Ceol Mor et Kreiz Breizh Akademi à la Philharmonie de Paris
L’évocation fréquente dans ces pages d’une scène bretonne dominée par la musique traditionnelle aura pu intriguer, voire agacer le jazzfan familier de ce blog. Le concert donné par Ceol Mor, projet des frères Molard, et par la Kreiz Breizh Akademi d’Erik Marchand à la Philharmonie de Paris le 26 février est l’occasion de rappeler les dialogues entre jazz, Bretagne et les traditions musicales du nord l’Europe.
Tout pourrait commencer en 1971 avec le disque de François Tusques “Après la marée noire, vers une musique bretonne nouvelle” ou se faisaient entendre les sonneurs biniou-bombarde Jean-Louis Le Vallégant, Gaby Kerdoncuff et Philippe Le Strat. On pourrait citer encore le festival Jazz E Breizh du château La Roche-Jagu dont l’organisateur Henri Texier (assisté du chanteur Mélaine Favennec) montrait que l’on pouvait être jazzman et pas indifférents aux musiques traditionnelles, d’où qu’elles soient. À la même époque apparut Gwerz, groupe empruntant son nom au genre chanté breton s’apparentant à la complainte. Ces musiciens se cherchaient alors d’autres ancrages dans la modernité que les sommaires associations rock-trad grâce auxquelles Alan Stivell avait suscité le renouveau de la musique traditionnelle. On put y voir l’influence du folk anglais et de ses développements “progressive” : Martin Carthy, Bert Jansch, John Renbourn et leur groupe Pentangle, Steeleye Span… On était encore loin du jazz, mais il y avait là une recherche sur l’orchestration, sur les timbres acoustiques et sur le travail de la pulsation qui nous en rapproche. Or y figuraient déjà trois des musiciens à l’affiche de la Philharmonie de Paris le 26 février.
Erik Marchand et la Kreiz Breizh Akademi
Le chanteur (et clarinettiste) Erik Marchand, tout à la fois musicien du monde (notamment de Balkans qu’il connaît comme sa poche, mais pas que) et gardien de l’identité profonde du Centre Bretagne, n’a cessé de contourner le jazz en le frôlant, notamment lorsque le Quintette de clarinettes dont il fut l’un des membres invita Louis Sclavis, puis Sylvain Kassap. Droit dans les bottes quant à son enracinement en terre bretonne, il ne cesse pourtant le grand écart. D’abord avec Thierry Robin (oud) et Hameed Khan (tabla) au tournant des années 1990, puis avec les tsiganes de Roumanie du Taraf de Carancebes, avant de s’aventurer vers les polyphonies corses, sardes, albanaises tout en scrutant l’Afrique. On attendit le faux pas, notamment lorsqu’il commença à collaborer avec le chanteur Rodolphe Burger, faux pas qu’on attend toujours, qu’il chante Jaurès de Jacques Brel en breton ou qu’il rejoigne le guitariste Jacques Pellen et le trompettiste Paolo Fresu (plus le contrebassiste Henri Texier sur quelques titres) sur le disque “Condaghes” (1998), l’une des rencontres entre jazz et musique traditionnelle les plus exemplaires.
Ce travail s’est accompagné d’une passion grandissante pour les modes qu’il étudie avec ferveur, ainsi que pour les différents tempéraments qui se rapportent aux musiques modales, loin du tempérament égal qui, pour les besoins de la polytonalité, a uniformisé les intervalles de l’échelle des hauteurs sonores dans l’Occident moderne. Et c’est autour de ces modes et de ces tempéraments qu’il a imaginé en 2005, la Kreiz Breizh Akademi (Académie du Centre Bretagne), organisme de formation professionnelle dont les promotions successives constituées en orchestre se produisent (avec le soutien du label Innacor qui enregistre et produit sur disque chacune d’elles), après avoir élaboré leur répertoire sous la direction du fondateur et de ses invités, parmi lesquels on compte des musiciens traditionnels bretons et d’ailleurs (Yann Fanch’ Kemener, Titi Robin, Keyvan Chemirani, Kudsi Erguner, Ross Daly), mais aussi des musiciens dont les noms ne sont pas inconnus du monde du jazz, tels Kamel Zekri, Bojan Z, Marc Feldman, Jacky Molard et Dominique Pifarely. Ce dernier à composé une pièce pour la 5ème édition centrée sur les cordes qui se présentera le 26 février sur la scène de la Philharmonie de Paris et dont les travaux furent parrainés par la contrebassiste Hélène Labarrière.
Les frères Molard et la Grande Musique
Celle-ci, qui à la tête d’un formidable quartette (François Corneloup, Hasse Poulsen et Christophe Marguet) poursuit une carrière commencée au Petit Opportun de Paris avec des figures comme Slide Hampton ou Johnny Griffin, habite désormais le Centre Bretagne où elle collabore notamment au quartette de Jacky Molard. Ce violoniste grandi dans les fest noz et les sessions irlandaises, pratique une improvisation iconoclaste entre jazz de l’après Jean-Luc Ponty, accents tsiganes, voire emprunts à l’héritage du violon d’Inde du Sud, tout en pratiquant la prise de son et l’arrangement. Ce qui l’a conduit à réaliser le projet et de son frère Patrick, spécialiste des cornemuses, biniou koz (la petite cornemuse bretonne) et uilleann pipes (la cornemuse d’intérieur irlandaise). Mais dans le spectacle Ceol Mor présenté à la Philharmonie, c’est son autre instrument de prédilection qu’il fera sonner, la grande cornemuse écossaise dont il est grand connaisseur, reconnu jusque dans les Highlands où naquit la Ceol Mor (Grande Musique par opposition à la petite musique à danser). Egalement appelée Pibroch, ou plus exactement Pìobaireachd, que l’on traduirait en anglais par “piping” (l’acte de jouer de la cornemuse), cette tradition remonte au moins au XVIIIème siècle, transmise de manière orale de génération en génération au sein de véritables dynasties de sonneurs de cornemuse. Une musique très savante dont, en dépit de son extrême dépouillement et le caractère minimal de ses micro-variations, la précise codification n’est sans évoquer l’art de la variation mélodique qui, notamment, distingue la tradition indienne des développements harmoniques de l’improvisation jazz.
