Guy Le Querrec en Bretagne… c’est le même que celui du jazz ?
C’est la question qui fut posée à Jean-François Rospape, directeur de la galerie L’Imagerie à Lannion, à l’annonce de l’exposition photographique Guy Le Querrec en Bretagne sous-titrée Sonneur d’image selon le titre suggéré par le photographe…
Sous différentes formulations, la question s’est reposée à Lorient et à Brest, les deux autres villes d’accueil de cette exposition éclatée aux trois des quatre points cardinaux bretons. Une question que les lecteurs de Jazz Magazine doivent aussi poser à mon sujet lorsqu’ils découvrent, dans ces pages, mes comptes rendus sur la scène bretonne, qu’elle soit jazz ou trad (en Bretagne, les deux scènes ont, de longue date, pris goût à se rouler quelques pelles… voire plus). Et bien que n’étant pas breton de souche, c’est tout à la fois par solidarité et par empathie pour le travail de Guy Le Querrec (dont, en outre, la renommée se confond avec l’histoire de Jazzmag) qu’hier matin, 15 octobre, j’ai quitté le Reims Jazz Festival à l’aube pour sauter dans un autre TGV en gare de Montparnasse, puis un TER qui m’a déposé à Lannion. (Ah ! nos braves TER que Macron n’a pas encore réussi à tous remplacer par les archaïques autocars.)
À Lannion (où l’on arrive par une voie ferrée monorail, tant et si bien que l’on pourrait imaginer n’en jamais repartir), cherchant la rue Jean Savidan que plusieurs personnes interrogées ne semblent pas connaître, un œil bleu inquisiteur me répond, la pointe d’un parapluie tendue dans la bonne direction : « Ne chercheriez-vous pas L’Imagerie ? Vous ne pouvez pas vous tromper, c’est par là… tout droit sur le trottoir de gauche. ». Cent mètres plus loin, Jean-François Rospape m’ouvre la porte de sa galerie, un espace à couper le souffle : une ancienne quincaillerie industrielle d’où tout le bric-à-brac se serait évaporé et où rien ne vient distraire l’œil – hors des œuvres exposées – que le blanc des murs et les ombres portées par la distribution murale. Un ample recul digne des grands tirages réalisés par Sten Lena (Bretagne oblige, Guy Le Querrec a fait faux bond à ses habitudes parisiennes), un éclairage dont il n’y a rien à dire, ce qui est bien le meilleur compliment que l’on puisse faire à un éclairage d’exposition… plus une sélection et une installation imaginée par l’hôte des lieux, avec un œil de monteur, soit un sens de la narration que dicte l’art de Le Querrec.
Dans une conférence de presse informelle donnée avant l’ouverture de la galerie pour vernissage, le photographe raconte combien Jean-François Rospape a su défendre son choix pour sa galerie lors de la répartition des photos entre les trois lieux impliqués : au Lieu de Lorient, le monde du travail ; au Quartz de Brest, l’humain et à L’imagerie, l’insolite. L’insolite, voilà Guy, un thème qui englobe tout : l’humain et tout ce qui en relève, travail et repos, fêtes et luttes, joies et douleurs, drame et burlesque, amour et adversité, enfance et vieillesse… le tout non pas observé, mais vu au moment qu’il est “déclenché”, le fameux “instant décisif” qui saisit l’humain “en l’air”, “en “déséquilibre”, dans l’évidence de l’éblouissement, de l’inquiétude, de l’effort, du désarroi, du geste, tel le désormais fameux artichaud jeté par le cueilleur dans sa hotte et qui, depuis le déclenchement de Le Querrec, le samedi 2 juin 1973 (Guy est attaché à cette précision de la datation), est resté suspendu dans l’espace comme est fixé, depuis, sur l’émulsion photographique, ce geste du cueilleur pourtant répété mille fois ce jour-là.
C’est encore ce cliché d’un concours de labour, qui ne serait qu’un beau témoignage journalistique s’il n’y avait pas là, traversant la scène deux jeunes hommes en costume traditionnel traversant le champ d’un même pas pressé, saisi au moment où, le vent s’étant subitement levé, ils portent d’un même geste la main à leur chapeau. Mais où vont-ils donc ?
