Week-end Zorn by Zorn 4: Marathon final
Dernier épisode du week-end Zorn by Zorn à la Philharmonie : dimanche soir à 18 heures, John Zorn proposait au public parisien l’un de ces marathons dont il a le secret : douze groupes, vingt-sept musiciens, quatre heures de musique… et le public qui en redemande !
Un mot d’abord sur le répertoire : si les marathons musicaux ne sont pas une nouveauté chez John Zorn, ceux-ci étaient jusqu’à présent centrés sur le répertoire de Masada, ce cycle comportant plusieurs centaines de thèmes d’inspiration juive, que Zorn initia à partir du début des années 90 et enregistra avec le quartette du même nom, avant de les confier à divers interprètes triés sur le volet. Or, tandis qu’on nous annonçait la fin prochaine de la série discographique “Book of Angelsˮ qui leur était dédiée sur le label Tzadik (31 volumes depuis 2005 !), voilà que le maître new-yorkais lançait une série de concerts dédié à un nouveau songbook, intitulé cette fois “Bagatellesˮ – en français dans le texte, s’il vous plaît. Le concert de dimanche soir constituait la première française de ces compositions encore inédites au disque, suscitant par là-même une légitime curiosité chez les fans.
Alors, qu’est-ce donc que ces Bagatelles ? Si j’en crois Wikipedia, le terme désigne, en musique classique, une « courte composition sans prétention, dans un style badin et léger ». Couperin, Beethoven, Webern ou Ligeti en ont composé, parmi beaucoup d’autres. Par bien des aspects, celles de Zorn ne sont pas sans rapport avec l’univers de Masada : il s’agit là aussi de thèmes assez brefs, sans accompagnement harmonique noté (du moins l’imagine-t-on), destinés avant tout à servir de véhicule à l’improvisation, dans une logique on ne peut plus jazz. Mais le matériau mélodique, lui, diffère assez radicalement : adieu, gammes orientales et accents klezmer, place à un langage atonal aux contours très libre, offrant une multitude de possibilités. Car la différence centrale se situe peut-être là : moins typées que les compositions de Masada, les Bagatelles semblent constituer une matière première beaucoup plus malléable pour l’interprète, selon les choix d’arrangement ou d’harmonisation qu’il décidera d’adopter.
C’est peu dire en effet que le plateau concocté par Zorn offrait un vaste éventail stylistique, se partageant grosso modo entre free-rock radical, jazz d’avant-garde et musique de chambre improvisée (pour le casting exact de la soirée, vous me permettrez de vous renvoyer directement au site de la Philharmonie). Douze groupes en quatre heures, soit vingt minutes chacun pour environ trois morceaux en moyenne : un menu dégustation pour le moins copieux, mais nullement indigeste, que j’évoquerai ici dans le désordre.
Parmi les incontournables de la sphère zornienne, citons en ouverture le quartette Acoustic Masada (seule apparition de la soirée de Zorn à l’alto), toujours égal à lui-même c’est-à-dire toujours aussi génial. Plus tard dans la soirée, le Nova Quartet, souvent dédié à des répertoires un peu trop lisses à mon goût, m’a semblé trouver une nouvelle jeunesse au contact de ces thèmes un peu retors, tandis que le magistral duo de Mark Feldman et Sylvie Courvoisier, tout imprégné qu’il est de tradition classique et d’influences Mitteleuropa, embrassait ce langage simili-dodécaphonique avec fougue et panache. J’oubliais la fidèle et discrète Ikue Mori qui, entre temps, avait distillé depuis son ordinateur un long medley de six Bagatelles, en jouant sur des effets de texture et de spatialisation particulièrement réussis.
À l’aune du décibelmètre, ce sont sans doute les trois petits jeunes du trio hardcore Trigger qui remportèrent la palme, avec de surcroît un jeu de scène spectaculaire comme on n’en voit plus guère, même sur la scène des grands festivals de rock. Ils étaient néanmoins talonnés de près par leurs aînés du trio Asmodeus avec Marc Ribot à la guitare, dont la performance finale dantesque – la seule qui fût dirigée par Zorn lui-même – déchaîna l’enthousiasme du public par son indomptable sauvagerie. À peine un cran en-dessous côté intensité, le trio de l’organiste John Medeski fit lui aussi des étincelles. Quant au quartette de la pianiste Kris Davis, il faut avouer que le drumming impressionnant de puissance de Tyshawn Sorey couvrait à peu près totalement le jeu de ses trois camarades. On entendit bien mieux la guitariste Mary Halvorson au sein de son propre quartette, où le contraste entre son jeu et celui de son co-guitariste Miles Okazaki (par ailleurs complice de Steve Coleman) créait une tension particulièrement féconde.
