Nate Wooley quintet au Moulin à Jazz : introduction à Dance to the early music
Un concert déroutant : me voici en route vers Vitrolles, après avoir entendu dans l’émission d’Alex Dutilh, Open Jazz, un extrait du dernier CD du trompettiste Nate Wooley, Argonautica, double trio-miroir, sextet à l’image du Free Jazz révolutionnaire d’Ornette Coleman. Je suis bien décidée à en découdre avec cet avant-gardisme de la scène « downtown », alternative de Brooklyn, tout en songeant à la petite scène du Moulin à Jazz, qui en a vu d’autres cependant, ayant accueilli par exemple l’ARFI et sa Marmite infernale. Mais voilà que le programme annoncé est autre (j’aurai dû lire plus attentivement la doc de Charlie) : un quintet plus sage qui revisite dans le premier set du moins, CD sorti chez Cleanfeed en 2015, « (Dance to) the Early Music »,
Référence au Wynton Marsalis des débuts, il y a trente ans, quand le jeune Westerner Nate Wooley, natif d’une petite ville côtière d’Oregon, le découvrit et en fit une de ses idoles. Je laisse donc tomber Jason, la Toison, Argo qui fend les flots et les vaillants Argonautes, les mythes de la géographie maritime héllénique… et l’explosion de post post free.
Nate Wooley quintet (Nate Wooley (tp), Josh Sinton(cb), Matt Moran (vib), Elvinds Opsvik (cb), Harris Eisenstadt (dms)
Wooley a une approche très personnelle de l’instrument, un jeu souvent surprenant, à défaut d’être incandescent, un son qui lui appartient, droit, poussé loin devant, sans vibrato. Il réunit autour de lui dans son quintet, des personnalités que réunit un grand sérieux, une concentration maximale. Ils ont le nez dans la partition,
même le batteur qui a l’air groggy, le « jetlag » sans doute
( ils ont entamé la veille, 2 décembre à Avignon ( AJMI) une mini-tournée européenne qui s’achèvera le 9 à Utrecht). Si on ne sent pas toujours la grande liberté d’improvisation, l’engagement est total, irrépressible dans leurs échanges : à entendre le résultat, on apprécie la maîtrise, le talent avec lequel le quintet s’approprie une certaine tradition jazz sans trop de lyrisme, en le renouvelant par une opiniâtreté, une volonté tendue à être au travail, dans la musique. Entre eux se passent forcément plein de choses qui emmènent le thème ailleurs. Une sonorité d’ensemble troublante (mon voisin parle de sons inouïs, de textures et de timbres travaillés de façon particulière, de batterie en contrepoint, syncopée).
Une musique imprévisible, imprévue ,à la différence de la fusion davisienne, les deux soufflants ne s’envolent pas souvent au-dessus du groupe. Ce n’est à coup sûr ni expérimental ni aventureux au sens de ce que fait le trompettiste d’ordinaire, quand il travaille avec John Zorn, Paul Lytton, Anthony Braxton, Evan Parker, Mary Halvorson ou notre Ducret national… Le quintet reprend des compositions de Marsalis, souvent décrié comme trop conservateur, tenant d’une tradition muséifiée. En oubliant qu’ à ses débuts, cet as de la trompette ne faisait souvent rien moins que du jazz cool et cela, très bien.
En fait, Nate Wooley a choisi des thèmes du mitan des années 80 issues des albums Black Codes, J Mood, Wynton Marsalis, qui devaient figurer dans son Panthéon, aux côtés de certains Blue Note et de ceux de Miles Davis. Sans qu’il le définisse, on comprend vite qu’il ne s’agit pas d’un énième hommage, ou « Tribute », d’une musique qui ne se veut ni politique ni ironique… L’humour pince- sans rire réside essentiellement dans la présentation longue, émaillée d’anecdotes des morceaux et de l’inspiration qui a présidé à leur choix, à leur nom (« The Magnificent Bastard » pour évoquer son vieux chat estropié et bougon, aujourd’hui disparu). Sans en avoir trop l’air, Nate Wooley réfléchit, écrit compose, il est un « grinder » qui broie, malaxe les sons comme les syllabes, les mots.
