait en chaire dans les églises anglicanes), sans oublier Bach dont le saxophone se conforme souvent à l’horlogerie minutieuse de l’art de la fugue et assume son inexorabilité en usant du souffle continu, une geste naturel chez lui qui lui procure le souffle long d’un tuyau d’orgue, d’un violoncelle ou d’une cornemuse. Puis il s’empare de la clarinette basse et lance une boucle de synthétiseur qui ouvrait son premier disque ECM “Upon Reflection” sur le morceau éponynme.
Ensuite entreront les membres du Trans4formation String Quartet et le contrebassiste Chris Laurence pour une série de pièces donnant plus lieu à des développements concertants qu’à de simples nappes d’accompagnement. Musique de chambre nourrie à une multitude de sources néo-classiques du XXe siècle et où Surman est constamment renvoyé de la partition (interprétée avec l’impatience gestuelle de l’improvisateur) à l’improvisation obligée, quasiment dans la tradition de la cadence.
Surman revient après l’entracte avec la chanteuse Karin Krog qui se livre à un étonnant jeu de question-réponse entre la voix transformée électroniquement en une sorte de babil collectif et la clarinette basse, puis tous deux interprètant, accompagnés par Jack DeJohnette au piano, deux de ces standards qui ne proviennent pas vraiment de l’American Songbook, In A Sentimental Mood de Duke Ellington et Hi-fly de Randy Weston qu’elle enregistra autrefois avec Archie Shepp. Moment fragile et émouvant que de voir ces vieux amis (ils enregistrèrent ensemble dès 1969, au sein de Downbeat Polls Winners in Europe) se retrouver sur ce langage commun du jazz, Karin Krog jouant de cette fragilité (élégante silhouette de 80 ans l’an prochain) avec cette grâce de ceux qui savent jouer avec leurs moyens du moment en s’appuyant sur une musicalité, fruit de l’expérience et du travail. Je garde en mémoire son placement et son phrasé sur In A Sentimental Mood, modèle d’appropriation d’un thème si fréquenté qu’il est devenu difficile de s’y trouver une place à soi.
Karin Krog quittant la scène, Jack DeJohnette s’installe à la batterie pour entraîner son comparse dans une improvisation à bride abattue. Revoilà le Surman du Trio et des duos avec Stu Martin, ou plus simplement du duo avec Jack DeJohnette (“Invisible Nature” enregistré en 2002). Revoilà les volutes et les débordements encouragés par un DeJohnette – grande silhouette de basketteur lorsqu’il s’installe derrière les fûts du haut de ses 74 ans, 2 de plus que Surman – qui semble impatient de se dégourdir les jambes après son survol de l’Atlantique. Et revoilà donc le bougla bougla post-coltranien, dont je peux ici comprendre que le saxophoniste ait voulu s’en défaire. En dépit d’un jeu de grosse caisse très musical (qui m’a fait me demander d’abord s’il n’y avait pas quelque contrebasse cachée, puis quelque programme électronique, avant de m’apercevoir que tout venait du pied de grosse caisse), jeu de grosse caisse dont il me semble retrouver l’origine sur Mysterium et Rising Tide de l’album précité, en dépit donc de cette grosse caisse, j’ai trouvé que cela respirait et dialoguait bien peu. Je me suis surpris à espérer Pierre Favre (batteur d’un projet avorté de reformation du Trio après la mort de Stu Martin) puis à regretter plus simplement le DeJohnette de “Invisible Nature”.
Encore une pièce plus groovy provenant du même disque, Underground Movement, puis John Surman annonce le final, pour lequel il souhaite réunir tout le monde sur le plateau. C’est alors qu’entre en scène, dans une lente procession, Karin Krog chantant un traditionnel de son pays, la Norvège, suivie du quatuor l’assistant d’un délicat bourdon rythmique. Moment magique ! Alors que chacun a retrouvé son pupitre, le morceau se poursuit dans une espèce d’à peu près chambriste convivial et charmant qui, témoignant de la souplesse de l’adaptabilité du quatuor, achève de séduire un public déjà conquis.
Explosion d’applaudissements et d’acclamations, rappels frénétiques auquel John Surman répond, amical, fraternel. Il propose au public de chanter en tenant une note bourdon, se lance dans une espèce de marche ou gigue, qui tourne au hornpipe – et le public se met à claquer dans ses mains –, puis un reel du répertoire irlandais, ornementant à la façon traditionnelle comme je ne l’avais jamais entendu faire, sur un tempo déraisonnable. On va bientôt faire tourner les serviettes et je résiste un peu à la ferveur collective, me faisant une idée un peu différente de la musique irlandaise, celle que j’ai entendue dans les pubs de Galway, Ennistymon ou Knocknagree, comme celle que John Surman nous fait entendre notamment de façon allusive lorsqu’il évoque la gigue dans Caithness of Kerry sur “Upon Reflection”. Mais le bonheur du public au sortir de la salle me donne tort tout comme l’énergie généreuse que le héros du soir a mis dans cette dernière suite irlandaise, nous faisant signe que ses lèvres ont trop donné ce soir pour se livrer à un second rappel. Il y a là quelque chose du John Surman entendu il y a quarante six à la Salle Gémier. Il ne lui manquait que le pantalon à carreaux* de la photo parue dans Bref 1970 et qui m’avait mis l’eau à la bouche. • Franck Bergerot
*L’aura-t-il retrouvé pour son concert du 6 novembre à la cathédrale Saint-Cyr et Sainte-Julie de Nevers, dans le cadre de D’Jazz Nevers. Il y aura en tout cas retrouvé l’acoustique liturgique de ses débuts musicaux.