Ce camion et sa remorque, tous deux chargés de centaines de poulets encagés pour l’abattoir et, entre leurs énormes roues, un petit poulet évadé et désespérément perdu… Soit une “photo jazz” comme aime le dire Le Querrec, par son exactitude dans le rapport au tempo, par son sens du réflexe et de l’improvisation, par cette capacité à saisir le hasard, à transgresser tel beau cadrage, telle belle distribution de l’espace, tel superbe jeu de contrastes que primerait l’Académie mais où il sait introduire l’insolite, le grain de sable, l’irrégularité de la vie, tout comme Miles Davis soupirant « trop, commun ! trop commun ! » (sur le récent volume de la “Bootleg Series” chroniqué dans notre prochain numéro) après avoir suggéré un groove parfaitement symétrique au contrebassiste Ron Carter. Il y a encore ce sens de l’escamotage (ces personnages dont il manque les têtes), du cadavre exquis (ces têtes des uns sur les corps des autres), ces effets de miroirs, ces calembours visuels, ces glissements de sens qui ont leur équivalent chez les jazzmen dans leur façon de travestir l’harmonie, démarquer la mélodie, jouer de l’illusion rythmique en temps réel. Plus cette malice et ce refus de toute dramatisation du drame de l’existence (il se suffit bien à lui-même) qui me rappelle la belle expression de Farah Jasmine Griffin dans son livre In Search of Billie Holiday, If You Can’t Be Free, Be a Mystery : « cette beauté née de la peine et de la joie d’être noire aux Etats-Unis. » Et donc, oui, ce Guy Le Querrec, c’est le même que celui du jazz.
Mais tandis que les portes s’ouvrent à la foule se pressant pour le vernissage, je m’évade vers mon monorail dont, par une perspicacité un peu lente, j’ai réalisé qu’il ne roulait pas à sens unique, et qui m’entraîne comme guidé par une lune incandescente et si grosse que l’on se demande si le soleil n’est pas en train de s’abimer dans les eaux de la baie de Saint-Brieuc où de très amicales obligations m’attendent.
On pourrait s’étonner de me voir déserter si précipitamment cette exposition, pour laquelle je me suis mis en route de si bon matin, au moment où son vernissage commence. Je m’en étonne moi-même mais ne le regretterai pas lorsque je verrai mes deux hôtes feuilleter les pages du catalogue Guy Le Querrec en Bretagne et, tout particulièrement mon hôtesse, brillante khâgneuse, professeure de littérature passionnée, s’extasier à sa manière, devant une Bretagne qu’elle a connue dans les années 1970, à l’heure du remembrement, de la marée noire, lorsque la tracteur tirant encore une charrue archaïque côtoyait le bœuf de trait, lorsque le costume traditionnel et le pantalon de travail en coutil alternaient avec les couleurs criardes du pat d’éph, et lorsque, désertant la longère, les plus fortunés commencèrent à investir le bourg d’une architecture que l’on qualifiera pudiquement de néo-bretonne mais qui avait l’avantage de l’eau courante, des W.C., d’une relative isolation, bientôt du tout à l’égoût.
Mon hôtesse identifiera au premier coup d’œil le marché du cadran de Guerlesquin à la gravité des visages assistant à la vente aux bestiaux, reconnaitra le camping de Loquirec où elle participa à quelques chahuts, se souviendra de ce désœuvrement adolescent que l’on venait conjurer sur ces plages tout en se protégeant du vent à l’abri des voitures, cherchera quelques visages familiers au passage d’une manifestation contre la loi Debré de 1973 et s’exclamera, au spectacle d’une noce, de ses préparatifs, de son cortège, de son banquet… « Mais cette mariée, c’est tout moi ! C’était exactement comme ça ! »
Aussi le lecteur de Jazzmag.com m’excusera-t-il de l’avoir entraîné si loin du jazz. À moins, s’il ne l’a déjà vu à l’Estran de Guidel où il fut créé ou à l’Atlantique Jazz Festival de Brest où il fut donné la semaine dernière, que je ne lui ai donné l’envie d’aller voir le photo-concert Regard de Breizh de Christophe Rocher et son petit big band brestois Nautilis, sur les photos de Guy Le Querrec, le 10 novembre au D’jazz Nevers Festival. • Franck Bergerot
Triple exposition jusqu’au 7 janvier, Lorient (Le Lieu), Brest (Le Quartz), Lannion (L’Imagerie).
Guy Le Querrec en Bretagne (Sonneur d’image), Les Editions de Juillet , 358 p., 45 € (Préface de Michel Lebris).