Mais peut-être la véritable magie de cette soirée résidait-elle dans ses moments les plus intimistes. Citons d’abord deux duos gémellaires : vioncelle-violoncelle pour Erik Friedlander et Michael Nicolas, entre stridences avant-gardistes et rêveries lunaires, et guitare-guitare pour Julian Lage et Gyan Riley, entendu la veille au Louvre sur un tout autre répertoire : imaginez Paco de Lucia et Al Di Meola jouant de la musique contemporaine, et vous aurez une petite idée de ce que nous avons entendu juste après l’entracte. Last but not least, le solo de piano de Craig Taborn impressionna par son approche résolument iconoclaste du clavier, marque d’un grand innovateur qui n’a pas fini de nous étonner, quel que soit le contexte.
Bon, c’est pas tout ça, mais le contrecoup de ces trois jours intenses commence à se faire sentir. Je crois que je vais aller me reposer un peu, moi… Rendez-vous dans trois ou quatre ans pour un prochain week-end John Zorn !
Pascal Rozat|Dernier épisode du week-end Zorn by Zorn à la Philharmonie : dimanche soir à 18 heures, John Zorn proposait au public parisien l’un de ces marathons dont il a le secret : douze groupes, vingt-sept musiciens, quatre heures de musique… et le public qui en redemande !
Un mot d’abord sur le répertoire : si les marathons musicaux ne sont pas une nouveauté chez John Zorn, ceux-ci étaient jusqu’à présent centrés sur le répertoire de Masada, ce cycle comportant plusieurs centaines de thèmes d’inspiration juive, que Zorn initia à partir du début des années 90 et enregistra avec le quartette du même nom, avant de les confier à divers interprètes triés sur le volet. Or, tandis qu’on nous annonçait la fin prochaine de la série discographique “Book of Angelsˮ qui leur était dédiée sur le label Tzadik (31 volumes depuis 2005 !), voilà que le maître new-yorkais lançait une série de concerts dédié à un nouveau songbook, intitulé cette fois “Bagatellesˮ – en français dans le texte, s’il vous plaît. Le concert de dimanche soir constituait la première française de ces compositions encore inédites au disque, suscitant par là-même une légitime curiosité chez les fans.
Alors, qu’est-ce donc que ces Bagatelles ? Si j’en crois Wikipedia, le terme désigne, en musique classique, une « courte composition sans prétention, dans un style badin et léger ». Couperin, Beethoven, Webern ou Ligeti en ont composé, parmi beaucoup d’autres. Par bien des aspects, celles de Zorn ne sont pas sans rapport avec l’univers de Masada : il s’agit là aussi de thèmes assez brefs, sans accompagnement harmonique noté (du moins l’imagine-t-on), destinés avant tout à servir de véhicule à l’improvisation, dans une logique on ne peut plus jazz. Mais le matériau mélodique, lui, diffère assez radicalement : adieu, gammes orientales et accents klezmer, place à un langage atonal aux contours très libre, offrant une multitude de possibilités. Car la différence centrale se situe peut-être là : moins typées que les compositions de Masada, les Bagatelles semblent constituer une matière première beaucoup plus malléable pour l’interprète, selon les choix d’arrangement ou d’harmonisation qu’il décidera d’adopter.
C’est peu dire en effet que le plateau concocté par Zorn offrait un vaste éventail stylistique, se partageant grosso modo entre free-rock radical, jazz d’avant-garde et musique de chambre improvisée (pour le casting exact de la soirée, vous me permettrez de vous renvoyer directement au site de la Philharmonie). Douze groupes en quatre heures, soit vingt minutes chacun pour environ trois morceaux en moyenne : un menu dégustation pour le moins copieux, mais nullement indigeste, que j’évoquerai ici dans le désordre.
Parmi les incontournables de la sphère zornienne, citons en ouverture le quartette Acoustic Masada (seule apparition de la soirée de Zorn à l’alto), toujours égal à lui-même c’est-à-dire toujours aussi génial. Plus tard dans la soirée, le Nova Quartet, souvent dédié à des répertoires un peu trop lisses à mon goût, m’a semblé trouver une nouvelle jeunesse au contact de ces thèmes un peu retors, tandis que le magistral duo de Mark Feldman et Sylvie Courvoisier, tout imprégné qu’il est de tradition classique et d’influences Mitteleuropa, embrassait ce langage simili-dodécaphonique avec fougue et panache. J’oubliais la fidèle et discrète Ikue Mori qui, entre temps, avait distillé depuis son ordinateur un long medley de six Bagatelles, en jouant sur des effets de texture et de spatialisation particulièrement réussis.