De cet art grandiose du même toujours répété et toujours renouvelé, cet art du temps long des Highlands, de la répétition à l’identique des heures et des collines qui s’y succèdent à perte de vue, de cet art de l’infime variation, tellement étranger à notre temps court et rapide, notre monde rétréci où semble abolie la distance, étranger à notre culture du “novelty” (cette notion contemporaine du jazz qui s’en est abondamment nourrie), Jacky Molard, frère de Patrick a voulu s’emparer sans chercher à en donner une version fun ou jazzy, mais pour en faire une sorte d’invitation initiatique, assisté d’Hélène Labarrière et du saxophoniste Yannick Jory, complices de son quartette, plus le batteur Simon Goubert et le guitariste Eric Daniel. L’écoute et la curiosité qu’ils ont su consacrer au micro-détails de cet étrange temps long et à l’écriture orchestrale imaginée par le violoniste, leur capacité d’initiative (que ce soit dans l’art du voicing, du placement rythmique ou de l’improvisation, cet art du dehors-dedans avec lequel le jazz a grandi) nous ouvre des portes, nous achemine vers la grandeur des Highlands, doucement mais surement, de ce pas lent, rêveur mais endurant qu’est celui des sonneurs de pibroch que l’on découvrira sur le site de Kub si l’on a pas l’occasion d’aller entendre Ceol Mor le 19 février à Carhaix ou le 26 février à la Philharmonie de Paris.
Aperçu élargi
On pourrait élargir cet aperçu que la Philharmonie nous offre sur la musique bretonne, en signalant que Jacques Pellen, autre figure historique du renouveau breton évoquée plus haut, grandi tant les fest noz qu’à l’écoute de Pat Metheny, Keith Jarrett ou Bela Bartok, a lui aussi collaboré récemment à “Morenn”, un projet sur le Pibroch avec le sonneur Xavier Boderiou et Sylvain Barou, flûtiste qui passe des flûtes irlandaises en bois à la flûte indienne bansuri. On pourrait relater la travail commun que le guitariste réalisa à partir de la fin des années 1970 avec la harpiste celtique Kristen Nogues décédée il y a dix ans après une carrière discrète (elle refusa une offre d’ECM) mais qui l’avait amenée à collaborer avec John Surman et Jean-François Jenny-Clark. Par la suite, Pellen créa la Celtic Procession où les frères Molard côtoyèrent Kenny Wheeler, puis Paolo Fresu et Eric Barret. C’est au sein de cette Celtic Procession que Riccaro Del Fra, l’homme des grandes capitales qu’il visita notamment avec Chet Baker, rencontra la chanteuse traditionnelle Annie Ebrel, grandie dans la ferme de ses parents, et enregistra en duo avec elle le disque “Voulouz Loar” réédité cette année, point de départ d’une carrière qui mit la chanteuse en contact avec des artistes comme Olivier Ker Ourio, Bijan Chemirani, Paolo Fresu pour ne citer que ceux dont les noms parlent aux jazzfans.
Mais il faudrait encore évoquer cette pépinière de jeunes talents dont on a vu certains circuler entre la Kreiz Breizh Akademi, les classes de jazz de Saint-Brieuc et Brest et le big band-atelier périodique animé de 2002 à 2011 par le contrebassiste Frédéric B. Briet et ses invités Guilaume Orti, Fabrizzio Cassol, Olivier Benoît, Geoffroy de Masure, Bo van der Werf, Magic Malik et Steve Coleman, expérience multidirectionnelle qui imprègne le groupe Charkha du flûtiste Gurvant Le Gac. Et alors que je viens de terminer la lecture du passionnant ouvrage de Luca Vitali The Sound of the North, Norway an the European Jazz Scene (Auditorium-Mimesis International) et alors que Penn Ar Jazz à Brest s’apprête à accueillir le groupe franco-norvégien Dans les arbres, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec cette scène norvégienne où, depuis les années 1970, sous le regard de Manfred Eicher qui lui a donné une visibilité initiale internationale sur son label ECM, la circulation des esthétiques a connu une fluidité inédite entre les musiques traditionnelles locales, celles du monde, la tradition coltrano-Ornetto-Billevanso-milesdavisienne et les avant-gardes issus du free, du rock et de l’électro. La scène bretonne n’a pas connu le boum pétrolier de la Norvège et sa capitale n’a que les allures d’un “petit village gaulois” de résistants, Langonnet, tandis qu’à Paris, dans les milieux culturels, Bécassine n’est pas morte, mais Bertrand Dupond, sans être assis sur cette poule aux œufs d’or que constitue Keith Jarrett ni avoir développé l’éventail esthétique et le prestige d’ECM, y anime une maison de création (la Grande Boutique où l’on peut entendre aussi bien Marc Ducret, Ursus Minor et Elise Caron que les “musiques du monde” proches ou lointaines), un label et une structure de diffusion (Innacor et Le Plancher qui font preuve d’une égale ouverture esthétique).