Aperçu sur le Kub Web Media |C’est la question qui fut posée à Jean-François Rospape, directeur de la galerie L’Imagerie à Lannion, à l’annonce de l’exposition photographique Guy Le Querrec en Bretagne sous-titrée Sonneur d’image selon le titre suggéré par le photographe…
Sous différentes formulations, la question s’est reposée à Lorient et à Brest, les deux autres villes d’accueil de cette exposition éclatée aux trois des quatre points cardinaux bretons. Une question que les lecteurs de Jazz Magazine doivent aussi poser à mon sujet lorsqu’ils découvrent, dans ces pages, mes comptes rendus sur la scène bretonne, qu’elle soit jazz ou trad (en Bretagne, les deux scènes ont, de longue date, pris goût à se rouler quelques pelles… voire plus). Et bien que n’étant pas breton de souche, c’est tout à la fois par solidarité et par empathie pour le travail de Guy Le Querrec (dont, en outre, la renommée se confond avec l’histoire de Jazzmag) qu’hier matin, 15 octobre, j’ai quitté le Reims Jazz Festival à l’aube pour sauter dans un autre TGV en gare de Montparnasse, puis un TER qui m’a déposé à Lannion. (Ah ! nos braves TER que Macron n’a pas encore réussi à tous remplacer par les archaïques autocars.)
À Lannion (où l’on arrive par une voie ferrée monorail, tant et si bien que l’on pourrait imaginer n’en jamais repartir), cherchant la rue Jean Savidan que plusieurs personnes interrogées ne semblent pas connaître, un œil bleu inquisiteur me répond, la pointe d’un parapluie tendue dans la bonne direction : « Ne chercheriez-vous pas L’Imagerie ? Vous ne pouvez pas vous tromper, c’est par là… tout droit sur le trottoir de gauche. ». Cent mètres plus loin, Jean-François Rospape m’ouvre la porte de sa galerie, un espace à couper le souffle : une ancienne quincaillerie industrielle d’où tout le bric-à-brac se serait évaporé et où rien ne vient distraire l’œil – hors des œuvres exposées – que le blanc des murs et les ombres portées par la distribution murale. Un ample recul digne des grands tirages réalisés par Sten Lena (Bretagne oblige, Guy Le Querrec a fait faux bond à ses habitudes parisiennes), un éclairage dont il n’y a rien à dire, ce qui est bien le meilleur compliment que l’on puisse faire à un éclairage d’exposition… plus une sélection et une installation imaginée par l’hôte des lieux, avec un œil de monteur, soit un sens de la narration que dicte l’art de Le Querrec.
Dans une conférence de presse informelle donnée avant l’ouverture de la galerie pour vernissage, le photographe raconte combien Jean-François Rospape a su défendre son choix pour sa galerie lors de la répartition des photos entre les trois lieux impliqués : au Lieu de Lorient, le monde du travail ; au Quartz de Brest, l’humain et à L’imagerie, l’insolite. L’insolite, voilà Guy, un thème qui englobe tout : l’humain et tout ce qui en relève, travail et repos, fêtes et luttes, joies et douleurs, drame et burlesque, amour et adversité, enfance et vieillesse… le tout non pas observé, mais vu au moment qu’il est “déclenché”, le fameux “instant décisif” qui saisit l’humain “en l’air”, “en “déséquilibre”, dans l’évidence de l’éblouissement, de l’inquiétude, de l’effort, du désarroi, du geste, tel le désormais fameux artichaud jeté par le cueilleur dans sa hotte et qui, depuis le déclenchement de Le Querrec, le samedi 2 juin 1973 (Guy est attaché à cette précision de la datation), est resté suspendu dans l’espace comme est fixé, depuis, sur l’émulsion photographique, ce geste du cueilleur pourtant répété mille fois ce jour-là.
C’est encore ce cliché d’un concours de labour, qui ne serait qu’un beau témoignage journalistique s’il n’y avait pas là, traversant la scène deux jeunes hommes en costume traditionnel traversant le champ d’un même pas pressé, saisi au moment où, le vent s’étant subitement levé, ils portent d’un même geste la main à leur chapeau. Mais où vont-ils donc ?