C’est l’histoire d’un musicien, qui, la quarantaine venue, sentant le temps filer, se retourne sur son passé, son parcours, regarde d’où il vient, essaie de recréer un espace-temps « cosy », de se retrouver « at home ». Rien que de très normal sauf que Nat Wooley ne se situe pas précisément dans le « revival » ni dans une lignée de grands trompettistes de répertoire. Il ne fait pas ou (plus) du post-moderne pour autant. Ce n’en est pas moins passionnant que d’assister à cette interprétation d’un nouveau type qui, en dépit des clivages, resoude la fracture générationnelle, utilise un matériau aimé, de façon décomplexée, reprend tranquillement une ballade « For Wee Folks » ou un simple « Blues ». En fait, et ce serait là, l’ironie de la chose, cette musique accessible, est elle-même « mainstream » dans sa propre production. Son jeu souvent véhément dans d’autres contextes, bascule vite dans un registre plus « sage » avec certes de brusques ruptures, des fragments très courts, des bruits variables et variés, des distorsions
, des « snippets » ou bribes, bouts tricotés finement ; la forme demeure essentielle et il peut choisir sa direction aidé par son groupe.
Le clarinettiste basse Josh Sinton, en appui aux côtés du trompettiste, impartit des couleurs changeantes, donnant l’impression de déraper en permanence vers des assonances, dissonances aigres et parfois rauques à l’oreille.
Avant de se « rattraper » dans les unissons avec son ami. Les deux font la paire assurément. Wooley garde-t-il en arrière-plan le mythique Out to lunch de 1964 et le duo Freddy Hubbard-Eric Dolphy . Quant à Bobby Hutcherson, serait-il remplacé par Matt Moran dont la virtuosité maillochique surprend dès le début du concert ? Il se penche, s’élance, laisse tomber sur les lames, les têtes feutrées et colorées dans un geste ample, large, inspiré, tel un peintre de l’abstraction lyrique?
Quelques compositions me restent en mémoire : dans « Delfeayo’s Dilemma » écrit par Marsalis pour son jeune frère tromboniste, Wooley expose à la sourdine le thème appuyé par la rythmique bien marquée, puis Sinton prend la main avant que Matt Moran ne le rejoigne. « Phryzzinian Man » aux motifs répétés, donne la part belle au clarinettiste en un solo long en ouverture, avant que le contrebassiste Opsvik ne s’empare d’un fragment penché entièrement sur sa basse, tel un pleurant.
Le deuxième set, plus intrigant encore, reprend des thèmes des premiers albums de Wooley (compositions aux noms féminins, hommage à d’éventuelles muses ? comme « Eunice » ou sa femme, native du Montana) et s’engage résolument avec son bagage actuel, sur des reprises de ses musiques des années de formation, empreintes du folk et des traditionnels des immigrants, Scandinaves souvent.
Franchement réjouissant. Le public en redemande jusqu’au dernier rappel où, par un contrepied dont il a le secret, le quintet nous livre un thème lourd, voire inquiétant qui porte admirablement son nom de « Heavyness».
Quand on vous disait qu’il est troublant ce trompettiste….
Sophie Chambon |Un concert déroutant : me voici en route vers Vitrolles, après avoir entendu dans l’émission d’Alex Dutilh, Open Jazz, un extrait du dernier CD du trompettiste Nate Wooley, Argonautica, double trio-miroir, sextet à l’image du Free Jazz révolutionnaire d’Ornette Coleman. Je suis bien décidée à en découdre avec cet avant-gardisme de la scène « downtown », alternative de Brooklyn, tout en songeant à la petite scène du Moulin à Jazz, qui en a vu d’autres cependant, ayant accueilli par exemple l’ARFI et sa Marmite infernale. Mais voilà que le programme annoncé est autre (j’aurai dû lire plus attentivement la doc de Charlie) : un quintet plus sage qui revisite dans le premier set du moins, CD sorti chez Cleanfeed en 2015, « (Dance to) the Early Music »,
Référence au Wynton Marsalis des débuts, il y a trente ans, quand le jeune Westerner Nate Wooley, natif d’une petite ville côtière d’Oregon, le découvrit et en fit une de ses idoles. Je laisse donc tomber Jason, la Toison, Argo qui fend les flots et les vaillants Argonautes, les mythes de la géographie maritime héllénique… et l’explosion de post post free.