Dernière minute, qui prolonge indirectement mon propos : le bruit court que le chanteur traditionnel Lors Jouin (dont le projet Toudsames aurait dû tourner sur toutes les scènes ayant quelque curiosité pour les musiques du monde) et le trompettiste Eric LeLann ont un projet commun… • Franck Bergerot
|L’évocation fréquente dans ces pages d’une scène bretonne dominée par la musique traditionnelle aura pu intriguer, voire agacer le jazzfan familier de ce blog. Le concert donné par Ceol Mor, projet des frères Molard, et par la Kreiz Breizh Akademi d’Erik Marchand à la Philharmonie de Paris le 26 février est l’occasion de rappeler les dialogues entre jazz, Bretagne et les traditions musicales du nord l’Europe.
Tout pourrait commencer en 1971 avec le disque de François Tusques “Après la marée noire, vers une musique bretonne nouvelle” ou se faisaient entendre les sonneurs biniou-bombarde Jean-Louis Le Vallégant, Gaby Kerdoncuff et Philippe Le Strat. On pourrait citer encore le festival Jazz E Breizh du château La Roche-Jagu dont l’organisateur Henri Texier (assisté du chanteur Mélaine Favennec) montrait que l’on pouvait être jazzman et pas indifférents aux musiques traditionnelles, d’où qu’elles soient. À la même époque apparut Gwerz, groupe empruntant son nom au genre chanté breton s’apparentant à la complainte. Ces musiciens se cherchaient alors d’autres ancrages dans la modernité que les sommaires associations rock-trad grâce auxquelles Alan Stivell avait suscité le renouveau de la musique traditionnelle. On put y voir l’influence du folk anglais et de ses développements “progressive” : Martin Carthy, Bert Jansch, John Renbourn et leur groupe Pentangle, Steeleye Span… On était encore loin du jazz, mais il y avait là une recherche sur l’orchestration, sur les timbres acoustiques et sur le travail de la pulsation qui nous en rapproche. Or y figuraient déjà trois des musiciens à l’affiche de la Philharmonie de Paris le 26 février.
Erik Marchand et la Kreiz Breizh Akademi
Le chanteur (et clarinettiste) Erik Marchand, tout à la fois musicien du monde (notamment de Balkans qu’il connaît comme sa poche, mais pas que) et gardien de l’identité profonde du Centre Bretagne, n’a cessé de contourner le jazz en le frôlant, notamment lorsque le Quintette de clarinettes dont il fut l’un des membres invita Louis Sclavis, puis Sylvain Kassap. Droit dans les bottes quant à son enracinement en terre bretonne, il ne cesse pourtant le grand écart. D’abord avec Thierry Robin (oud) et Hameed Khan (tabla) au tournant des années 1990, puis avec les tsiganes de Roumanie du Taraf de Carancebes, avant de s’aventurer vers les polyphonies corses, sardes, albanaises tout en scrutant l’Afrique. On attendit le faux pas, notamment lorsqu’il commença à collaborer avec le chanteur Rodolphe Burger, faux pas qu’on attend toujours, qu’il chante Jaurès de Jacques Brel en breton ou qu’il rejoigne le guitariste Jacques Pellen et le trompettiste Paolo Fresu (plus le contrebassiste Henri Texier sur quelques titres) sur le disque “Condaghes” (1998), l’une des rencontres entre jazz et musique traditionnelle les plus exemplaires.
Ce travail s’est accompagné d’une passion grandissante pour les modes qu’il étudie avec ferveur, ainsi que pour les différents tempéraments qui se rapportent aux musiques modales, loin du tempérament égal qui, pour les besoins de la polytonalité, a uniformisé les intervalles de l’échelle des hauteurs sonores dans l’Occident moderne. Et c’est autour de ces modes et de ces tempéraments qu’il a imaginé en 2005, la Kreiz Breizh Akademi (Académie du Centre Bretagne), organisme de formation professionnelle dont les promotions successives constituées en orchestre se produisent (avec le soutien du label Innacor qui enregistre et produit sur disque chacune d’elles), après avoir élaboré leur répertoire sous la direction du fondateur et de ses invités, parmi lesquels on compte des musiciens traditionnels bretons et d’ailleurs (Yann Fanch’ Kemener, Titi Robin, Keyvan Chemirani, Kudsi Erguner, Ross Daly), mais aussi des musiciens dont les noms ne sont pas inconnus du monde du jazz, tels Kamel Zekri, Bojan Z, Marc Feldman, Jacky Molard et Dominique Pifarely. Ce dernier à composé une pièce pour la 5ème édition centrée sur les cordes qui se présentera le 26 février sur la scène de la Philharmonie de Paris et dont les travaux furent parrainés par la contrebassiste Hélène Labarrière.
Les frères Molard et la Grande Musique
Celle-ci, qui à la tête d’un formidable quartette (François Corneloup, Hasse Poulsen et Christophe Marguet) poursuit une carrière commencée au Petit Opportun de Paris avec des figures comme Slide Hampton ou Johnny Griffin, habite désormais le Centre Bretagne où elle collabore notamment au quartette de Jacky Molard. Ce violoniste grandi dans les fest noz et les sessions irlandaises, pratique une improvisation iconoclaste entre jazz de l’après Jean-Luc Ponty, accents tsiganes, voire emprunts à l’héritage du violon d’Inde du Sud, tout en pratiquant la prise de son et l’arrangement. Ce qui l’a conduit à réaliser le projet et de son frère Patrick, spécialiste des cornemuses, biniou koz (la petite cornemuse bretonne) et uilleann pipes (la cornemuse d’intérieur irlandaise). Mais dans le spectacle Ceol Mor présenté à la Philharmonie, c’est son autre instrument de prédilection qu’il fera sonner, la grande cornemuse écossaise dont il est grand connaisseur, reconnu jusque dans les Highlands où naquit la Ceol Mor (Grande Musique par opposition à la petite musique à danser). Egalement appelée Pibroch, ou plus exactement Pìobaireachd, que l’on traduirait en anglais par “piping” (l’acte de jouer de la cornemuse), cette tradition remonte au moins au XVIIIème siècle, transmise de manière orale de génération en génération au sein de véritables dynasties de sonneurs de cornemuse. Une musique très savante dont, en dépit de son extrême dépouillement et le caractère minimal de ses micro-variations, la précise codification n’est sans évoquer l’art de la variation mélodique qui, notamment, distingue la tradition indienne des développements harmoniques de l’improvisation jazz.