Ce camion et sa remorque, tous deux chargés de centaines de poulets encagés pour l’abattoir et, entre leurs énormes roues, un petit poulet évadé et désespérément perdu… Soit une “photo jazz” comme aime le dire Le Querrec, par son exactitude dans le rapport au tempo, par son sens du réflexe et de l’improvisation, par cette capacité à saisir le hasard, à transgresser tel beau cadrage, telle belle distribution de l’espace, tel superbe jeu de contrastes que primerait l’Académie mais où il sait introduire l’insolite, le grain de sable, l’irrégularité de la vie, tout comme Miles Davis soupirant « trop, commun ! trop commun ! » (sur le récent volume de la “Bootleg Series” chroniqué dans notre prochain numéro) après avoir suggéré un groove parfaitement symétrique au contrebassiste Ron Carter. Il y a encore ce sens de l’escamotage (ces personnages dont il manque les têtes), du cadavre exquis (ces têtes des uns sur les corps des autres), ces effets de miroirs, ces calembours visuels, ces glissements de sens qui ont leur équivalent chez les jazzmen dans leur façon de travestir l’harmonie, démarquer la mélodie, jouer de l’illusion rythmique en temps réel. Plus cette malice et ce refus de toute dramatisation du drame de l’existence (il se suffit bien à lui-même) qui me rappelle la belle expression de Farah Jasmine Griffin dans son livre In Search of Billie Holiday, If You Can’t Be Free, Be a Mystery : « cette beauté née de la peine et de la joie d’être noire aux Etats-Unis. » Et donc, oui, ce Guy Le Querrec, c’est le même que celui du jazz.
Mais tandis que les portes s’ouvrent à la foule se pressant pour le vernissage, je m’évade vers mon monorail dont, par une perspicacité un peu lente, j’ai réalisé qu’il ne roulait pas à sens unique, et qui m’entraîne comme guidé par une lune incandescente et si grosse que l’on se demande si le soleil n’est pas en train de s’abimer dans les eaux de la baie de Saint-Brieuc où de très amicales obligations m’attendent.
On pourrait s’étonner de me voir déserter si précipitamment cette exposition, pour laquelle je me suis mis en route de si bon matin, au moment où son vernissage commence. Je m’en étonne moi-même mais ne le regretterai pas lorsque je verrai mes deux hôtes feuilleter les pages du catalogue Guy Le Querrec en Bretagne et, tout particulièrement mon hôtesse, brillante khâgneuse, professeure de littérature passionnée, s’extasier à sa manière, devant une Bretagne qu’elle a connue dans les années 1970, à l’heure du remembrement, de la marée noire, lorsque la tracteur tirant encore une charrue archaïque côtoyait le bœuf de trait, lorsque le costume traditionnel et le pantalon de travail en coutil alternaient avec les couleurs criardes du pat d’éph, et lorsque, désertant la longère, les plus fortunés commencèrent à investir le bourg d’une architecture que l’on qualifiera pudiquement de néo-bretonne mais qui avait l’avantage de l’eau courante, des W.C., d’une relative isolation, bientôt du tout à l’égoût.
Mon hôtesse identifiera au premier coup d’œil le marché du cadran de Guerlesquin à la gravité des visages assistant à la vente aux bestiaux, reconnaitra le camping de Loquirec où elle participa à quelques chahuts, se souviendra de ce désœuvrement adolescent que l’on venait conjurer sur ces plages tout en se protégeant du vent à l’abri des voitures, cherchera quelques visages familiers au passage d’une manifestation contre la loi Debré de 1973 et s’exclamera, au spectacle d’une noce, de ses préparatifs, de son cortège, de son banquet… « Mais cette mariée, c’est tout moi ! C’était exactement comme ça ! »
Aussi le lecteur de Jazzmag.com m’excusera-t-il de l’avoir entraîné si loin du jazz. À moins, s’il ne l’a déjà vu à l’Estran de Guidel où il fut créé ou à l’Atlantique Jazz Festival de Brest où il fut donné la semaine dernière, que je ne lui ai donné l’envie d’aller voir le photo-concert Regard de Breizh de Christophe Rocher et son petit big band brestois Nautilis, sur les photos de Guy Le Querrec, le 10 novembre au D’jazz Nevers Festival. • Franck Bergerot
Triple exposition jusqu’au 7 janvier, Lorient (Le Lieu), Brest (Le Quartz), Lannion (L’Imagerie).
Guy Le Querrec en Bretagne (Sonneur d’image), Les Editions de Juillet , 358 p., 45 € (Préface de Michel Lebris).