Nate Wooley quintet (Nate Wooley (tp), Josh Sinton(cb), Matt Moran (vib), Elvinds Opsvik (cb), Harris Eisenstadt (dms)
Wooley a une approche très personnelle de l’instrument, un jeu souvent surprenant, à défaut d’être incandescent, un son qui lui appartient, droit, poussé loin devant, sans vibrato. Il réunit autour de lui dans son quintet, des personnalités que réunit un grand sérieux, une concentration maximale. Ils ont le nez dans la partition,
même le batteur qui a l’air groggy, le « jetlag » sans doute
( ils ont entamé la veille, 2 décembre à Avignon ( AJMI) une mini-tournée européenne qui s’achèvera le 9 à Utrecht). Si on ne sent pas toujours la grande liberté d’improvisation, l’engagement est total, irrépressible dans leurs échanges : à entendre le résultat, on apprécie la maîtrise, le talent avec lequel le quintet s’approprie une certaine tradition jazz sans trop de lyrisme, en le renouvelant par une opiniâtreté, une volonté tendue à être au travail, dans la musique. Entre eux se passent forcément plein de choses qui emmènent le thème ailleurs. Une sonorité d’ensemble troublante (mon voisin parle de sons inouïs, de textures et de timbres travaillés de façon particulière, de batterie en contrepoint, syncopée).
Une musique imprévisible, imprévue ,à la différence de la fusion davisienne, les deux soufflants ne s’envolent pas souvent au-dessus du groupe. Ce n’est à coup sûr ni expérimental ni aventureux au sens de ce que fait le trompettiste d’ordinaire, quand il travaille avec John Zorn, Paul Lytton, Anthony Braxton, Evan Parker, Mary Halvorson ou notre Ducret national… Le quintet reprend des compositions de Marsalis, souvent décrié comme trop conservateur, tenant d’une tradition muséifiée. En oubliant qu’ à ses débuts, cet as de la trompette ne faisait souvent rien moins que du jazz cool et cela, très bien.
En fait, Nate Wooley a choisi des thèmes du mitan des années 80 issues des albums Black Codes, J Mood, Wynton Marsalis, qui devaient figurer dans son Panthéon, aux côtés de certains Blue Note et de ceux de Miles Davis. Sans qu’il le définisse, on comprend vite qu’il ne s’agit pas d’un énième hommage, ou « Tribute », d’une musique qui ne se veut ni politique ni ironique… L’humour pince- sans rire réside essentiellement dans la présentation longue, émaillée d’anecdotes des morceaux et de l’inspiration qui a présidé à leur choix, à leur nom (« The Magnificent Bastard » pour évoquer son vieux chat estropié et bougon, aujourd’hui disparu). Sans en avoir trop l’air, Nate Wooley réfléchit, écrit compose, il est un « grinder » qui broie, malaxe les sons comme les syllabes, les mots.
C’est l’histoire d’un musicien, qui, la quarantaine venue, sentant le temps filer, se retourne sur son passé, son parcours, regarde d’où il vient, essaie de recréer un espace-temps « cosy », de se retrouver « at home ». Rien que de très normal sauf que Nat Wooley ne se situe pas précisément dans le « revival » ni dans une lignée de grands trompettistes de répertoire. Il ne fait pas ou (plus) du post-moderne pour autant. Ce n’en est pas moins passionnant que d’assister à cette interprétation d’un nouveau type qui, en dépit des clivages, resoude la fracture générationnelle, utilise un matériau aimé, de façon décomplexée, reprend tranquillement une ballade « For Wee Folks » ou un simple « Blues ». En fait, et ce serait là, l’ironie de la chose, cette musique accessible, est elle-même « mainstream » dans sa propre production. Son jeu souvent véhément dans d’autres contextes, bascule vite dans un registre plus « sage » avec certes de brusques ruptures, des fragments très courts, des bruits variables et variés, des distorsions
, des « snippets » ou bribes, bouts tricotés finement ; la forme demeure essentielle et il peut choisir sa direction aidé par son groupe.