De cet art grandiose du même toujours répété et toujours renouvelé, cet art du temps long des Highlands, de la répétition à l’identique des heures et des collines qui s’y succèdent à perte de vue, de cet art de l’infime variation, tellement étranger à notre temps court et rapide, notre monde rétréci où semble abolie la distance, étranger à notre culture du “novelty” (cette notion contemporaine du jazz qui s’en est abondamment nourrie), Jacky Molard, frère de Patrick a voulu s’emparer sans chercher à en donner une version fun ou jazzy, mais pour en faire une sorte d’invitation initiatique, assisté d’Hélène Labarrière et du saxophoniste Yannick Jory, complices de son quartette, plus le batteur Simon Goubert et le guitariste Eric Daniel. L’écoute et la curiosité qu’ils ont su consacrer au micro-détails de cet étrange temps long et à l’écriture orchestrale imaginée par le violoniste, leur capacité d’initiative (que ce soit dans l’art du voicing, du placement rythmique ou de l’improvisation, cet art du dehors-dedans avec lequel le jazz a grandi) nous ouvre des portes, nous achemine vers la grandeur des Highlands, doucement mais surement, de ce pas lent, rêveur mais endurant qu’est celui des sonneurs de pibroch que l’on découvrira sur le site de Kub si l’on a pas l’occasion d’aller entendre Ceol Mor le 19 février à Carhaix ou le 26 février à la Philharmonie de Paris.
Aperçu élargi
On pourrait élargir cet aperçu que la Philharmonie nous offre sur la musique bretonne, en signalant que Jacques Pellen, autre figure historique du renouveau breton évoquée plus haut, grandi tant les fest noz qu’à l’écoute de Pat Metheny, Keith Jarrett ou Bela Bartok, a lui aussi collaboré récemment à “Morenn”, un projet sur le Pibroch avec le sonneur Xavier Boderiou et Sylvain Barou, flûtiste qui passe des flûtes irlandaises en bois à la flûte indienne bansuri. On pourrait relater la travail commun que le guitariste réalisa à partir de la fin des années 1970 avec la harpiste celtique Kristen Nogues décédée il y a dix ans après une carrière discrète (elle refusa une offre d’ECM) mais qui l’avait amenée à collaborer avec John Surman et Jean-François Jenny-Clark. Par la suite, Pellen créa la Celtic Procession où les frères Molard côtoyèrent Kenny Wheeler, puis Paolo Fresu et Eric Barret. C’est au sein de cette Celtic Procession que Riccaro Del Fra, l’homme des grandes capitales qu’il visita notamment avec Chet Baker, rencontra la chanteuse traditionnelle Annie Ebrel, grandie dans la ferme de ses parents, et enregistra en duo avec elle le disque “Voulouz Loar” réédité cette année, point de départ d’une carrière qui mit la chanteuse en contact avec des artistes comme Olivier Ker Ourio, Bijan Chemirani, Paolo Fresu pour ne citer que ceux dont les noms parlent aux jazzfans.
Mais il faudrait encore évoquer cette pépinière de jeunes talents dont on a vu certains circuler entre la Kreiz Breizh Akademi, les classes de jazz de Saint-Brieuc et Brest et le big band-atelier périodique animé de 2002 à 2011 par le contrebassiste Frédéric B. Briet et ses invités Guilaume Orti, Fabrizzio Cassol, Olivier Benoît, Geoffroy de Masure, Bo van der Werf, Magic Malik et Steve Coleman, expérience multidirectionnelle qui imprègne le groupe Charkha du flûtiste Gurvant Le Gac. Et alors que je viens de terminer la lecture du passionnant ouvrage de Luca Vitali The Sound of the North, Norway an the European Jazz Scene (Auditorium-Mimesis International) et alors que Penn Ar Jazz à Brest s’apprête à accueillir le groupe franco-norvégien Dans les arbres, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec cette scène norvégienne où, depuis les années 1970, sous le regard de Manfred Eicher qui lui a donné une visibilité initiale internationale sur son label ECM, la circulation des esthétiques a connu une fluidité inédite entre les musiques traditionnelles locales, celles du monde, la tradition coltrano-Ornetto-Billevanso-milesdavisienne et les avant-gardes issus du free, du rock et de l’électro. La scène bretonne n’a pas connu le boum pétrolier de la Norvège et sa capitale n’a que les allures d’un “petit village gaulois” de résistants, Langonnet, tandis qu’à Paris, dans les milieux culturels, Bécassine n’est pas morte, mais Bertrand Dupond, sans être assis sur cette poule aux œufs d’or que constitue Keith Jarrett ni avoir développé l’éventail esthétique et le prestige d’ECM, y anime une maison de création (la Grande Boutique où l’on peut entendre aussi bien Marc Ducret, Ursus Minor et Elise Caron que les “musiques du monde” proches ou lointaines), un label et une structure de diffusion (Innacor et Le Plancher qui font preuve d’une égale ouverture esthétique).