Aperçu sur le Kub Web Media |C’est la question qui fut posée à Jean-François Rospape, directeur de la galerie L’Imagerie à Lannion, à l’annonce de l’exposition photographique Guy Le Querrec en Bretagne sous-titrée Sonneur d’image selon le titre suggéré par le photographe…
Sous différentes formulations, la question s’est reposée à Lorient et à Brest, les deux autres villes d’accueil de cette exposition éclatée aux trois des quatre points cardinaux bretons. Une question que les lecteurs de Jazz Magazine doivent aussi poser à mon sujet lorsqu’ils découvrent, dans ces pages, mes comptes rendus sur la scène bretonne, qu’elle soit jazz ou trad (en Bretagne, les deux scènes ont, de longue date, pris goût à se rouler quelques pelles… voire plus). Et bien que n’étant pas breton de souche, c’est tout à la fois par solidarité et par empathie pour le travail de Guy Le Querrec (dont, en outre, la renommée se confond avec l’histoire de Jazzmag) qu’hier matin, 15 octobre, j’ai quitté le Reims Jazz Festival à l’aube pour sauter dans un autre TGV en gare de Montparnasse, puis un TER qui m’a déposé à Lannion. (Ah ! nos braves TER que Macron n’a pas encore réussi à tous remplacer par les archaïques autocars.)
À Lannion (où l’on arrive par une voie ferrée monorail, tant et si bien que l’on pourrait imaginer n’en jamais repartir), cherchant la rue Jean Savidan que plusieurs personnes interrogées ne semblent pas connaître, un œil bleu inquisiteur me répond, la pointe d’un parapluie tendue dans la bonne direction : « Ne chercheriez-vous pas L’Imagerie ? Vous ne pouvez pas vous tromper, c’est par là… tout droit sur le trottoir de gauche. ». Cent mètres plus loin, Jean-François Rospape m’ouvre la porte de sa galerie, un espace à couper le souffle : une ancienne quincaillerie industrielle d’où tout le bric-à-brac se serait évaporé et où rien ne vient distraire l’œil – hors des œuvres exposées – que le blanc des murs et les ombres portées par la distribution murale. Un ample recul digne des grands tirages réalisés par Sten Lena (Bretagne oblige, Guy Le Querrec a fait faux bond à ses habitudes parisiennes), un éclairage dont il n’y a rien à dire, ce qui est bien le meilleur compliment que l’on puisse faire à un éclairage d’exposition… plus une sélection et une installation imaginée par l’hôte des lieux, avec un œil de monteur, soit un sens de la narration que dicte l’art de Le Querrec.
Dans une conférence de presse informelle donnée avant l’ouverture de la galerie pour vernissage, le photographe raconte combien Jean-François Rospape a su défendre son choix pour sa galerie lors de la répartition des photos entre les trois lieux impliqués : au Lieu de Lorient, le monde du travail ; au Quartz de Brest, l’humain et à L’imagerie, l’insolite. L’insolite, voilà Guy, un thème qui englobe tout : l’humain et tout ce qui en relève, travail et repos, fêtes et luttes, joies et douleurs, drame et burlesque, amour et adversité, enfance et vieillesse… le tout non pas observé, mais vu au moment qu’il est “déclenché”, le fameux “instant décisif” qui saisit l’humain “en l’air”, “en “déséquilibre”, dans l’évidence de l’éblouissement, de l’inquiétude, de l’effort, du désarroi, du geste, tel le désormais fameux artichaud jeté par le cueilleur dans sa hotte et qui, depuis le déclenchement de Le Querrec, le samedi 2 juin 1973 (Guy est attaché à cette précision de la datation), est resté suspendu dans l’espace comme est fixé, depuis, sur l’émulsion photographique, ce geste du cueilleur pourtant répété mille fois ce jour-là.
C’est encore ce cliché d’un concours de labour, qui ne serait qu’un beau témoignage journalistique s’il n’y avait pas là, traversant la scène deux jeunes hommes en costume traditionnel traversant le champ d’un même pas pressé, saisi au moment où, le vent s’étant subitement levé, ils portent d’un même geste la main à leur chapeau. Mais où vont-ils donc ?