Le clarinettiste basse Josh Sinton, en appui aux côtés du trompettiste, impartit des couleurs changeantes, donnant l’impression de déraper en permanence vers des assonances, dissonances aigres et parfois rauques à l’oreille.
Avant de se « rattraper » dans les unissons avec son ami. Les deux font la paire assurément. Wooley garde-t-il en arrière-plan le mythique Out to lunch de 1964 et le duo Freddy Hubbard-Eric Dolphy . Quant à Bobby Hutcherson, serait-il remplacé par Matt Moran dont la virtuosité maillochique surprend dès le début du concert ? Il se penche, s’élance, laisse tomber sur les lames, les têtes feutrées et colorées dans un geste ample, large, inspiré, tel un peintre de l’abstraction lyrique?
Quelques compositions me restent en mémoire : dans « Delfeayo’s Dilemma » écrit par Marsalis pour son jeune frère tromboniste, Wooley expose à la sourdine le thème appuyé par la rythmique bien marquée, puis Sinton prend la main avant que Matt Moran ne le rejoigne. « Phryzzinian Man » aux motifs répétés, donne la part belle au clarinettiste en un solo long en ouverture, avant que le contrebassiste Opsvik ne s’empare d’un fragment penché entièrement sur sa basse, tel un pleurant.
Le deuxième set, plus intrigant encore, reprend des thèmes des premiers albums de Wooley (compositions aux noms féminins, hommage à d’éventuelles muses ? comme « Eunice » ou sa femme, native du Montana) et s’engage résolument avec son bagage actuel, sur des reprises de ses musiques des années de formation, empreintes du folk et des traditionnels des immigrants, Scandinaves souvent.
Franchement réjouissant. Le public en redemande jusqu’au dernier rappel où, par un contrepied dont il a le secret, le quintet nous livre un thème lourd, voire inquiétant qui porte admirablement son nom de « Heavyness».
Quand on vous disait qu’il est troublant ce trompettiste….
Sophie Chambon |Un concert déroutant : me voici en route vers Vitrolles, après avoir entendu dans l’émission d’Alex Dutilh, Open Jazz, un extrait du dernier CD du trompettiste Nate Wooley, Argonautica, double trio-miroir, sextet à l’image du Free Jazz révolutionnaire d’Ornette Coleman. Je suis bien décidée à en découdre avec cet avant-gardisme de la scène « downtown », alternative de Brooklyn, tout en songeant à la petite scène du Moulin à Jazz, qui en a vu d’autres cependant, ayant accueilli par exemple l’ARFI et sa Marmite infernale. Mais voilà que le programme annoncé est autre (j’aurai dû lire plus attentivement la doc de Charlie) : un quintet plus sage qui revisite dans le premier set du moins, CD sorti chez Cleanfeed en 2015, « (Dance to) the Early Music »,
Référence au Wynton Marsalis des débuts, il y a trente ans, quand le jeune Westerner Nate Wooley, natif d’une petite ville côtière d’Oregon, le découvrit et en fit une de ses idoles. Je laisse donc tomber Jason, la Toison, Argo qui fend les flots et les vaillants Argonautes, les mythes de la géographie maritime héllénique… et l’explosion de post post free.
Nate Wooley quintet (Nate Wooley (tp), Josh Sinton(cb), Matt Moran (vib), Elvinds Opsvik (cb), Harris Eisenstadt (dms)
Wooley a une approche très personnelle de l’instrument, un jeu souvent surprenant, à défaut d’être incandescent, un son qui lui appartient, droit, poussé loin devant, sans vibrato. Il réunit autour de lui dans son quintet, des personnalités que réunit un grand sérieux, une concentration maximale. Ils ont le nez dans la partition,
même le batteur qui a l’air groggy, le « jetlag » sans doute
( ils ont entamé la veille, 2 décembre à Avignon ( AJMI) une mini-tournée européenne qui s’achèvera le 9 à Utrecht). Si on ne sent pas toujours la grande liberté d’improvisation, l’engagement est total, irrépressible dans leurs échanges : à entendre le résultat, on apprécie la maîtrise, le talent avec lequel le quintet s’approprie une certaine tradition jazz sans trop de lyrisme, en le renouvelant par une opiniâtreté, une volonté tendue à être au travail, dans la musique. Entre eux se passent forcément plein de choses qui emmènent le thème ailleurs. Une sonorité d’ensemble troublante (mon voisin parle de sons inouïs, de textures et de timbres travaillés de façon particulière, de batterie en contrepoint, syncopée).