Dernière minute, qui prolonge indirectement mon propos : le bruit court que le chanteur traditionnel Lors Jouin (dont le projet Toudsames aurait dû tourner sur toutes les scènes ayant quelque curiosité pour les musiques du monde) et le trompettiste Eric LeLann ont un projet commun… • Franck Bergerot
|L’évocation fréquente dans ces pages d’une scène bretonne dominée par la musique traditionnelle aura pu intriguer, voire agacer le jazzfan familier de ce blog. Le concert donné par Ceol Mor, projet des frères Molard, et par la Kreiz Breizh Akademi d’Erik Marchand à la Philharmonie de Paris le 26 février est l’occasion de rappeler les dialogues entre jazz, Bretagne et les traditions musicales du nord l’Europe.
Tout pourrait commencer en 1971 avec le disque de François Tusques “Après la marée noire, vers une musique bretonne nouvelle” ou se faisaient entendre les sonneurs biniou-bombarde Jean-Louis Le Vallégant, Gaby Kerdoncuff et Philippe Le Strat. On pourrait citer encore le festival Jazz E Breizh du château La Roche-Jagu dont l’organisateur Henri Texier (assisté du chanteur Mélaine Favennec) montrait que l’on pouvait être jazzman et pas indifférents aux musiques traditionnelles, d’où qu’elles soient. À la même époque apparut Gwerz, groupe empruntant son nom au genre chanté breton s’apparentant à la complainte. Ces musiciens se cherchaient alors d’autres ancrages dans la modernité que les sommaires associations rock-trad grâce auxquelles Alan Stivell avait suscité le renouveau de la musique traditionnelle. On put y voir l’influence du folk anglais et de ses développements “progressive” : Martin Carthy, Bert Jansch, John Renbourn et leur groupe Pentangle, Steeleye Span… On était encore loin du jazz, mais il y avait là une recherche sur l’orchestration, sur les timbres acoustiques et sur le travail de la pulsation qui nous en rapproche. Or y figuraient déjà trois des musiciens à l’affiche de la Philharmonie de Paris le 26 février.
Erik Marchand et la Kreiz Breizh Akademi
Le chanteur (et clarinettiste) Erik Marchand, tout à la fois musicien du monde (notamment de Balkans qu’il connaît comme sa poche, mais pas que) et gardien de l’identité profonde du Centre Bretagne, n’a cessé de contourner le jazz en le frôlant, notamment lorsque le Quintette de clarinettes dont il fut l’un des membres invita Louis Sclavis, puis Sylvain Kassap. Droit dans les bottes quant à son enracinement en terre bretonne, il ne cesse pourtant le grand écart. D’abord avec Thierry Robin (oud) et Hameed Khan (tabla) au tournant des années 1990, puis avec les tsiganes de Roumanie du Taraf de Carancebes, avant de s’aventurer vers les polyphonies corses, sardes, albanaises tout en scrutant l’Afrique. On attendit le faux pas, notamment lorsqu’il commença à collaborer avec le chanteur Rodolphe Burger, faux pas qu’on attend toujours, qu’il chante Jaurès de Jacques Brel en breton ou qu’il rejoigne le guitariste Jacques Pellen et le trompettiste Paolo Fresu (plus le contrebassiste Henri Texier sur quelques titres) sur le disque “Condaghes” (1998), l’une des rencontres entre jazz et musique traditionnelle les plus exemplaires.
Ce travail s’est accompagné d’une passion grandissante pour les modes qu’il étudie avec ferveur, ainsi que pour les différents tempéraments qui se rapportent aux musiques modales, loin du tempérament égal qui, pour les besoins de la polytonalité, a uniformisé les intervalles de l’échelle des hauteurs sonores dans l’Occident moderne. Et c’est autour de ces modes et de ces tempéraments qu’il a imaginé en 2005, la Kreiz Breizh Akademi (Académie du Centre Bretagne), organisme de formation professionnelle dont les promotions successives constituées en orchestre se produisent (avec le soutien du label Innacor qui enregistre et produit sur disque chacune d’elles), après avoir élaboré leur répertoire sous la direction du fondateur et de ses invités, parmi lesquels on compte des musiciens traditionnels bretons et d’ailleurs (Yann Fanch’ Kemener, Titi Robin, Keyvan Chemirani, Kudsi Erguner, Ross Daly), mais aussi des musiciens dont les noms ne sont pas inconnus du monde du jazz, tels Kamel Zekri, Bojan Z, Marc Feldman, Jacky Molard et Dominique Pifarely. Ce dernier à composé une pièce pour la 5ème édition centrée sur les cordes qui se présentera le 26 février sur la scène de la Philharmonie de Paris et dont les travaux furent parrainés par la contrebassiste Hélène Labarrière.
Les frères Molard et la Grande Musique
Celle-ci, qui à la tête d’un formidable quartette (François Corneloup, Hasse Poulsen et Christophe Marguet) poursuit une carrière commencée au Petit Opportun de Paris avec des figures comme Slide Hampton ou Johnny Griffin, habite désormais le Centre Bretagne où elle collabore notamment au quartette de Jacky Molard. Ce violoniste grandi dans les fest noz et les sessions irlandaises, pratique une improvisation iconoclaste entre jazz de l’après Jean-Luc Ponty, accents tsiganes, voire emprunts à l’héritage du violon d’Inde du Sud, tout en pratiquant la prise de son et l’arrangement. Ce qui l’a conduit à réaliser le projet et de son frère Patrick, spécialiste des cornemuses, biniou koz (la petite cornemuse bretonne) et uilleann pipes (la cornemuse d’intérieur irlandaise). Mais dans le spectacle Ceol Mor présenté à la Philharmonie, c’est son autre instrument de prédilection qu’il fera sonner, la grande cornemuse écossaise dont il est grand connaisseur, reconnu jusque dans les Highlands où naquit la Ceol Mor (Grande Musique par opposition à la petite musique à danser). Egalement appelée Pibroch, ou plus exactement Pìobaireachd, que l’on traduirait en anglais par “piping” (l’acte de jouer de la cornemuse), cette tradition remonte au moins au XVIIIème siècle, transmise de manière orale de génération en génération au sein de véritables dynasties de sonneurs de cornemuse. Une musique très savante dont, en dépit de son extrême dépouillement et le caractère minimal de ses micro-variations, la précise codification n’est sans évoquer l’art de la variation mélodique qui, notamment, distingue la tradition indienne des développements harmoniques de l’improvisation jazz.