Ce camion et sa remorque, tous deux chargés de centaines de poulets encagés pour l’abattoir et, entre leurs énormes roues, un petit poulet évadé et désespérément perdu… Soit une “photo jazz” comme aime le dire Le Querrec, par son exactitude dans le rapport au tempo, par son sens du réflexe et de l’improvisation, par cette capacité à saisir le hasard, à transgresser tel beau cadrage, telle belle distribution de l’espace, tel superbe jeu de contrastes que primerait l’Académie mais où il sait introduire l’insolite, le grain de sable, l’irrégularité de la vie, tout comme Miles Davis soupirant « trop, commun ! trop commun ! » (sur le récent volume de la “Bootleg Series” chroniqué dans notre prochain numéro) après avoir suggéré un groove parfaitement symétrique au contrebassiste Ron Carter. Il y a encore ce sens de l’escamotage (ces personnages dont il manque les têtes), du cadavre exquis (ces têtes des uns sur les corps des autres), ces effets de miroirs, ces calembours visuels, ces glissements de sens qui ont leur équivalent chez les jazzmen dans leur façon de travestir l’harmonie, démarquer la mélodie, jouer de l’illusion rythmique en temps réel. Plus cette malice et ce refus de toute dramatisation du drame de l’existence (il se suffit bien à lui-même) qui me rappelle la belle expression de Farah Jasmine Griffin dans son livre In Search of Billie Holiday, If You Can’t Be Free, Be a Mystery : « cette beauté née de la peine et de la joie d’être noire aux Etats-Unis. » Et donc, oui, ce Guy Le Querrec, c’est le même que celui du jazz.
Mais tandis que les portes s’ouvrent à la foule se pressant pour le vernissage, je m’évade vers mon monorail dont, par une perspicacité un peu lente, j’ai réalisé qu’il ne roulait pas à sens unique, et qui m’entraîne comme guidé par une lune incandescente et si grosse que l’on se demande si le soleil n’est pas en train de s’abimer dans les eaux de la baie de Saint-Brieuc où de très amicales obligations m’attendent.
On pourrait s’étonner de me voir déserter si précipitamment cette exposition, pour laquelle je me suis mis en route de si bon matin, au moment où son vernissage commence. Je m’en étonne moi-même mais ne le regretterai pas lorsque je verrai mes deux hôtes feuilleter les pages du catalogue Guy Le Querrec en Bretagne et, tout particulièrement mon hôtesse, brillante khâgneuse, professeure de littérature passionnée, s’extasier à sa manière, devant une Bretagne qu’elle a connue dans les années 1970, à l’heure du remembrement, de la marée noire, lorsque la tracteur tirant encore une charrue archaïque côtoyait le bœuf de trait, lorsque le costume traditionnel et le pantalon de travail en coutil alternaient avec les couleurs criardes du pat d’éph, et lorsque, désertant la longère, les plus fortunés commencèrent à investir le bourg d’une architecture que l’on qualifiera pudiquement de néo-bretonne mais qui avait l’avantage de l’eau courante, des W.C., d’une relative isolation, bientôt du tout à l’égoût.
Mon hôtesse identifiera au premier coup d’œil le marché du cadran de Guerlesquin à la gravité des visages assistant à la vente aux bestiaux, reconnaitra le camping de Loquirec où elle participa à quelques chahuts, se souviendra de ce désœuvrement adolescent que l’on venait conjurer sur ces plages tout en se protégeant du vent à l’abri des voitures, cherchera quelques visages familiers au passage d’une manifestation contre la loi Debré de 1973 et s’exclamera, au spectacle d’une noce, de ses préparatifs, de son cortège, de son banquet… « Mais cette mariée, c’est tout moi ! C’était exactement comme ça ! »
Aussi le lecteur de Jazzmag.com m’excusera-t-il de l’avoir entraîné si loin du jazz. À moins, s’il ne l’a déjà vu à l’Estran de Guidel où il fut créé ou à l’Atlantique Jazz Festival de Brest où il fut donné la semaine dernière, que je ne lui ai donné l’envie d’aller voir le photo-concert Regard de Breizh de Christophe Rocher et son petit big band brestois Nautilis, sur les photos de Guy Le Querrec, le 10 novembre au D’jazz Nevers Festival. • Franck Bergerot
Triple exposition jusqu’au 7 janvier, Lorient (Le Lieu), Brest (Le Quartz), Lannion (L’Imagerie).
Guy Le Querrec en Bretagne (Sonneur d’image), Les Editions de Juillet , 358 p., 45 € (Préface de Michel Lebris).