Une musique imprévisible, imprévue ,à la différence de la fusion davisienne, les deux soufflants ne s’envolent pas souvent au-dessus du groupe. Ce n’est à coup sûr ni expérimental ni aventureux au sens de ce que fait le trompettiste d’ordinaire, quand il travaille avec John Zorn, Paul Lytton, Anthony Braxton, Evan Parker, Mary Halvorson ou notre Ducret national… Le quintet reprend des compositions de Marsalis, souvent décrié comme trop conservateur, tenant d’une tradition muséifiée. En oubliant qu’ à ses débuts, cet as de la trompette ne faisait souvent rien moins que du jazz cool et cela, très bien.
En fait, Nate Wooley a choisi des thèmes du mitan des années 80 issues des albums Black Codes, J Mood, Wynton Marsalis, qui devaient figurer dans son Panthéon, aux côtés de certains Blue Note et de ceux de Miles Davis. Sans qu’il le définisse, on comprend vite qu’il ne s’agit pas d’un énième hommage, ou « Tribute », d’une musique qui ne se veut ni politique ni ironique… L’humour pince- sans rire réside essentiellement dans la présentation longue, émaillée d’anecdotes des morceaux et de l’inspiration qui a présidé à leur choix, à leur nom (« The Magnificent Bastard » pour évoquer son vieux chat estropié et bougon, aujourd’hui disparu). Sans en avoir trop l’air, Nate Wooley réfléchit, écrit compose, il est un « grinder » qui broie, malaxe les sons comme les syllabes, les mots.
C’est l’histoire d’un musicien, qui, la quarantaine venue, sentant le temps filer, se retourne sur son passé, son parcours, regarde d’où il vient, essaie de recréer un espace-temps « cosy », de se retrouver « at home ». Rien que de très normal sauf que Nat Wooley ne se situe pas précisément dans le « revival » ni dans une lignée de grands trompettistes de répertoire. Il ne fait pas ou (plus) du post-moderne pour autant. Ce n’en est pas moins passionnant que d’assister à cette interprétation d’un nouveau type qui, en dépit des clivages, resoude la fracture générationnelle, utilise un matériau aimé, de façon décomplexée, reprend tranquillement une ballade « For Wee Folks » ou un simple « Blues ». En fait, et ce serait là, l’ironie de la chose, cette musique accessible, est elle-même « mainstream » dans sa propre production. Son jeu souvent véhément dans d’autres contextes, bascule vite dans un registre plus « sage » avec certes de brusques ruptures, des fragments très courts, des bruits variables et variés, des distorsions
, des « snippets » ou bribes, bouts tricotés finement ; la forme demeure essentielle et il peut choisir sa direction aidé par son groupe.
Le clarinettiste basse Josh Sinton, en appui aux côtés du trompettiste, impartit des couleurs changeantes, donnant l’impression de déraper en permanence vers des assonances, dissonances aigres et parfois rauques à l’oreille.
Avant de se « rattraper » dans les unissons avec son ami. Les deux font la paire assurément. Wooley garde-t-il en arrière-plan le mythique Out to lunch de 1964 et le duo Freddy Hubbard-Eric Dolphy . Quant à Bobby Hutcherson, serait-il remplacé par Matt Moran dont la virtuosité maillochique surprend dès le début du concert ? Il se penche, s’élance, laisse tomber sur les lames, les têtes feutrées et colorées dans un geste ample, large, inspiré, tel un peintre de l’abstraction lyrique?