À l’aune du décibelmètre, ce sont sans doute les trois petits jeunes du trio hardcore Trigger qui remportèrent la palme, avec de surcroît un jeu de scène spectaculaire comme on n’en voit plus guère, même sur la scène des grands festivals de rock. Ils étaient néanmoins talonnés de près par leurs aînés du trio Asmodeus avec Marc Ribot à la guitare, dont la performance finale dantesque – la seule qui fût dirigée par Zorn lui-même – déchaîna l’enthousiasme du public par son indomptable sauvagerie. À peine un cran en-dessous côté intensité, le trio de l’organiste John Medeski fit lui aussi des étincelles. Quant au quartette de la pianiste Kris Davis, il faut avouer que le drumming impressionnant de puissance de Tyshawn Sorey couvrait à peu près totalement le jeu de ses trois camarades. On entendit bien mieux la guitariste Mary Halvorson au sein de son propre quartette, où le contraste entre son jeu et celui de son co-guitariste Miles Okazaki (par ailleurs complice de Steve Coleman) créait une tension particulièrement féconde.
Mais peut-être la véritable magie de cette soirée résidait-elle dans ses moments les plus intimistes. Citons d’abord deux duos gémellaires : vioncelle-violoncelle pour Erik Friedlander et Michael Nicolas, entre stridences avant-gardistes et rêveries lunaires, et guitare-guitare pour Julian Lage et Gyan Riley, entendu la veille au Louvre sur un tout autre répertoire : imaginez Paco de Lucia et Al Di Meola jouant de la musique contemporaine, et vous aurez une petite idée de ce que nous avons entendu juste après l’entracte. Last but not least, le solo de piano de Craig Taborn impressionna par son approche résolument iconoclaste du clavier, marque d’un grand innovateur qui n’a pas fini de nous étonner, quel que soit le contexte.
Bon, c’est pas tout ça, mais le contrecoup de ces trois jours intenses commence à se faire sentir. Je crois que je vais aller me reposer un peu, moi… Rendez-vous dans trois ou quatre ans pour un prochain week-end John Zorn !
Pascal Rozat|Dernier épisode du week-end Zorn by Zorn à la Philharmonie : dimanche soir à 18 heures, John Zorn proposait au public parisien l’un de ces marathons dont il a le secret : douze groupes, vingt-sept musiciens, quatre heures de musique… et le public qui en redemande !
Un mot d’abord sur le répertoire : si les marathons musicaux ne sont pas une nouveauté chez John Zorn, ceux-ci étaient jusqu’à présent centrés sur le répertoire de Masada, ce cycle comportant plusieurs centaines de thèmes d’inspiration juive, que Zorn initia à partir du début des années 90 et enregistra avec le quartette du même nom, avant de les confier à divers interprètes triés sur le volet. Or, tandis qu’on nous annonçait la fin prochaine de la série discographique “Book of Angelsˮ qui leur était dédiée sur le label Tzadik (31 volumes depuis 2005 !), voilà que le maître new-yorkais lançait une série de concerts dédié à un nouveau songbook, intitulé cette fois “Bagatellesˮ – en français dans le texte, s’il vous plaît. Le concert de dimanche soir constituait la première française de ces compositions encore inédites au disque, suscitant par là-même une légitime curiosité chez les fans.
Alors, qu’est-ce donc que ces Bagatelles ? Si j’en crois Wikipedia, le terme désigne, en musique classique, une « courte composition sans prétention, dans un style badin et léger ». Couperin, Beethoven, Webern ou Ligeti en ont composé, parmi beaucoup d’autres. Par bien des aspects, celles de Zorn ne sont pas sans rapport avec l’univers de Masada : il s’agit là aussi de thèmes assez brefs, sans accompagnement harmonique noté (du moins l’imagine-t-on), destinés avant tout à servir de véhicule à l’improvisation, dans une logique on ne peut plus jazz. Mais le matériau mélodique, lui, diffère assez radicalement : adieu, gammes orientales et accents klezmer, place à un langage atonal aux contours très libre, offrant une multitude de possibilités. Car la différence centrale se situe peut-être là : moins typées que les compositions de Masada, les Bagatelles semblent constituer une matière première beaucoup plus malléable pour l’interprète, selon les choix d’arrangement ou d’harmonisation qu’il décidera d’adopter.