Aperçu sur le Kub Web Media |C’est la question qui fut posée à Jean-François Rospape, directeur de la galerie L’Imagerie à Lannion, à l’annonce de l’exposition photographique Guy Le Querrec en Bretagne sous-titrée Sonneur d’image selon le titre suggéré par le photographe…
Sous différentes formulations, la question s’est reposée à Lorient et à Brest, les deux autres villes d’accueil de cette exposition éclatée aux trois des quatre points cardinaux bretons. Une question que les lecteurs de Jazz Magazine doivent aussi poser à mon sujet lorsqu’ils découvrent, dans ces pages, mes comptes rendus sur la scène bretonne, qu’elle soit jazz ou trad (en Bretagne, les deux scènes ont, de longue date, pris goût à se rouler quelques pelles… voire plus). Et bien que n’étant pas breton de souche, c’est tout à la fois par solidarité et par empathie pour le travail de Guy Le Querrec (dont, en outre, la renommée se confond avec l’histoire de Jazzmag) qu’hier matin, 15 octobre, j’ai quitté le Reims Jazz Festival à l’aube pour sauter dans un autre TGV en gare de Montparnasse, puis un TER qui m’a déposé à Lannion. (Ah ! nos braves TER que Macron n’a pas encore réussi à tous remplacer par les archaïques autocars.)
À Lannion (où l’on arrive par une voie ferrée monorail, tant et si bien que l’on pourrait imaginer n’en jamais repartir), cherchant la rue Jean Savidan que plusieurs personnes interrogées ne semblent pas connaître, un œil bleu inquisiteur me répond, la pointe d’un parapluie tendue dans la bonne direction : « Ne chercheriez-vous pas L’Imagerie ? Vous ne pouvez pas vous tromper, c’est par là… tout droit sur le trottoir de gauche. ». Cent mètres plus loin, Jean-François Rospape m’ouvre la porte de sa galerie, un espace à couper le souffle : une ancienne quincaillerie industrielle d’où tout le bric-à-brac se serait évaporé et où rien ne vient distraire l’œil – hors des œuvres exposées – que le blanc des murs et les ombres portées par la distribution murale. Un ample recul digne des grands tirages réalisés par Sten Lena (Bretagne oblige, Guy Le Querrec a fait faux bond à ses habitudes parisiennes), un éclairage dont il n’y a rien à dire, ce qui est bien le meilleur compliment que l’on puisse faire à un éclairage d’exposition… plus une sélection et une installation imaginée par l’hôte des lieux, avec un œil de monteur, soit un sens de la narration que dicte l’art de Le Querrec.
Dans une conférence de presse informelle donnée avant l’ouverture de la galerie pour vernissage, le photographe raconte combien Jean-François Rospape a su défendre son choix pour sa galerie lors de la répartition des photos entre les trois lieux impliqués : au Lieu de Lorient, le monde du travail ; au Quartz de Brest, l’humain et à L’imagerie, l’insolite. L’insolite, voilà Guy, un thème qui englobe tout : l’humain et tout ce qui en relève, travail et repos, fêtes et luttes, joies et douleurs, drame et burlesque, amour et adversité, enfance et vieillesse… le tout non pas observé, mais vu au moment qu’il est “déclenché”, le fameux “instant décisif” qui saisit l’humain “en l’air”, “en “déséquilibre”, dans l’évidence de l’éblouissement, de l’inquiétude, de l’effort, du désarroi, du geste, tel le désormais fameux artichaud jeté par le cueilleur dans sa hotte et qui, depuis le déclenchement de Le Querrec, le samedi 2 juin 1973 (Guy est attaché à cette précision de la datation), est resté suspendu dans l’espace comme est fixé, depuis, sur l’émulsion photographique, ce geste du cueilleur pourtant répété mille fois ce jour-là.
C’est encore ce cliché d’un concours de labour, qui ne serait qu’un beau témoignage journalistique s’il n’y avait pas là, traversant la scène deux jeunes hommes en costume traditionnel traversant le champ d’un même pas pressé, saisi au moment où, le vent s’étant subitement levé, ils portent d’un même geste la main à leur chapeau. Mais où vont-ils donc ?