Quelques compositions me restent en mémoire : dans « Delfeayo’s Dilemma » écrit par Marsalis pour son jeune frère tromboniste, Wooley expose à la sourdine le thème appuyé par la rythmique bien marquée, puis Sinton prend la main avant que Matt Moran ne le rejoigne. « Phryzzinian Man » aux motifs répétés, donne la part belle au clarinettiste en un solo long en ouverture, avant que le contrebassiste Opsvik ne s’empare d’un fragment penché entièrement sur sa basse, tel un pleurant.
Le deuxième set, plus intrigant encore, reprend des thèmes des premiers albums de Wooley (compositions aux noms féminins, hommage à d’éventuelles muses ? comme « Eunice » ou sa femme, native du Montana) et s’engage résolument avec son bagage actuel, sur des reprises de ses musiques des années de formation, empreintes du folk et des traditionnels des immigrants, Scandinaves souvent.
Franchement réjouissant. Le public en redemande jusqu’au dernier rappel où, par un contrepied dont il a le secret, le quintet nous livre un thème lourd, voire inquiétant qui porte admirablement son nom de « Heavyness».
Quand on vous disait qu’il est troublant ce trompettiste….
Sophie Chambon |Un concert déroutant : me voici en route vers Vitrolles, après avoir entendu dans l’émission d’Alex Dutilh, Open Jazz, un extrait du dernier CD du trompettiste Nate Wooley, Argonautica, double trio-miroir, sextet à l’image du Free Jazz révolutionnaire d’Ornette Coleman. Je suis bien décidée à en découdre avec cet avant-gardisme de la scène « downtown », alternative de Brooklyn, tout en songeant à la petite scène du Moulin à Jazz, qui en a vu d’autres cependant, ayant accueilli par exemple l’ARFI et sa Marmite infernale. Mais voilà que le programme annoncé est autre (j’aurai dû lire plus attentivement la doc de Charlie) : un quintet plus sage qui revisite dans le premier set du moins, CD sorti chez Cleanfeed en 2015, « (Dance to) the Early Music »,
Référence au Wynton Marsalis des débuts, il y a trente ans, quand le jeune Westerner Nate Wooley, natif d’une petite ville côtière d’Oregon, le découvrit et en fit une de ses idoles. Je laisse donc tomber Jason, la Toison, Argo qui fend les flots et les vaillants Argonautes, les mythes de la géographie maritime héllénique… et l’explosion de post post free.
Nate Wooley quintet (Nate Wooley (tp), Josh Sinton(cb), Matt Moran (vib), Elvinds Opsvik (cb), Harris Eisenstadt (dms)
Wooley a une approche très personnelle de l’instrument, un jeu souvent surprenant, à défaut d’être incandescent, un son qui lui appartient, droit, poussé loin devant, sans vibrato. Il réunit autour de lui dans son quintet, des personnalités que réunit un grand sérieux, une concentration maximale. Ils ont le nez dans la partition,
même le batteur qui a l’air groggy, le « jetlag » sans doute
( ils ont entamé la veille, 2 décembre à Avignon ( AJMI) une mini-tournée européenne qui s’achèvera le 9 à Utrecht). Si on ne sent pas toujours la grande liberté d’improvisation, l’engagement est total, irrépressible dans leurs échanges : à entendre le résultat, on apprécie la maîtrise, le talent avec lequel le quintet s’approprie une certaine tradition jazz sans trop de lyrisme, en le renouvelant par une opiniâtreté, une volonté tendue à être au travail, dans la musique. Entre eux se passent forcément plein de choses qui emmènent le thème ailleurs. Une sonorité d’ensemble troublante (mon voisin parle de sons inouïs, de textures et de timbres travaillés de façon particulière, de batterie en contrepoint, syncopée).
Une musique imprévisible, imprévue ,à la différence de la fusion davisienne, les deux soufflants ne s’envolent pas souvent au-dessus du groupe. Ce n’est à coup sûr ni expérimental ni aventureux au sens de ce que fait le trompettiste d’ordinaire, quand il travaille avec John Zorn, Paul Lytton, Anthony Braxton, Evan Parker, Mary Halvorson ou notre Ducret national… Le quintet reprend des compositions de Marsalis, souvent décrié comme trop conservateur, tenant d’une tradition muséifiée. En oubliant qu’ à ses débuts, cet as de la trompette ne faisait souvent rien moins que du jazz cool et cela, très bien.