C’est peu dire en effet que le plateau concocté par Zorn offrait un vaste éventail stylistique, se partageant grosso modo entre free-rock radical, jazz d’avant-garde et musique de chambre improvisée (pour le casting exact de la soirée, vous me permettrez de vous renvoyer directement au site de la Philharmonie). Douze groupes en quatre heures, soit vingt minutes chacun pour environ trois morceaux en moyenne : un menu dégustation pour le moins copieux, mais nullement indigeste, que j’évoquerai ici dans le désordre.
Parmi les incontournables de la sphère zornienne, citons en ouverture le quartette Acoustic Masada (seule apparition de la soirée de Zorn à l’alto), toujours égal à lui-même c’est-à-dire toujours aussi génial. Plus tard dans la soirée, le Nova Quartet, souvent dédié à des répertoires un peu trop lisses à mon goût, m’a semblé trouver une nouvelle jeunesse au contact de ces thèmes un peu retors, tandis que le magistral duo de Mark Feldman et Sylvie Courvoisier, tout imprégné qu’il est de tradition classique et d’influences Mitteleuropa, embrassait ce langage simili-dodécaphonique avec fougue et panache. J’oubliais la fidèle et discrète Ikue Mori qui, entre temps, avait distillé depuis son ordinateur un long medley de six Bagatelles, en jouant sur des effets de texture et de spatialisation particulièrement réussis.
À l’aune du décibelmètre, ce sont sans doute les trois petits jeunes du trio hardcore Trigger qui remportèrent la palme, avec de surcroît un jeu de scène spectaculaire comme on n’en voit plus guère, même sur la scène des grands festivals de rock. Ils étaient néanmoins talonnés de près par leurs aînés du trio Asmodeus avec Marc Ribot à la guitare, dont la performance finale dantesque – la seule qui fût dirigée par Zorn lui-même – déchaîna l’enthousiasme du public par son indomptable sauvagerie. À peine un cran en-dessous côté intensité, le trio de l’organiste John Medeski fit lui aussi des étincelles. Quant au quartette de la pianiste Kris Davis, il faut avouer que le drumming impressionnant de puissance de Tyshawn Sorey couvrait à peu près totalement le jeu de ses trois camarades. On entendit bien mieux la guitariste Mary Halvorson au sein de son propre quartette, où le contraste entre son jeu et celui de son co-guitariste Miles Okazaki (par ailleurs complice de Steve Coleman) créait une tension particulièrement féconde.
Mais peut-être la véritable magie de cette soirée résidait-elle dans ses moments les plus intimistes. Citons d’abord deux duos gémellaires : vioncelle-violoncelle pour Erik Friedlander et Michael Nicolas, entre stridences avant-gardistes et rêveries lunaires, et guitare-guitare pour Julian Lage et Gyan Riley, entendu la veille au Louvre sur un tout autre répertoire : imaginez Paco de Lucia et Al Di Meola jouant de la musique contemporaine, et vous aurez une petite idée de ce que nous avons entendu juste après l’entracte. Last but not least, le solo de piano de Craig Taborn impressionna par son approche résolument iconoclaste du clavier, marque d’un grand innovateur qui n’a pas fini de nous étonner, quel que soit le contexte.
Bon, c’est pas tout ça, mais le contrecoup de ces trois jours intenses commence à se faire sentir. Je crois que je vais aller me reposer un peu, moi… Rendez-vous dans trois ou quatre ans pour un prochain week-end John Zorn !
Pascal Rozat|Dernier épisode du week-end Zorn by Zorn à la Philharmonie : dimanche soir à 18 heures, John Zorn proposait au public parisien l’un de ces marathons dont il a le secret : douze groupes, vingt-sept musiciens, quatre heures de musique… et le public qui en redemande !
Un mot d’abord sur le répertoire : si les marathons musicaux ne sont pas une nouveauté chez John Zorn, ceux-ci étaient jusqu’à présent centrés sur le répertoire de Masada, ce cycle comportant plusieurs centaines de thèmes d’inspiration juive, que Zorn initia à partir du début des années 90 et enregistra avec le quartette du même nom, avant de les confier à divers interprètes triés sur le volet. Or, tandis qu’on nous annonçait la fin prochaine de la série discographique “Book of Angelsˮ qui leur était dédiée sur le label Tzadik (31 volumes depuis 2005 !), voilà que le maître new-yorkais lançait une série de concerts dédié à un nouveau songbook, intitulé cette fois “Bagatellesˮ – en français dans le texte, s’il vous plaît. Le concert de dimanche soir constituait la première française de ces compositions encore inédites au disque, suscitant par là-même une légitime curiosité chez les fans.