De cet art grandiose du même toujours répété et toujours renouvelé, cet art du temps long des Highlands, de la répétition à l’identique des heures et des collines qui s’y succèdent à perte de vue, de cet art de l’infime variation, tellement étranger à notre temps court et rapide, notre monde rétréci où semble abolie la distance, étranger à notre culture du “novelty” (cette notion contemporaine du jazz qui s’en est abondamment nourrie), Jacky Molard, frère de Patrick a voulu s’emparer sans chercher à en donner une version fun ou jazzy, mais pour en faire une sorte d’invitation initiatique, assisté d’Hélène Labarrière et du saxophoniste Yannick Jory, complices de son quartette, plus le batteur Simon Goubert et le guitariste Eric Daniel. L’écoute et la curiosité qu’ils ont su consacrer au micro-détails de cet étrange temps long et à l’écriture orchestrale imaginée par le violoniste, leur capacité d’initiative (que ce soit dans l’art du voicing, du placement rythmique ou de l’improvisation, cet art du dehors-dedans avec lequel le jazz a grandi) nous ouvre des portes, nous achemine vers la grandeur des Highlands, doucement mais surement, de ce pas lent, rêveur mais endurant qu’est celui des sonneurs de pibroch que l’on découvrira sur le site de Kub si l’on a pas l’occasion d’aller entendre Ceol Mor le 19 février à Carhaix ou le 26 février à la Philharmonie de Paris.
Aperçu élargi
On pourrait élargir cet aperçu que la Philharmonie nous offre sur la musique bretonne, en signalant que Jacques Pellen, autre figure historique du renouveau breton évoquée plus haut, grandi tant les fest noz qu’à l’écoute de Pat Metheny, Keith Jarrett ou Bela Bartok, a lui aussi collaboré récemment à “Morenn”, un projet sur le Pibroch avec le sonneur Xavier Boderiou et Sylvain Barou, flûtiste qui passe des flûtes irlandaises en bois à la flûte indienne bansuri. On pourrait relater la travail commun que le guitariste réalisa à partir de la fin des années 1970 avec la harpiste celtique Kristen Nogues décédée il y a dix ans après une carrière discrète (elle refusa une offre d’ECM) mais qui l’avait amenée à collaborer avec John Surman et Jean-François Jenny-Clark. Par la suite, Pellen créa la Celtic Procession où les frères Molard côtoyèrent Kenny Wheeler, puis Paolo Fresu et Eric Barret. C’est au sein de cette Celtic Procession que Riccaro Del Fra, l’homme des grandes capitales qu’il visita notamment avec Chet Baker, rencontra la chanteuse traditionnelle Annie Ebrel, grandie dans la ferme de ses parents, et enregistra en duo avec elle le disque “Voulouz Loar” réédité cette année, point de départ d’une carrière qui mit la chanteuse en contact avec des artistes comme Olivier Ker Ourio, Bijan Chemirani, Paolo Fresu pour ne citer que ceux dont les noms parlent aux jazzfans.
Mais il faudrait encore évoquer cette pépinière de jeunes talents dont on a vu certains circuler entre la Kreiz Breizh Akademi, les classes de jazz de Saint-Brieuc et Brest et le big band-atelier périodique animé de 2002 à 2011 par le contrebassiste Frédéric B. Briet et ses invités Guilaume Orti, Fabrizzio Cassol, Olivier Benoît, Geoffroy de Masure, Bo van der Werf, Magic Malik et Steve Coleman, expérience multidirectionnelle qui imprègne le groupe Charkha du flûtiste Gurvant Le Gac. Et alors que je viens de terminer la lecture du passionnant ouvrage de Luca Vitali The Sound of the North, Norway an the European Jazz Scene (Auditorium-Mimesis International) et alors que Penn Ar Jazz à Brest s’apprête à accueillir le groupe franco-norvégien Dans les arbres, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec cette scène norvégienne où, depuis les années 1970, sous le regard de Manfred Eicher qui lui a donné une visibilité initiale internationale sur son label ECM, la circulation des esthétiques a connu une fluidité inédite entre les musiques traditionnelles locales, celles du monde, la tradition coltrano-Ornetto-Billevanso-milesdavisienne et les avant-gardes issus du free, du rock et de l’électro. La scène bretonne n’a pas connu le boum pétrolier de la Norvège et sa capitale n’a que les allures d’un “petit village gaulois” de résistants, Langonnet, tandis qu’à Paris, dans les milieux culturels, Bécassine n’est pas morte, mais Bertrand Dupond, sans être assis sur cette poule aux œufs d’or que constitue Keith Jarrett ni avoir développé l’éventail esthétique et le prestige d’ECM, y anime une maison de création (la Grande Boutique où l’on peut entendre aussi bien Marc Ducret, Ursus Minor et Elise Caron que les “musiques du monde” proches ou lointaines), un label et une structure de diffusion (Innacor et Le Plancher qui font preuve d’une égale ouverture esthétique).