En fait, Nate Wooley a choisi des thèmes du mitan des années 80 issues des albums Black Codes, J Mood, Wynton Marsalis, qui devaient figurer dans son Panthéon, aux côtés de certains Blue Note et de ceux de Miles Davis. Sans qu’il le définisse, on comprend vite qu’il ne s’agit pas d’un énième hommage, ou « Tribute », d’une musique qui ne se veut ni politique ni ironique… L’humour pince- sans rire réside essentiellement dans la présentation longue, émaillée d’anecdotes des morceaux et de l’inspiration qui a présidé à leur choix, à leur nom (« The Magnificent Bastard » pour évoquer son vieux chat estropié et bougon, aujourd’hui disparu). Sans en avoir trop l’air, Nate Wooley réfléchit, écrit compose, il est un « grinder » qui broie, malaxe les sons comme les syllabes, les mots.
C’est l’histoire d’un musicien, qui, la quarantaine venue, sentant le temps filer, se retourne sur son passé, son parcours, regarde d’où il vient, essaie de recréer un espace-temps « cosy », de se retrouver « at home ». Rien que de très normal sauf que Nat Wooley ne se situe pas précisément dans le « revival » ni dans une lignée de grands trompettistes de répertoire. Il ne fait pas ou (plus) du post-moderne pour autant. Ce n’en est pas moins passionnant que d’assister à cette interprétation d’un nouveau type qui, en dépit des clivages, resoude la fracture générationnelle, utilise un matériau aimé, de façon décomplexée, reprend tranquillement une ballade « For Wee Folks » ou un simple « Blues ». En fait, et ce serait là, l’ironie de la chose, cette musique accessible, est elle-même « mainstream » dans sa propre production. Son jeu souvent véhément dans d’autres contextes, bascule vite dans un registre plus « sage » avec certes de brusques ruptures, des fragments très courts, des bruits variables et variés, des distorsions
, des « snippets » ou bribes, bouts tricotés finement ; la forme demeure essentielle et il peut choisir sa direction aidé par son groupe.
Le clarinettiste basse Josh Sinton, en appui aux côtés du trompettiste, impartit des couleurs changeantes, donnant l’impression de déraper en permanence vers des assonances, dissonances aigres et parfois rauques à l’oreille.
Avant de se « rattraper » dans les unissons avec son ami. Les deux font la paire assurément. Wooley garde-t-il en arrière-plan le mythique Out to lunch de 1964 et le duo Freddy Hubbard-Eric Dolphy . Quant à Bobby Hutcherson, serait-il remplacé par Matt Moran dont la virtuosité maillochique surprend dès le début du concert ? Il se penche, s’élance, laisse tomber sur les lames, les têtes feutrées et colorées dans un geste ample, large, inspiré, tel un peintre de l’abstraction lyrique?
Quelques compositions me restent en mémoire : dans « Delfeayo’s Dilemma » écrit par Marsalis pour son jeune frère tromboniste, Wooley expose à la sourdine le thème appuyé par la rythmique bien marquée, puis Sinton prend la main avant que Matt Moran ne le rejoigne. « Phryzzinian Man » aux motifs répétés, donne la part belle au clarinettiste en un solo long en ouverture, avant que le contrebassiste Opsvik ne s’empare d’un fragment penché entièrement sur sa basse, tel un pleurant.
Le deuxième set, plus intrigant encore, reprend des thèmes des premiers albums de Wooley (compositions aux noms féminins, hommage à d’éventuelles muses ? comme « Eunice » ou sa femme, native du Montana) et s’engage résolument avec son bagage actuel, sur des reprises de ses musiques des années de formation, empreintes du folk et des traditionnels des immigrants, Scandinaves souvent.
Franchement réjouissant. Le public en redemande jusqu’au dernier rappel où, par un contrepied dont il a le secret, le quintet nous livre un thème lourd, voire inquiétant qui porte admirablement son nom de « Heavyness».
Quand on vous disait qu’il est troublant ce trompettiste….
Sophie Chambon