Alors, qu’est-ce donc que ces Bagatelles ? Si j’en crois Wikipedia, le terme désigne, en musique classique, une « courte composition sans prétention, dans un style badin et léger ». Couperin, Beethoven, Webern ou Ligeti en ont composé, parmi beaucoup d’autres. Par bien des aspects, celles de Zorn ne sont pas sans rapport avec l’univers de Masada : il s’agit là aussi de thèmes assez brefs, sans accompagnement harmonique noté (du moins l’imagine-t-on), destinés avant tout à servir de véhicule à l’improvisation, dans une logique on ne peut plus jazz. Mais le matériau mélodique, lui, diffère assez radicalement : adieu, gammes orientales et accents klezmer, place à un langage atonal aux contours très libre, offrant une multitude de possibilités. Car la différence centrale se situe peut-être là : moins typées que les compositions de Masada, les Bagatelles semblent constituer une matière première beaucoup plus malléable pour l’interprète, selon les choix d’arrangement ou d’harmonisation qu’il décidera d’adopter.
C’est peu dire en effet que le plateau concocté par Zorn offrait un vaste éventail stylistique, se partageant grosso modo entre free-rock radical, jazz d’avant-garde et musique de chambre improvisée (pour le casting exact de la soirée, vous me permettrez de vous renvoyer directement au site de la Philharmonie). Douze groupes en quatre heures, soit vingt minutes chacun pour environ trois morceaux en moyenne : un menu dégustation pour le moins copieux, mais nullement indigeste, que j’évoquerai ici dans le désordre.
Parmi les incontournables de la sphère zornienne, citons en ouverture le quartette Acoustic Masada (seule apparition de la soirée de Zorn à l’alto), toujours égal à lui-même c’est-à-dire toujours aussi génial. Plus tard dans la soirée, le Nova Quartet, souvent dédié à des répertoires un peu trop lisses à mon goût, m’a semblé trouver une nouvelle jeunesse au contact de ces thèmes un peu retors, tandis que le magistral duo de Mark Feldman et Sylvie Courvoisier, tout imprégné qu’il est de tradition classique et d’influences Mitteleuropa, embrassait ce langage simili-dodécaphonique avec fougue et panache. J’oubliais la fidèle et discrète Ikue Mori qui, entre temps, avait distillé depuis son ordinateur un long medley de six Bagatelles, en jouant sur des effets de texture et de spatialisation particulièrement réussis.
À l’aune du décibelmètre, ce sont sans doute les trois petits jeunes du trio hardcore Trigger qui remportèrent la palme, avec de surcroît un jeu de scène spectaculaire comme on n’en voit plus guère, même sur la scène des grands festivals de rock. Ils étaient néanmoins talonnés de près par leurs aînés du trio Asmodeus avec Marc Ribot à la guitare, dont la performance finale dantesque – la seule qui fût dirigée par Zorn lui-même – déchaîna l’enthousiasme du public par son indomptable sauvagerie. À peine un cran en-dessous côté intensité, le trio de l’organiste John Medeski fit lui aussi des étincelles. Quant au quartette de la pianiste Kris Davis, il faut avouer que le drumming impressionnant de puissance de Tyshawn Sorey couvrait à peu près totalement le jeu de ses trois camarades. On entendit bien mieux la guitariste Mary Halvorson au sein de son propre quartette, où le contraste entre son jeu et celui de son co-guitariste Miles Okazaki (par ailleurs complice de Steve Coleman) créait une tension particulièrement féconde.
Mais peut-être la véritable magie de cette soirée résidait-elle dans ses moments les plus intimistes. Citons d’abord deux duos gémellaires : vioncelle-violoncelle pour Erik Friedlander et Michael Nicolas, entre stridences avant-gardistes et rêveries lunaires, et guitare-guitare pour Julian Lage et Gyan Riley, entendu la veille au Louvre sur un tout autre répertoire : imaginez Paco de Lucia et Al Di Meola jouant de la musique contemporaine, et vous aurez une petite idée de ce que nous avons entendu juste après l’entracte. Last but not least, le solo de piano de Craig Taborn impressionna par son approche résolument iconoclaste du clavier, marque d’un grand innovateur qui n’a pas fini de nous étonner, quel que soit le contexte.
Bon, c’est pas tout ça, mais le contrecoup de ces trois jours intenses commence à se faire sentir. Je crois que je vais aller me reposer un peu, moi… Rendez-vous dans trois ou quatre ans pour un prochain week-end John Zorn !
Pascal Rozat