Ce camion et sa remorque, tous deux chargés de centaines de poulets encagés pour l’abattoir et, entre leurs énormes roues, un petit poulet évadé et désespérément perdu… Soit une “photo jazz” comme aime le dire Le Querrec, par son exactitude dans le rapport au tempo, par son sens du réflexe et de l’improvisation, par cette capacité à saisir le hasard, à transgresser tel beau cadrage, telle belle distribution de l’espace, tel superbe jeu de contrastes que primerait l’Académie mais où il sait introduire l’insolite, le grain de sable, l’irrégularité de la vie, tout comme Miles Davis soupirant « trop, commun ! trop commun ! » (sur le récent volume de la “Bootleg Series” chroniqué dans notre prochain numéro) après avoir suggéré un groove parfaitement symétrique au contrebassiste Ron Carter. Il y a encore ce sens de l’escamotage (ces personnages dont il manque les têtes), du cadavre exquis (ces têtes des uns sur les corps des autres), ces effets de miroirs, ces calembours visuels, ces glissements de sens qui ont leur équivalent chez les jazzmen dans leur façon de travestir l’harmonie, démarquer la mélodie, jouer de l’illusion rythmique en temps réel. Plus cette malice et ce refus de toute dramatisation du drame de l’existence (il se suffit bien à lui-même) qui me rappelle la belle expression de Farah Jasmine Griffin dans son livre In Search of Billie Holiday, If You Can’t Be Free, Be a Mystery : « cette beauté née de la peine et de la joie d’être noire aux Etats-Unis. » Et donc, oui, ce Guy Le Querrec, c’est le même que celui du jazz.
Mais tandis que les portes s’ouvrent à la foule se pressant pour le vernissage, je m’évade vers mon monorail dont, par une perspicacité un peu lente, j’ai réalisé qu’il ne roulait pas à sens unique, et qui m’entraîne comme guidé par une lune incandescente et si grosse que l’on se demande si le soleil n’est pas en train de s’abimer dans les eaux de la baie de Saint-Brieuc où de très amicales obligations m’attendent.
On pourrait s’étonner de me voir déserter si précipitamment cette exposition, pour laquelle je me suis mis en route de si bon matin, au moment où son vernissage commence. Je m’en étonne moi-même mais ne le regretterai pas lorsque je verrai mes deux hôtes feuilleter les pages du catalogue Guy Le Querrec en Bretagne et, tout particulièrement mon hôtesse, brillante khâgneuse, professeure de littérature passionnée, s’extasier à sa manière, devant une Bretagne qu’elle a connue dans les années 1970, à l’heure du remembrement, de la marée noire, lorsque la tracteur tirant encore une charrue archaïque côtoyait le bœuf de trait, lorsque le costume traditionnel et le pantalon de travail en coutil alternaient avec les couleurs criardes du pat d’éph, et lorsque, désertant la longère, les plus fortunés commencèrent à investir le bourg d’une architecture que l’on qualifiera pudiquement de néo-bretonne mais qui avait l’avantage de l’eau courante, des W.C., d’une relative isolation, bientôt du tout à l’égoût.
Mon hôtesse identifiera au premier coup d’œil le marché du cadran de Guerlesquin à la gravité des visages assistant à la vente aux bestiaux, reconnaitra le camping de Loquirec où elle participa à quelques chahuts, se souviendra de ce désœuvrement adolescent que l’on venait conjurer sur ces plages tout en se protégeant du vent à l’abri des voitures, cherchera quelques visages familiers au passage d’une manifestation contre la loi Debré de 1973 et s’exclamera, au spectacle d’une noce, de ses préparatifs, de son cortège, de son banquet… « Mais cette mariée, c’est tout moi ! C’était exactement comme ça ! »
Aussi le lecteur de Jazzmag.com m’excusera-t-il de l’avoir entraîné si loin du jazz. À moins, s’il ne l’a déjà vu à l’Estran de Guidel où il fut créé ou à l’Atlantique Jazz Festival de Brest où il fut donné la semaine dernière, que je ne lui ai donné l’envie d’aller voir le photo-concert Regard de Breizh de Christophe Rocher et son petit big band brestois Nautilis, sur les photos de Guy Le Querrec, le 10 novembre au D’jazz Nevers Festival. • Franck Bergerot
Triple exposition jusqu’au 7 janvier, Lorient (Le Lieu), Brest (Le Quartz), Lannion (L’Imagerie).
Guy Le Querrec en Bretagne (Sonneur d’image), Les Editions de Juillet , 358 p., 45 € (Préface de Michel Lebris).