Dernière minute, qui prolonge indirectement mon propos : le bruit court que le chanteur traditionnel Lors Jouin (dont le projet Toudsames aurait dû tourner sur toutes les scènes ayant quelque curiosité pour les musiques du monde) et le trompettiste Eric LeLann ont un projet commun… • Franck Bergerot
|L’évocation fréquente dans ces pages d’une scène bretonne dominée par la musique traditionnelle aura pu intriguer, voire agacer le jazzfan familier de ce blog. Le concert donné par Ceol Mor, projet des frères Molard, et par la Kreiz Breizh Akademi d’Erik Marchand à la Philharmonie de Paris le 26 février est l’occasion de rappeler les dialogues entre jazz, Bretagne et les traditions musicales du nord l’Europe.
Tout pourrait commencer en 1971 avec le disque de François Tusques “Après la marée noire, vers une musique bretonne nouvelle” ou se faisaient entendre les sonneurs biniou-bombarde Jean-Louis Le Vallégant, Gaby Kerdoncuff et Philippe Le Strat. On pourrait citer encore le festival Jazz E Breizh du château La Roche-Jagu dont l’organisateur Henri Texier (assisté du chanteur Mélaine Favennec) montrait que l’on pouvait être jazzman et pas indifférents aux musiques traditionnelles, d’où qu’elles soient. À la même époque apparut Gwerz, groupe empruntant son nom au genre chanté breton s’apparentant à la complainte. Ces musiciens se cherchaient alors d’autres ancrages dans la modernité que les sommaires associations rock-trad grâce auxquelles Alan Stivell avait suscité le renouveau de la musique traditionnelle. On put y voir l’influence du folk anglais et de ses développements “progressive” : Martin Carthy, Bert Jansch, John Renbourn et leur groupe Pentangle, Steeleye Span… On était encore loin du jazz, mais il y avait là une recherche sur l’orchestration, sur les timbres acoustiques et sur le travail de la pulsation qui nous en rapproche. Or y figuraient déjà trois des musiciens à l’affiche de la Philharmonie de Paris le 26 février.
Erik Marchand et la Kreiz Breizh Akademi
Le chanteur (et clarinettiste) Erik Marchand, tout à la fois musicien du monde (notamment de Balkans qu’il connaît comme sa poche, mais pas que) et gardien de l’identité profonde du Centre Bretagne, n’a cessé de contourner le jazz en le frôlant, notamment lorsque le Quintette de clarinettes dont il fut l’un des membres invita Louis Sclavis, puis Sylvain Kassap. Droit dans les bottes quant à son enracinement en terre bretonne, il ne cesse pourtant le grand écart. D’abord avec Thierry Robin (oud) et Hameed Khan (tabla) au tournant des années 1990, puis avec les tsiganes de Roumanie du Taraf de Carancebes, avant de s’aventurer vers les polyphonies corses, sardes, albanaises tout en scrutant l’Afrique. On attendit le faux pas, notamment lorsqu’il commença à collaborer avec le chanteur Rodolphe Burger, faux pas qu’on attend toujours, qu’il chante Jaurès de Jacques Brel en breton ou qu’il rejoigne le guitariste Jacques Pellen et le trompettiste Paolo Fresu (plus le contrebassiste Henri Texier sur quelques titres) sur le disque “Condaghes” (1998), l’une des rencontres entre jazz et musique traditionnelle les plus exemplaires.
Ce travail s’est accompagné d’une passion grandissante pour les modes qu’il étudie avec ferveur, ainsi que pour les différents tempéraments qui se rapportent aux musiques modales, loin du tempérament égal qui, pour les besoins de la polytonalité, a uniformisé les intervalles de l’échelle des hauteurs sonores dans l’Occident moderne. Et c’est autour de ces modes et de ces tempéraments qu’il a imaginé en 2005, la Kreiz Breizh Akademi (Académie du Centre Bretagne), organisme de formation professionnelle dont les promotions successives constituées en orchestre se produisent (avec le soutien du label Innacor qui enregistre et produit sur disque chacune d’elles), après avoir élaboré leur répertoire sous la direction du fondateur et de ses invités, parmi lesquels on compte des musiciens traditionnels bretons et d’ailleurs (Yann Fanch’ Kemener, Titi Robin, Keyvan Chemirani, Kudsi Erguner, Ross Daly), mais aussi des musiciens dont les noms ne sont pas inconnus du monde du jazz, tels Kamel Zekri, Bojan Z, Marc Feldman, Jacky Molard et Dominique Pifarely. Ce dernier à composé une pièce pour la 5ème édition centrée sur les cordes qui se présentera le 26 février sur la scène de la Philharmonie de Paris et dont les travaux furent parrainés par la contrebassiste Hélène Labarrière.
Les frères Molard et la Grande Musique
Celle-ci, qui à la tête d’un formidable quartette (François Corneloup, Hasse Poulsen et Christophe Marguet) poursuit une carrière commencée au Petit Opportun de Paris avec des figures comme Slide Hampton ou Johnny Griffin, habite désormais le Centre Bretagne où elle collabore notamment au quartette de Jacky Molard. Ce violoniste grandi dans les fest noz et les sessions irlandaises, pratique une improvisation iconoclaste entre jazz de l’après Jean-Luc Ponty, accents tsiganes, voire emprunts à l’héritage du violon d’Inde du Sud, tout en pratiquant la prise de son et l’arrangement. Ce qui l’a conduit à réaliser le projet et de son frère Patrick, spécialiste des cornemuses, biniou koz (la petite cornemuse bretonne) et uilleann pipes (la cornemuse d’intérieur irlandaise). Mais dans le spectacle Ceol Mor présenté à la Philharmonie, c’est son autre instrument de prédilection qu’il fera sonner, la grande cornemuse écossaise dont il est grand connaisseur, reconnu jusque dans les Highlands où naquit la Ceol Mor (Grande Musique par opposition à la petite musique à danser). Egalement appelée Pibroch, ou plus exactement Pìobaireachd, que l’on traduirait en anglais par “piping” (l’acte de jouer de la cornemuse), cette tradition remonte au moins au XVIIIème siècle, transmise de manière orale de génération en génération au sein de véritables dynasties de sonneurs de cornemuse. Une musique très savante dont, en dépit de son extrême dépouillement et le caractère minimal de ses micro-variations, la précise codification n’est sans évoquer l’art de la variation mélodique qui, notamment, distingue la tradition indienne des développements harmoniques de l’improvisation jazz.
De cet art grandiose du même toujours répété et toujours renouvelé, cet art du temps long des Highlands, de la répétition à l’identique des heures et des collines qui s’y succèdent à perte de vue, de cet art de l’infime variation, tellement étranger à notre temps court et rapide, notre monde rétréci où semble abolie la distance, étranger à notre culture du “novelty” (cette notion contemporaine du jazz qui s’en est abondamment nourrie), Jacky Molard, frère de Patrick a voulu s’emparer sans chercher à en donner une version fun ou jazzy, mais pour en faire une sorte d’invitation initiatique, assisté d’Hélène Labarrière et du saxophoniste Yannick Jory, complices de son quartette, plus le batteur Simon Goubert et le guitariste Eric Daniel. L’écoute et la curiosité qu’ils ont su consacrer au micro-détails de cet étrange temps long et à l’écriture orchestrale imaginée par le violoniste, leur capacité d’initiative (que ce soit dans l’art du voicing, du placement rythmique ou de l’improvisation, cet art du dehors-dedans avec lequel le jazz a grandi) nous ouvre des portes, nous achemine vers la grandeur des Highlands, doucement mais surement, de ce pas lent, rêveur mais endurant qu’est celui des sonneurs de pibroch que l’on découvrira sur le site de Kub si l’on a pas l’occasion d’aller entendre Ceol Mor le 19 février à Carhaix ou le 26 février à la Philharmonie de Paris.
Aperçu élargi
On pourrait élargir cet aperçu que la Philharmonie nous offre sur la musique bretonne, en signalant que Jacques Pellen, autre figure historique du renouveau breton évoquée plus haut, grandi tant les fest noz qu’à l’écoute de Pat Metheny, Keith Jarrett ou Bela Bartok, a lui aussi collaboré récemment à “Morenn”, un projet sur le Pibroch avec le sonneur Xavier Boderiou et Sylvain Barou, flûtiste qui passe des flûtes irlandaises en bois à la flûte indienne bansuri. On pourrait relater la travail commun que le guitariste réalisa à partir de la fin des années 1970 avec la harpiste celtique Kristen Nogues décédée il y a dix ans après une carrière discrète (elle refusa une offre d’ECM) mais qui l’avait amenée à collaborer avec John Surman et Jean-François Jenny-Clark. Par la suite, Pellen créa la Celtic Procession où les frères Molard côtoyèrent Kenny Wheeler, puis Paolo Fresu et Eric Barret. C’est au sein de cette Celtic Procession que Riccaro Del Fra, l’homme des grandes capitales qu’il visita notamment avec Chet Baker, rencontra la chanteuse traditionnelle Annie Ebrel, grandie dans la ferme de ses parents, et enregistra en duo avec elle le disque “Voulouz Loar” réédité cette année, point de départ d’une carrière qui mit la chanteuse en contact avec des artistes comme Olivier Ker Ourio, Bijan Chemirani, Paolo Fresu pour ne citer que ceux dont les noms parlent aux jazzfans.
Mais il faudrait encore évoquer cette pépinière de jeunes talents dont on a vu certains circuler entre la Kreiz Breizh Akademi, les classes de jazz de Saint-Brieuc et Brest et le big band-atelier périodique animé de 2002 à 2011 par le contrebassiste Frédéric B. Briet et ses invités Guilaume Orti, Fabrizzio Cassol, Olivier Benoît, Geoffroy de Masure, Bo van der Werf, Magic Malik et Steve Coleman, expérience multidirectionnelle qui imprègne le groupe Charkha du flûtiste Gurvant Le Gac. Et alors que je viens de terminer la lecture du passionnant ouvrage de Luca Vitali The Sound of the North, Norway an the European Jazz Scene (Auditorium-Mimesis International) et alors que Penn Ar Jazz à Brest s’apprête à accueillir le groupe franco-norvégien Dans les arbres, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec cette scène norvégienne où, depuis les années 1970, sous le regard de Manfred Eicher qui lui a donné une visibilité initiale internationale sur son label ECM, la circulation des esthétiques a connu une fluidité inédite entre les musiques traditionnelles locales, celles du monde, la tradition coltrano-Ornetto-Billevanso-milesdavisienne et les avant-gardes issus du free, du rock et de l’électro. La scène bretonne n’a pas connu le boum pétrolier de la Norvège et sa capitale n’a que les allures d’un “petit village gaulois” de résistants, Langonnet, tandis qu’à Paris, dans les milieux culturels, Bécassine n’est pas morte, mais Bertrand Dupond, sans être assis sur cette poule aux œufs d’or que constitue Keith Jarrett ni avoir développé l’éventail esthétique et le prestige d’ECM, y anime une maison de création (la Grande Boutique où l’on peut entendre aussi bien Marc Ducret, Ursus Minor et Elise Caron que les “musiques du monde” proches ou lointaines), un label et une structure de diffusion (Innacor et Le Plancher qui font preuve d’une égale ouverture esthétique).
Dernière minute, qui prolonge indirectement mon propos : le bruit court que le chanteur traditionnel Lors Jouin (dont le projet Toudsames aurait dû tourner sur toutes les scènes ayant quelque curiosité pour les musiques du monde) et le trompettiste Eric LeLann ont un projet commun… • Franck Bergerot